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CHAPITRE DIX-NEUVIÈME

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Fantôme : du grec ancien " phantasma ", apparition d'un

défunt sous l'aspect d'un être réel, revenant ou personne, chose

qui n'existe que dans l'imagination ou existe mais ne joue pas

effectivement son rôle.


FANTÔME

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" Il n'y a que le présent. Mais il faut bien se rendre à l'évidence : le passé et

le futur ont une étrange manière de le hanter. "

Citation de François Hébert, écrivain et professeur québécois.


31 mars 2008, 04h30, troisième secteur des Plaines, Cathare.

La petite avait mauvaise mine, et ce n'était pas peu dire quand on évoluait dans un royaume où la quasi-totalité des sujets se trouvait avoir un physique digne des peintures noires de Goya et une personnalité tragiquement à la dérive. Elle avait des arguments plus conséquents, toutefois, que la perte de mémoire ou le manque de distractions suffisamment intéressantes pour entraîner la mise en fonctionnement de l'intégralité du système neuronal, et Ryûk savait que s'il venait un jour à éprouver l'envie se plaindre auprès d'elle de son ennui, il lui faudrait la boucler et aller trouver quelqu'un d'autre, au risque de voir Misa Amane se transformer en furie. Extirpée depuis presque trois heures des Tunnels de Dorine, elle présentait un panel de deux réactions qui n'était pas plus encourageante l'une que l'autre. D'abord, elle avait hurlé en le voyant, ses yeux bleus écarquillés de frayeur, elle qui, la toute première fois qu'elle l'avait vu, lui avait souri d'un air absolument radieux comme si elle avait mis la main sur un trésor.

Mais il y avait Light, à l'époque

Light avait eu peur de lui quand il était allé le trouver, quelques jours après que son Death Note lui soit tombé entre les mains. Il lui avait révélé qu'il l'attendait, mais ça ne l'avait pas empêché de pousser un cri et de tomber de sa chaise quand il l'avait vu apparaître dans sa chambre. Il était vrai que Ryûk n'avait pas fait une entrée particulièrement annoncée, et que l'intrusion de n'importe qui dans sa chambre aussi discrètement que le shinigami l'avait fait aurait très probablement provoqué la même réaction chez Light, celui-ci l'ayant par ailleurs très rapidement maîtrisée. Néanmoins, en dépit de tout son génie et de toute sa mégalomanie, car il était difficile de qualifier autrement l'importance que Light accordait à son propre ego au tout début de sa croisade, ce dernier avait réagi comme des centaines, des milliers d'autres hommes et femmes à l'ambition et aux capacités intellectuelles plus modestes que lui avaient réagi face à un dieu de la mort. L aussi avait eu peur. Light lui avait raconté comment il avait basculé de son fauteuil, ses grands noirs épouvantés fixés sur l'écran, à la simple mention du nom de shinigami par Misa, au moment où celle-ci avait diffusé son enregistrement menaçant sur les télévisions japonaises. Somme toute, dès lors qu'il s'agissait de remettre en question leur logique et la rationalité de leur univers, à reconsidérer autrement l'organisation de leur environnement, les êtres humains semblaient n'être en mesure que de paniquer et craindre pour leurs vies, pour leurs esprits, et ce quelque qu'eût été le niveau de leur quotient intellectuel.

Mais pas Misa

Son hurlement tari, ce qui avait été rapidement le cas puisque ses cordes vocales n'avaient plus été utilisées depuis longtemps, Misa avait commencé par émettre des sanglots frénétiques, rappelant à Ryûk les débuts d'une véritable crise d'hystérie (quand il était encore vivant, le terme était toujours en vogue, et on en qualifiait particulièrement les femmes qui refusaient de rester confinées dans l'espace étroit du foyer domestique - Ryûk se souvenait d'avoir été plus modéré, car lui-même avait toujours éprouvé une terreur sans nom face à l'emprisonnement et n'aurait jamais pu rester enfermé en permanence dans un endroit aussi restreint que celui du logis familial), puis avait fini par se calmer au point d'entrer dans un état apathique, proche de la catatonie. Ryûk, après avoir rembobiné le fil d'Ariane (il en restait beaucoup moins que ce qui était parti à l'intérieur du tunnel : le bout qu'il avait récupéré était calciné, comme s'il avait été coupé net par un feu de forêt), avait attendu qu'elle s'apaise puis l'avait ramenée vers les Plaines du Cathare, prenant bien soin d'éviter de croiser ses homologues. La majorité d'entre eux s'étaient réuni au second niveau, et ceux qui n'y était pas tentaient leurs chances près des vortex pour apercevoir Light et suivre sa progression.

Nenn, qui était revenue entre temps, avait catégoriquement refusé de leur raconter quoi que ce soit au sujet de sa visite sur Terre. Ryûk s'y attendait, mais la plupart des autres dieux de la mort, bien que n'ignorant pas le caractère confidentiel de la mission confiée à Nenn, avaient été profondément déçus de son mutisme, car ils voyaient dans son récit une opportunité de se divertir. Plusieurs shinigamis avaient insisté auprès d'elle, avançant toute leur misère et leur besoin de nouveauté, mais Nenn les ayant sèchement rabroué avant de prendre la direction du palais royal pour y faire son rapport, ils s'étaient alors rabattu vers les vortex, espérant y retrouver le navire à bord duquel se trouvait Light et mettre ainsi à jour leurs informations sur le déroulement de l'enquête. Nu était absente. Ryûk était quasiment certain qu'elle avait rejoint le Mont Fossoyeur dès le retour de Nenn, pour y tenir une de ses conférences secrètes auxquelles seuls les dieux de la mort les mieux placés dans le classement avaient le droit d'assister.

Le troisième secteur des Plaines étant le seul encore doté d'une certaine forme de végétation, rare et peu encline à mettre de bonne humeur, mais malgré tout présente, Ryûk avait estimé que Misa y serait plus à son aise. Nenn ne lui avait donné aucune indication particulière quand au déroulement des opérations dès lors que la petite aurait été tirée hors des Tunnels de Dorine, et Ryûk n'avait jamais été très bon en improvisation, surtout quand les enjeux qui la sous-tendait étaient beaucoup trop élevés pour qu'il les comprenne véritablement. Il avait pensé que le choc subi par Misa suite à son retour d'entre les ténèbres du presque néant était trop important pour la coller directement en face de la réalité, à savoir le Cathare dans toute sa splendeur déprimante, et il savait que le troisième secteur des Plaines, que certains shinigamis surnommaient le Jardin non sans une perceptible ironie, était le plus fréquenté par les dieux de la mort tout juste extirpés des Limbes de part son apparente ressemblance avec l'environnement qu'ils avaient connu étant humains.

Light n'avait pas fait exception à la règle. Ryûk était persuadé qu'il se réveillerait combatif et anarchiste, prêt à déclencher dans la minute un coup d'état, mais il fallait croire que le plus meurtrier des criminels japonais du siècle avait trop donné dans sa lutte contre L, et il était apparu très vite qu'un Light Yagami mort l'était aussi bien physiquement que psychologiquement. La nouvelle de son nouveau statut et de ce qu'il impliquait n'avait déclenché chez lui aucune réaction notable, à mille lieux de la crise de nerfs de Misa quand elle était sortie des Tunnels et qu'elle l'avait aperçu, se tenant devant elle avec la bobine de fil entre les doigts, son sourire de clown largement déployé sur son visage, hésitant sur la meilleure manière de saluer une revenante. Le gamin ne s'était animé qu'à partir du moment où il avait eu la possibilité de gagner son apparence humaine et son intelligence contre le roi, mais l'éclat de sa victoire n'avait même pas duré une heure. Une fois lâché dans le Cathare par le monarque, Light avait erré pendant quatre ans, comme les dieux de la mort les plus anciens, comme Nu surtout, amer et sombre, muet la plupart du temps et glacial dans ses rares discours, incapable de totalement accepter qu'il ait pu perdre la plus formidable bataille de toute sa vie.

Pas juste la bataille

Ryûk s'était souvent demandé, les premiers temps, comment Light avait pu rester aussi passif et taciturne sans jamais avoir l'idée de détrôner le souverain ou d'en savoir plus sur les rouages du royaume des dieux de la mort. Il savait que le roi lui-même s'était étonné de cette quiétude, Aurait-il eu cette opportunité étant vivant, Ryûk était certain qu'il aurait tenté un putsch sans l'ombre d'une hésitation et aurait révolutionné le système. Lui même avait eu son lot de questions quand il était arrivé, et pour les interrogations sans réponses, il se sentait encore capable d'aller fouiner un peu partout, tant qu'il ne risquait pas la colère royale. Son ennui était sans limites, mais le monarque, lui, en avait visiblement toute une liste pré-établie dès lors qu'un shinigami avait l'idée de s'aventurer un peu trop loin dans sa quête de compréhension, et il n'avait pas la moindre envie de finir comme plusieurs de ses condisciples, exilés dans les Limbes à des niveaux trop profonds pour pouvoir en revenir à cause d'un simple commentaire sur le pourquoi et le comment du Cathare.

Light Yagami avait eu du grain à moudre intellectuel dans le Cathare, sa défaite avait mis à mal son ego d'une manière presque chronique, et compte tenu de la place occupée par ce dernier, il n'était pas si étonnant que le jeune homme ait eu autant de difficultés à passer outre pour se concentrer sur ses nouvelles fonctions.

Passer outre ? Il n'est pas passé outre

Mais Ryûk s'était arrêté là et n'avait compris que tardivement la teneur émotionnelle contenue dans les ruminations de Light. Ce n'était pas non plus comme s'il avait cherché à l'afficher : lui même semblait vouloir à tout prix éviter d'ouvrir une plaie supplémentaire, et une qui en l'occurrence pouvait lui être considérablement plus douloureuse que la première. Peut-être se déchirait-elle petit à petit, morceau par morceau, très lentement, distillant toujours plus d'aigreur dans la morosité de Light, et l'empêchant ainsi de trouver le repos. Avec le temps, il avait effectivement paru à Ryûk que le gamin n'avait de cesse de se refermer sur lui-même, comme un Bernard l'Hermite dans sa coquille, limitant ses échanges avec les autres dieux de la mort, ses déplacements, et surtout ses conversations avec Ryûk qui le ramenaient inévitablement vers l'affaire Kira et L.

Misa avait le regard éteint et le visage inexpressif. Ryûk n'avait pas prévu de quoi l'habiller, les vêtements n'étant pas la denrée la plus répandue dans le Cathare, et se sentait un peu mal à l'aise en voyant qu'elle ne cherchait visiblement pas à couvrir son intimité avec ses mains, comme n'importe quel autre de ses homologues aurait pu le faire. La poussière sur son corps était de toute façon si épaisse qu'elle masquait presque sa nudité. Ses cheveux blonds, sous la couche de crasse, avaient considérablement bruni, et le shinigami hésitait entre une re-coloration naturelle progressive (il avait vu Misa se teindre les cheveux, ils étaient d'un noir de jais), un manque de lumière naturelle, et un des effets secondaires du temps passés dans les Tunnels. Sans doute était-ce un ensemble des trois. Les cheveux de Light avaient foncé également au bout d'un an et demi à traîner sur le sable du royaume des dieux de la mort, et sa peau avait pris une teinte maladive, très éloignée de son semblant de bronzage quand il était encore vivant. Ryûk était prêt à parier que les gens, sur Terre, devait trouver qu'il avait l'air malade. S'il avait accepté d'abandonner son apparence humaine, le problème ne se serait jamais posé.

- Pourquoi tu as voulu jouer ton physique ? Lui avait-il demandé un jour, alors qu'ils étaient tous les deux installés sur son coin de solitude préféré. Ton intelligence, je comprends, mais ton corps, tu aurais très bien pu t'en passer.

Light ne l'avait même pas regardé. Ses yeux observaient les Plaines et les autres shinigamis avec autant de substance que s'il avait été question de banals virevoltants dans le désert. Comme Nu, il paraissait avoir développé le mépris de sa propre espèce.

- Tu t'es regardé dans un miroir, Ryûk ? Lui avait-il fait remarquer sèchement.

- Ça n'avance pas le débat, avait répliqué le dieu de la mort, à peine vexé (il avait trop pris l'habitude des boutades de Light pour s'en offusquer, et lui-même aimait à se montrer incisif avec lui quand il le pouvait). Tu es un dieu de la mort, pas un mannequin.

Il avait observé la gorge de Light se tendre, comme un tigre prêt à bondir sur sa proie. C'était quelques mois après sa renaissance, et il n'aimait pas se faire rappeler son nouveau statut, car dans ces remarques se trouvait toujours plus ou moins sous-tendue la raison pour laquelle il était coincé au Cathare.

- Ton apparence ne compte pas, avait poursuivit Ryûk. Tout ce que tu dois faire, c'est écrire des noms dans ton death note. À quoi ça peut bien te servir de ressembler à un humain ? C'est plus drôle de leur faire peur.

Ryûk s'était souvenu des traits contorsionnés de Light le soir où il lui était apparu, de l'éclat de ses yeux où se reflétait son angoisse de perdre la tête. Les shinigamis n'étaient pas égaux en matière de physique, et certains étaient beaucoup plus effrayants que leurs congénères, mais tous en revanche prenaient un plaisir malsain à observer les humains s'enfuir à toutes jambes devant eux et ce qu'ils représentaient, aussi bien la mort que la folie, et l'un des jeux les plus populaires du Cathare consistait tant à raconter qu'à énumérer le nombre de fois où chaque dieu de la mort avait terrorisé un vivant en devenant visible. Les occurrences n'étaient pas très nombreuses, car la règle impliquait que les shinigamis devaient rester discrets, mais il arrivait parfois que l'un d'eux, autorisé à se rendre sur Terre, se débrouille pour qu'un être humain tombe sur son cahier de la mort et en vienne à le toucher. Dès lors, le concert habituel de cris et d'expressions épouvantées débutait, et les shinigamis s'amusaient à voir combien de temps le manège allait durer.

