Natsuki avait passé une excellente nuit. Elle avait probablement bien fait de s'éviter un café qui l'aurait laissé les yeux grands ouverts à fixer son plafond.
Ca ne l'empêcha pas de repousser son réveil puis, comme toute personne en retard qui se respecte, finir par se précipiter sous la douche et s'habiller avec ce qui lui tombait sous la main: un jean, un t-shirt blanc et une veste noire.
Elle pensa heureusement à s'emparer de son manuscrit qu'elle fourra en vrac dans son sac et attrapa son casque alors qu'elle se précipitait vers sa moto.
Natsuki détestait être harcelée par son éditeur, Kozuki-san, qui passait son temps à lui demander ses progrès et à vouloir discuter de son manuscrit paragraphe par paragraphe. Ils s'étaient accrochés plusieurs fois, jusqu'à convenir de ne se rencontrer qu'une fois toutes les 3 semaines aux bureaux de Garderobe, le jeudi matin de 9h sans faute. Ils revoyaient alors ensemble tous les points que Kozuki avait à soulever sur les textes qu'elle lui envoyait 3 jours avant.
Le reste du temps, elle ne répondait pas à l'homme ni ne lisait ses mails, préférant travailler en paix et à son rythme. Elle lui devait un certain nombre de pages toutes les 3 semaines souvent écrites dans les 4-5 derniers jours avant l'envoi et cela dans la précipitation. Le stress d'une date butoir restait toujours sa meilleure motivation.
Sauf que la semaine précédente, quand elle s'était rendue à son rendez-vous, on lui avait dit qu'il était décalé à cette semaine, qu'elle en avait été informée par mail et par message sur son répondeur - ce qu'elle n'avait évidemment ni lu ni écouté.
Agacée, elle n'avait demandé ni le comment ni le pourquoi et était repartie, considérant cette semaine comme du congé. Sa tentative de la veille d'écrire n'avait d'ailleurs mené à rien.
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La circulation à Tokyo, un jeudi matin aux heures d'affluence, était un cauchemar que Natsuki considérait comme un challenge. Elle zigzaguait avec adresse, accélérait ou ralentissait en fonction des radars d'un trajet qu'elle connaissait comme sa poche.
On la klaxonnait régulièrement.
Elle freina brusquement -laissant une énième trainé de gomme noir derrière elle- alors qu'elle s'arrêtait devant la maison d'édition. Les places n'y étaient pas gratuites mais Natsuki ne les payait jamais, elle se chargerait de l'amende si elle se faisait verbaliser ce qui n'était pas toujours le cas.
Elle se précipita à l'intérieur du bâtiment qui s'avérait relativement discret dans un quartier comme Akihabara où les vitrines de figurines et de manga, les grandes affiches et panneaux publicitaires d'animés et les lumières de jour comme de nuit faisaient loi.
La secrétaire de l'accueil lui fit un vague salut, habituée à la voir ainsi débouler dans les locaux et Natsuki monta deux par deux les marches menant au bureau de Kozuki.
Elle traversa une partie des locaux comme une flèche, ouvrit la porte du bureau et se laissa tomber dans son siège habituel, respirant rapidement alors qu'elle jetait un œil à sa montre.
9h01, parfait!
Ce ne fut qu'ensuite qu'elle prit note de la présence de Kozuki.
L'homme réajustait sa cravate presque nerveusement, ce qui était bien différent de son habitude. Il aurait été habituellement bien capable de lui faire remarquer sa minute de retard.
Natsuki fronça les sourcils mais, face à son silence, elle fouilla son sac pour en extirper le manuscrit écorné. Elle prit son stylo bille et ouvrit au dernier chapitre pour qu'ils revoient ce qui déplaisait à Kozuki. Liberté d'expression, mon cul, songea-t-elle.
"Alors? tonna-t-elle plutôt énervée de son mutisme.
-Bien Kuga-san, vous n'avez toujours pas lu mes mails?
-Nous avions déjà établi que nous ne ferions pas "d'échange par mail". C'est pour cela qu'on se voit toutes les 3 semaines, n'est-ce pas?"
Elle cliquait sur son stylo au rythme de son agacement croissant.
"Alors? insista-t-elle.
