Épisode 6: Des loups au milieu du troupeau
.
Anneau du Présidium sur la Citadelle –
Quartier Général du SSC, bureau de l'Exécuteur Savenus
.
-–- Très bien, Spectre... J'ai écouté très attentivement votre exposé de la situation présumée, et il n'appelle chez moi qu'une seule question: est-ce que oui ou non, par les Esprits, vous êtes sous l'emprise de substances hallucinogènes hanari?!...
C'est sans trop de difficultés que le capitaine Saïda Keren était parvenue à obtenir une entrevue en urgence pour elle-même et son équipe, dans le bureau personnel de l'Exécuteur Septis Savenus au QG du SSC. Toutefois, les échanges s'y déroulaient pour l'heure de manière aussi peu constructive que l'on aurait finalement pu s'y attendre... D'une manière générale, les fonctionnaires du SSC n'appréciaient guère la propension des Spectres à s'affranchir des lois qui régissaient la vie de tout honnête citoyen concilien; et cela allait en s'aggravant nettement à mesure que l'on montait dans les échelons de la hiérarchie policière. En outre, les vétérans de l'armée turienne, nombreux au SSC, n'étaient guère réputés priser les francs-tireurs sans discipline – car c'est ainsi en tout cas qu'ils considéraient les agents Spectres. Or, Septis Savenus était tout à la fois un vétéran hautement décoré des forces armées de la Hiérarchie de Palaven, et l'autorité suprême du SSC, juste un niveau au-dessous du Conseil lui-même.
Décidément beaucoup de tares pour un seul flic, même turien, songeait à ce moment précis le lieutenant-major Damon da Costa, présent dans le bureau au même titre que le reste de l'équipe d'enquêteurs du capitaine Keren. Le N7 considéra avec un amusement dissimulé la gestuelle raide et outragée de l'Exécuteur Savenus, assis derrière son vaste bureau. Le caractère conditionné et prévisible des militaires turiens, ainsi que leur démarche rigide et leurs postures guindées, avaient fait naître parmi les soldats de l'Alliance d'innombrables blagues sur le manche à balai qu'ils étaient tous censés avoir bien vissé au fond du cul. Et Damon ne put que difficilement réprimer le sourire qui lui vint aux lèvres, lorsqu'il imagina le diamètre du rondin qui devait servir de colonne vertébrale au digne chef du SSC!
C'est d'ailleurs en affichant une attitude toujours aussi supérieure, que l'Exécuteur poursuivit d'un ton rogue:
-–- ...Vous venez ici me parler d'un danger immédiat interne au SSC, Spectre... Mais je vous remercie, je suis déjà vaguement au courant! Le Conseil m'a effectivement fait part du risque élevé, dans les jours qui viennent, d'un coup de force de la part d'une quelconque organisation criminelle humaine. Et j'ai également été prévenu de la possibilité d'actions hostiles, au sein même du SSC, menées par des agents humains infiltrés ou retournés. Alors croyez-vous réellement que je vous aie attendue pour mettre sur la touche la plupart de mes officiers humains, et ôter ainsi toute capacité de nuisance à d'éventuels éléments malveillants?!
Le capitaine Keren dut prendre sur elle pour ne pas élever davantage la voix, lorsqu'elle répondit:
-–- Monsieur, nous disposons d'éléments nouveaux susceptibles de remettre vos certitudes en question. Voici deux heures Standard, nous venons d'effectuer dans le Secteur Zakéra une descente dans les locaux secrets de Tulsan Fornebu, le trafiquant volus bien connu. Et en le pressurant suffisamment, nous sommes parvenus à lui extorquer de précieuses...
-–- Je connais Fornebu, intervint Savenus en appuyant son interruption d'un revers de main agacé. Figurez-vous que c'est moi-même qui l'avait personnellement recruté comme informateur pour le SSC, à l'époque où je dirigeais encore la Division Criminelle sur Zakéra. Eh bien pourtant, croyez-moi, je ne parierais pas davantage sur la bonne foi de cette sale petite crapule, que sur les chances de survie d'un Galarien à poil sur Tuchanka!
Saïda Keren étouffa un juron d'impatience. De guerre lasse, l'Humaine finit par plonger les doigts dans l'une des cartouchières de son armure, pour en extraire la poignée de micro-disques récupérés dans le repaire du trafiquant volus. En un geste théâtral, elle les sema ensuite à la volée sur le bureau de l'Exécuteur Savenus. Celui-ci demeura cependant de marbre devant ce vain effet de manche, assis les serres jointes en une pose hiératique, se contentant de gronder sourdement:
-–- Je peux savoir avec quoi vous êtes en train de saloper mon bureau, Spectre?