Light a eu peur mais Misa

- Ça ne servirait à rien que je t'explique, Ryûk, avait grincé Light en guise de réponse, coupant le fil de ses pensées. Tu ne comprendras pas. Ça ne fait pas partie des choses qui t'intéresse.

- Je m'ennuie, Light. Raconte-moi quand même, ça nous occupera un peu.

- Non.

Nenn avait dit la même chose. Elle avait estimé que Ryûk était incapable d'accorder son attention et sa capacité d'analyse à quelque chose qui ne lui était pas suffisamment divertissant.

Tu as tué Yagami quand il s'est fait prendre, avait-elle observé un jour, peu de temps après que le gosse ait rejoint leurs rangs, en une remarque parfaitement aléatoire qui ne contenait alors aucun jugement particulier.

En prison, Light n'aurait jamais été drôle. Il perdait déjà les pédales ce soir-là, et il y avait fort à parier qu'il aurait terminé exactement dans le même état que Misa une fois dans sa cellule, hébété et incapable de réfléchir, tout juste bon à suivre ce qu'on lui disait. Le gâchis aurait été total. Écrire son nom dans le death note avait été davantage un geste miséricordieux qu'une condamnation, quoi qu'en dise Light, Misa, ou même Nenn. Light avait toujours su dans quoi il s'engageait avec Ryûk, car ce dernier ne lui avait jamais épargné les détails de ce qui l'attendait s'il échouait, en d'autres termes s'il était arrêté, et par conséquent son ordre d'avoir recours au cahier de la mort pour tous les éliminer avait constitué une surprise pour le shinigami. De toute façon, même s'il l'avait voulu, Ryûk n'était pas certain que la donne aurait beaucoup changé pour Light : il aurait été le seul survivant d'une exécution à la Kira, ce qui représentait une exception absolue, et si le dieu de la mort en croyait la logique des humains, l'hypothèse d'une grâce potentielle accordée à un enquêteur de la cellule spécialisée n'aurait très probablement pas fait sens auprès des autorités, en particulier si L avait pris soin d'assurer ses arrières. Il aurait pu être intéressant de voir comment Light se serait débrouillé avec un problème de cette envergure, mais le jeu n'en valait pas la chandelle, car tout shinigami utilisant un death note à d'autres fins que la suppression pour sa propre survie devait mourir. Une ironie, quand on savait l'origine des dieux de la mort, mais qui ne faisait envie à aucun d'eux.

Misa aurait peut-être été différente. Rem s'était sacrifiée pour elle - on lui disait qu'il ne comprenait pas, qu'il ne comprenait jamais, mais il n'était pas encore suffisamment bête pour ne pas avoir su que Rem avait agi par amour, et que l'amour rendait profondément stupide, même quand on était une personnification de la mort (ou un dieu autoproclamé) - et Misa n'avait pas battu un cil, l'œil résolument fixé sur Light, mais Ryûk savait parfaitement que Rem, en dépit de sentiments plus qu'authentiques, ne se serait pas laissée avoir par les jeux d'un gamin ambitieux pour n'importe quel individu : il était évident que Misa avait quelque chose, et Rem l'avait vu, comme Jealous l'avait vu, petite lueur dissimulée sous des couches de naïveté apparente et de prétendue sottise. Certes, Misa n'était peut-être pas de la trempe de L ou de Light, en particulier parce que ces deux-là ne voulaient pas la voir placée entre eux, mais elle possédait indubitablement autre chose, de beaucoup plus enfoui, de beaucoup secret, et très probablement de beaucoup plus puissant que ce que deux génies égocentriques pourraient jamais montrer au monde. Elle était sortie des Tunnels de Dorine et au mépris de sa prostration, elle avait toute sa tête. Même si le fil d'Ariane l'avait aidée, Ryûk se doutait du fait que le fil en lui-même aurait été inutile si Misa Amane n'avait pas eu en elle cette force qui lui permis d'avancer dans le noir, toute seule, poursuivie par les autres et surtout par le Tunnel, qui n'attendait qu'un seul moment de faiblesse pour l'engloutir à nouveau. Nenn l'avait plus ou moins prévenu avant de partir.

- Pourquoi est-ce qu'il faut faire sortir Misa des Tunnels ? Lui avait-il demandé, alors qu'il tripotait le fil du bout des doigts. Je sais que Rem le voulait, mais pourquoi ? Si on sort la petite de là où elle est, ça ne voudra pas dire pour autant qu'elle pourra retourner sur Terre et vivre comme avant.

- Non, bien sûr, lui avait accordé Nenn. Pour être honnête avec toi, Ryûk, je ne sais pas quel sera le statut de Misa Amane une fois qu'elle aura été sortie des Tunnels. Le roi ne m'a rien dit à ce sujet.

- Parce qu'il ne sait pas ? S'était aventuré Ryûk.

- Je pense plutôt que c'est parce qu'il attend de voir si on arrivera à la faire s'échapper.

- Tu as dis que le fil marchait toujours.

- Oh, il marche toujours, avança Nenn en haussant les épaules. Il trouve toujours qui on veut récupérer, et il lui montre toujours le chemin de la sortie. Reste à voir si Misa pourra faire le reste.

- Comment ça ? L'avait pressé Ryûk.

- Tu verras, s'était-elle contenté d'ajouter. Je dois partir, on se reverra à mon retour.

- Tu n'as pas répondu à ma question. À aucune, d'ailleurs, avait maugréé Ryûk.

- Pour la deuxième, je te l'ai dit, tu verras. Si Misa sort, tu auras des explications, crois-moi. Pour ce qui est de la raison de son évasion, ça a à voir avec cette affaire des bateaux, mais je ne peux pas t'en dire plus pour l'instant.

- Seulement si on arrive à ramener Misa ?

- Si tu arrives à ramener Misa, le corrigea t-elle. Et surtout, si Misa arrive à se ramener elle-même.

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Misa n'avait jamais eu peur de Ryûk. Dans les faits, elle n'avait jamais vraiment craint la vision d'un dieu de la mort : à la rigueur, elle avait été surprise quand Rem s'était présentée à elle pour la première fois après l'élimination de son agresseur par Jealous, mais son visage ne s'était pas contorsionné d'horreur comme avait pu l'être celui de Light Yagami ou encore de L. En dépit de leurs formidables prouesses intellectuelles dès lors que leurs egos étaient en jeu, Kira et son adversaire n'avaient pas su déployer une ouverture d'esprit aussi abondante que celle de Misa face aux shinigamis, et par conséquent ils avaient été incapables de ne pas être tétanisés face à une preuve concrète des limites de leur imagination, cette dernière ne leur ayant jusqu'à lors jamais fait défaut. Misa acceptait plus facilement ce à quoi elle n'avait pas l'habitude : la plupart des ses semblables avait vu dans ses réactions de la sottise, mais à l'évidence, aucun d'eux n'avait jamais été confronté à des dieux de la mort en pleine discussion pendant une partie de cartes, et il était beaucoup plus facile de qualifier d'idiot un comportement n'étant pas estimé comme raisonnable par la plupart des individus que d'admettre la propre absurdité de sa réaction.

Light et L avaient peur de la mort, avant toute chose, comme la quasi totalité des êtres humains. Ils tremblaient l'un comme l'autre à l'idée de leur propre disparition et de l'anéantissement de leurs essences, et c'était cette angoisse qui avait amené le premier à échafauder des plans de plus en plus complexes pour échapper aux autorités, usant ainsi de son intellect comme il n'en avait pas encore eu l'occasion et s'élevant au rang de plus grand criminel de masse, comme elle avait poussé L à vivre reclus dans une tour d'ivoire, le plus loin possible des autres et des risques de mortalité qu'ils impliquaient pour lui, jusqu'à ce que l'affaire Kira ne le pousse à tirer dans les tréfonds de son esprit si remarquable et aiguisé pour en extraire une solution, lui donnant pour finir tous les éléments pour sortir le tueur de son terrier et pour ré-assurer sa légitimité de meilleur détective mondial. Seules les préoccupations liées à leur propre fin avaient amené les deux génies à se croiser. Il y avait aussi l'ennui, bien sûr, mais l'ennui offrait d'excellentes périodes de temps consacrées à la théorisation du sommeil éternel, et ni Light Yagami ni L n'étaient visiblement disposés à vouloir l'envisager.

Pour Misa, les choses étaient différentes : elle avait été confrontée à la mort très tôt, de part l'assassinat de ses parents quand elle était plus jeune et sa découverte de leurs deux corps sanglants dans la maison familiale, alors qu'elle rentrait après une journée comme les autres et ne s'attendait pas à trouver autre chose que sa mère et son père discutant autour d'un café dans la cuisine. La logique de son monde avait été ébranlée à cet instant précis, reconfigurant la structure de sa pensée et de son inventivité, élargissant son champs des possibles dans le domaine de l'effroi. Ryûk ne savait rien à propos de L, car il n'avait pas eu d'intérêt particulier pour la vie du détective avant que la mort de Light et son attitude au Cathare n'entraîne une révision de ses questionnements, mais le gamin, lui, avait eu la chance de vivre dans une famille soudée, protégée et complète, sans heurts particuliers ou événement tragique. La mort n'avait jamais été rien d'autre qu'un lointain concept pour lui jusqu'à ce que le death note lui tombe entre les mains, et même quand il avait commencé à l'utiliser, il n'avait eu de la mort qu'un aperçu distant, via les lignes qu'il traçait sur les pages du cahier et les rapports médiatiques.

La seule exception correspondait au meurtre de Shibuimaru Takuo, son deuxième essai du death note, où il avait été présent physiquement quand l'homme s'était fait renversé par un camion, mais une expérience de la sorte n'aurait pas pu avoir des effets similaires à ceux opérés chez Misa, pour la bonne et simple raison que la psyché de Light était trop rigide pour être modifiée. En outre, la mort était déjà présente dans son existence, mais de manière très diffuse et étrangère. Son père, menacé en raison de son métier, avait toujours été très pragmatique vis-à-vis de sa femme et ses enfants quant aux risques de sa vie professionnelle, et la police était un organisme aidant, capable d'assurer la relève dans le cas où Soichiro devait être tué. Misa, pour sa part, avait avancé dans un univers qui avait pris pour elle des dimensions anarchiques : d'abord parce que le meurtre de ses parents, arrivée de façon totalement brutale et la confrontant au phénomène de la mort sans prévenir, n'avait à priori aucun sens, les cambrioleurs ayant eu effectivement la possibilité de les épargner sans risque pour leur pillage, et ensuite parce que la justice l'avait abandonnée en relâchant les responsables après le procès. À ses yeux, toute la rationalité du monde avait implosé dès lors que s'était imposée à elle la conclusion que les gentils étaient punis et les méchants récompensés. Kira, même en tuant les meurtriers de sa famille, n'avait pas été en mesure de remodeler sa vision des choses vers un schéma plus cohérent : les dégâts avaient déjà été faits.

Pour cette raison, Misa avait échafaudé très tôt sa notion de la mort, non plus en tant qu'objet abstrait mais en tant que réalité pure et dure, inévitable, contre laquelle rien ni personne ne pouvait quoi que ce soit. Elle avait donc été beaucoup plus en mesure de la comprendre, sans forcément l'accepter, ou tout du moins sans en tolérer la souffrance, mais simplement en reconnaissant l'inéluctabilité du phénomène. Avec cette collision étaient revenus les mythes, les histoires et les rumeurs à propos de la mort, y compris les shinigamis, et il était même possible que toutes les fables racontés par ses homologues depuis la nuit des temps pour mieux vivre avec l'idée de leur trépas l'aient rassurée : les notions de paradis et d'enfer auraient permis à sa balance du bien et du mal de ne pas sombrer complètement, puisqu'il fallait que ses parents, qui avaient toujours été des gens bons et honnêtes, soient primés pour leurs efforts tandis que leurs tueurs iraient expier leur faute dans les flammes. Les shinigamis seraient devenus les créatures emportant ses parents vers les cieux, et les méchants dans les profondeurs du sol.

Il paraît que tu t'appelles Ryûk ! Heureuse de te rencontrer !

Aucun des très rares être humains ayant croisé la route de Ryûk n'avaient déployé autant de politesse et de décontraction à son égard, y compris Light. Il avait fait le fier et avait discuté avec lui sans gêne de ses plans de domination, mais il n'avait été véritablement à l'aise avec lui qu'au bout de quelques semaines. De toute évidence, il avait d'abord vu en lui un ennemi, à la fois pour ses affaires mais également pour sa santé mentale, et le shinigami ne pouvait que difficilement lui donner tort, en particulier sachant qu'il l'avait prévenu dès le départ qu'il ne le soutiendrait pas, ou au minimum. Misa, à l'inverse, semblait considérer les dieux de la mort comme des amis, peut-être même de très anciens compagnons de route. Elle avait été très secrète quand à la mort de ses parents et sa vie immédiatement après la tragédie, mais son indulgence à l'égard de créatures qui symbolisaient la mort était un signe qu'elle avait eu le temps de réfléchir à cette problématique pendant les années qui avaient suivi. Il avait même suggéré à Rem combien il était plausible que la jeune fille, sous sa présumée niaiserie, ait pu acquérir l'une des vérités les plus fondamentales du monde, à savoir qu'il n'y avait rien à craindre de la mort, seulement des gens qui la donnaient.

