Épisode 9: Sous le soleil des Soleils Bleus

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Frontière d'Ismar – Système Faia – Planète Zorya –
Campement de jungle de la compagnie mercenaire des Marteaux de Sheitan

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-–- De toutes les saloperies de merdiers dans lesquels on est allés risquer notre peau, là c'est surement celui qui sent le plus le gaz... Et je veux dire, pas qu'au sens propre!

Le lieutenant Damon da Costa se montrait de plus en plus nerveux, à mesure que la mission d'infiltration en territoire ennemi suivait son cours. Pourtant, ce cours semblait jusqu'à présent des plus satisfaisants, au-delà même de toutes les prévisions les plus optimistes – tout au moins du point de vue du capitaine Saïda Keren, qui supportait pour l'heure avec une patience stoïque les jérémiades répétées de son compagnon d'aventure.

Durant son périple transgalactique vers le Secteur de la Frontière d'Ismar, l'Unité N°1 avait largement eu le temps de peaufiner son plan d'action, en concertation avec les services du Ministère de la Défense Concilien basés sur la Citadelle. L'objectif était d'infiltrer une partie des agents parmi les Marteaux de Sheitan, une petite compagnie mercenaire basée sur Zorya – comme à peu près toutes les autres formations des Soleils Bleus, d'ailleurs. Les Marteaux venaient tout juste d'implanter de dangereux saboteurs turiens issus de leurs rangs au sein même du SSC, pour le compte d'un mystérieux commanditaire: c'était donc un juste retour des choses que de les noyauter à leur tour afin d'accéder à leurs archives numériques maintenues hors réseau, de manière à pouvoir remonter la trace financière de l'instigateur de ce véritable acte de guerre. Ou plutôt: de l'instigatrice, car l'Unité N°1 avait une idée déjà plus que nette de l'identité de celle-ci...

Selon le plan prévu, Saïda et Damon devaient se présenter directement en navette sur le principal camp de base des Marteaux sur Zorya, en se faisant passer pour deux commandos d'élite de l'Alliance, gradués N7, qui viendraient tout juste de déserter leur poste pour refaire leur vie dans une carrière de mercenaires – sachant que leurs qualifications très recherchées rendraient de toute évidence celle-ci bien plus lucrative! Mais bien qu'ils soient tous deux d'authentiques N7, le MDC avait envisagé l'éventualité que le capitaine Keren et le lieutenant da Costa soient déjà trop notoirement connus, par les mauvaises personnes, en tant qu'agents au service du Conseil. Il avait donc été prévu qu'ils empruntent les identités vérifiables sur le long terme de deux autres N7 existant réellement: le commandant Shana Bagashvili et le lieutenant Paco Johnstone.

À la demande expresse du MDC, l'Alliance avait discrètement placé les véritables Paco et Shana à l'écart du circuit, le temps de la mission. Leurs dossiers personnels avaient également été modifiés de manière à substituer les marqueurs biométriques de Damon et Saïda aux leurs, tout en conservant leurs photos et l'essentiel de leurs données personnelles – au cas où les archives jalousement gardées d'Arkoh Ravar, le chef des Marteaux de Sheitan, auraient contenu de vieilles données brutes sur ces deux N7. En complément de tout cela, les entrées récentes des dossiers de Shana Bagashvili et Paco Johnstone avaient été amendées de déploiements fictifs sur la même affectation – Vecchio, dans le système Aquila voisin, en tant qu'escorte d'une des nombreuses expéditions scientifiques humaines régulièrement envoyées sur place –, ainsi que de notifications d'absence injustifiée, puis de désertion présumée.

Incidemment, il se trouvait que Damon connaissait le vrai Paco Johnstone, qui était de la même promo N7 que lui au Camp Anderson de Gibraltar. Les deux hommes partageaient en outre une ressemblance physique assez déconcertante, dont ils avaient joué durant les premiers temps de leur formation au point de parvenir à berner certains de leurs instructeurs! Damon trouvait par ailleurs le choix de Johnstone plutôt avisé, dans la mesure où celui-ci avait assez mal tourné par la suite, et où son dossier le désignait justement comme le genre d'homme tout à fait capable de déserter le service pour se reconvertir dans le mercenariat: classement médiocre parmi les N7, problèmes notoires avec l'autorité, nombreux esclandres, moralité douteuse, soupçons de trafics divers...

La véritable Shana Bagashvili, en revanche, ne ressemblait guère physiquement au capitaine Keren qu'en ce qui concernait son âge et ses mensurations générales, ainsi que dans la maîtrise de talents biotiques toutefois bien moins développés que ceux de la Spectre. En outre, même si Saïda n'avait jamais rencontré en personne ni Arkoh Ravar, ni aucun autre membre des Marteaux de Sheitan, son visage de Spectre du Conseil et d'employeuse occasionnelle des Soleils Bleus pouvait très bien éveiller un souvenir chez un mercenaire qui serait venu d'une autre compagnie. La Spectre humaine aurait très bien pu recourir à la nanochirurgie plastique pour corriger ses traits: après tout, ç'aurait été un prêté pour un rendu, puisque c'était par ce même moyen que les Marteaux de Sheitan étaient parvenus à implanter leurs taupes turiennes parmi les officiers de police du SSC. Toutefois, les traces de nanochirurgie récente demeuraient détectables par scan avec le matériel médical de pointe adéquat. Et puis surtout, Saïda avait derrière la tête une autre idée bien plus radicale, qu'elle cherchait justement l'occasion d'expérimenter depuis un certain temps déjà.

La vieille baroudeuse galactique avait en effet eu vent de l'existence d'une toxine originaire des vertes vallées d'Élétania, dans le Secteur Attique Bêta. En forte concentration dans l'air, ces spores pouvaient s'avérer mortels lorsqu'on les inhalait à haute dose. Mais injectée directement dans un épiderme tendre et bien hydraté – comme celui d'un Humain par exemple –, cette toxine provoquait une réaction défensive aussi instantanée que spectaculaire: d'épaisses croutes donnant l'aspect de graves brûlures se formaient à la surface de la peau, qui fixaient le poison et l'empêchaient de se répandre plus avant dans l'organisme! Cet effet secondaire n'était censé durer que quelques jours, avant que les croutes infectées ne finissent par sécher et se détacher de la peau régénérée. Or, Saïda avait justement noté la présence d'un échantillon viable de spores d'Élétania sur les inventaires du professeur Scibor Mellik, le nouveau médecin de bord galarien du SSV Citadel, qui se trouvait également être un xéno-biologiste de grande renommée dans son milieu. C'est donc peu avant d'atteindre Zorya que le capitaine Keren était allée le trouver dans son antenne médicale, afin qu'il effectue cette opération dangereuse et requérant un doigté certain.