Sans un mot, Saïda piocha au hasard l'un des micro-disques à lecture optique répandus sur le pupitre. Puis d'un geste sec, elle invita Sudaj Lenks, l'Ingénieur galarien de son unité, à se rapprocher afin de venir soumettre le périphérique d'enregistrement à l'analyse du module Génoscan de son Omnitech, ainsi qu'il l'avait fait précédemment dans le bureau de Tulsan Fornebu. Pendant que le Galarien opérait, la Spectre humaine opta pour un ton didactique, neutre mais ferme, afin de mieux placer l'Exécuteur Savenus devant les froides réalités de la situation:
-–- Ces DSO ont été récupérés dans le gourbi malpropre qui servait de bureau provisoire à Fornebu. Ce sont des identifiants trafiqués du SSC, que le Volus a faits réaliser sur mesure pour un mystérieux trio d'intermédiaires humains masqués: vraisemblablement des étrangers à la Citadelle, dont nous ne savons encore à peu près rien, mais que nous pouvons déjà supposer liés à une organisation redoutablement structurée; une organisation disposant de solides informations et de gros moyens. Vous noterez en passant la qualité particulièrement remarquable de ces contrefaçons. Bref, parmi ces identifiants, ceux que je viens de vous remettre sont tous ceux qui avaient déjà été partiellement complétés avec les données biométriques de leurs futurs porteurs. Ni noms, ni holoreprésentations, ni données personnelles; mais l'ADN a parlé, et à lui seul, il est déjà extrêmement éloquent... Car tous les identifiants déjà complétés, absolument tous, ont été conçus pour des Turiens! Les éléments de déstabilisation que l'ennemi est sans doute déjà parvenu à infiltrer sur la Citadelle, et jusque dans les rangs du SSC, ne sont donc pas humains comme on s'y était attendus jusqu'alors, mais turiens!...
Le regard d'un Turien est toujours difficile à interpréter, pour quiconque n'appartient pas à cette espèce. Mais la mâchoire pendante de Septis Savenus, elle, ne laissait aucune doute quant au degré de stupeur de celui-ci. Totalement éberlué au fond de son fauteuil, l'Exécuteur détaillait et redétaillait en silence la projection holographique qui s'étendait maintenant au-dessus de l'avant-bras de l'Ingénieur galarien, et la double hélice entrelacée qui y tournait sur elle-même. Il s'agissait bel et bien là, indubitablement, d'un génome turien! Pendant que Savenus peinait visiblement à se remettre du choc, Saïda, elle, profitait de l'avantage acquis en poursuivant déjà:
-–- ...Et vous savez tout aussi bien que moi, Monsieur, que les Turiens constituent toujours à eux seuls bien plus de la moitié des effectifs du SSC. Je suppose que vous en arrivez donc maintenant à la même conclusion que moi: l'ennemi peut être n'importe où, absolument n'importe où dans la place! Il pourrait peut-être même s'en prendre directement au Conseil à l'heure où nous parlons, sans même que nous en ayons la moindre...
-–- S'en prendre directement au Conseil?! s'exclama Savenus brutalement tiré de sa stupeur. Impossible! Totalement exclus! Des terroristes butariens avaient déjà tenté cette folie, voici une vingtaine d'années; et depuis, nos protocoles de sécurité ont été entièrement repensés et...
-–- Ouais-ouais! l'interrompit Saïda d'un ton impatient. Moi aussi, je connais les histoires secrètes de la Citadelle, merci! Quelques années avant l'Invasion des Moissonneurs, le lieutenant de l'Alliance Jacob Taylor, et une espionne de Cerberus du nom de Lawson, avaient empêché la diffusion d'un virus en pleine salle du Conseil, et patati et patata... Seulement voilà, Monsieur: vos terroristes butariens étaient des truffes, à côté de l'organisation dont nous sommes en train de parler! Alors faites-moi confiance, vos précieux protocoles de sécurité n'ont sans doute déjà plus aucun secret pour eux depuis bien longtemps!
-–- Mais enfin, balbultia encore l'Exécuteur, tout cela n'a pas de sens! Pourquoi des Turiens travailleraient-ils pour une organisation suprémaciste humaine...?
Saïda planta fermement son regard dans celui du commandant du SSC, lorsqu'elle asséna sur un ton sans réplique:
-–- On verra plus tard pour le "Pourquoi?", Monsieur. Ce qui compte pour l'instant, c'est "Où?", "Quand?" et "Comment?"
Septis Savenus serra les mandibules. Il sembla encore hésiter un moment, avant de finir par admettre avec réticence:
-–- Après tout, c'est vous ici qui êtes la spécialiste des coups tordus, Spectre... Alors? Qu'est-ce que vous préconisez pour la suite?