- Ça n'a aucun sens, avait sèchement répliqué Rem. Les shinigamis donnent la mort et Misa le sait très bien, je le lui ai dis.

- Alors quoi ? Lui avait-il demandé sur le même ton. Tu penses qu'elle est vraiment idiote ?

Rem l'avait gratifié d'un regard glacé.

- Elle est tout sauf stupide, c'est juste toi et Light qui êtes trop bêtes et surtout trop égoïstes pour vous en rendre compte, avait-elle asséné. Misa a compris que les dieux de la mort se chargent d'écrire des noms sur leur cahier. Elle a aussi parfaitement compris qu'ils ne le font pas de manière hasardeuse, que nous devons obéir à un modèle donné suffisamment harmonieux pour que les humains ne se doutent de rien. Elle sait que les noms qui sont écrits dans les death note sont ceux des gens qui doivent mourir, pour qui l'heure est arrivée, pas parce que nous l'avons décidé de manière subjective mais parce que c'est le moment. Elle se doute que nous n'avons rien en commun avec Light Yagami, qui est juste un assassin rattaché à une morale douteuse. Nous sommes la mort, Ryûk.

- Et ça ne fait pas de nous quelque chose d'effrayant, pour Misa ? À cause des parents ?

- Tu comprends et tu ne comprends pas en même temps, s'était plainte Rem.

- Alors, c'est que tu expliques bien et mal, lui avait renvoyé Ryûk, bougon.

- Concentre-toi. Misa a vu mourir ses parents beaucoup plus tôt que prévu, et sa vision du monde en a subi les retombées. Elle a su que la mort ne pouvait pas être évitée, pouvait tomber n'importe quand et n'importe où, qu'il n'y avait aucune justice dans la mort, aucun précepte moral, si ce n'est le principe d'équité, puisque tous les hommes doivent mourir un jour. Elle n'a pas peur de nous parce qu'elle nous a accepté, elle a envisagé sa propre fin dès la seconde où elle a trouvé sa mère et son père expirant sur le sol de sa propre maison, l'endroit le plus sécurisant à l'époque pour elle, et elle a très bien intériorisé cette idée, elle sait qu'elle ne pourra rien faire contre et elle n'envisage pas de se rebeller. La seule chose qu'elle n'a pas voulu admettre, c'est l'absence de droiture dans la mort.

Ryûk avait tiqué.

- Je ne vois pas où tu veux en venir, avait-il dit. Si Misa croit que la mort est injuste, je ne vois pas comment elle pourrait la supporter mieux que tous les autres.

Cette fois, Rem ne lui avait pas semblé accueillir sa remarque avec hostilité.

- C'était aussi mon avis, lui avait-elle expliqué d'un ton complaisant. Mais Misa a visiblement poussé la réflexion beaucoup plus loin que nous. Il faut prendre du recul pour comprendre.

- Qu'est-ce que tu entend par "du recul" ?

Rem s'était tourné vers lui. Il y avait dans ses yeux jaunes un scintillement étrange, qui aurait pu mettre Ryûk mal à l'aise s'il ne l'avait pas déjà vu chaque fois qu'elle s'était mise à dire des choses qui paraissaient plus anciennes qu'elle.

Quand est-ce qu'elle est apparu au Cathare ?

La question ne serait jamais résolue, mais elle le tourmentait perpétuellement comme les attaques répétées d'une maladie incurable.

- Ryûk, qu'est-ce que tu sais du roi des morts ? Lui avait-elle alors demandé.

- Pas grand-chose. Qu'il respire mal. Et qu'il est vieux. Quel est le rapport avec Misa ?

- Aucun, à première vue. Mais est-ce que tu sais comment le roi a obtenu son statut ?

- Bien sûr que non. Pourquoi ? Tu le sais, toi ?

Rem avait secoué la tête.

- Ce que je sais n'a pas d'importance, avait-elle annoncé, laconique, faisant naître chez Ryûk une immense vague de frustration. Tout ce qui compte, c'est que le roi est en place, et tu es d'accord pour dire que personne ne l'a combattu depuis que nous sommes tous les deux des shinigamis ?

- Oui. Mais ce n'est pas pertinent : le roi est trop fort pour être mis en pièce par l'un d'entre nous, tout le monde le sait.

- Même si vous ne savez pas pourquoi il occupe le trône et pas un autre ? Même sa position pourrait être discutable ?

- En quoi sa position serait illégitime ? Il est le roi et il a les pleins pouvoirs, littéralement. Ça coupe le sifflet à toutes les tentatives de rébellion.

Rem avait souri, d'une façon similaire à celle de Nenn.

- Mais tu ne sais pas pourquoi c'est lui qui a la couronne, avait-elle poursuivi, les yeux fixés sur Ryûk. Tu ne trouves pas ça injuste ? De devoir l'accepter même si tu n'as aucune preuve de son bon droit ?

- Évidemment, avait maugréé le shinigami. Simplement, c'est un de ces trucs qui ne se discute pas, tu le sais très bien. Il est trop puissant pour être contesté, ça suffit comme argumentaire à la totalité d'entre nous.

Puis il avait observé Rem, qui ne s'était pas départie de son sourire morbide.

- Quoi ? Tu penses que c'est pareil avec Misa et la mort ?

- Je ne pense pas que ce soit pareil, Ryûk. Je pense que c'est exactement ça, l'avait-elle rectifié. Tu as accepté le roi des morts sans pour autant cautionner la légitimité de sa position : le phénomène s'est reproduit avec Misa, qui a accepté la mort mais pas ses défaillances en termes de justice.

- Mais tu disais que Misa avait compris que la mort ne pouvait pas être reliée à la notion d'équité.

- En effet. Je t'ai dit qu'elle en avait conscience, pas qu'elle l'approuvait. Aux yeux de Misa, la mort ne doit pas être impartiale, puisque c'est cette impartialité qui a tué ses parents. C'est pour ça qu'elle vénère Light Yagami. Il a apporté dans la mort le concept de parti pris, comme le voulait Misa, et il lui a donné l'opportunité de dispenser elle-même sa vision de la justice. Le cahier de la mort n'est pas l'ennemi de Misa, pas plus que les shinigamis ou le fait que nous donnions la mort. Ce qu'elle craint par dessus tout, c'est la règle de l'aléatoire. Elle a compris que ni la mort, ni les individus qui la donnent ne sont une véritable menace : la seule chose qui lui fait peur réside dans l'absence de loi morale rattaché à la mort.

- Et donc, quand Jealous a tué son agresseur et que tu lui ai apparu ensuite, elle est parvenu à faire le rapprochement entre vous deux ? C'est pour ça qu'elle n'a pas eu peur ?

- Vraisemblablement. Et aussi parce qu'elle a conscience du caractère absolu de la mort : elle sait qu'il ne sert à rien de vouloir l'éviter, puisqu'elle se produira de toute façon. Elle a du penser que je venais pour elle, et il est très probable qu'elle n'ait pas été d'accord avec ça, mais elle savait aussi que discuter ou avoir peur ne servirait à rien. En cela, elle est beaucoup plus intelligente que ton Light Yagami.

- Et si Light venait à mourir ? Avait alors proposé Ryûk, mu par une autre de ces intuitions délicates qui naissaient parfois dans les dédales de son esprit. Tu as vu à quel point elle le vénère, et par dessus le marché, c'est lui qui a tué le meurtrier de ses parents. Comment tu penses qu'elle réagira ?

Mais cette fois, Rem n'avait pas voulu répondre.

x

Ryûk ne croyait pas réellement en une victoire totale de Light, mais il avait été impressionné par l'étendue des subterfuges qu'il avait su déployer face à L et il aurait aimé le voir aller jusqu'au bout, non par véritable attachement, mais simplement par curiosité. Il était persuadé que même une fois assis pour de bon sur son trône de dieu vivant, le gamin aurait continué d'être une source de divertissement sans égal, et il regrettait de ne pas avoir pu contempler la naissance de cette nouvelle ère, et ce d'autant plus qu'elle aurait signifié sa présence sur Terre pour une période beaucoup plus conséquente. Si sa montée en puissance avait eut la possibilité d'atteindre son paroxysme, il aurait sans nul doute constitué un problème éventuel pour les autres shinigamis, en particulier pour le roi qui aimait bien que les fonctions soient clairement dissociées, et il aurait peut-être eu un affrontement, accompagné de multiples changements dans le Cathare. Peut-être même que Light aurait tout fait pour devenir roi, éclipsant le monarque asthmatique comme une vulgaire mouche qu'il aurait écrasé du plat de la main. Ryûk ne doutait pas qu'il en aurait eu le culot, à l'époque, et sans L pour contrecarrer ses plans, avec le roi des morts éliminé du jeu, il aurait pu se transformer en quelque chose de terrible, de mille fois plus passionnant que tout ce que le dieu de la mort avait connu jusqu'à présent.

Mais Light avait perdu la partie, parce que quelqu'un avait prévenu L, et le scénario était tombé à l'eau. Une fois le nom du gamin écrit sur son cahier et son corps enterré six pieds sous terre (L n'était pas à l'enterrement il s'était cloîtré dans son donjon la princesse est de nouveau prisonnière), Ryûk était revenu au Cathare, un peu maussade, et avait été accueilli sans éclat par les autres dieux de la mort. La plupart d'entre eux étaient jaloux de son audace et lui en voulaient de ne pas leur en avoir fait part avant d'abandonner son death note. En réalité, ils lui en voulait surtout de ne pas leur avoir proposé de suivre le mouvement.

- Tu comprends, lui avait glissé Dellidubly d'un ton de conspirateur, si on avait agi tous ensembles, le vieux aurait été obligé de réfléchir. On aurait pu faire des demandes.

- Comment ça, des demandes ? Avait répété Ryûk, chez qui l'exaspération pour ses semblables paraissait de plus en plus prompte à apparaître depuis qu'il était rentré.

- Des requêtes. Au roi. Des trucs qu'il n'aurait pas pu nous refuser sauf s'il avait voulu qu'on reprenne tous le boulot normalement.

- On ne demande rien au roi, avait répondu Ryûk d'un ton cassant. Il n'est pas là pour ça.

- Nu a bien gardé son cerveau. Tu crois que le roi le lui laissé parce qu'elle avait de beaux yeux ? Ça lui arrivé de céder, parfois, tu sais.

- Il accepte uniquement quand il y a un intérêt pour lui. Tu crois vraiment que ça lui servirait si vous conserviez tous vos neurones intacts ? Et vous ? Regarde Nu : tu trouves qu'elle a l'air heureuse ?

- C'est pas le genre de demandes qu'on voulait faire, de toute façon, avait grommelé Dellidubly, agacé par l'ironie de Ryûk.

- Alors, c'était quoi ?

Dellidubly avait haussé les épaules.

- Des permissions de sortie, avait-il lâché.

- Sur Terre ? Avait deviné Ryûk.

- À ton avis ?

- Vous n'aviez aucune chance : tu sais parfaitement que le roi refuse constamment de nous laisser vagabonder à notre guise.

- Si on était plusieurs à le lui demander en même temps..., avait commencé Dellidubly.

- Rien du tout. Pour le vieux, les bons shinigamis sont ceux qui restent au Cathare. Que vous décidiez d'y aller tout seul ou à dix, ça ne changerait rien.

L'autre shinigami s'était renfrogné, agacé par la tendance de Ryûk à abattre tous ses arguments.

- L'autorisation d'être vu par les humains, avait-il continué, cette fois sur un ton de défi.

- Tu plaisantes ? Pour quoi faire ?

- Parce que ce serait plus drôle, avait avoué Dellidubly sans se démonter. Tu étais le premier à reconnaître que tu en avais marre d'écrire des noms sans pouvoir bavarder avec eux. C'est pour ça que tu as laissé tomber ton death note.

- J'ai laissé tomber mon cahier de la mort parce que j'en avais marre de tout. Discuter avec un humain n'était pas la priorité.

- Mais ça t'a bien arrangé, avec Light Yagami, pas vrai ?

Ryûk avait jeté un coup d'œil aux Plaines sans répondre. Dissimulé par ce qui passait pour la carcasse d'une gigantesque cage thoracique de baleine recouverte de poussière, un petit groupe de shinigamis était en train de commencer une partie de cartes. En vérité, il pensait surtout que c'était Light qui avait été bien arrangé par le fait que Ryûk lui soit rendu visible, et non l'inverse.

Trouver toutes ces caméras espions, voilà un nouveau mini-jeu sympa à faire

Les choses auraient certes étaient beaucoup moins récréatives s'il n'avait pas pu parler à Light, et il était très probable que l'issue de son affrontement avec L aurait alors été complètement différente, mais il ne pouvait pas nier que le gamin avait parfaitement su tourner son besoin quasi pathologique de divertissement à son avantage.

- Ça n'aurait pas marché non plus, avait-il fini par signaler à Dellidubly. L'existence des dieux de la mort doit rester un secret, et si elle est révélé à des humains, elle doit l'être à suffisamment peu pour que les autres ne risquent pas de les croire.

- La fille qui était le deuxième Kira en a bien parlé à tous les japonais, lui avait renvoyé son congénère.

- Et combien l'ont cru ? Avait répliqué Ryûk du tac-au-tac.

- Le détective l'a crue.

- Le détective était une exception. Et je te ferais remarquer qu'il a rationalisé toute l'histoire après la mort de Light Yagami.