Le scientifique galarien n'avait opposé une première et unique objection que pour le principe, tant il semblait maladivement curieux de voir ce à quoi pourrait bien aboutir cette expérience encore nouvelle pour lui! Le dosage parfait de la toxine était la partie la plus ardue et la plus risquée de l'opération: celle-ci avait exigé de la part du professeur Scibor un examen détaillé de l'épais dossier médical de sa patiente biotique, accompagné de toute une batterie de tests et prélèvements organiques, en préalable à de longs et savants calculs. À l'issue de ceux-ci, l'éminent xéno-biologiste semblait sûr de son fait, comme en avait témoigné sa réaction offusquée lorsque Saïda lui avait demandé de refaire les évaluations une seconde fois par mesure de prudence. Ce genre de conviction inébranlable en sa propre infaillibilité était certes un comportement assez courant dans les milieux scientifiques galariens de haut niveau; mais en l'occurrence, ce n'était guère rassurant pour la phase critique de l'opération à venir... Heureusement, la réputation du professeur Scibor n'avait décidément rien d'usurpée: peu après l'injection, la mâchoire et les joues de la Spectre humaine avaient rapidement commencé à se couvrir de toute une carapace rugueuse et grisâtre. Et son visage était bientôt devenu aussi méconnaissable qu'effrayant à regarder, sans que sa santé générale ait eu à en pâtir.

C'est durant l'ultime briefing, tenu comme à l'ordinaire dans sa cabine personnelle, que le capitaine Keren avait ôté les pansements qui enveloppaient ses traits, et ainsi révélé sa terrifiante transformation physique à ses agents. Elle leur avait alors expliqué que cette idée lui avait en fait été inspirée par une habitude, pour ainsi dire un rituel, propre à ces Soleils Bleus qu'ils allaient justement bientôt infiltrer: ceux-ci avaient en effet pour usage de brûler à l'acide le tatouage facial qui proclamait leur allégeance à la célèbre organisation armée, avant toute mission où l'implication de ce groupe mercenaire ne devait en aucun cas être soupçonnée. La méthode choisie par l'implacable Spectre humaine, pragmatique et donc toute à son image, ne fit que raffermir chez ses quatre agents le respect qu'ils éprouvaient envers sa détermination – tout autant que les doutes qu'ils nourrissaient depuis un certain temps déjà quant à sa santé mentale!

-–- Ça fait un mal de chien à en hurler, avait admis Saïda durant le briefing, en remisant ostensiblement sur un coin de son bureau les analgésiques que le professeur Scibor lui avait fournis. Mais ça rendra plus naturelles mes réactions épidermiques de grande brûlée; et puis surtout, ça me donnera une rage de dingue quand le besoin s'en fera sentir!

Feylin Adamas était également censée rallier les troupes de Ravar de son côté, depuis leur poste de recrutement orgueilleusement installé en plein centre de Thun, la principale agglomération planétaire de Zorya. Pour ce que Damon et Saïda en avaient appris lors de leur dernière prise de contact, la veille de leur propre départ, la jeune chasseresse biotique avait brillamment passé tous les tests requis, et s'apprêtait déjà à rejoindre le campement des Marteaux de Sheitan. Elle avait soigneusement neutralisé tous ses moyens de communication avant de prendre la route avec d'autres recrues, de manière à ne courir aucun risque d'être identifiée comme élément infiltré en cas de fouille. Saïda et Damon étaient donc sans nouvelles d'elle depuis près d'une journée. De toute manière, quand bien même ils se seraient croisés sur la base, l'Asari et le duo d'Humains avaient convenu de ne pas donner l'impression de se connaître...

Comme cela avait été planifié, Saïda et Damon avaient quitté en navette d'assaut Kodiak le Citadel demeuré en bordure du système Faia. Comme cela avait été prévu, ils survolé le camp de jungle des Marteaux, en s'identifiant juste à temps pour éviter d'être abattus en plein vol par les défenses de la base, et en se présentant par radio comme deux N7 déserteurs désireux de venir s'engager dans la compagnie. Comme cela avait été prévisible, le comité d'accueil à l'atterrissage avait été composé d'un large attroupement de Soleils Bleus, dont le sentiment général oscillait entre curiosité, incrédulité et méfiance, le tout rehaussé d'une légère pointe d'hostilité diffuse. Et comme cela avait été envisagé, la face à demi-calcinée de Saïda avait fait reculer d'horreur plusieurs parmi les mercenaires les plus endurcis. Les visages de certains d'entre eux portaient pourtant les marques des rudes combats qu'eux-mêmes avaient pu mener; mais rien de comparable avec les ravages infligés à la peau de l'Humaine!

Les nouveaux arrivants avaient rapidement été désarmés et menottés, puis mis au secret dans l'un des conteneurs modulaires qui composaient l'essentiel de ce campement de jungle. Ils avaient ensuite été soumis séparément à toute une série de tests génétiques, ainsi qu'au feu roulant des questions d'analystes rompus à rechercher la moindre faille dans leurs déclarations. Tout avait cependant été préparé de longue date en concertation avec le MDC, et les deux agents infiltrés savaient quoi répondre à chacune des questions qu'on leur poserait. Même le journal de bord de leur Kodiak ne les contredirait pas: brillamment falsifié, il confirmerait au contraire le rattachement de la navette à une petite unité d'escorte, ainsi que son dernier trajet en SLM depuis le système Aquila. Toutefois, c'est à ce moment critique que l'on aurait pu craindre que Damon – de sa propre opinion le plus mauvais menteur et comédien de l'Unité N°1 – ne ruinât toute l'imposture par une réaction de stress inappropriée. Mais contre toute attente, le pseudo-Johnstone avait su faire preuve d'un sang-froid surprenant, en resservant avec tout l'aplomb requis l'historique remanié de son personnage, sans jamais se contredire ni paraître douter de ses propres affirmations. Le danger était toujours parvenu à aiguillonner chez le lieutenant da Costa des ressources dont lui-même ne soupçonnait pas l'existence; et c'est bien là-dessus qu'avait misé le capitaine Keren, qui l'avait jaugé mieux que lui-même ne se connaissait.