Sans se faire autrement prier, le capitaine Keren se mit en devoir de dévoiler les éléments de réflexion qu'elle avait déjà pu réunir, sur sa route entre Zakéra et le Présidium:
-–- Fornebu n'a pas su nous préciser combien d'identifiants trafiqués sa faussaire quarienne avait déjà pu remettre à ses commanditaires. Mais nous avons pu saisir dix DSO, dont six déjà partiellement complétés pour des Turiens. Il s'agit là d'un travail de contrefaçon long et minutieux: le premier lot déjà livré ne devait pas être beaucoup plus important. Au pire, nous pouvons donc estimer le nombre d'imposteurs turiens déjà infiltrés dans les rangs du SSC à une dizaine, pas plus. Il leur aura aussi fallu implanter leurs fausses identités dans les serveurs du SSC: ce n'est pas une manipulation anodine, et il devrait y avoir moyen d'en remonter la trace si l'on sait où chercher...
Sudaj Lenks semblait cogiter dans son coin depuis un moment déjà. Le Galarien finit par se risquer à avancer:
-–- Si j'étais à la place terroristes, cependant...
-–- Oui...? l'encouragea Saïda.
Au fil des missions, la Spectre humaine avait appris à reconnaître la valeur de l'expérience de l'ancien agent de terrain du GSI, pour tout ce qui pouvait toucher aux opérations secrètes. Les autres membres de l'Unité N°1, quant à eux, s'en remettaient entièrement à lui depuis bien longtemps sur ce domaine de compétences très particulier. Ainsi exhorté à poursuivre, le Galarien commença à lancer les idées qui lui venaient en tête, ses longs doigts tourbillonnant dans les airs, et son débit se faisant de plus en plus volubile à mesure que ces idées progressaient plus vite encore que le flot impétueux de son monologue:
-–- Infiltration SSC basée sur historiques personnels forgés de toutes pièces... Non, serait trop aléatoire, même à moyen terme. Agents de la Division Réseau du SSC sont plutôt bons. Pas du niveau spécialistes du GSI, bien sûr; mais plutôt bons quand même. En creusant suffisamment, finiraient bien par détecter par recoupements lacunes et contradictions, dans un historique factice. Solution plus sûre: s'approprier identités d'officiers turiens du SSC déjà existants! Les sélectionner pour analogie physique avec agents infiltrables, les... retirer discrètement de la circulation, et les remplacer par imposteurs assez ressemblants pour leurrer collègues pas trop proches. Nanochirurgie plastique faciale de complément, est envisageable. Bien sûr, exige aussi de pirater dossiers personnels enregistrés dans les serveurs du SSC: appropriation de l'historique complet des cibles remplacées, et modification des données biométriques pour celles des nouveaux infiltrés. Manipulations mineures, ici, donc difficilement détectables. Possible à distance via Extranet, si virus métamorphe implanté sur place par complices...
Tandis que Lenks semblait vouloir battre le record galactique du discours en apnée, Savenus jouait machinalement du bout d'une griffe avec les micro-disques contrefaits répandus sur son bureau. Mais à l'instant où le Galarien se tut enfin, l'Exécuteur s'affala tout d'une pièce au fond de son fauteuil, une serre sur le visage tandis qu'il soupirait lourdement:
-–- Oh, de mieux en mieux... Nous voilà passés d'une menace potentielle d'agents infiltrés humains, à une menace confirmée de sosies turiens parfaitement accrédités! Avez-vous au moins déjà quelques pistes quant à leurs plans à venir, Spectre, vous et votre équipe?
Saïda réfléchit un instant, puis décida de présenter d'abord les éléments négatifs, de manière à profiter de l'état d'abattement dans lequel semblait être encore plongé l'Exécuteur. En espérant que les points positifs à suivre aideraient quelque peu son moral à remonter à la surface...
-–- Eh bien déjà, nous savons hélas vous comme moi que des individus bien renseignés et malintentionnés n'auront aucun mal à se procurer toutes sortes d'armes, voire d'explosifs sur Zakéra...
Le nouveau soupir de découragement que poussa l'Exécuteur pouvait être considéré comme un signe d'approbation. Le contrôle des armes sur la Citadelle était effectivement loin d'être aussi strict qu'il avait pu l'être avant la Guerre. En fait, c'est justement à cette époque que plusieurs dizaines de milliers d'armes légères avaient été distribuées à des milices citoyennes, face aux menaces d'invasion de Cerberus ou des Moissonneurs; et la plupart d'entre elles avaient tout simplement disparu dans la nature au moment de la Reconstruction. Le SSC remettait occasionnellement la main sur quelques stocks mineurs, mais le reste continuait à alimenter un marché noir très florissant dans de nombreuses zones déshéritées des Secteurs.