- C'est toi qui lui a dit de le faire. Tu as manqué de courage, Ryûk, lui avait reproché Dellidubly. Tu avais une belle occasion de changer les choses et tu as préféré te dégonfler par peur du roi.

- Je n'ai pas peur du roi, avait-il objecté.

- Tout le monde a peur du roi.

- Tout le monde a surtout peur de disparaître.

- Oui, et le seul à faire disparaître les dieux de la mort ici, c'est le roi, avait observé Dellidubly, et sa voix était si froide que Ryûk avait compris.

Ce n'était pas tant l'éventualité d'aller sur Terre que l'hypothèse d'une révolution qui semblait agiter les shinigamis et les avoir mis en rogne contre Ryûk. Bien qu'il se manifestât selon des degrés plus ou moins importants chez les dieux de la mort et que ces derniers vécussent plus ou moins bien avec, l'ennui était une caractéristique qu'ils avaient tous en commun : une descente sur Terre représentait à chaque fois une occasion de se changer les idées, mais elles étaient somme toute peu nombreuses et les retours n'étaient jamais joyeux. Qui plus est, le monarque limitait singulièrement leurs possibilités de divertissement, qu'il eût été question d'une visite auprès des humains ou simplement de la décoration générale du Cathare. Il n'y avait pas beaucoup d'amusement dans le sable et les ruines, comme il n'y en avait plus énormément dans l'écriture des noms sur les pages des death note. La seule chose qui, en réalité, représentait encore une distraction valable aux yeux d'un dieu de la mort reposait dans l'interaction qu'il pouvait éventuellement avoir avec un être humain, à condition que celui-ci soit capable de le voir.

Sauf que les shinigamis sont un secret

Ryûk avait pensé qu'il ferait face à une tempête de colère royale pour avoir provoqué, bien qu'involontairement, la découverte de leur réalité à plusieurs êtres humains, qui plus est des individus hauts placés dans la pyramide sociale de leur espèce et donc en mesure d'avoir assez d'influence pour en alerter leurs semblables. Il avait également estimé que Rem le serait, puisque Misa avait utilisé le terme de "shinigami" à la télévision japonaise lorsqu'elle avait cherché à contacter Kira, mais celle-ci étant morte avant de retourner au Cathare, il n'avait pas eu le temps de voir sa théorie confirmée. Néanmoins, lorsque le roi l'avait convoqué au palais du Mont Fossoyeur immédiatement après son retour (quelques minutes, en vérité : le monarque était toujours au courant des allées et venues dans son royaume), il lui était très vite apparu qu'il n'aurait à subir aucun châtiment, aucune punition pour avoir simplement placé trop de curiosité dans la mégalomanie de Light.

- On...m'a dit que tu...avais convaincu le détective...de ne pas prévenir ses congénères à...notre sujet, avait haleté péniblement le souverain, ses bras microscopiques pendant inutilement le long de son corps gonflé et disgracieux. Tu as...très bien agi. Pour être...tout à fait honnête...je ne m'attendais pas vraiment...à ça...venant de toi.

L'observation aurait pu le vexer, mais il avait été si véritablement surpris par la décision du monarque de ne pas lui infliger de peine que toute son éventuel ressentiment était passé à la trappe. De toute façon, ce n'était pas comme s'il ne savait pas que le roi se méfiait de lui. Tous, ou presque, le soupçonnaient de ne pas être digne de confiance, Nenn étant probablement en tête de liste, et Ryûk ne pouvait pas les contredire, car l'intégralité de sa personne et l'ensemble des événements de son histoire mis bouts à bouts ne le présentaient pas à son avantage pour gagner les faveurs de ses homologues. S'ils l'appréciaient, les autres shinigamis n'auraient cependant jamais parié leur vie sur Ryûk, mais pour être tout à fait honnête, la réciproque était également vraie. Les dieux de la mort n'étaient pas des êtres doués d'extraordinaires principes moraux, la plupart avaient eu une vie aux aspects très discutables avant de rejoindre les Plaines du Cathare. Il y avait certes des exceptions, telle que Nenn, Rem et plus étrangement Nu, cependant elles étaient minimes et se perdaient dans la masse des shinigamis possédant une droiture beaucoup plus élastique. Ryûk avait vraisemblablement été catégorisé dans la colonne de ceux qui n'en avait pas du tout. Le roi, pour sa part, était proprement inclassable, et aucun dieu de la mort ne paraissait vouloir pousser plus loin l'exploration de son éthique, au risque d'y laisser sa peau.

- Le détective savait qu'il ne fallait pas parler de nous aux autres humains, avait reprit Ryûk, revenant à sa conversation avec Dellidubly. Même si je n'avais rien exigé de lui, il n'aurait pas ouvert la bouche. Il se doutait que l'information était trop grosse pour bien passer auprès des populations.

- Il y a des humains qui ont accepté l'idée qu'on puisse vivre en parallèle d'eux quand la petite a fait sa déclaration à la télé, avait objecté Dellidubly.

- Très peu comparé à ceux qui ont affirmé que c'était n'importe quoi. Tu n'étais pas là, donc tu ne peux pas savoir, mais elle a été traitée de cinglée par presque tous les japonais.

Light avait été vérifier les réactions sur Internet après la diffusion de la vidéo de Misa, à la fois par prudence mais également parce qu'il souhaitait voir à quel point ses homologues étaient prêt à accepter l'idée d'une forme de vie extra-dimensionnelle existant conjointement à la leur. Les commentaires sur les forums étaient éloquents, et bien que certains arguments proposés dans des débats animés auraient pu faire pencher la balance du côté le plus intéressant (et dangereux) aux yeux de Ryûk, à savoir celui qui croyait aux dieux de la mort, la plupart d'entre eux en appelaient à la logique et résumaient la déclaration de Misa aux propos d'un illuminé ayant pour seul objectif d'attirer davantage l'attention sur lui et sa folie meurtrière. D'autres estimaient aussi qu'il s'agissait d'un code pour désigner l'arme dont lui et Kira se servaient pour tuer, un autre nom qui aurait été plus que pertinent compte tenu du nombre du décès. Quelques uns évoquaient un symbole d'appartenance à une secte criminelle, d'autres un tatouage particulier qui les auraient liés tous les deux à une organisation de yakuzas. Les rares qui avaient osé faire le rapprochement avec les divinités de la mort en tant que telles s'étaient vu incendiés de remarques agressives et vulgaires leur conseillant, entre autres, d'aller consulter un psychiatre ou, dans des cas plus folkloriques, d'aller acheter une corde pour se pendre avant de dire d'autres conneries. Dans un souci de préservation, ils avaient progressivement migré vers des chats plus restreints et où leurs croyances ne risquaient pas de subir le courroux d'autrui dans une déferlante verbale à l'agressivité proportionnellement inverse au niveau de proximité numérique des interlocuteurs.

Light avait noté avec une certaine appréciation qu'un nombre conséquent de ces forums, destinés à la base à abriter les reclus du débat quant à l'existence des shinigamis, s'appliquaient également à faire l'éloge de Kira, qu'il eût été question du premier ou de Misa.

x

Nenn ne se montra pas avant que leur cinquième heure d'attente ne se soit écoulée. L'attitude de Misa n'avait guère changé entre temps : assise dans le sable, les genoux repliés contre sa poitrine et le visage enfoui dans ses bras, elle avait le dos appuyé contre le rebord de ce qui avait pu être les fondations d'un bâtiment immémorial, enfoui sous plusieurs siècles du spleen des dieux de la mort. Elle n'avait pas bougé depuis qu'elle avait adopté cette position, quelques minutes à peine après que Ryûk les ait amenés sur place, et n'était de toute évidence pas décidée à agir autrement. Elle n'avait accordé aucun regard à son environnement, gardant les yeux d'abord fixés en direction de l'horizon désertique, puis dans l'obscurité rassurante de son propre corps. Contrairement à Light, qui en dépit de son humeur maussade avait choisi de jeter un coup d'œil global autour de lui, elle n'éprouvait visiblement pas la moindre curiosité à l'égard de l'endroit où elle se trouvait. Néanmoins, également à l'inverse du gosse, Misa Amane venait tout droit des Tunnels de Dorine, et en quatre ans, ces derniers avaient eu plus d'une occasion d'aspirer goulûment ses pensées et son identité, jusqu'à ce qu'elle soit réduite à une présence vague, nébuleuse, comme tous les autres anciens utilisateurs d'un carnet de la mort auxquels elle avait échappé en suivant le fil d'Ariane.

Misa était un fantôme

Ryûk n'était même pas sûr que la petite ait eu conscience de sa propre mort. Au cœur des Tunnels, les facultés d'entendement étaient tordues sans une once de pitié, toutes les tentatives d'analyse et tous les raisonnement lacérées au point qu'il devenait rapidement impossible pour l'esprit de formuler une seule observation cohérente. Dans le noir, chacun était réduit à errer dans un état permanent de chaos, enchaînant les présences et les absences, répétant sans discontinuer les mêmes idées et revivant les mêmes douleurs, car les tunnels, en bon purgatoire, savaient exactement où aller chercher dans la tête des gens pour les obliger à se heurter de nouveau à un passé généralement déplaisant.

Quand Nenn réapparu finalement de son entrevue avec le monarque, elle avait, négligemment tendue le long de son bras squelettique, une sorte de blouse blanche que Ryûk reconnut comme étant utilisée habituellement dans les laboratoires humains et les établissements hospitaliers. Elle ne prit pas la peine de le saluer et se contenta d'abord d'examiner Misa, prostrée contre son rebord, avec un œil relativement critique, comme si elle s'était attendue à trouver la jeune femme en pleine possession de ses moyens et parfaitement capable de tenir une conversation mondaine au lieu d'une revenante couverte de poussière, apeurée et possiblement effondrée par son passage d'un niveau du Cathare à l'autre. Elle pivota ensuite vers Ryûk, ses yeux jaunes plongeant directement dans les siens, et alors seulement daigna lui adresser la parole.

- Elle est comme ça depuis longtemps ? Demanda t-elle d'un ton froid.

Ryûk haussa les épaules.

- Depuis que je l'ai ramenée.

- Elle n'a rien dit ?

- Non. Elle a juste hurlé en me voyant. Faut croire que la donne a changé, je ne lui faisais pas aussi peur quand elle était vivante.

- Elle était là le jour où tu as décidé de mettre fin aux idéaux despotiques de Light Yagami, objecta Nenn. Tu as détruit l'intégralité de ses rêves et l'ensemble de ses espoirs. Sa réaction face à toi n'a rien de surprenant.

Elle était irritée, et Ryûk comprit à l'aigreur de sa voix qu'elle lui reprochait de toute évidence l'état dans lequel se trouvait la petite, ce qui ne l'étonna pas outre mesure, quand bien même ses accusations eussent-elles été déraisonnables. L'antipathie que Nenn cultivait à son égard avait très peu de chances de s'évanouir, même après lui avoir rendu un tel service, car Nenn était beaucoup trop douée pour percer les gens à jour, et elle était du genre à tenir une rancœur si elle estimait avoir de bons arguments.

Elle en a, en ce qui me concerne

- Tu es un peu dramatique, gamine, lâcha t-il en guise de maigre défense.

- Et toi, tu te mets des œillères quand ça t'arrange, rétorqua t-elle sèchement. Tu aurais été redoutable, à mon époque.

- Quand tu étais humaine ? Tu dis ça à cause du nom dans ton cahier ?

- À ton avis ?

Ryûk la regarda intensément. Nenn pouvait certes se montrer sinistre en cas de joute verbale et elle avait une formidable capacité à plomber l'ambiance, mais aussi loin que remontait sa mémoire (et c'était une remontée ardue), jamais encore elle n'avait aussi directement fait allusion à son utilisation, prétendue unique, du cahier de la mort.

- Il s'est passé quelque chose avec Light ? Avança t-il alors. Ou avec le roi ?

- Rien qui ne sorte de l'ordinaire, lui répondit Nenn avec l'aplomb d'un avocat au beau milieu d'une plaidoirie. Pourquoi ?

- Pour rien. Je trouve juste que tu as l'air à cran, c'est tout.

- Parce que tu ne l'es pas assez, lui renvoya t-elle, puis elle s'approcha de Misa qui n'eût pas un seul mouvement de recul. Il faut qu'on l'habille, elle ne peut pas se balader comme ça dans le Cathare.

Elle souleva la blouse avec son bras.

- J'ai pris ça après avoir vu Light Yagami, expliqua t-elle. C'est pour elle. Les tailles étaient grandes, je pense que ça conviendra. Tu vas m'aider, et puis tu vas me suivre en la portant.

- La porter ? Où ça ?

- Vers le palais, déclara Nenn en dépliant la blouse, et le blanc de son tissu explosa dans l'univers gris du monde des dieux de la mort. Le roi veut la voir.


" Souviens-toi que tu vas mourir. "

Proverbe latin


31 mars 2008, 3 heures 39, détroit de Magellan, Cabo Cooper Key.