Les interrogatoires avaient certes été longs et ardus; mais rien de trop physiquement poussé, cependant. Bien sûr, Arkoh Ravar, que Saïda avait décrit comme "parano à l'extrême", aurait légitimement pu trouver suspecte l'étrange concomitance entre l'arrivée providentielle de deux volontaires N7, déserteurs de fraiche date, et la phase critique de ses propres opérations sur la Citadelle. Mais le capitaine Keren avait fait le pari payant que l'appât du gain l'emporterait chez le Butarien sur sa méfiance naturelle, et qu'il n'irait donc pas confier deux recrues potentielles aussi prometteuses que pouvaient l'être des N7, aux mains forcément peu soigneuses de ses spécialistes en interrogatoires musclés! Bien au contraire, au final... Damon et Saïda s'étaient attendus à demeurer sous étroite surveillance jusqu'au moment où Ravar souhaiterait les rencontrer en personne. Mais à leur grande surprise, leurs gardiens les avaient laissés libres de circuler dans le périmètre de la base! Arkoh Ravar souhaitait apparemment offrir un visage accueillant et libéral à ces deux transfuges venus apporter à son unité une expertise inespérée, le temps que ses officiers de renseignements parviennent à accéder aux dossiers de l'Alliance les concernant, et puissent ainsi s'assurer de leurs identités et recouper leurs antécédents.

Les mercenaires avaient tout de même conservé leurs armes sous clé, naturellement: même s'il voulait se montrer sous un jour affable, Ravar ne souhaitait pas pour autant paraître trop laxiste quant aux protocoles de sécurité. La mesure était assez prévisible pour que Saïda n'ait pas emmené pour cette mission son pistolet M-11 Silencieux préféré, ni Damon son cher fusil Veuve Noire. Toutefois, on leur avait laissé leurs Omnitechs: il n'était en effet guère possible de se passer des fonctions de traduction automatique intégrées à ceux-ci, et ils étaient également indispensables pour la signature électronique des contrats que Ravar souhaiterait sans aucun doute soumettre à ses deux nouvelles recrues de choix! Bien sûr, les Omnitechs en question avaient été consciencieusement scannés, puis dépouillés de leurs modules de communication ou d'enregistrement, et surtout de toutes leurs applications de combat d'ordre offensif ou défensif – ce qui laissait nos deux agents infiltrés totalement désarmés. Mais là encore, tout cela avait été prévu dès le montage de la mission.

On avait également laissé aux deux faux transfuges leurs armures de l'Alliance, frappées du sigle des N7 sur la poitrine. C'était en fait là un moyen astucieux de les maintenir sous surveillance: chacun des mercenaires qu'ils étaient amenés à croiser dans les allées du campement les couvait longuement d'un regard curieux, sans pourtant qu'aucun d'entre eux eût encore osé les aborder. C'était donc toute la compagnie des Marteaux de Sheitan qui jouait ainsi le rôle bénévole de matons omniprésents! Ravar profitait sans doute également de l'occasion pour remonter le moral de ses hommes, en leur montrant à tous combien leur unité avait bonne réputation et quels volontaires d'élite elle pouvait attirer...

-–- De tous les guêpiers de merde dans lesquels on s'est déjà retrouvés, grogna à nouveau Damon, celui-là est bien le plus...

-–- Tu l'as déjà répété vingt fois, soupira Saïda afin de couper court aux récriminations du lieutenant. Maintenant, mets-là en veilleuse: on est en territoire hostile! Dis-toi juste que la Citadelle et l'humanité ont les yeux fixés sur toi... Mmm, et moi aussi, tant qu'on y est! ajouta-t-elle d'une voix salace, tandis qu'elle matait sans discrétion le fessier athlétique du lieutenant da Costa, bien moulé dans ses coques d'armure.

-–- Pelo amor de Deus! gémit celui-ci. Tu ne peux donc pas être sérieuse cinq minutes, cap'taine?

-–- J'aime autant pas, rétorqua la Spectre d'un ton glacial, soudain beaucoup plus sérieux que Damon ne l'aurait souhaité. Tu sais que quand je deviens sérieuse, les cadavres commencent à s'empiler! J'espère pour nous deux que tu n'auras pas l'occasion de voir ça aujourd'hui...

Le camp de base des Marteaux de Sheitan était ceint de tous côtés par l'immensité d'une jungle inhospitalière, qui lui servait tout à la fois de terrain d'entraînement et d'endurcissement des recrues, et de zone-tampon contre les curieux venus des régions urbanisées de la planète. Zorya était en effet très largement recouverte de telles jungles luxuriantes, s'étalant en terrasses tout au long de pentes escarpées. Les visiteurs qui avaient l'occasion de poser le pied sur ce monde-éden en trouvaient généralement les paysages d'une beauté à couper le souffle... à moins qu'en fait, ce ne fût plutôt l'effet du taux élevé d'humidité dans l'air, qui rendait cette atmosphère oppressante pour tout autre qu'un Galarien! En débarquant de leur navette, le capitaine Keren et le lieutenant da Costa avaient d'ailleurs eu tous deux une réminiscence de leurs récents combats dans la jungle équatoriale de Sur'Kesh (1), tandis qu'ils s'efforçaient de réguler leur souffle pour l'adapter à l'opacité de la moiteur ambiante, sous les regards amusés des mercenaires qui les avaient réceptionnés.