-–- Ensuite, reprit Saïda, nous ignorons de quelle avance nous disposons sur la mise en place des plans prévus par les terroristes. Mais reprenons les éléments disjoints du message d'alerte du commandant Javier Best (1): «Trois jours – Commémoration – Vingt ans». Ce n'est qu'une hypothèse, mais je dirais que nos terroristes pourraient avoir planifié leur attaque décisive soit trois jours avant, soit trois jours après le début des célébrations prévues pour les vingt ans de la Victoire sur les Moissonneurs; ce qui nous laisse aujourd'hui entre un peu plus de 24 heures, et une semaine Standard pour éplucher les dossiers des officiers turiens du SSC, confronter les suspects, et dépister les agents infiltrés. C'est bien peu; mais si notre trio d'Humains énigmatiques a déjà appris que nous sommes parvenus à mettre la main avant eux sur Fornebu et ses preuves, ils pourraient être tentés de reconsidérer leurs plans.
À ce stade, l'Exécuteur Savenus se décida enfin à intervenir dans le débat de manière constructive. Il prouva là à la fois qu'il avait déjà recouvré l'ensemble de ses capacités, et que celles-ci incluaient un solide bon sens tactique:
-–- En l'état, je ne vois plus pour eux que deux possibilités: soit tenter envers et contre tout de mener à bien leurs projets diaboliques – ce qui pourrait les inciter à avancer leur calendrier pour nous prendre de vitesse, avec l'accroissement de risques qu'une telle précipitation implique. Ou bien alors, à présent que leurs fausses identités sont sur le point de voler en éclats, ils pourraient juste tenter de se replier tant qu'il en est encore temps, de fuir la Citadelle, ensemble ou séparément. Cela reviendrait à renoncer au terrain déjà conquis, mais aussi à sauver leur peau pour pouvoir se battre à nouveau un meilleur jour: une tactique militaire éprouvée, mais qui les obligerait à sortir de l'ombre, et donc à courir un risque tant qu'ils ignorent à quel point leur couverture pourrait être compromise...
-–- ...Ou encore...» commença à avancer de nouveau Lenks.
-–- ...Ou encore...? reprirent d'une même voix soudainement inquiète le capitaine Keren et l'Exécuteur Savenus.
Le Galarien marqua un bref instant d'étonnement devant le chœur unanime de l'Humaine et du Turien – qui ne s'étaient pourtant jamais montrés en phase l'un avec l'autre jusqu'alors! –, avant de poursuivre:
-–- ...Dans tel cas de figure – plans initiaux éventés, objectifs premiers compromis, exfiltration problématique –, troisième possibilité envisageable: réorienter efforts vers objectifs secondaires moins protégés, plus vulnérables, mais cependant de grande importance tactique ou forte visibilité médiatique, selon le cas... Au mieux, chaos permet aux agents compromis de détourner suffisamment l'attention pour reprendre second souffle ou trouver nouvelle échappatoire. Au pire, leur offre fin honorable, permettant d'éviter capture et interrogatoire, tout en ayant causé dégâts significatifs à faction hostile. Le terme galarien pour ce type d'opération improvisée peut se traduire à peu près par: "Lever un écran de flammes"!
-–- Radical, mais plutôt sensé, admit Damon en dodelinant de la tête. J'ai entendu dire que les services secrets de l'Alliance pourraient avoir déjà eu recours au même genre de procédure d'extrême urgence, dans la Travée de l'Attique. Eux, ils appellent ça un "Protocole Ground Zero"!
Feylin Adamas risqua un coup d'œil discret en direction du capitaine Keren. Le regard durci que la Spectre humaine laissait errer vers le sol, donnait à penser qu'elle-même avait justement déjà pu prendre part à ce genre de "Protocole". La jeune Asari connaissait par cœur les moindres détails non-classifiés du dossier de sa cheffe d'unité: elle savait donc pertinemment que celle-ci, en tant que N7, avait mené pour le compte de l'Alliance des équipes de Forces Spéciales, ou de mercenaires, dans diverses opérations de terre brûlée particulièrement expéditives. Feylin savait également que sa supérieure ne retirait guère de motifs de fierté de ce genre de missions, où honneur et compassion n'ont pas leur place.
-–- Et donc, reprit brusquement Saïda en relevant les yeux vers Lenks, selon ton expérience, quel serait l'objectif secondaire le plus vraisemblable, ici sur la Citadelle, étant donné ce que nous supposons déjà: un site représentant un fort enjeu politique, et une frappe d'opportunité rapide et aisée à mettre en place?
-–- Évidence, voyons! s'exclama le Galarien sur un ton légèrement condescendant. Meilleure cible d'opportunité pour agents ennemis sous fausses identités du SSC: les locaux mêmes du SSC!
La Spectre humaine et l'Exécuteur turien échangèrent des regards stupéfaits. L'hypothèse était effectivement tout à fait plausible, tellement évidente même, que ni l'un ni l'autre, inconsciemment, ne l'avait envisagée!