-Hm, et bien..."
Il continuait de s'agiter sans prendre la parole.
L'écriture ne l'avait pas non plus assagi et son tempérament pouvait encore s'avérer volage… pour ne pas dire explosif. A priori, Kozuki craignait une nouvelle dispute.
"Crache le morceau, se plaignit-elle."
Est-ce qu'on annulait la publication de son 5ème tome? Ou lui annonçait-il que tous ces derniers chapitres étaient à reprendre?
Ce dernier point ne l'aurait pas choqué -énervée bien sûr, mais pas étonnée. Natsuki aurait même modifié ses 2 précédents tomes déjà publiés si elle en avait eu la possibilité.
"Nous avons été rachetés, annonça-t-il tout de go.
-Quoi?
-Garderobe et l'ensemble de ses contrats ont été rachetés.
-Par qui? balbutia Natsuki qui se demandait comment cela pourrait l'impacter, elle, personnellement.
-La maison d'édition Windbloom.
-Qu'est-ce que ça change vis à vis de ça? demanda-t-elle en agitant son manuscrit.
-Il va sortir. Pour le moment, il n'est pas prévu que la date de publication soit modifiée. Toutefois, je… Windbloom remanie les services de sa nouvelle acquisition et j'en ai profité pour demander un changement de poste.
-Je suppose que ça ne signifie pas que je suis libre de finir mon texte comme je le souhaite avant de le publier? ironisa-t-elle.
-Ça signifie que vous changez de superviseur."
Il se racla la gorge et bougea mal à l'aise.
"J'espère simplement qu'elle ne voudra pas revenir sur tout ce qu'on a déjà pu voir ensemble. Enfin… c'est la raison pour laquelle j'ai demandé de reprogrammer notre réunion. Autant te présenter la personne qui me remplace pour faire aujourd'hui une transition et aplanir d'éventuels problèmes. Je lui ai déjà transmis tes premiers jets corrigés.
-Vous auriez pu m'en parler!
-Je l'ai fait, se défendit-il. Par mail. Mais comme vous refusez de les lire… La décision officielle a eu lieu, il y a plus d'un mois maintenant et j'ai oublié de vous en parler à notre dernière réunion et ensuite, impossible de vous joindre.
-Bien, bien, se plaignit-elle.
-Je vais l'informer que nous sommes prêts. Voulez-vous quelque chose à boire?
-Oui, un café, merci."
Kozuki se précipita hors de son bureau et Natsuki se laissa aller au fond de son siège, stressée et épuisée à l'idée de devoir apprendre à supporter un nouvel éditeur.
Elle entendit finalement le bruit des pas de Kozuki et de son remplaçant approchés. L'un des deux pas résonnait, un claquement régulier de chaussures à talon.
Génial, jugea-t-elle sarcastiquement. Professionnellement, Natsuki s'entendait mal avec les femmes. Il y avait une sorte de relation de domination ou de jalousie qui s'établissait entre elles et ça ne finissait jamais très bien.
Natsuki se redressa dans son siège avec l'impression de revenir au lycée à devoir rendre un devoir qu'elle avait bâclé. Elle essaya de défroisser son manuscrit quand la porte s'ouvrit.
Kozuki, obséquieux, indiquait à la nouvelle arrivante de prendre place avec des petites courbettes.
Et puis, évidemment…
"Natsuki?"
La surprise était évidente et la voix reconnaissable entre mille, malgré qu'elle eût été silencieuse depuis 10 ans.
Fujino Shizuru. La femme qui l'avait aimé et l'être cher qui l'avait abandonné.
"Shizuru? balbutia-t-elle bêtement en retour comme s'il n'avait pas déjà été établi qu'elles s'étaient reconnues l'une l'autre."
Le regard de Shizuru la balaya rapidement sans trop s'y attarder, comme si elle était gênée d'avoir à le faire mais qu'elle ne pouvait pas s'en empêcher.
"Oh, vous vous connaissez? intervint Kozuki qui avait été oublié."
La posture de Shizuru se modifia aussitôt, effaçant toutes traces de son étonnement pour se tourner vers son prédécesseur, ce qui permit à Natsuki de faire sa propre observation.