Les Butariens, Humains, et Turiens que pouvaient croiser nos deux agents, présentaient tous la démarche vive et martiale de soldats qui ne négligeaient pas leur entraînement. Armes et armures semblaient également assez correctement entretenues, sans pour autant être particulièrement briquées: rien là qui justifiât la réputation exécrable de "honte des Soleils Bleus" qu'avait décrite Saïda... Mais l'état affligeant de laisser-aller de leur campement, lui, disait tout autre chose. Les citernes d'hydrogène, conteneurs d'ézo, et casiers de munitions dangereuses étaient stockés un peu n'importe où en extérieur, en dépit de toute organisation rationnelle et à l'encontre des règles de sécurité les plus élémentaires. Des dépôts d'immondices à ciel ouvert parsemaient également les allées de la base, la plupart d'entre eux jouxtant même directement l'entrée des modules de casernement! Il y a fort à parier que s'il arrivait à Ravar ou à ses négociateurs de rencontrer en personne les clients intéressés par leurs services, ce n'était certainement pas dans un cadre aussi pouilleux...

Le plus difficilement supportable, toutefois, était l'odeur piquante qui empoisonnait l'air de manière persistante sur l'ensemble du périmètre de la base, mais plus particulièrement au voisinage des dépotoirs des baraquements. Le module d'analyse environnementale de l'Omnitech du capitaine Keren finit par confirmer ce que Damon et elle-même s'étaient tout d'abord refusés à admettre: cette pestilence envahissante relevait d'un mélange d'urines rances issues de diverses espèces, en forte concentration dans l'air! Tout laissait donc supposer que la racaille indisciplinée des Marteaux de Sheitan, "la honte des Soleils Bleus", se soulageait un peu là où il lui en prenait l'envie dans le campement! Dans l'atmosphère déjà moite et pesante de Zorya, cette puanteur ambiante prenait littéralement à la gorge. Quant aux mercenaires qui déambulaient ça et là, eux n'en semblaient pas autrement incommodés: la force de l'habitude, sans aucun doute...

-–- Rrhakhh! finit par cracher Damon. Là, on est en train de respirer de l'ammoniac à si haute dose, qu'on pourrait se croire sur Irune! Merde, je parie qu'un Volus arriverait même à survivre ici sans sa combi!

-–- Petite nature, va! le chambra Saïda. Personne n'a jamais dit qu'être un agent d'élite du Conseil, c'était rose tous les jours...

Les deux agents d'élite du Conseil avaient cependant pu repérer dès leur arrivée, durant leur survol du campement de jungle, deux sites dignes d'intérêt qui tranchaient de manière très nette sur ce lamentable constat général de médiocrité crapoteuse. Le premier des deux était une grande structure plantée en plein centre de la base mercenaire, une sorte de fortin bétonné d'environ 30 mètres sur 20, qui n'affleurait au-dessus du niveau du sol que de la hauteur d'un homme. Une grande clôture à haut voltage interdisait l'accès aux abords immédiats du complexe fortifié; mais tandis qu'ils arpentaient le camp en attendant leur convocation, Damon et Saïda avaient déjà pu noter la présence d'une large rampe inclinée menant aux volets blindés d'un garage souterrain pour véhicules lourds, ainsi que d'une grosse colonne d'angle octogonale, vraisemblablement l'entrée d'un puits d'atterrissage vertical pour navettes aériennes.

Le second objectif remarquable que les deux pseudo-déserteurs avaient pu observer au cours de leur approche, se situait justement à proximité immédiate de ce puits aérien: il s'agissait d'une grande tourelle antiaérienne à doubles canons laser superposés, très probablement asservie à un système de défense automatisé de type GARDIA. À première vue, les dimensions conséquentes de cette batterie lourde, ainsi que son modèle déjà assez ancien, suggéraient qu'elle avait dû être récupérée sur l'épave d'un croiseur spatial de la Guerre du Dernier Cycle. Pour autant, elle semblait bien entretenue et en parfaite condition opérationnelle, effectuant en permanence des modifications mineures de pointage en site et azimut à la recherche d'une cible potentielle.

Voilà qui risquait sérieusement de compromettre les plans que l'Unité N°1 avait pourtant si soigneusement élaborés... De fait, le protocole de défense réactif GARDIA avait la réputation bien établie de pouvoir fournir un parapluie aérien d'une étanchéité absolue contre toute attaque de missiles ou de chasseurs atmosphériques. À supposer qu'il vole à altitude suffisamment basse, même un vaisseau léger tel que le SSV Citadel pouvait être ainsi pris pour cible – encore que le blindage ablatif de la frégate ait justement été conçu pour disperser en large part l'énergie thermique des armes laser. De toute façon, il n'était question de faire intervenir le Citadel en appui terrestre qu'en tout extrême recours... Mais il était devenu à présent inenvisageable d'appeler à l'aide Lenks et Andrak, afin que ces derniers puissent venir évacuer en Kodiak les agents infiltrés comme cela avait été prévu. Même l'occultation des émissions de chaleur de la navette d'assaut ne serait d'aucune utilité à celle-ci, face à un simple verrouillage visuel effectué par un opérateur organique. En outre, les armes laser ne feraient aucun cas des boucliers cinétiques du Kodiak: si épais que soit son blindage, l'espérance de vie de la canonnière face à ce système d'armes ultra-performant se compterait en secondes sur les doigts d'un Quarien! Saïda et Damon, ainsi que Feylin lorsqu'elle les rejoindrait, allaient donc devoir trouver un moyen de neutraliser cette menace avant de pouvoir faire intervenir leurs compagnons galarien et butarien.

Les deux éclaireurs interrompirent leur examen discret des alentours de la tourelle, lorsque trois mercenaires humains passèrent près d'eux en les dévisageant ouvertement. Comme pour tous les autres Soleils Bleus déjà croisés, c'était en fait surtout les armures frappées du sigle N7 des deux commandos de l'Alliance qui excitaient leur curiosité. Mais le visage artificiellement défiguré de Saïda y était sans doute aussi pour quelque chose...

-–- On est tenus à l'œil de près, confirma la Spectre biotique. Autant aller se poster dans un endroit bien en vue, si on préfère éviter d'être soupçonnés de mijoter un sale coup. Ce sera plus pratique aussi, quand Ravar nous enverra chercher...