Savenus décida alors qu'il en avait assez entendu. Se levant brusquement de son fauteuil, il réunit d'un seul mouvement l'ensemble des micro-disques piratés dispersés sur son bureau, pour les glisser dans l'un des compartiments de son armure légère bleue. Puis le buste bien sorti, il déclara d'une voix forte:
-–- Ça ne va pas se passer comme ça! Maintenant que j'y pense, je dispose d'un moyen infaillible de dépister ces ordures de saboteurs infiltrés! Nous avons ici-même, au QG du SSC, un local sécurisé "Accréditation-Alpha-Plus" hébergeant des serveurs maintenus strictement hors réseau. C'est là que nous archivons nos données sensibles: affaires en cours, suivis de surveillances, preuves numériques... ainsi que les dossiers personnels de tous nos agents, actifs ou retirés du service – données biométriques comprises. Les remises à jour régulières n'effacent pas les sauvegardes précédentes; et tout est intégralement saisi à la main, de manière à déjouer toute implantation de virus! Eh oui: nos fameux protocoles de sécurité entièrement repensés, vous vous souvenez, Spectre? N'ont accès à ce local "AA+" que moi-même, ma secrétaire dont je réponds personnellement, et une poignée d'autres élus triés sur le volet, que je rencontre tous les jours: pas la moindre chance qu'aucun de ceux-là ait pu avoir été remplacé par un vulgaire sosie! Il me suffira de lancer une comparaison des données archivées les plus anciennes avec les dossiers informatisés actuels des officiers turiens du SSC, pour découvrir lesquels parmi ces dossiers ont pu faire récemment l'objet d'importantes modifications au niveau des données biométriques...
L'Exécuteur tira alors d'une cache aménagée sous son pupitre un fusil automatique Phaëton rétracté en configuration compacte, qu'il déploya dès qu'il s'en fût saisi. L'arme était ancienne, mais visiblement très bien entretenue. La Spectre humaine et ses agents s'entreregardèrent furtivement, visiblement surpris qu'aucun d'entre eux n'ait seulement soupçonné la présence en cet endroit d'une arme aussi volumineuse, même repliée en mode compact! Quant à Savenus, il reprenait déjà:
-–- Je vais de ce pas effectuer sur place un chargement de ces archives, directement sur mon Omnitech. Vous êtes libres de venir avec moi, ou pas. Mais si vous devez m'accompagner, je ne tiens pas à donner l'impression d'être escorté comme un vulgaire civil sans permis de port d'arme! Alors, c'est moi qui ouvre la marche, et j'emmène cette chère vieille compagne avec moi. Pas un mot: c'est non-négociable!...» Le Turien caressa les lignes courbes et élancées de son fusil d'assaut avec une tendresse presque érotique, tandis qu'il poursuivait: «...C'est vrai, j'apprécie mon poste actuel d'Exécuteur du SSC; et j'admets qu'avant ça, j'ai beaucoup aimé diriger la Division Criminelle. Mais ce qui me manque le plus, c'est le temps que j'ai passé à crapahuter sur le terrain avec la Division Intervention! Alors croyez-moi, je ne vais pas laisser passer une occasion de reprendre du service; et surtout pas si des saboteurs armés sont en train de rôder ici, en plein milieu de mes locaux!
Sa profession de foi terminée, Septis Savenus se dirigea d'un pas martial vers la sortie, Phaëton en mains. Il passa devant Saïda, Lenks Damon, Feylin et Andrak sans leur prêter davantage attention que s'ils n'étaient simplement là.
-–- L'Exécuteur m'a l'air d'être véritable homme de terrain, constata Lenks avec enthousiasme. Bonne chose, vu ce qui nous attend!
-–- Mouais, grommela Andrak. Moi, à la façon dont il m'a dévisagé en tant que Butarien, je dirais qu'il a effectivement dû passer près de la moitié de sa vie au SSC: ce flicard turien est imprégné jusqu'à la moelle de tous les préjugés raciaux qui font la culture commune de ce noble service d'utilité publique! Bref, c'est pas Gandhi, ça c'est sûr...
-–- C'est qui, ça, Gandhi? demanda Feylin intriguée. Un philosophe butarien de Khar'Shan?
-–- C'est un truc d'Humains: demande plutôt à Damon! répondit modestement Andrak, qui avait pourtant bel et bien saisi là une nouvelle occasion d'étaler sa grande connaissance des cultures humaines.