Shizuru avait perdu les dernières rondeurs de l'adolescence, ses traits s'étaient affinés et elle portait un maquillage léger mais un rouge à lèvre plutôt foncé, ce qui avec son tailleur sombre lui donnait une apparence professionnelle qui demandait à ce qu'on l'écoute. Il ne restait là, pas grand-chose de son sourire débonnaire et affectueux qu'elle lui avait connu.
"Il semblerait en effet, répondit-elle d'un ton neutre."
Aucune chaleur dans sa voix, un signe clair que Kozuki ne devait pas aller plus loin dans son questionnement, même si l'utilisation respective de leur prénom impliquait forcément une proximité et une intimité correspondant à des personnes qui avaient été proches.
Shizuru tira la chaise voisine à la sienne et Kozuki sembla se rappeler qu'il avait toujours le café de Natsuki en main, lui tendant aussitôt d'un geste saccadé qui manqua de faire déborder la tasse.
"Bien, bon. Je suppose que cela facilitera les choses, n'est-ce pas? Fujino-san avez vous eu le temps de jeter un œil à nos précédentes corrections? Je suis tout disposé à-
-Je vous remercie Kozuki-san. Je pense que je saurai parfaitement reprendre les choses en main. Néanmoins, je vous contacterais si des questions devaient émerger suite à la passation de tout dossier."
Un silence étrange plana où il parut évident que Kozuki-san absorbait l'information d'une mise à la porte brutale quoique polie. Comme il ne réagissait pas assez vite, Shizuru haussa un sourcil et se racla la gorge.
"Avez-vous encore quelques remarques ou questions?"
L'homme secoua la tête et commença à réunir divers documents de son bureau avant de saisir le regard de Shizuru. Il se redressa et lissa sa cravate.
"Je crois que… euh, cela peut attendre. Je vais vous laisser discuter. J'ai encore des choses à faire bien sûr.
-Les RH attendent toujours votre retour, lui rappela doctement Shizuru."
L'homme rougit soudainement et, après un ultime "bien sûr, bien sûr", il disparut du bureau.
Shizuru soupira, et son corps parut s'affaisser dans le siège alors que toute tension semblait quitter son corps.
Elle se tourna de nouveau vers Natsuki, finalement, un sourire plus doux aux lèvres.
"Salut Natsuki, recommença-t-elle.
-Salut, répondit-elle presque sonnée par cette interaction d'un autre temps."
La tête de Shizuru se pencha en arrière, appuyée contre le dossier, et le cou tordu pour continuer de la regarder.
"Je ne savais pas que tu écrivais, dit-elle d'une voix douce. Tu t'es mariée?
-Quoi?! grinça-t-elle dans un sursaut."
Les yeux de Shizuru s'agrandir presque comiquement alors qu'elle-même se redressait.
"Oh kami-sama, je m'excuse, s'empressa-t-elle de dire. Je ne voulais pas que ça sonne ainsi. J'étais juste curieuse si "Kruger" était un simple nom de plume. J'aurai plutôt dû formuler les choses ainsi, je suppose.
-Oh, souffla Natsuki étonnée de sentir son cœur tambouriné ainsi pour une question anodine bien que trop en avant après une absence de 10 ans. Je suppose que toi, oui."
Shizuru, qui jouait inconsciemment avec l'anneau à son annulaire que Natsuki pointait, eut un bref éclat de rire.
"Non, sourit-elle. C'est une façon comme une autre de m'épargner une bonne part d'invitations indésirables à dîner ou à prendre un café."
Elle lui fit un léger clin d'œil, comme si elles s'étaient vues la veille et que tout allait pour le mieux dans leur relation. Sauf que le bref silence qui arriva juste après lui rappela la réalité.
Shizuru se redressa et lissa son chemisier.
"Ecoute, les choses entre nous… cela remonte à un moment.
-Dix ans, l'interrompit Natsuki.
-Oui, bien dix ans, reconnut-elle. Un moment donc. Mais parfois 10 ans n'est pas suffisant."
Qu'est-ce que Shizuru entendait par là? La raison de son départ n'avait jamais été très claire à ses yeux, leur amitié avait été rétablie sur de bien meilleures bases suite au Carnaval. Était-elle en train de sous-entendre qu'elle n'avait jamais dépassé ce béguin qu'elle avait pour elle?