En guise de réponse, Damon pointa du doigt un assemblage hétéroclite d'abris modulaires dont les deux agents se rapprochaient justement, qui se distinguait des autres blocs par un volume général plus important, par des décorations murales d'un goût aussi criard que leurs couleurs, ainsi que par une grosse enseigne holographique bleue proclamant le nom de l'établissement: "Blue Scum"! De toute évidence, il s'agissait là du principal troquet de la petite agglomération militaire...

-–- Dans tous les coins où on compte une forte concentration de troufions, développa Damon, il n'y a jamais d'endroit plus en vue, et où on soit plus sûr de trouver quelqu'un que la cantina locale!

Saïda sourit légèrement. La plupart de ceux parmi les soldats de l'Alliance qui, comme Damon, avaient été élevés dans la culture des États-Unis d'Amérique du Nord, s'obstinaient à appeler ce genre d'endroit "cantina". Mais les Terriens issus de l'Union européenne ou de la Fédération populaire de Chine préféraient généralement le nom de "foyer du soldat", qui avait d'ailleurs l'avantage d'être assez proche de la terminologie employée par les Turiens.

Lorsque nos deux agents sous couverture franchirent le seuil du Blue Scum, ils purent constater que l'espace réduit était déjà surpeuplé de toute une joyeuse cohue en armures bleues et blanches, composée d'Humains des deux sexes, de Turiens, et de Butariens. Tous semblaient fort occupés à boire sans modération, à rire bruyamment, à palabrer avec force gestes à l'appui, ou encore à s'engueuler face contre face. Dans ce tumulte ambiant, Damon et Saïda allaient enfin pouvoir échanger quelques mots sans risquer d'être entendus par mégarde. Les deux Humains notèrent cependant que le niveau sonore des conversations baissait nettement sur leur passage, pour reprendre toutefois de plus belle après qu'ils se soient un peu éloignés: si leurs armures N7 leur valaient toujours d'attirer l'attention sur eux, au moins ils n'étaient apparemment pas considérés comme des intrus.

Grâce à la ventilation qui diffusait une fraicheur bienvenue, l'odeur d'ammoniac était moins prégnante qu'à l'extérieur – mais néanmoins toujours présente. Les toilettes de l'établissement, à supposer qu'il y en eût, étaient certainement aussi mal entretenues que le reste de la base mercenaire...

Un barman humain officiait derrière le comptoir, revêtu du plus strict minimum de pièces d'armure bleues – bottes et cuissards uniquement – au-dessous d'un vieux T-shirt de l'Alliance crasseux. L'homme était assisté d'une IV pour prendre les commandes, dont l'interface holographique avait adopté l'aspect d'une Asari souriante en tenue légère. Le tenancier se rapprocha dès qu'il vit les nouveaux arrivants venir s'accouder au zinc, en s'appropriant deux tabourets libres. Il dissimula plutôt mal un mouvement de répulsion, lorsqu'il put observer de plus près le visage ravagé de Saïda, et tenta de rattraper le coup en déployant le maximum de courtoisie dont il soit possible de faire preuve dans ce genre de rade:

-–- J'imagine que c'est vous, les deux N7 débarqués en fanfare ce matin? Hé, tout le monde ne parle que de vous, ici! Bon, j'ai reçu pour consigne de vous ouvrir une ardoise au Blue Scum. Avec premières consos aux frais de la maison, pour vous aider à patienter jusqu'à ce que vous ayez pu être évalués par le chef!

-–- On est pas exigeants, rétorqua Saïda en pointant du doigt la réclame animée derrière le bar, qui vantait les mérites d'une marque de bière brassée sur Lorek. File-nous juste deux verres de cette pisse butarienne, ça nous suffira pour l'instant.

Deux grands cylindres emplis à ras bord d'un liquide doré atterrirent bientôt devant nos deux N7. Saïda évita soigneusement de toucher à son verre; mais Damon, qui se sentait totalement déshydraté dans cette atmosphère de jungle, se résolut à tenter l'expérience de tremper les lèvres dans le sien. Après tout, se disait-il, rien n'aurait sans doute pu être plus âcre pour ses sens, que ce relent vicié d'urée moite tout autour de lui. Le rictus d'écœurement qui lui échappa, lorsqu'il reposa précipitamment son verre, montra assez clairement à quel point il regrettait d'avoir encore eu tort sur ce point!

-–- Heurk! Je crois que je viens de tirer un trait définitif sur la bibine butarienne! régurgita péniblement le lieutenant. Quand je pense qu'Andrak peut siffler ce genre de merde comme du petit lait...

-–- Andrak ne boit jamais d'alcool, corrigea Saïda. Bon sang, voilà bien un truc que je n'arriverai jamais à comprendre!

-–- Andrak et Lenks, soupira Damon sur un ton soudain songeur. J'espère qu'ils arriveront à temps pour nous tirer d'affaire avec le Kodiak, quand on aura besoin d'eux. Sinon, je ne donne pas cher de notre peau, ici...!

C'est à ce moment que les deux Humains virent Feylin Adamas, leur collègue asari détachée ici sous couverture tout comme eux, entrer dans le bouge sordide en fendant vivement la foule des Soleils Bleus, avec dans son proche sillage trois mercenaires turiens aux mines égrillardes – pour autant que l'on sache interpréter le faciès souvent si peu expressif propre à leur espèce...

Après avoir été enrôlée à Thun, la jeune chasseresse asari avait fait le voyage jusqu'à la base des Marteaux de Sheitan en compagnie du reste du nouveau contingent de recrues, à bord de deux vieux transports de troupes Grizzly qui cognaient et geignaient de partout. Le groupe comptait une petite dizaine d'engagés volontaires, un mélange de jeunes loups et de vieux briscards débarqués de tous les horizons galactiques. Feylin avait ainsi noté la présence, entre autres, d'un Turien encore porteur de l'armure carmin et des tatouages faciaux du gang des Serres sur Oméga, ainsi que d'un Butarien qui affichait quant à lui les marques d'un autre gang mineur, issu de la même grande station minière des Systèmes Terminus. Tous deux avaient d'ailleurs passé la majeure partie du voyage à se dévisager en chiens de faïence, semblant n'attendre qu'un bon prétexte pour se sauter à la gorge.