Light s'en tint à sa volonté de rester enfermé dans le laboratoire toute la nuit, cloîtré dans un silence étrangement similaire à celui qui régnait sur le Cathare, à peine interrompu par le vrombissement constant des moteurs du Svetlana. Nenn partie, après avoir régurgité les avertissements royaux et avec une discrétion encore plus prononcée que celle ayant sous-tendu son irruption au cœur navire océanographique, il se décida à aller jeter les fragments de l'erlenmeyer brisé dans la petite poubelle de la salle adjacente, où le détective et lui avaient pris l'habitude de s'isoler. Il aurait très bien pu s'en débarrasser dans une poubelle du laboratoire, car il y en avait trois réparties dans toute la pièce, mais il n'avait pas envie que les scientifiques puissent poser les yeux sur le signe évident d'une dispute entre lui et L et en venir à l'interroger pour obtenir plus de détails, bien qu'un mensonge eût été suffisant pour les mettre à l'abri d'une telle conclusion de la part de leurs collègues. En tombant dans le fond de la poubelle, qui ne contenait alors pas grand chose, les plus gros morceaux ayant résisté au premier choc se cassèrent une seconde fois, et le bruit des éclats se pulvérisant dans le noir s'enroula à nouveau autour des pensées du shinigami, s'imprimant dans les murs du laboratoire, dans le sol, refusant de s'éteindre. L ne revint pas. Tous les membres de l'équipage s'étaient couchés, à l'exception des garçons de service, Pierre et Lellou, dont il pouvait entendre les pas réguliers au premier étage. Pour un peu, et si les moteurs s'étaient trouvés d'un coup assourdis, Light aurait pu avoir la sensation d'être à bord d'un vaisseau fantôme.

Le Hollandais Volant ou la barque de Charon

Je suis le fantôme

Il conserva un débris à l'aspect particulièrement tranchant de l'erlenmeyer, avec lequel il essaya d'entailler la paume de sa main. La pointe acérée du fragment passa au travers de sa peau sans lui infliger la moindre trace. Il entreprit de l'écraser en resserrant ses doigts dessus, mais n'obtint pas davantage de résultat, d'abord parce que le morceau demeura intact, et ensuite parce que sa main le fut tout autant. Il le projeta alors contre le mur du laboratoire, en une parodie de L qui ne lui arracha aucune satisfaction et qui ne fit que le mettre plus en colère, où le fragment vola cette fois-ci en éclats minuscules dans un tintement abrupt. La lumière filtrant au travers des brisures les fit ressembler à des diamants. Il se prit à souhaiter que le fracas attire le détective hors de sa tanière (hors de sa tour hors de tout sors sors sors) et mit à guetter un mouvement à l'extérieur, se prenant à espérer que leur dispute vive un deuxième round, mais leur cabine était située au dessus, trop loin du laboratoire pour que L puisse véritablement entendre quoi que ce soit, et de toute façon, les deux étages du navire étaient sourds l'un à l'autre.

Il n'y avait eu aucun mouvement de l'œuf, mais heureusement aucune nouvelle chute de la durée de vie dont les chiffres flottaient paisiblement devant ses yeux de shinigami. Pour faire bonne figure, Light avait été cherché une feuille et l'avait transformée en un registre où il notait toutes ses observations heure par heure. Ses commentaires n'avaient rien de très innovants, frôlant même parfois la futilité, mais ils seraient assez convaincants aux yeux des chercheurs, et le shinigami ne recherchait pas d'autre objectif. L aurait agi de même. Il aurait aimé pouvoir quitter la pièce et aller sur le pont, où la vue atteignait un degrés spectaculaire en pleine nuit, mais son obligation de surveillance et le risque que Pierre ou Lellou le voient mettaient à mal ce projet. En outre, il n'était jamais vraiment certain que tout l'équipage soit réellement en train de dormir : un soir qu'il revenait justement d'une de ses visites nocturnes sur le pont, il avait aperçu l'électricien Luz déambuler dans les couloirs du premier étage, en proie à ce qui paraissait de toute évidence être une crise de somnambulisme. Avec la présence confirmée de la taupe à bord, la prudence était de mise, et tant que l'identité du coupable n'aurait pas été confirmée, il lui semblait délicat de se permettre des excursions alors qu'il était supposé veiller sur leurs deux récentes découvertes.

Nenn avait emporté avec elle, sans lui donner d'explication, une des blouses de laboratoire qui pendait sur un porte-manteau accroché au mur. Les quatre chercheurs avaient pris l'habitude d'en revêtir dès lors qu'ils passaient les portes de la salle, probablement en réponse aux coutumes vestimentaires de leurs professions respectives pour lesquelles ils semblaient éprouver un respect proche de la vénération religieuse, mais ni L, ni Light ne s'était soumis à la même discipline, et aucun d'eux n'avait reçu de commentaire désobligeant ni de remarque visant à mieux comprendre leur rejet de l'habit traditionnel. Là où l'ensemble de l'équipage du Svetlana et des savants était paré des tenues réglementaires associées à leurs rangs et statuts respectifs, le détective et le shinigami faisaient office de dissidents : ils portaient l'un comme l'autre des vêtements ordinaires indépendants de tout signe d'appartenance à un rôle spécifique, L son jean et son t-shirt blanc, Light ses frusques noires débarrassées des années de stagnation dans le Cathare par le miracle du lavage automatique sur le bateau, et ainsi ils ne ressemblaient à personne, ils demeuraient aussi individualistes et particuliers dans leurs vêtures que dans leurs caractères. C'était déjà le cas au moment de l'affaire Kira, où tous les policiers de la cellule d'enquête évoluaient en costume et où eux seuls sortaient du lot. Personne ne leur disait rien, probablement davantage parce que personne n'osait que par véritable souplesse d'esprit. Light doutait, en revanche, que l'amour de l'uniforme ait poussé Nenn à ramener la blouse dans les espaces cendreux du royaume des dieux de la mort, où elle ne pouvait que trancher avec les coloris généraux.

Les shinigamis ne s'habillent pas

Il ne parvenait pas à décrypter le geste de Nenn et ses questionnements étaient gangrenés par les propos qu'elle lui avait tenu. Que le roi se méfie de lui ne le surprenait pas franchement, car il avait été trop habitué à la méfiance de L pour véritablement prendre ombrage du manque de confiance que le souverain ressentait à son égard, et il était averti que sa réputation le précédait avec justesse. Le monarque, qualifié d'individu hautement intelligent par le reste des shinigamis, aurait difficilement mérité son titre s'il n'avait eu de soupçons à son endroit. Néanmoins, Light estimait avoir démontré durant ses quatre années de réclusion au Cathare être suffisamment désintéressé pour ne pas constituer une menace : il n'avait jamais rien entrepris à l'encontre du trône ni du système des rangs des dieux de la mort, et avait été parfaitement sincère lorsque, le jour de sa renaissance, il avait annoncé à Ryûk que le fait d'être devenu un shinigami lui était égal. Il n'avait éprouvé aucune envie de renverser le pouvoir, aucun désir de bouleverser l'ordre établi. Sa mort, en complément du constat de son nouveau statut et par dessus tout de la victoire de L, avaient creusé un trou noir dans son ambition, massif, dévastateur : il lui avait semblé à l'époque que plus rien n'avait de réelle importance, que tout était fini et qu'il était désormais face à un mur contre lequel il ne pouvait rien envisager, mais aussi contre lequel, étrangement, il ne souhaitait rien faire. Il savait que Ryûk avait été particulièrement déçu de son indolence, et qu'il n'était resté aussi souvent avec lui que parce qu'il attendait de voir se réveiller ses rêves de suprématie (bien qu'il eût prit petit à petit ses distances comme il remarquait que l'attitude de Light ne changeait pas d'un iota), mais il n'avait jamais réussi à se persuader que bousculer les règles et les routines du Cathare aurait pu lui apporter quoi que ce soit de gratifiant. Il n'avait fait preuve d'orgueil que pour sauver son corps et son esprit, car il avait jugé avoir déjà perdu suffisamment, et refusait catégoriquement de ressembler à ses homologues dieux de la mort tant sur le plan physique qu'intellectuel, leur laideur étant parfois tristement proportionnelle à leur bêtise. Il avait encore assez d'amour-propre en réserve pour se battre et faire en sorte de remporter le combat. Ensuite, tout lui avait été indifférent.

Ou presque

La seule chose qu'il eût été capable de produire continuellement dans sa tête, à défaut de ses anciennes aspirations de gloire et d'empire, était l'image de L l'observant de loin, pelotonné sur sa chaise, aussi immobile qu'une statue, quand il était tombé puis que Ryûk avait écrit son nom dans son cahier. Il n'avait pas pu voir son visage, et avait donc été incapable de distinguer la moindre réaction sur les traits du détective, mais il avait été atterré de s'apercevoir qu'il aurait volontiers échangé tous ses privilèges acquis auprès du roi des dieux de la mort, sans aucun regret, pour avoir l'occasion de discerner l'expression qu'avait eu L au moment où Ryûk avait décidé que la partie était terminée. Il lui était par ailleurs difficilement supportable de reconnaître, eût-il mis la main sur le trône, qu'il l'aurait sans hésitation troqué contre un extrait des pensées du détective à l'instant où il avait compris que Light ne finirait pas la partie vivant, et il lui était encore plus intolérable d'admettre qu'il était question de l'unique raison pour laquelle il aurait pu réclamer la couronne du royaume des shinigamis.

Sauf que ce n'était pas possible, donc le vieux roi est resté à sa place mais j'aurais voulu j'aurais voulu j'aurais tellement voulu savoir

Sans doute le détective avait-il espéré que Light, une fois en prison, lui serait assujetti à vie. Peut-être avait-il cru qu'il pourrait le domestiquer entre quatre murs, le garder loin de sa soif de triomphe qui avait mis à mal leur alliance tout en laissant libre court à la sienne, qui au passage la tailladait tout autant. En prenant en compte tout un ensemble de paramètres, il était même possible que L ait sérieusement envisagé la possibilité que Light, une fois Kira derrière les barreaux, ne soit plus qu'à lui et se soumette. Après tout, il était avéré que Kira imaginait très bien les choses dans l'autre sens.

Mais Kira les voyait surtout à deux

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Ils avaient capturé Kyosuke Higuchi le 28 octobre 2004, mais il était mort avant d'avoir pu ouvrir la bouche, tué par un minuscule morceau de death note caché dans la montre que son père lui avait offert pour son entrée à l'université. Rendue visible grâce à la découverte du cahier par les enquêteurs, et après avoir provoqué son habituel concert de hurlements apeurés, Rem ne disait rien, ou juste ce qu'il fallait, pour que ni Light ni Misa ne soient soupçonnés d'avoir été volontairement Kira. La cellule d'enquête, à la fois désœuvrée et exaltée, avaient les yeux rivés sur les règles du death note, passant d'une hypothèse à l'autre au sujet de la mort d'Higuchi, d'un coupable au suivant, parfois sans transition, mais n'avançant pas plus pour autant. L avait posé une série de questions à Rem à propos du cahier, les menant inévitablement vers la disculpation de Light et de Misa, avant de plonger dans un silence équivalent à celui dans lequel il s'était enfermé au moment où leurs progrès s'étaient mis à décroître. Il ne croyait pas aux réponses de la déesse de la mort, ni à l'innocence de ceux qui avaient été leurs principaux suspects depuis qu'il avait pris les rênes de l'affaires, et il avait raison sur toute la ligne, mais ça n'avait pas d'importance. Light avait retrouvé l'intégralité de ses souvenirs, et il prévoyait que Misa, qui serait très probablement relâchée sous peu puisqu'une fois innocentée, elle ne serait pas autorisée à rester au QG, n'allait plus tarder à récupérer les siens, enfouis sous quelques couches de terre au milieu des arbres. Une fois la jeune femme dehors avec son cahier entre les mains, ce ne serait plus qu'une question de jours.

Il pouvait presque sentir le tissu rayonnant de la victoire caresser le bout de ses doigts, mais sans vraiment pouvoir se l'expliquer, il avait aussi l'impression répugnante qu'il était beaucoup trop large et beaucoup trop proche. Le 29 octobre, installés avec L dans le salon de ses appartements, ils arpentaient chacun de leur côté les derniers éléments de l'enquête. Le détective regardait les premières pages du death note, ouvertes en grand devant lui sur la table basse, et sur lesquelles avaient été écrites toutes les règles. Il n'avait rien dit depuis qu'ils étaient remontés après un échange avec le reste des enquêteurs. Light, pour sa part, parcourait des yeux la liste des propos d'Higuchi et de Rem, regroupés pour faciliter le traitement des informations. La shinigami ne faisait pas l'unanimité : Aizawa la trouvait évasive, notamment en qui concernait la mort d'Higuchi, et le père de Light l'observait avec des yeux méfiants. Même cet imbécile de Matsuda s'étonnait de son manque de précisions. Dans le fond, aucune de leurs inquiétudes respectives n'avait véritablement d'impact tant que L ne découvrait pas un moyen de les rendre légitimes, et le déroulement du plan leur laissait trop peu de temps pour récolter des preuves assez consistantes, mais Light ne parvenait pas à se sentir tranquille. Du coin de l'œil, il guettait L, immobile, comme un tigre à l'affût, sauf que son regard dériva vers la gorge du détective, blanche et souple, et dans sa tête, oh horreur oh non pas maintenant pas encore le trône unique se scinda en deux.

Il fallait que ce soit une conséquence de l'ennui, une sorte d'effet secondaire comme avec les médicaments, quelque chose de désagréable, mais d'éphémère, capable de disparaître sans trop de contrariété. Il essayait de s'en persuader, arrivait le plus souvent à apaiser ses alarmes en se répétant j'ai gagné j'ai gagné il ne fallait pas défier le dieu du nouveau monde mais à chaque fois, L faisait quelque chose, une inclinaison de la tête, un mouvement de ses mains aux si longs doigts, parfois même rien du tout, il lui suffisait d'être, et impitoyablement le trône se dissociait encore et encore, chaque fois en deux, pas plus, mais surtout pas moins, et Kira avait l'impression d'être un volcan entré dans l'éruption la plus illogique de l'histoire. La place n'était pas pour Misa. La pauvre idiote n'avait jamais eu le moindre poids dans les projets de Kira, toute son entreprise s'était construite sans elle. Elle n'avait aucune décision à influencer, pas de balance à faire pencher d'un côté ou de l'autre. Il avait fallu qu'il la prenne en compte quand elle avait commencé à agir avec son propre death note, mais elle ne faisait pas partie du tableau final. Il n'y avait que lui, il n'y avait jamais eu que lui.