"Je n'aimerai pas que le rachat de Garderobe par Windbloom interfère avec l'écriture de ton roman. J'entend évidemment par là : notre ancienne relation. Ne voit aucune ambiguïté dans ces mots.
-Tu crois qu'on ne pourra pas travailler ensemble?
-Je te demande si tu souhaites que quelqu'un d'autre te supervise? corrigea Shizuru sans insinuer ce qu'elle-même pensait d'une éventuelle relation de travail l'une avec l'autre.
-Genre Kozuki?"
Shizuru grimaça légèrement en secouant doucement de la tête.
"Ce serait forcément quelqu'un de nouveau. Quelqu'un qui travaillait déjà à Garderobe ou un de mes collègues de Windbloom.
-Tu ne veux pas travailler avec moi? reprit Natsuki, incertaine.
-Non, je veux dire… oui, se corrigea-t-elle."
C'était presque attachant de voir qu'elle pouvait se montrer aussi incertaine face à elle. Natsuki n'avait pas vraiment gardé ce souvenir-là de Shizuru, se souvenant plutôt de cette confiance tranquille et de ce ton taquin et amusé qui aimait la gêner en toute circonstance.
"Je ne m'attendais pas à te voir là, reconnut Shizuru. Ce qui doit être aussi ton cas. Tu es en train de finir ton 5ème roman, si je me souviens bien. Il est déjà bien entamé et ces ventes joueront forcément sur un éventuel renouvellement de contrat. Je ne suis pas là pour mettre des bâtons dans les roues des auteurs qui publient à Garderobe. Si Windbloom a racheté Garderobe, c'est en partie parce que nous voulions vous récupérer. Donc, si notre passif peut te gêner de quelque sorte que ce soit, je peux te transférer à un de mes collègues."
Son regard semblait franc et ouvert, beaucoup plus détendu et beaucoup moins défensif que lors de leur dernière interaction 10 ans plus tôt.
Natsuki déglutit se demandant si cela changerait les choses d'avoir Shizuru pour éditrice.
Oui! Bien sûr que oui!
Elle voulait des réponses, lui demander des explications, la secouer avec un "pourquoi?!".
Natsuki allait-elle laisser à Shizuru l'occasion de disparaître une nouvelle fois, pour vaquer à sa vie sans avoir à se préoccuper de Natsuki sous l'excuse qu'elle risquait de perturber son processus créatif ou une connerie du même genre ?
"Il n'y aura pas de problèmes, répondit-elle soudainement détendue, soulagée par sa propre réponse.
-Parfait, lui répliqua Shizuru avec un sourire qui lui fit plisser les yeux. Si nous discutions un petit peu hors de ce bureau en compagnie d'un vrai café et de thé pour voir un peu ce que tu veux faire de ton histoire avant de s'y plonger avec plus d'attention."
Shizuru n'avait, semble-t-il, pas apprécié le thé qu'elle avait délaissé sur un coin du bureau de Kozuki.
Face à Shizuru, Natsuki avait quant à elle tout simplement oublié de boire son propre café et elle le déposa à son tour sur le bureau sans bien savoir si Shizuru pensait que Natsuki ne l'avait pas aimé ou si elle avait remarqué qu'elle ne l'avait même pas gouté.
Alors qu'elles se levaient toutes deux, un sourire taquin qu'elle aurait pu reconnaître entre mille étira les lèvres de Shizuru. Cela annonçait toujours quelque chose de gênant pour Natsuki qui se sentit rougir avant même que Shizuru n'ait pris la parole.
"Je suis plutôt d'accord avec ce t-shirt, mais je t'imaginais pas avoir besoin de l'afficher aussi ouvertement. Savais-tu que nous nous verrions? demanda-t-elle les yeux pétillant tout autant de rire."
Interloquée quelques instants, Natsuki baissa les yeux sur son t-shirt attrapé à l'aveugle ce matin-là.
Ca avait été un cadeau stupide de Nao -bien sûr qu'il venait de Nao- et Natsuki ferma sa veste de costume pour cacher ce qui y était écris:
"Je suis la plus SEXY, inutile de chercher ailleurs."