Le trajet cahoteux avait duré toute une nuit avant que le convoi n'atteigne le campement de jungle au petit matin, environ quatre heures avant l'atterrissage non planifié du Kodiak de Saïda et Damon. Dès son arrivée, Feylin s'était pliée comme les autres recrues aux classiques formalités d'enregistrement, interrogatoires et entretiens complémentaires, puis assignation des chambrées. Tout s'était à nouveau déroulé sans accroc pour la belle Asari: son mélange inné de charme et de roublardise naturels l'avait toujours rendue capable de servir le baratin le plus éhonté sans éveiller le moindre soupçon!

Mais c'est peu après son incorporation que la chance de Feylin avait fini par tourner... Alors qu'elle arpentait les allées du camp d'un pas désinvolte, de manière à reconnaître les lieux sans en avoir l'air, la beauté bleue avait eu le malheur d'attirer l'attention de trois mercenaires désœuvrés: un grand Turien balafré qui semblait être le chef, et deux autres de ses congénères qui devaient lui servir de poissons-pilotes. Feylin cherchait avant tout à faire profil bas, raison pour laquelle les assiduités trop voyantes de ces trois balourds la mettaient en fort mauvaise posture. C'est en désespoir de cause qu'elle était entrée se réfugier au Blue Scum, avec la petite bande de branleurs en armures bleues toujours accrochée à ses basques.

-–- Allez, quoi, ma jolie! insistait lourdement le grand Turien balafré. Me dis pas que tu craches sur un peu de bon temps à passer ensemble, tu vas me vexer... Tu sais qu'il y a pas plus viril dans toute la galaxie qu'un vrai soldat turien? Esprits, même les Krogans peuvent bien remballer leur carré et retourner se taper leurs grosses pondeuses sur Tuchanka! Allez, tu sais que tu pourrais avoir le mec le mieux monté de la compagnie, juste pour toi toute seule? Ou même trois pour le prix d'un, si tu préfères! ajouta-t-il d'un air goguenard en poussant du coude l'un de ses deux comparses hilares.

-–- Tu es bien gentil, mon grand, objecta calmement Feylin, mais toi et tes faire-valoir, vous êtes pas du tout mon genre. Pourquoi tu ne tenterais pas plutôt ta chance auprès de la grande mocheté humaine au crâne rasé, là-bas au bar? Vos cicatrices sont presque assorties!

-–- On me la fait pas! s'obstina le Turien. Y a kek chose en toi qui me dit que t'as déjà touché à la chair dextro, et que tu y as pris goût... C'est pas le cas, dis-moi? Hein, c'est pas le cas?

Le butor avait touché plus juste qu'il ne l'aurait sans doute cru: le dernier amant en date de Feylin avait effectivement bien été un Turien, membre comme elle de l'Unité GEIST N°1. Mais l'Asari ne voyait absolument rien de comparable entre le commandant Serval Quirinus (2) – un Turien d'honneur, un soldat exceptionnel, et un compagnon inoubliable – et le soudard répugnant qui s'efforçait de la coller de bien trop près à son goût. Feylin en était à se creuser les méninges pour trouver comment se dépêtrer des griffes lubriques des trois vauriens sans trop attirer l'attention, quand soudain, elle sursauta en sentant un bras venir s'enrouler lascivement autour de sa taille. Et elle ne se détendit pas, bien au contraire, lorsqu'elle s'aperçut qu'il s'agissait là du capitaine Keren, venue se plaquer tout contre elle en lui adressant un sourire gourmand! L'Humaine au visage encore plus marqué que celui du grand Turien balafré toisa d'abord ce dernier en savourant sa surprise, avant de lui lancer avec une moue de défi:

-–- Va plutôt t'astiquer sur le dernier Fornax, gueule d'amour... La petite Demoiselle bleue est déjà en mains!

D'abord un peu décontenancés, les trois Turiens se raidirent nettement lorsque Damon se rapprocha à son tour, et qu'ils purent reconnaître le même emblème N7 sur le plastron blindé de l'un comme de l'autre des deux nouveaux intervenants. Même ceux parmi les soldats turiens ou butariens qui méprisaient le plus la valeur martiale des Humains en général, ne pouvaient que ressentir un signal d'alerte pressant tout au fond de leurs tripes, lorsqu'ils se retrouvaient confrontés à ces combattants ultimes de l'Alliance, aux prouesses trop vantées pour être exagérées. Et la nouvelle de l'arrivée sensationnelle de ces deux nouveaux volontaires avait fait assez de bruit sur toute la base, pour que les Turiens ne puissent douter un seul instant de l'authenticité de la menace.

Feylin Adamas ne semblait cependant pas disposée à se laisser secourir comme une inoffensive petite Demoiselle en détresse. À présent que Saïda venait hélas de dévoiler leur jeu, l'Asari ne voyait plus vraiment la nécessité de continuer à faire elle-même profil bas. Renonçant donc aux inhibitions qui l'avaient retenue jusqu'à présent, elle laissa alors sa pleine puissance biotique s'exprimer en une éruption de vapeurs bleues sur ses bras jusqu'aux épaules, tout en lançant d'un air crâne aux trois Turiens médusés:

-–- Les gars... Vous êtes bien conscients qu'à cette distance, je pourrais vous étendre tous les trois rien qu'en éternuant?!

-–- Hey, vous devriez écouter la bleuette, amigos! renchérit Damon avec un sourire féroce. Son organisme est tellement riche en ézo, qu'on pourrait faire tourner un croiseur rien qu'avec ses urines!