Tandis qu'il remontait le vestibule de son bureau, Savenus effectua une très courte halte devant le guichet de sa secrétaire particulière, une Asari en combinaison tactique du SSC. Si celle-ci fut peut-être surprise de voir passer son supérieur armé comme pour aller à la bataille, elle n'en laissa en tout cas rien paraître. C'est avec l'autorité du chef qui n'a l'habitude d'attendre ni questions ni remarques, que l'Exécuteur transmit ses consignes à son assistante:
-–- Lieutenant Sintis, je dois me rendre d'urgence aux serveurs des archives sécurisées "AA+", au Niveau 1. Annulez tous mes rendez-vous prévus. En mon absence, ordre de ne laisser entrer personne dans mon bureau. Je dis bien: personne! Oh, et au fait, si je ne reviens pas: inutile de lancer des recherches! Ces gens, là derrière, sont des Spectres – enfin, Spectre et piétaille apparentée... Ils ont donc parfaitement le droit de me descendre dans une impasse, si ça leur chante. En place publique, même, s'il leur en prend la fantaisie!
La secrétaire à peau bleue renvoya un sourire amusé à la boutade de son patron, qui s'éloignait déjà à grandes enjambées avec l'équipe inter-espèce sur ses talons. La réaction spontanée de l'Asari tendait à suggérer que ce genre de blague de mauvais goût, portant sur les pouvoirs exorbitants des agents Spectres, devait faire partie intégrante de la culture clanique la plus enracinée au sein du SSC. Derrière l'Exécuteur turien, Damon se rapprocha discrètement de sa cheffe d'unité, afin de lui murmurer à l'oreille:
-–- Hééé bé... Je savais que les grosses huiles du SSC avaient un sérieux problème d'égo avec les Spectres; mais j'imaginais pas que c'en était à ce point!
-–- Ça a toujours été, répartit Saïda à voix toute aussi basse, sur un ton purement informatif. Mais disons juste que ça empire depuis que les rangs des Spectres comptent de plus en plus d'Humains, tandis que les pontes du SSC sont toujours des Turiens de la vieille école. Bref, on est un peu dans une période critique, avant la promotion d'une nouvelle génération moins bornée...
Tout en marchant, Saïda commença à pianoter quelques séries de données sur son Omnitech. Devant le regard inquisiteur que tourna vers elle Savenus qui avançait toujours en tête, la Spectre se retrouva dans l'obligation de préciser:
-–- Je vois que j'ai oublié de vous en faire part, Monsieur: nous nous coordonnons sur cette affaire avec deux autres unités GEIST, celles des agents Spectres Novàkovà et Ransom. Je les informe des derniers développements en cours...
Le Turien renversa la tête en arrière en laissant échapper un râle d'exaspération:
-–- Encore des Spectres humains... Qu'est-ce qu'il y a de plus agaçant qu'un fichu Spectre qui pense pouvoir tout régler tout seul? Trois fichus Spectres qui se poussent des coudes pour voler la vedette! Je ne serais décidément pas fâché d'en finir avec toute cette histoire de fous, de ne plus avoir affaire à toute votre maudite engeance, et de pouvoir enfin retourner m'occuper de criminels qui ne soient pas protégés par le Conseil!
Le capitaine Keren s'apprêtait à servir au Turien l'une de ces réparties bien senties dont elle avait le secret, lorsqu'une alerte sur son Omnitech détourna brusquement son attention. L'équipement personnel de l'Exécuteur Savenus bipa en fait très exactement au même instant. Rien d'étonnant à cela, puisque par privilège de Spectre, Saïda avait reconfiguré son Omnitech à la suite des découvertes effectuées dans le bureau de Fornebu, de manière à recevoir directement les alertes internes au SSC. Mais cette concordance malvenue valut à la Spectre humaine un nouveau regard soupçonneux et outragé de la part de l'Exécuteur, lorsque tous deux consultèrent en même temps le contenu de l'alerte. Le Turien fut le premier à annoncer avec une concision toute militaire:
-–- Incidents aux sous-niveaux techniques du QG du SSC: celui des hangars pour navettes légères de patrouille, pour être précis. Une partie de la zone semble être tombée hors tension; des détonations auraient été entendues; et l'équipe de pont de la baie N°15 ne répond plus. Apparemment, une patrouille d'officiers présente sur place aurait déjà pris l'appel en charge. Mais sachant ce que nous savons, Spectre, je me sentirais plus tranquille si deux ou trois de vos agents pouvaient se rendre sur les lieux, afin de s'assurer que la situation n'est pas plus grave qu'elle n'y paraît.
Saïda acquiesça, puis se tourna vers la jeune chasseresse asari qui, comme à son habitude, la suivait comme son ombre:
-–- Feylin, tu descends vers le niveau des garages à navettes avec Lenks et Andrak. Reste en contact permanent: si toi ou moi nous nous retrouvons brusquement dans une aire de brouillage, l'autre le saura immédiatement. Rends-moi compte dès que tu en sauras plus...