Que lui

Et L

Ma fiancée de Frankenstein

L lui avait dit qu'il avait changé, que son père le pensait lui aussi, et Light savait qu'ils associaient tous les deux cette modification de son comportement à la disparition de Kira, mais à présent que toute sa mémoire lui était revenue, Light était forcé de constater que Kira ne pouvait pas simplement être considéré comme une entité indépendante de sa propre personne. Il était Kira et Kira était lui, il n'était pas le chaud d'un côté et le froid de l'autre, et il haïssait L pour lui avoir dit qu'il ne voulait pas de Kira, tout en se méprisant lui-même pour avoir également avoué au détective qu'il ne voulait pas de L (mais pourtant il l'avait pensé et il se souvenait il se souvenait qu'il était sincère oh cette peur cette angoisse mon dieu qu'est-ce que j'ai fais). Tous les deux étaient strictement indissociables des symboles qu'ils incarnaient, pour la simple raison qu'ils les avaient créés, et que tout ce que l'on créé est nécessairement une part de nous-même.

Vraiment ? Tu as créé Kira ? L a créé L ? Vraiment, c'est ce que tu crois ?

L se voyait comme un dieu de la Justice, à l'instar de Kira. Les dieux se façonnaient eux-même, indépendamment de tout, et pour que leurs statuts soient authentiques, il fallait absolument que tous deux aient été à l'origine de leur propre création, détective mondial comme meurtrier de masse. Il ne pouvait pas y avoir d'autre alternative, car si des facteurs extérieurs étaient intervenus dans leur venue au monde, alors cela signifiait qu'ils auraient à rendre des comptes, mais surtout qu'il y avait aussi eu quelque chose avant la déification, quelque chose que ni l'un ni l'autre ne se sentait prêt à affronter. Parce que l'existence avant d'être un dieu devait avoir été celle d'un homme, qu'elle impliquait toutes les faiblesses propres à leur espèce, et que parmi elle s'en trouvait une terrible, confuse, tumultueuse, qui coupait un trône en deux et poussait Kira à regarder la courbe de la nuque de L avec l'envie d'y mordre puis de l'embrasser.

Ça devait être l'ennui ça devait être l'ennui il faut que ce soit l'ennui

Les notes sous ses yeux avaient perdu leur sens depuis une éternité, d'une part parce qu'il les avait entendu un nombre incalculable de fois répétées par les enquêteurs avant que lui et le détective ne rejoignent les appartements qu'ils occupaient conjointement depuis plusieurs mois, d'autre part parce qu'il n'y accordait aucune attention, et enfin parce qu'elles étaient dans tous les cas insipides pour Kira. Elles ne contenaient pas une seule faille susceptible d'amener ses opposants vers une théorie plus adéquate pour résoudre l'affaire : de ce fait, il n'avait pas besoin de les étudier plus avant pour découvrir un moyen de contrer une potentielle menace à ses projets. À côté de lui, L mordillait son pouce du bout des dents, mais la vitesse du tapotement que Light parvenait à entendre dans le silence absolu de la pièce indiquait clairement que le détective allait droit vers dans le mur, et par dessus tout, qu'il en avait conscience. Il n'avait pas adressé un coup d'œil à son ex-suspect depuis qu'ils étaient entrés dans l'appartement. Le phénomène aurait-il eût lieu des semaines auparavant, Light aurait éprouvé une joie incomparable à la perspective d'avoir piégé l'un des plus grands génies de son époque. Désormais, son exaltation se teintait d'un malaise sourd, pesant et dangereux. La vision du trône fractionné en deux, d'un système parfaitement équilibré, y mettait fin, toutefois elle faisait aussi naître une autre appréhension, et Kira n'avait pas encore réussi à déterminer laquelle était pire que l'autre. Ce qu'il savait, en revanche, c'était qu'il n'aimait ni l'une, ni l'autre, et qu'elles étaient toutes les deux liées aux grands yeux noirs de L, à sa peau et à tout ce qu'ils s'étaient dit depuis qu'il avait perdu la mémoire.

Il se souvenait avoir voulu l'embrasser un soir, dans leur chambre. Plus d'une fois, d'ailleurs. Ils en avaient eu l'occasion à de nombreuses reprises, mais aucun d'eux n'avait jamais rien tenté, et il y avait autant de sécurité dans ce constat que de danger. Il se souvenait que l'idée d'embrasser L l'avait traversé avec un naturel déconcertant, non pas comme une folie, totalement à l'inverse d'un mouvement de passion, mais plutôt comme s'il s'agissait de l'aboutissement d'une suite d'observations logiques et de décisions prises tout au long de sa vie. L'horizon offerte par cette pensée était alors à la fois d'une grande douceur et d'une immense violence, toutes deux très supportables, mais à présent il semblait à Kira qu'elle n'avait plus que la délicatesse d'un poignard en pleine poitrine. Elle était toujours aussi incompréhensible et dénuée de rationalité pour son esprit ayant jusqu'ici évolué selon une organisation stricte et des règles implacables, loin de toute sensation de lien avec les autres, exception faite qu'elle s'était maintenant gonflée d'une hostilité nouvelle, car Kira ne supportait pas l'idée de vouloir faire de L son égal, tout en étant effroyablement consterné par la banalité d'un nouveau monde sans lui.

Light seul n'aurait pas suffit à parvenir à cette conclusion, au bouillonnement d'un tel désir de partage et de symbiose. Kira en était tout aussi responsable, car ils étaient l'un comme l'autre une composante de tout son être, à l'image de L et Ryûzaki qui formaient ce tout si particulier ayant toutes les chances de régner un jour à ses côtés. Kira était sa folie des grandeurs poussée à l'extrême, sa vanité dans toute sa splendeur, son ambition parée d'un manteau d'hermine. L était de sa trempe, ils étaient fait d'une matière commune, arrachés tous les deux à un tissu d'intelligence pure et destinés à produire de grandes choses, donc dotés d'un sens de l'amour-propre équivalent : jamais Kira n'aurait accepté quelqu'un qui soit moins avide de pouvoir que lui, moins présomptueux, moins fabuleux, qui lui aurait laissé trop vite la victoire et se serait couché à terre (douce Misa). Il lui avait fallu du temps pour le comprendre, et il avait surtout été nécessaire que Light refasse pleinement surface afin de profiter de la perte de l'immense part d'orgueil contenue par Kira dans sa structure pour y ajouter définitivement L, dont la présence était déjà installée depuis leurs premiers échanges sur le campus universitaire.

À présent, les brèches s'étaient refermées, l'ossature était définitive, et parfois Kira s'écriait " S'il refuse, je le tue je le détruis je l'anéantis " dans une exclamation de rage et d'angoisse, mais d'autres fois il ronronnait " S'il accepte, je le glorifie je l'adore je le garde à tout jamais " et alors s'imposait à lui la chimère de L, blotti sur son trône tout près du sien, symbole vivant du pouvoir et de la démesure, sa beauté étrange et cérébrale étalée aux yeux de tous, et sa main aux doigts si longs et si blancs toute proche de celle de Light en un geste d'union indestructible. La vision le laissait moite, frissonnant d'avidité et d'effroi, mais elle lui apparaissait surtout comme l'achèvement de son apothéose, le signe incontesté de sa puissance et de son génie. Il l'aimait aussi furieusement qu'il la redoutait, probablement parce qu'elle n'avait pas été prévue dans le plan initial, et qu'elle ajoutait tout un conglomérat d'éléments auxquels il n'avait jamais pensé, pour lesquels il n'aurait jamais cru avoir d'intérêt, et contre lesquels il se sentait totalement démuni.

Si Kira veut de L, se disait-il avec un enthousiasme qui ne lui ressemblait pas et qui le terrorisait à mesure que sa consécration approchait, alors peut-être que L voudra bien de Kira finalement

On pourrait être si beaux tellement beaux tellement grandioses on pourrait être exactement ce dont le monde a besoin

Il ne pouvait pas être certain de la réponse de L s'il lui proposait de gouverner avec lui. En vérité, il n'était sûr de rien à propos de L, si ce n'était la complexité de ses propres sentiments à son égard, et le désir tyrannique que lui inspirait son image déifiée. Tout ce que le détective lui avait donné à voir, par ses paroles ou ses agissements, ne suffisait pas à dresser une conclusion solide quant à son choix face à la demande de Light. Il était évident que L acceptait de sa part une proximité physique qu'il n'autorisait à personne d'autre, même pas à Watari, qui semblait notamment ne pas cautionner leur rapprochement au cours des dernières semaines d'enquête. Jusqu'à quel point, Light n'en était pas sûr, mais il avait perçu les regards que le vieil homme leur jetait parfois, bien qu'ils fussent très brefs, et aucun d'eux n'était particulièrement chaleureux. Personne n'aurait pu le blâmer, car Light demeurait un suspect, et ce d'autant plus que Kira était revenu dans la partie, mais il demeurait gênant. En outre, il avait sur L une influence que Kira trouvait inacceptable. Il était parfaitement capable de faire pencher la balance d'un côté plutôt que l'autre, et de pousser le détective à refuser l'offre de Light sous prétexte que ce dernier avait commis un crime contre l'humanité.

Je sauve les gens idiot je les sauve je les aide je punis les coupables pour le nouveau monde L ferait pareil L est comme moi il s'ennuie personne ne le voit mais moi je sais j'ai vu son âme il me l'a montré

Il avait d'abord cru que L et lui étaient différents, que leurs méthodes ne seraient jamais les mêmes, qu'ils ne pouvaient pas penser d'une façon similaire. Et puis l'enquête avait commencé à piétiner, l'arrogance de Kira avait mis les voiles pour un temps, et le détective avait fini par s'émietter, certes au compte-goutte, mais Light avait toujours été très patient. Il y avait eu une première fin d'après-midi en août : l'été s'était répandu avec brutalité sur tout le pays à la fin du mois de juin, assommant de chaleur l'intégralité de la ville de Tokyo, et les records avaient été battus en juillet, provoquant une vague d'inquiétude nationale qui avait amené le gouvernement, déjà surchargé par les angoisses de la population, tant japonaise que mondiale, à propos de l'affaire Kira, à diffuser des annonces de prévention et à mettre en place un plan canicule. La température cuisante rendait les gens fous : en juin, alors que Light, son père et Misa venaient tout juste de débuter leur confinement, une jeune écolière âgée d'à peine 11 ans avait égorgé l'une de ses camarades de 12 ans, à quelques pas de Nagasaki. Elle l'avait attendu patiemment lors de la pause déjeuner, armée d'un cutter, dans une salle d'une classe. Tous les témoins du drame avaient attestés qu'elles étaient amies, mais qu'ils ne comprenaient pas ce qu'il avait pu se passer. Les médias, sitôt sur place, avaient vite fait de relier le meurtre à Kira, évinçant les remarques portant sur les choix habituels de ses victimes en prétendant qu'il avait décidé de changer de cible, et lançant une nouvelle crise de panique aux quatre coins du Japon. Une partie de la population, avisée, prenait les articles et reportages sur le sujet avec des pincettes, estimant que Kira se cantonnait toujours aux criminels et qu'il n'y avait aucune logique dans sa supposée volonté de s'attaquer à des lycéens au casier juridique blanc comme neige. L'autre partie, beaucoup plus préoccupée, suivait l'affaire de près et avait demandé un renforcement des mesures de sécurité dans les établissements scolaires. En parallèle, tout le monde réclamait des nouvelles de l'enquête sur Kira, mais L gardait les lèvres scellées.

- Il n'y avait aucun lien entre les deux, avait-il fini par confier à Light, cette fameuse après-midi d'août. C'était tellement évident que je n'ai pas vu l'intérêt d'agir. Les médias ont fini par laisser tomber, de toute façon, quand ils ont compris qu'ils n'avaient pas assez de preuves. C'était juste une perte de temps.

Light était tombé par hasard sur un article de presse traitant du sujet, alors qu'il faisait des recherches sur toutes les morts ayant été répertoriées depuis le début de son emprisonnement. Il avait débuté quelques jours à peine après avoir été libéré et L avait tenté de balayer ses motivations d'une traite, en soulignant que les enquêteurs avaient déjà épluché non stop et sans succès les médias tandis que lui, son père et Misa croupissaient dans leurs cellules, et que seuls les assassinats de criminels, de préférence avec crise cardiaque, étaient pertinents pour avancer, mais qu'aucun d'eux n'indiquait clairement qui était le nouveau coupable. Le jeune homme avait alors répliqué en lui indiquant que si Kira pouvait réellement manipuler les gens et transmettre son pouvoir, théorie leur ayant amenés à se disputer violemment deux semaines plus tôt, alors il leur fallait également envisager l'individualité de chacun de ses complices, et par là même, leurs propres aspirations et les possibilités de réalisation de ces dernières offertes par Kira.

- Tu penses que celui qui a le pouvoir de Kira en ce moment pourrait s'en servir à des fins entièrement personnelles ? Lui avait demandé L, ses yeux noirs fixés paisiblement sur lui.