Saïda et Feylin tournèrent des regards stupéfait ou choqué vers leur compagnon Sniper, qui haussa les épaules d'un air malheureux en matière d'excuse, comme pour dire : «Quoi? C'est tout ce qui m'est venu à l'esprit dans une puanteur pareille!» Quoi qu'il en soit, les menaces eurent l'effet attendu sur les deux comparses du grand Turien balafré, qui commencèrent à tirer leur chef en arrière par les bras. Celui-ci ne se résolut qu'à regret à abandonner le terrain; mais le regard furieux qu'il lança en partant n'eut besoin d'aucun traducteur pour exprimer très clairement le fond de sa pensée: «On se reverra, salopes!» Saïda répondit par un mouvement des lèvres particulièrement offensant – ou tout au moins, qui aurait pu être interprété comme tel par une espèce dont le visage ne fût pas entièrement fait de corne durcie! Après que les Turiens eurent dégagé la piste, la Spectre humaine adressa un regard amusé à Feylin toujours plaquée tout contre elle:

-–- C'était une menace assez intéressante, beauté, admit-elle sans encore ôter son bras de la hanche de l'Asari. J'aimerais bien la réemployer, avec ta permission. Ta remarque, par contre, Damon... Là, je préfère oublier avoir entendu ça! Sinon, vous savez que j'ai connu un mercenaire krogan, qui aurait pu lui aussi étendre trois Turiens rien qu'en éternuant? Sauf que dans son cas à lui, ça tenait davantage à son haleine de...!

-–- Merci pour ton aide, capitaine, l'interrompit Feylin, plus vivement peut-être qu'elle ne l'aurait voulu. Mais crois-moi, j'aurais très bien pu gérer la situation toute seule...

-–- Ah ouais? Et comment? En balançant une Déchirure biotique en pleine face de ce porc?! Ouais, je dis pas, j'aurais adoré moi aussi... Mais on est censées rester discrètes, tu te rappelles?

-–- Tu te rappelles aussi qu'on était censées ne pas se connaître? précisa l'Asari d'un ton amer. Par la Déesse, j'étais votre assurance-vie, à toi et à Damon, au cas où votre couverture aurait été éventée! Et là, tu viens juste de griller la mienne...

-–- Tu as tout à fait raison, hélas! reconnut platement Saïda après s'être mordu la lèvre. Mais quand j'ai vu ce... cette sale enflure de merc approcher ses grosses serres de tes... Je ne sais pas ce qui m'a pris! Oh, je sais très bien que tu es parfaitement de taille à te défendre contre ce genre de crevard, et pourtant... Enfin, ce qui est fait est fait!

Le capitaine Keren finit par se décider, comme à regret, à dégager son bras de la taille de Feylin, en laissant glisser lentement sa paume sur la hanche de l'Asari. À titre personnel, cette dernière n'avait pas détesté le fait que sa patronne adorée se soit avancée pour la défendre contre la lubricité d'un prétendant mâle. Et elle avait même plutôt apprécié cet instant d'intimité physique avec la fascinante biotique humaine qu'elle convoitait en secret – même si l'instant en question n'avait été que de courte durée, et même si le visage calciné de l'Humaine avait momentanément beaucoup perdu de son attrait! Hélas, c'est comme si elle avait perçu les sentiments de la jeune chasseresse, que Saïda choisit justement ce moment pour ruiner toutes ses espérances:

-–- Ne te fais pas trop d'illusions à mon sujet, ma belle, l'avertit-elle d'une voix soudain durcie. J'ai déjà capté depuis longtemps tes regards en lousdé, et aussi les changements d'intonation de ta voix en ma présence, lorsqu'on aborde certains sujets. Autant dire que j'ai bien compris que tu ne mettrais pas trois siècles avant de me sauter dessus, si on se retrouvait coincées toutes les deux sur un astéroïde désert! Oh, pas la peine de bleuir des joues comme ça, ça n'a rien de honteux... Tu sais, plusieurs de tes sœurettes asari m'ont déjà fait du rentre-dedans – avec nettement moins de retenue que toi, ceci dit! Certaines se sont dites irrésistiblement attirées par la couleur inédite de mes yeux, d'autres ont évoqué "une aura qui émanerait de tout mon être", une connerie comme ça... Y en a même qui ont carrément versé dans la poésie érotique à deux crédits: glauque total! Mais elles avaient toutes un point commun: elles ont toutes été poliment invitées à aller se chercher ailleurs un autre objet de désir! Les amours aliens, je ne suis pas preneuse...

-–- ...Le fruit de quelques expériences décourageantes, peut-être? se risqua Feylin.

-–- Nope! Pas d'expériences du tout. Pas intéressée, voilà tout...

-–- Quoi?! s'étonna Feylin, qui tombait sincèrement des nues. À ton âge, tu as déjà bourlingué dans toute la galaxie, et tu n'as... tu n'as donc vraiment jamais... enfin, eu de rapports intimes avec des membres d'autres espèces?! Au moins par curiosité?

-–- Nan, jamais... Ah si, presque: un Vortcha bourré a bien essayé de me prendre de force, une fois, sur Oméga. C'était il y a un moment déjà... Je pense que depuis le temps, ils ont dû finir de décoller ce qui restait de ce connard du mur des chiottes de ce bar miteux! Dommage, ça faisait une déco originale...

À bien y songer, se dit Feylin avec un frisson, il y avait peu de souvenirs, parmi ceux que livrait parcimonieusement Saïda quant à sa vie passée, qui n'impliquent pas le recours à une violence biotique extrême! Décidément, elle n'avait pas été pour rien dans sa jeunesse très proche de Jack, alias Sujet Zéro, la légendaire biotique psychotique... Était-ce donc cet aspect dangereux de sa personnalité qui fascinait tant Feylin? La jeune Asari préférait croire que non...

-–- On devrait se séparer, maintenant, suggéra-t-elle, autant par prudence tactique que pour mettre un terme à cette situation embarrassante. Je retourne à l'extérieur, et je vais tâcher de m'y faire discrète. J'espère que vous n'aurez plus très longtemps à attendre pour rencontrer Ravar en personne.

Lorsque Feylin entreprit de quitter le Blue Scum, Saïda et Damon purent observer sur son passage le même phénomène d'altération du volume sonore des conversations que lorsque eux-mêmes y étaient entrés. C'était finalement assez compréhensible, si l'on se souvenait que la chasseresse asari venait tout juste de faire la démonstration en lieu clos d'un sérieux potentiel biotique. Après le départ de Feylin, Damon et Saïda prirent rapidement conscience que les regards alentour pesaient sur eux plus lourdement encore qu'auparavant, ce qui était également compréhensible après l'altercation avec les trois Turiens.