Le capitaine Keren n'eut pas le temps d'en dire davantage, que pour la seconde fois, le même signal pressant résonna simultanément sur son Omnitech et sur celui de l'Exécuteur Savenus. La Spectre humaine prit rapidement connaissance des grande lignes du message d'alerte; mais elle eut l'élégance diplomatique de laisser à nouveau au commandant du SSC le privilège d'être le premier à délivrer ces informations à voix haute:
-–- Esprits! Une autre alerte interne, en provenance cette fois-ci du principal hall d'accueil du QG du SSC: fumée épaisse, quelques flammes visibles, et un début de panique difficilement géré par nos agents en sous-effectif sur place. C'est un site hautement sensible: l'accueil reçoit beaucoup de public, et il sert aussi de checkpoint sécurisé pour desservir les niveaux des diverses ambassades. Plusieurs ascenseurs panoramiques sont d'ailleurs tombés en panne en pleine course, avec des civils ou des officiers de police coincés à l'intérieur.
-–- Concomitance troublante, releva Lenks. Coïncidence, douteuse.
-–- On dirait bien que les évènements se précipitent, approuva Andrak.
L'Exécuteur Savenus lança aussitôt un ordre sec à Feylin, Andrak et Lenks, avec la même autorité que si les agents conciliens avaient été sous son commandement direct:
-–- Vous trois, dirigez-vous vers les hangars comme prévu! De mon côté, avec la Spectre et l'autre Humain, je vais aller voir ce qui se trame du côté de l'accueil. Si quelqu'un ici peut réorganiser une poignée d'agents du SSC pour en tirer le meilleur parti, et ramener le calme là-bas, c'est bien moi!
Feylin tourna son regard vers sa supérieure, qui confirma l'ordre de l'Exécuteur d'un simple coup de menton. Sans qu'un mot de plus ait besoin d'être prononcé, l'Asari, le Galarien, et le colosse butarien prirent la direction d'un ascenseur descendant vers les niveaux techniques, tandis que le Turien et les deux Humains poursuivaient leur route droit devant eux. Presque dès qu'ils furent seuls, Septis Savenus finit par se décider à poser une question qui semblait le préoccuper:
-–- Au fait, qu'avez-vous fait de Tulsan Fornebu? J'avais placé une alerte sur son nom, mais je n'ai pourtant vu passer aucun acte d'écrou le concernant...
-–- Disons que je l'ai cru lorsqu'il affirmait que ses jours étaient en danger, répondit Saïda. Et le SSC étant désormais compromis à un niveau difficilement évaluable, j'ai préféré aller le mettre en sécurité au Bureau des Spectres. L'endroit est hors de la juridiction du SSC; et croyez-moi sur parole, il représente un danger mortel pour quiconque tenterait de s'y introduire sans y avoir été invité!
-–- Bien, bien... Ce sale petit arnaqueur de Volus m'a toujours hérissé les piques à chaque fois que j'ai eu affaire à lui! Mais pour autant, je ne souhaite pas sa mort.
Cet aveu, qui semblait exprimer un soulagement sincère, arracha un sourire à Saïda. La Spectre choisit la voie de la franchise, lorsqu'elle abonda dans le sens de l'officier turien:
-–- Je vois ce que vous voulez dire, Monsieur. Moi-même, je ne négocierais sans doute pas l'achat d'une armure thermique avec Fornebu, même si j'étais en train de grelotter à mort sur Novéria! Mais je ne peux pas nier que ce petit enfoiré a un côté étrangement attachant...
L'Exécuteur demeura un long moment silencieux, tandis qu'il continuait à progresser à longues enjambées. Il finit cependant par reprendre la parole, lorsqu'il pointa du menton le sigle militaire estampillé sur la plaque de poitrine gauche de l'armure du capitaine Keren:
-–- Je vois que vous êtes graduée N7 de l'Alliance, Spectre?
-–- Et moi, je constate que vous êtes très observateur, Monsieur, répartit Saïda avec une politesse caustique. Et je crois même deviner que vous n'êtes pas plus impressionné par cette qualification suprême que par mon statut de Spectre?
Septis Savenus émit un claquement de mandibules particulièrement sec, qui aurait pu suffire de réponse à lui seul, mais qu'il jugea pourtant opportun de développer:
-–- Les forces armées de l'Alliance dans leur ensemble ne m'impressionnent pas, c'est un fait. Une petite force de volontaires motivés, triés sur le volet: voilà la légende que perpétuent les Humains... La vérité est qu'ils ont toujours trouvé, et trouveront toujours suffisamment d'imbéciles assoiffés de sang et de castagne à qui mettre une arme entre les mains, sur la poubelle surpeuplée de criminels qui leur sert de planète-mère! Ceux qui s'engagent pour de bonnes raisons – le sens de l'honneur, l'ambition de servir, le don de soi: des valeurs turiennes! –, ceux-là sont l'exception plutôt que la règle...!