Light ne voulait pas encore l'embrasser, mais il avait déjà l'impression étrange que leur affrontement à propos de la déprime du détective avait tissé entre eux quelque chose de dense et d'ambigu, une sorte de fil plus fin qu'un cheveu sur lequel ils auraient marché tous les deux, malhabilement, à la rencontre de l'autre.

- Bien sûr, avait répondu Light. Tant que la personne continue de tuer régulièrement des criminels et à lui obéir, Kira peut très bien le laisser utiliser son pouvoir à sa guise, à condition qu'il ou elle n'attire pas trop l'attention.

Ils étaient dans le salon de L, qu'ils commençaient tout juste à définir comme l'un de leurs lieux de travail quotidiens. La chambre arriverait plus tard. Le canapé du salon de L, un Chesterfield immense dont le design singulier aurait pu mettre la puce à l'oreille de Light quant aux origines du détective s'il y avait été véritablement attentif, était moelleux et profond. L s'y enfonçait comme du beurre, tout mince et léger qu'il était, les genoux remontés contre son torse et ses pieds glissés sous le plaid en fausse fourrure que Light avait pris un soir dans la chambre parce qu'il se plaignait d'avoir froid et qu'ils n'avaient pas ramené depuis. S'il avait été vraiment à l'aise, Light aurait étendu ses jambes sur le canapé, mais la menotte qui luisait à son poignet et la chaîne qui cliquetait dès qu'ils faisaient un mouvement lui rappelaient trop bien son statut de premier suspect pour qu'il se sente pleinement confortable.

- Tu crois que Kira permettrait une telle dérogation de son pouvoir ? Avait continué L.

Il travaillait toujours en mangeant quelque chose. Avant de quitter la pièce pour regagner ses propres quartiers, Watari avait déposé sur la petite table basse en face du canapé un plateau de macarons et une assiette délicatement ouvragée de ce qui paraissait être des éclats de caramel. Les douceurs n'étaient pas réservées uniquement à L, mais il était le seul à en piocher. Sur la table avait aussi été placé le service à café, en porcelaine de Delft. Le détective le prenait avec du lait et beaucoup trop de sucres. Light le préférait noir.

- Je pense que oui, avait-il soutenu à L. Du moment que ses conditions sont remplies, ce serait tout à fait plausible.

Le détective avait bu une gorgée de son café. Il tenait la tasse avec ses deux mains, d'une manière propres aux exigences de l'étiquette japonaise. Jusqu'ici, Light l'avait à chaque fois vu saisir la anse de ses tasses du bout du pouce et de l'index, et la modification de cette habitude, bien qu'en apparence anodine, le laissait perplexe.

- C'est ce que tu ferais ? Lui avait alors demandé L, les yeux baissés sur son café et d'un ton presque trop mondain pour être honnête.

- Quoi ?

- Si tu étais Kira, avait reprit L. Tu accepterais de donner ton pouvoir en libre service à condition que des criminels soient punis régulièrement ?

Light s'était raidit.

- Tu essaies encore de me faire porter le chapeau à propos de Kira, avait-il grincé.

- Je n'ai pas besoin de te faire porter quoi que ce soit, avait répliqué L. Je t'ai expliqué que tu l'avais déjà eu sur la tête.

Ne pas le frapper ne pas le frapper ne pas le frapper

Light, qui n'avait eu de cesse de se féliciter pour son self-control, était trop souvent pris de court à son goût par la formidable capacité du détective à réduire à néant, en l'espace d'une seule remarque, la totalité de ses barrières et de ses principes moraux pacifistes.

- Tu dis que je l'ai eu, mais c'est terminé, maintenant, lui avait-il rappelé. Je ne vois pas pourquoi tu insistes encore.

- Ne te rends pas plus bête que tu ne l'es, Light-kun. Je crois que tu sais très bien pourquoi, au contraire.

Light avait gardé le silence, par choix, mais pas par manque de réponse. L n'avait guère paru en retirer la moindre satisfaction.

- Je ne peux pas ne pas te suspecter encore, Light-kun, lui avait-il expliqué malgré tout. C'est pareil avec Misa. Vous avez été Kira tous les deux, j'en suis certain, je te l'ai dis. On vous a emprisonnés et le pouvoir de Kira vous a quitté, on ne sait pas comment, et le pourquoi reste obscur. Si cette théorie est fausse, je n'ai plus rien, mais je suis quasiment sûr qu'elle est avérée. En attendant de trouver le nouveau coupable, tu ne peux pas nier qu'il est logique de continuer d'exploiter des données déjà existantes dans le cas où il y aurait une faille.

- Je comprends que tu me suspectes d'avoir été Kira, avait rétorqué Light d'un ton plus doux. Simplement, je trouve que tu t'acharnes. Je ne suis plus Kira, et je ne me souviens pas l'avoir été.

L avait posé sa tasse de café, encore à moitié pleine, sur la table basse, puis l'avait observé avec une intensité qui avait mis Light mal à l'aise. Le détective ne regardait jamais vraiment les gens dans les yeux, mais dès qu'il le faisait, Light avait la désagréable l'impression d'être passé au scanner, un scanner si fin et si précis qu'il aurait pu voir jusqu'au tréfonds les plus sombres de son âme.

- Quand tu dis que tu n'es plus Kira, avait commencé L lentement, on dirait que tu affirmes aussi que tu ne le seras plus jamais.

Light avait haussé les épaules, mais la sensation de nœud dans son ventre s'était renforcée.

- Ça me paraît évident. Pourquoi voudrais-tu que je le sois encore ?

L n'avait pas bronché.

- Pourquoi, en effet ? Lui avait-il renvoyé.

Cette fois, Light s'était senti comme un poisson harponné et tiré vers la surface, et il en avait haï L de toutes ses forces. Le visage du détective était totalement inexpressif, mais Light devinait les rouages de son esprit qui tournaient à plein régime, usine intellectuelle qui ne s'arrêtait jamais, et qui semblait parfois prendre tant de plaisir à martyriser la sienne.

- Pourquoi veux-tu que je redevienne Kira ? Avait-il demandé froidement, désirant plus que tout avoir la possibilité de quitter la pièce et de laisser L se noyer dans ses soupçons.

Tu es fou tu es fou pourquoi je ferais ça je ne suis pas comme ça tu me mets au supplice

- Pourquoi pas ? Avait relancé L, en une parodie verbale de leur match de tennis sur le campus universitaire. Quels seraient les critères qui, d'après toi, feraient que tu ne pourrais pas redevenir Kira ?

- Tu les connais déjà, avait objecté sèchement Light. C'est un tueur de masse : n'importe qui d'un tant soit peu logique ne voudrait pas devenir comme lui.

- Ton argument manque de conviction, Light-kun, et surtout de réalisme. Il y a beaucoup de gens qui rêveraient d'avoir le pouvoir de Kira entre les mains pour tout un tas de raisons, toi y compris.

- Et toi ? Avait contre-attaqué le jeune homme. Tu ne le voudrais pas, j'imagine ? Tu es trop blanc pour ça ?

Mais pas un muscle sur le visage de L n'avait tressailli sous l'accusation.

- Je ne sais pas, avait-il répondu. Je n'y ai pas pensé, et de toute façon, la question n'est pas là.

Menteur, avait pensé Light très fort, menteur menteur menteur

- Donc tu peux parfaitement envisager la possibilité que je sois Kira, mais dès qu'il est question de toi, tu évites la question, avait-il continué d'un ton glacial. Tu es au courant que ta situation pourrait être très intéressante pour lui ?

- Ma situation ?

- De détective mondial. Tu as accès à des bases de données criminelles qui pourraient avoir une certaine valeur à ses yeux, et tu as une influence internationale. Que tu me suspectes est compréhensible, mais je m'étonnes que tu ne te sois pas considéré dans l'équation, compte tenu du fait que ton statut offrirait beaucoup plus d'opportunités à Kira que le mien.

- Tu penses que Kira voudrait ma place ? Avait reprit L après une pause.

- Pas nécessairement. Je crois surtout que Kira serait capable de partager son pouvoir avec toi. On en revient à ce que je te disais tout à l'heure.

- Je suis d'accord : qu'est-ce qui te fait croire que Kira préférerait partager avec moi plutôt que de prendre ma place ?

Light avait émit un sifflement irrité.

- Tu recommences.

- Parce que tu émets des conclusions hâtives, Light-kun, avait répliqué L. Tu n'as aucune preuve que Kira accepterait de diviser son pouvoir avec moi ou qui que ce soit d'autre, encore moins qu'il nous laisserait l'utiliser à notre guise. Ça sous-entendrait qu'il y aurait quelqu'un qui tire les ficelles, au lieu d'une capacité qui se transmet comme nous en avions parlé. Tu m'excuseras si je trouve singulier le fait que tu sois arrivé à cette idée alors que rien ne l'a démontré jusqu'à présent.

- Tu n'as aucune preuve non plus que je puisse redevenir Kira à un moment donné, avait asséné Light.

- Mais j'en ai plusieurs pour démontrer que tu as été Kira récemment, avait poursuivi L, imperturbable. Et que vraisemblablement, tu n'as pas utilisé ce pouvoir à des fins personnelles, si jamais je devais suivre ta théorie du partage. Or, tu as l'air de sous-entendre par cette même théorie qu'il y aurait un Kira maître, à l'origine de tout, qui contrôlerait les choses de loin et qui donnerait son pouvoir pour éviter d'être capturé. Si je m'en tiens à ton raisonnement et que c'est le cas, que Kira laisse effectivement son pouvoir à un inconnu en lui demandant de continuer à punir les criminels mais en lui permettant aussi d'utiliser ce pouvoir de façon égoïste, il est étrange que les seuls meurtres répertoriés durant la période où tu avais vraisemblablement ce pouvoir n'aient été que ceux de criminels, et non des assassinats qui auraient pu te servir directement. En outre, rappelle-toi que les crimes ont commencé alors que tous les indices menaient vers toi. Ton hypothèse est sans doute pertinente, Light-kun, mais elle ne t'aide pas : elle fait simplement de toi un potentiel maître chanteur, ce qui ne peut que renforcer mes suspicions à ton égard.

- Il est tout à fait possible que j'ai choisi de ne pas utiliser le pouvoir de Kira pour moi parce que je n'en avais pas besoin, avait articulé Light.

Mais il savait que sa défense était trop faible, et L n'avait eu aucun mal à la balayer d'un revers de main.

- Personne ne refuserait la possibilité de recourir au pouvoir de Kira pour résoudre ses problèmes s'il en avait l'occasion, en particulier après avoir accepté de tuer des criminels. Tu devrais descendre de ton piédestal, Light-kun, ou tu risques de prendre trop de hauteur pour voir les choses correctement.

- Et toi ? Avait insisté Light, bouillonnant de colère contenue. Si je me fie à ton observation, tu serais également amené à te servir du pouvoir de Kira pour tes propres raisons.

- Peut-être. Je t'ai dis que la question n'était pas là.

- Tu m'excuseras si je trouve qu'elle l'est, avait ronronné Light. Kira se sert probablement d'individus du tout venant pour le moment, mais qui sait si un jour, il ne pourrait pas décider de viser plus haut ? Si on se réfère aux traits de personnalité de Kira que tu as mis en évidence jusqu'ici, ce ne serait pas surprenant.

Mais L avait saisit la remarque au vol.

- C'est ce que tu ferais, si tu étais Kira ?

Toute l'agressivité de Light, soigneusement tenue en laisse par les reproches qu'il avait adressé au détective, était revenue au pas de charge.

- Je ne suis pas Kira, avait-il déclaré, en haussant le ton sans pouvoir se retenir. Je ne le redeviendrais pas. Arrête de me demander des choses pareilles.

- Ton argumentation ne tient pas la route, Light-kun, donc permets-moi d'insister : pour quelles raisons penses-tu que tu ne redeviendras pas Kira une deuxième fois ?

- Il nous a mis en danger, mon père et moi, lui avait alors rappelé Light, dont la voix se répercutait de plus en plus fort dans l'appartement. Ça devrait te suffire !

- Désolé, c'est loin d'être suffisant. Ton père était en danger depuis beaucoup plus longtemps que le début de cette affaire, à cause des mêmes criminels que Kira a justement entrepris d'éliminer.

Quelque chose à l'intérieur de Light s'était impitoyablement fissuré. Il avait levé les yeux de ses notes et regardé L longuement, comme s'il le voyait pour la première fois, mais les contours du détective, jusque là relativement nets et familiers, lui apparaissaient tout d'un coup informes et menaçants.

- Qu'est-ce que tu insinues ? Avait-il soufflé.

- Réponds simplement à ma question, Light-kun. Je crois que tu n'as pas besoin de me demander plus d'explications.

- Je n'ai pas envie de répondre. À aucune de tes questions.

Tu es malade tu perds la tête tu ne sais rien tu me dégoûtes

- Tu sais que si tu ne réponds pas, tu augmente ton pourcentage, avait persisté L, son pouce étant venu entre temps rejoindre ses lèvres.

Light avait eu un rire bref et sec.

- Je me fiche de ton pourcentage, L. Tu es paranoïaque, et frustré par le blocage de l'enquête, tu as juste besoin d'un bouc émissaire.

- Pour lequel tu es tout désigné, puisqu'étrangement, toutes les éléments pointent vers toi. Tu confonds bouc émissaire et suspect principal, Light-kun.

- Tu dépasses les bornes.

- Et pas Kira ? Si tu trouves que je vais trop loin, tu peux toujours me frapper, tu sais : pour la majorité des coupables, ça a toujours l'air de constituer un argument de poids.