-–- Tout de même, protesta Damon à mi-voix, tu ne m'enlèveras pas de l'idée qu'on fait plus discret que deux soldats de l'Alliance en armures N7, assis ensemble au beau milieu d'une cantina bondée de mercenaires des Soleils Bleus!

-–- Les N7... Oh, punaise!...» Saïda soupira lourdement, avant de développer d'un ton blasé: «...Apparemment, tu n'as même pas idée du nombre de ceux parmi les nôtres qui tournent le dos à l'Alliance, pour entamer une nouvelle carrière dans le mercenariat. Comme tu peux l'imaginer, leur statut d'élite de l'élite en fait des contractuels très recherchés par les employeurs les plus solvables – souvent les moins avouables, aussi. Ces bâtards-là sont la honte de notre fraternité d'armes. Il m'est déjà arrivé de dérouiller une paire de ces pourris, juste pour me passer les nerfs! Rien de bien difficile, en fait: une fois qu'ils ont quitté le service actif, l'argent facile, le confort, et les missions de rétorsion sans grand risque leur font souvent négliger leur entraînement. Bhahh! Foutues vermines de mercs...

Saïda se tut brusquement lorsqu'elle aperçut du coin de l'œil une grande bringue de Turienne, qui venait d'entrer dans le bar, se diriger droit sur eux d'un pas décidé. Toujours assise, la Spectre humaine se tourna pour faire face crânement à la nouvelle venue, dont l'armure bleue et blanche arborait des insignes d'officier sur les épaulières. La grande girafe cuirassée toisa de haut les deux Humains assis, tout en s'adressant à eux d'une voix peu amène:

-–- Lieutenant Caldran Eryx. Le capitaine souhaiterait vous entretenir en privé. Si vous voulez bien me suivre...

Il était flagrant que les formules de politesse ampoulées ne faisaient pas vraiment partie du vocabulaire courant de la militaire turienne, et qu'elle faisait de gros efforts pour ne pas aboyer d'injonctions beaucoup plus directes. C'était en fait plutôt bon signe: Ravar souhaitait visiblement toujours ménager et offrir un visage cordial aux deux transfuges N7, probablement les recrues les plus prometteuses sur lesquelles il ait jamais pu mettre la main!

Saïda et Damon se levèrent sans un mot, abandonnant là les verres auxquels ils n'avaient d'ailleurs guère touché, pour quitter le Blue Scum sur les pas de la grande Turienne. Sans surprise, celle-ci les mena en direction du complexe fortifié situé au centre de la base, à proximité de la grande tourelle de défense GARDIA. Grâce à l'entremise du lieutenant Eryx, le petit groupe put franchir le poste de garde de la clôture – après cependant que l'on eût scanné une dernière fois les armures et Omnitechs des deux N7, à la recherche d'applications d'usage militaire dissimulées. À l'exception du grand volet d'accès au garage souterrain, la seule entrée du bloc de béton se limitait à une petite porte blindée placée en défilement, couverte par une tourelle de défense automatisée.

Une fois à l'intérieur, Damon et Saïda purent réaliser à quel point la modeste surface au sol du fortin n'était qu'une apparence trompeuse; car l'essentiel du complexe s'étendait en fait en profondeur, sur plusieurs niveaux. Outre le garage pour véhicules lourds et le hangar à navettes, on trouvait ainsi plus bas encore: un centre opérationnel avec postes de détection et de communications attenants, un petit mess avec espaces de vie contigus, une antenne médicale bien équipée, une centrale énergétique autonome, des locaux techniques dédiés à la ventilation ou à la pressurisation des différents niveaux, plus encore des armureries, dépôts et ateliers divers, le tout ponctué de multiples sas de sécurité avec portes blindées étanches, chicanes, tourelles sous IV, et points d'appui défensifs... En dehors de cela, les deux agents sous couverture ne comptèrent au total pas plus d'une demi-douzaine de techniciens et de gardes armés, tandis qu'ils progressaient au fil des réduits bétonnés sur les pas du lieutenant Eryx.

-–- T'avais encore raison, cap'taine, glissa Damon à l'oreille de sa supérieure. Ce Ravar m'a effectivement bien l'air d'être un parano fini! La dernière fois que j'ai visité un endroit de ce genre, c'était une forteresse-musée sur Terre, sur l'ancienne ligne de démarcation en travers de la péninsule coréenne...

-–- Moi, c'était sur Tuchanka, renchérit Saïda à voix tout aussi basse. La MEDC (3) y entretient tout un réseau de bastions préfabriqués en série, semblables en tous points à celui-ci d'ailleurs, afin de garder un œil sur les frontières des clans krogans alliés. Comme tu t'en doutes, l'affectation n'est pas très recherchée!

Caldran Eryx tourna vers les deux Humains un regard courroucé, qui les fit taire sur-le-champ. Mais de toute évidence, elle n'avait rien saisi de leurs messes basses: l'ouïe n'était heureusement pas le sens le plus développé des Turiens au regard si perçant! C'est peu après cet aparté que le petit groupe, parvenu au tout dernier niveau, finit par s'arrêter devant une grande porte particulièrement bien protégée. Le verrouillage holographique rouge qui la scellait hermétiquement passa au vert, après qu'Eryx eût annoncé un code et échangé quelques mots sur son communicateur. Pendant que les volets du panneau blindé se rétractaient en succession rapide, la grande perche turienne se tourna vers ses invités pour les prévenir d'une voix rude:

-–- Nous y sommes: le capitaine va vous recevoir. Un petit conseil pour vous, les N7: si pour une fois vous arrivez à éviter de vous montrer trop puants d'arrogance, alors tout devrait bien se passer. Sinon, eh bien... Disons que le capitaine Ravar a ses bons et ses mauvais jours, comme tout le monde!

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(1) Relire Unité N°1: Saison 3, Épisode 2 (1ère mission)
(2) Relire Unité N°1: Saison 1, Épisodes 1 & 3
(3) Mission d'Encadrement de la Démilitarisation Concilienne, basée dans le système Dranek dans Mass Effect 2 & 3