-–- Mince, vous m'avez percé à jour, chef! plaisanta Damon, le second N7 qui fermait la marche. Comment vous avez deviné que j'ai eu du mal à trouver le temps de quitter mon gang de psychopathes pour aller m'engager dans les Forces Spéciales, entre un viol en réunion et deux rails de sable rouge?
Savenus se retourna vivement pour décocher au Sniper ce qui s'apparentait le plus à un regard noir chez les Turiens. Le capitaine Keren s'arrangea cependant pour rediriger vers elle-même l'animosité de l'Exécuteur: la xénophobie outrancière de celui-ci le lui rendait décidément de moins en moins sympathique, et elle avait donc pris le parti de ne pas le ménager:
-–- Monsieur, je dois dire que je suis toujours assez surprise de constater que ce soit justement un esprit aussi ouvert et éclectique que le vôtre, que l'on ait jugé bon de placer à la tête d'un service aussi largement inter-espèce que le SSC...
-–- Je ne vous permets pas, Spectre! se hérissa l'officier turien avec véhémence. Je respecte chacun des agents placés sous mes ordres, quelle que soit leur espèce! Je prends soin d'eux, j'accorde foi à leur parole jusqu'à preuve du contraire, et ils le savent tous... Et en ce qui concerne les Humains, je veux même bien admettre qu'ils font généralement d'assez bons enquêteurs; sans doute parce qu'il faut savoir soi-même penser comme un criminel, pour mieux combattre le crime...
-–- Hé, chef! se plaignit Damon derrière le Turien. Vous êtes vraiment obligé de placer systématiquement "Humains" et "criminels" dans les mêmes phrases? Ça devient limite vexant, à la longue!
Saïda aurait préféré ne plus devoir échanger avec le déplaisant personnage. Mais une observation effectuée chemin faisant lui titillait l'esprit, une question lui brûlait les lèvres, qu'elle ne put s'empêcher de finir par poser à l'Exécuteur:
-–- J'ai l'impression que nous croisons fort peu de vos hommes, Monsieur. En fait, ces couloirs me semblent même terriblement déserts. Nettement plus en tout cas que les dernières fois où je sois venue ici...
Savenus ne prit guère la peine de dissimuler son amertume, lorsqu'il répondit:
-–- Ah vraiment, vous avez remarqué? Pourquoi croyez-vous donc que je n'aie pas assez de monde sous la main à envoyer à la fois à l'accueil du SSC, et au niveau des baies pour navettes? D'abord, vous le savez, parce qu'il m'a fallu réaffecter mes agents humains sur des sites non-sensibles; mais surtout, parce que la quasi totalité du reste de mes effectifs est déployée sur le Présidium et dans les Secteurs, pour préparer ces fichues commémorations de la Victoire! Alors même que le Conseil sait qu'un attentat majeur couve quelque part, et que mes meilleurs éléments devraient être sur le pied de guerre, en chasse ou prêts à réagir... Quel gâchis!
-–- Vous ne semblez guère apprécier l'idée de ces célébrations à titre personnel, Monsieur, observa Saïda. Je me trompe?
-–- Mes parents sont morts sur Palaven pendant l'Invasion, répliqua Savenus avec colère. Ma sœur sur Taetrus, mes deux frères sur Menae, et ma première épouse enfin lors de la bataille finale dans l'orbite de votre fichue planète Terre! Ils me manquent tous, chacun des jours qu'il m'ait été donné de vivre encore... Croyez-vous que j'aie attendu ces stupides festivités pour honorer leur mémoire?!
Ni Saïda ni Damon ne trouvèrent rien à ajouter à cela. Le petit groupe continua à cheminer en silence, jusqu'à ce qu'au détour d'une coursive, il finisse par déboucher sur un assez vaste espace ovale. Sur leur droite, une haute paroi vitrée s'ouvrait sur un puits de lumière dominant le hall d'accueil du QG du SSC, le site que l'Exécuteur et son escorte étaient censés rejoindre. Une fumée épaisse montait vers eux, visible au travers des vitres; mais il était impossible d'évaluer depuis leur observatoire ce qui pouvait bien se passer plus bas. Plusieurs portes rétractables s'alignaient sur le mur de gauche, qui permettaient d'accéder aux ascenseurs panoramiques descendant vers le hall. Cependant, c'est vers un simple panneau mural discret, à peine discernable à quelques mètres de l'entrée de l'un des ascenseurs, que se dirigea l'Exécuteur Savenus:
-–- Nous arrivons: le hall est à cinq niveaux au-dessous à partir d'ici. Mais on va plutôt prendre les escaliers: ce serait trop bête de rester coincés dans une cabine d'ascenseur en panne, alors que le Conseil compte sur nous pour sauver la Citadelle toute entière! Pas vrai, Spectre?
.
.
(1) Lire l'Épisode 3 de cette Saison