Light s'était levé, tirant sur la chaîne qui les reliait. Ses mains tremblaient sous l'effort de maîtrise de lui-même qu'il déployait, mais il sentait qu'il pouvait encore tenter de gagner la partie, à la seule condition qu'il se calme et que L le laisse penser. Il savait que toutes ses cartes n'étaient pas encore abattues, et il trouvait bien plus douce la victoire intellectuelle que physique sur le détective.

- Je n'ai pas envie de continuer à discuter avec toi, avait-il déclaré. Je voudrais aller me reposer, je suis fatigué.

Il avait tiré à nouveau sur la chaîne, avec plus de violence qu'il ne l'aurait souhaité. L, qui ne s'attendait visiblement pas au mouvement, avait basculé vers l'avant du canapé et avait été obligé de se lever à son tour.

- Ça ne résoudra pas le problème, avait annoncé le détective. Il faut que tu répondes à la question.

Light avait commencé à gagner leur chambre commune, sans attendre l'opinion de L. Le détective avait suivi, et Light se souvenait avoir trouvé son obéissance déplacée, mais surtout d'avoir été trop en colère pour véritablement la questionner.

- Pas maintenant, avait-il lâché.

- Si, maintenant, s'était obstiné L, ayant probablement conscience qu'il brûlait ainsi les derniers fils de patience de Light. Il faut que tu répondes.

- Demain.

- Maintenant.

Light avait fait volte-face, tout son sang-froid définitivement évaporé.

- Tu es impossible ! S'était-il écrié, et il avait eu honte de s'emporter ainsi, mais c'était la première fois qu'on le poussait autant dans ses retranchements, et il était épuisé, par l'enquête, par L, mais surtout par ses propres doutes, omniprésents.

À sa grande surprise, L avait haussé le ton à son tour.

- Réponds ! Avait-il ordonné, avec une sorte d'urgence dans la voix qui avait déstabilisé Light plus qu'il ne l'aurait souhaité.

- Je ne redeviendrais pas Kira, avait alors capitulé Light, parce que je pense que je n'ai plus aucun intérêt pour lui, j'ai fait mon temps ! Je suis certain qu'il y a quelqu'un qui dirige toutes les opérations, c'est vrai, parce que je ne vois pas pourquoi des criminels continueraient à mourir si le pouvoir de Kira était totalement indépendant de la personne qui le possède, et peut-être que c'était moi mais peut-être aussi que c'est quelqu'un d'autre, il faut que tu l'admettes, L, je n'ai aucun souvenir d'avoir été Kira et Misa non plus, et je ne vois pas pourquoi je le serais devenu, ça n'a pas de sens, tu connais mes principes !

- Ça ne réponds toujours pas, Light, lui avait fait remarquer L, mais son ton était redevenu plus calme, et il s'était appuyé de la main sur le dossier du canapé, qu'ils avaient contourné.

- Je ne suis plus assez intéressant pour Kira, avait dit Light, à bouts de force. S'il y a vraiment quelqu'un qui tire les ficelles, et j'en suis persuadé, il est évident qu'il m'a retiré le pouvoir parce que j'avais fait mes preuves. Même chose pour Misa. Il aurait pu nous le redonner immédiatement après avoir été libérés, surtout étant donné que nous faisons maintenant partie de l'enquête, ce qui lui aurait permis d'avoir une taupe, mais tu as bien vu que ce n'est pas le cas. Si Kira est réellement tel que tu l'as décrit, il va chercher à mettre sous sa coupe une personne qui lui apportera plus de choses.

- Comme moi, avait compris L.

- Comme toi.

Puis les épaules de L s'étaient affaissées brutalement. Light l'avait vu fermer les yeux lentement et pencher la tête vers l'avant, comme s'il voulait scruter quelque chose au sol, sauf qu'il n'y avait rien sur la moquette de là où Light pouvait l'apercevoir. Il avait failli lui demander s'il allait bien, mais il était furieux, bien qu'un peu moins après avoir fait part de ses raisonnements au détective, et ce n'était que lorsque le haut du corps de L avait amorcé un basculement complet qu'il avait cessé de penser, et qu'il s'était retrouvé près de lui en deux enjambés, un bras près à se plaquer contre son ventre dans le cas où son étourdissement se révélait plus grave. Tout son emportement avait fondu et leur différent avait alors semblé n'avoir plus aucune importance, remplacé par autre chose, qui n'avait pas de nom, et qui n'aurait pas du en avoir. Il l'avait saisi par les épaules, et avait senti les os de L sous son t-shirt.

- Ça va, Light-kun, tu peux me lâcher maintenant, lui avait-il dit, mais même sa voix était un murmure.

- Tu devrais aller dormir, lui avait signalé Light.

Plus une trace de mécontentement, seule restait l'inquiétude, soudaine et refroidissante.

- Plus tard.

- Tu es très pâle, tes yeux se ferment tout seuls. Il faut que tu dormes, je sais que tu ne dors pas.

Mais L avait tourné vers lui ses yeux immenses, noirs, et ils avaient lui de fatigue et d'une tristesse que le détective, dans son état, n'avait pas réussi à cacher.

- Si tu étais Kira, est-ce que tu partagerais ton pouvoir avec moi ? Avait-il demandé.

- Quoi ?

- Réponds, Light.

Tu es pire que le tonneau des Danaïdes

- On verra ça demain, avait tenté Light. Tu dois aller dormir, Ryûzaki, on aura bien le temps d'en reparler.

L avait posé une main osseuse sur son bras et avait serré avec une force qui avait parue démentielle, compte tenu de son malaise.

- Est-ce que tu partagerais ?

Light l'avait regardé, maigre, la peau plus translucide que celle d'un fantôme, ses yeux, dans lesquels flamboyait son esprit. Ses cernes avaient atteint un niveau pharaonique. C'était la première fois qu'il avait vu le trône coupé en deux.

- Oui, avait-il répondu, dans un élan d'imperfection et de découragement, mais surtout dans une vague déraisonnable de tendresse qui lui avait fait peur. Oui, je partagerais.

Et oh, jusqu'à ce jour de novembre, l'idée n'avait pas arrêté de faire du chemin, elle avait creusé des fosses plus profondes que celle des Mariannes dans sa tête, elle avait déchiré ses opinions et sa vision du monde, elle avait fait de L un roi, le deuxième, mais l'égal de son propre pouvoir. Elle avait été Salomon tranchant l'enfant en deux. Elle avait redécoupé l'univers à la mesure du détective.

Sauf que L avait dit non.

x

Il s'était parfois demandé si L avait fait exprès de se sentir mal ce jour-là, s'il n'avait pas pu se servir de cette faiblesse pour amener Light hors de son terrier et lui faire dire ce qu'il voulait entendre. Il s'était surtout demandé pourquoi L avait refusé, alors qu'ils aurait pu être tout ensembles. Au Cathare, lorsque la question lui venait à l'esprit, il n'avait jamais été capable de la dévier et s'y était toujours enterré, inlassablement, sans pouvoir trouver de réponse satisfaisante. Et ici, dans le laboratoire du Svetlana, il la sentait griffer les parois de son crâne, déchiqueter les cloisons de son cœur, pourrir le moindre de ses jugements, encore, sans interruption, comme L qui ne voulait pas arrêter de lui poser des questions à propos de Kira, et qui avait eu raison sur toute la ligne.

Pourquoi tu as dis non ?

Il entendit frapper à la porte, et s'immobilisa sur le seuil en y découvrant le détective, les mains profondément enfoncées dans les poches de son jean.

- J'ai reçu quelque chose, lui dit-il en guise d'introduction. Il faut que tu voies ça.

Pourquoi tu as dis non ? Pensait Light, en le laissant entrer, en regardant son dos et la courbe de sa gorge, en éprouvant l'envie habituelle d'y planter les dents et un baiser, tout en même temps.


Message reçu le 23/10/2004 à 12h31

J'ai lu ton message, Lawlita.

N'y pense même pas. T'as jamais voulu partager ton titre, donc

t'es pas fait pour partager une couronne. CQFD.

De toute façon, il va te briser le cœur.


Indications :

- Juste pour info, la plus célèbre peinture noire de Goya est celle de Saturne dévorant un de ses fils (pour vous donner l'idée de l'ambiance), et elles ont été peintes à l'époque où il souffrait de graves problèmes de santé. Il y a 14 et elles sont considérées comme son plus grand chef d'oeuvre (c'était la parenthèse peinture).

- Le Hollandais Volant est un bateau fantôme dont les premières légendes remontent à 1790 (mais qui apparemment n'était pas conduit par un poulpe humain, hélas, sinon ça aurait été folklorique !), et qui partirait de l'idée d'un navire qui n'aurait pas pu rentrer dans un port par manque de pilote. Quand à la barque de Charon, il s'agit de l'embarcation qui permettait aux morts ayant reçu une sépulture de traverser le Styx et d'accéder aux enfers dans la mythologie grecque (contre paiement, parce que Charon était gondolier de Venise dans une vie antérieure :P).

- Le fait que Light signale que les shinigamis ne s'habillent pas renvoie à des vêtements humains, mais pas à ceux que les dieux de la mort portent déjà dans le manga.

- Toute l'histoire à propos des écolières japonaise est tragiquement vraie (si ce n'est qu'elle n'a jamais été reliée à Kira, bien sûr)

- Oui, ma fascination incompréhensible pour les canapés est de retour !

- Le Tonneau des Danaïdes est une autre légende de la mythologie grecque, selon laquelle les filles d'un charmant monsieur dénommé Danaos sont obligées, aux Enfers, de remplir sans fin un tonneau percé, en châtiment pour avoir tué leurs époux (qui étaient aussi leurs cousins et les fils du frère de Danaos, avec qui il s'était brouillé : toujours sympa, les relations de famille !), d'où la référence au fait que Light a beau répondre aux questions de L, il y en a toujours cinquante qui suivent derrière.

- Fantôme, c'est à la fois pour Misa, mais aussi pour les shinigamis de manière plus générale, et surtout pour Light et son idée de partager le pouvoir avec L, qui est tombée à l'eau. Globalement, c'est aussi pour toutes les nombreuses références au passé que contient ce chapitre (de la part de Nenn, Ryûk, Rem, Light, et le message de BB, bien entendu, à la fin du chapitre).


Pour commencer, une excellente année 2019 à toutes et à tous :D ! J'espère que vous aurez passé un bon réveillon, et surtout que vous aurez pu vous reposer avant de ré-attaquer le boulot, vos études ou les deux, sous ce froid polaire (avec mes chapitres séparés de six mois ou plus, j'ai toujours du mal à me dire que j'ai écris le précédent alors que le thermomètre était en train d'exploser et que la pelouse devant chez moi était en train de cramer...des détails, des détails !) !

Je vous présente également toutes mes plus plates excuses pour le retard très important que j'ai pris sur ce chapitre (je sais, c'est récurrent, bougez pas, je vais chercher une enveloppe) : pour être tout à fait honnête avec vous, j'ai eu beaucoup de mal à l'écrire, pas parce qu'il était spécialement complexe, mais parce que je n'arrivais pas à m'en sortir avec la première scène (et quand je dis la première scène, c'est l'intégralité, donc tout le passage avec Ryûk). Je n'ai pas arrêté d'avoir l'impression que ce n'était pas logique, que ça ne tenait pas debout, et du coup je l'ai recommencée plusieurs fois avant de trouver un format qui me convenait et me semblait cohérent, mais en parallèle se sont aussi greffés mon travail de thèse et d'autres éléments de ma vie personnelle, qui ont fait que j'ai malheureusement manqué de temps et que ça a continué de me bloquer :'( . Ça a été beaucoup mieux avec la deuxième, par contre, où Light est le seul intervenant.

Un très grand merci, donc, pour votre patience à toute épreuve et vos reviews sur le dernier chapitre, auxquels je suis sincèrement désolée de ne pas encore avoir répondu (mais j'arrive, promis juré ! ) ! Je croise les doigts très fort pour que celui-ci vous ait plu ! Comme vous aurez pu le voir, c'est un chapitre très, très, trèèèèèèèèèèèès contemplatif et assez dense. Il n'est pas spécialement joyeux et il n'y a pas d'action, rien de la prise de recul (cette publicité, franchement XD !), mais ça me paraissait vraiment important de continuer à développer les réflexions de Light par rapport à L pendant l'affaire Kira (on y reviendra de toute façon, tout n'est pas encore pleinement installé), de même que de remettre en avant Misa et le Cathare pendant cette période avant de poursuivre l'intrigue sur le Svetlana.

Pour ce qui est du vingtième chapitre (CHAMP...ah non, damned, trop tôt !), je prévois la publication comme l'année dernière entre la fin du mois d'août et le mois de septembre. Je pense que c'est vraiment plus correct de vous parler de périodes, maintenant, ça pourrait potentiellement m'éviter de nouveaux avis de retard (comme pour tous les autres chapitres précédent...où est mon enveloppe, déjà ?). Je vous tiendrais dans tous les cas au courant par le biais de l'introduction, comme d'habitude ;) !

Donc d'ici là qu'on se retrouve tous sans nos deux millions de putains d'épaisseurs de fringues en plus sur le dos (est-ce que j'ai dit que ce que j'aimais surtout en hiver, ce sont les raclettes ?), je vous remercie encore tout plein beaucoup pour continuer de suivre cette fanfiction malgré les délais de publication de l'auteur qui sont apparemment outrageants (youhou, estime de soi ?), et je vous souhaite pleins de succès et de belles choses pour cette nouvelle année !

Negen