Chapitre 22
L'inconnu qui s'appelait X
Mardi 24 Novembre 1986. 10h11
« Je te demande pardon Chrissy ? » fit Mme Kelly abasourdie. Chrissy elle, ne tenait plus en place. L'expérience d'hier soir avait marché. Elle avait dormi sans que l'ombre ne vienne. Elle marchait dans le bureau de la psychologue en faisant des allers-retours.
« Je … Je ne sais pas d'accord ?! Mais quand j'ai dormi sur le canapé d'Ed… de 'X', je n'avais plus aucun problème pour dormir ! pouf, disparu ! Mais on avait fumé, alors c'est sûrement ça la solution ? Le canapé de 'X' et un joint avant de dormir ? Et… Et Jason ce… ce…HU ! » Elle s'arrêta et pointa un doigt au sol « Vous savez Britney a tout filmé -même si c'est mal oui-. Mais maintenant je SAIS qu'il me trompe avec April, cette put…pardon, cette…cette » et elle agita ses bras, énervée. « BREF. Je crois que rien ne va dans ma vie, mais 'X' m'a fait me sentir bien de nouveau. Je ris avec lui, tout le temps, il est toujours là quand j'ai besoin de lui, il est respectueux. Il se donne des allures de mauvais garçons… Mais il est adorable. Je ne comprends RIEN à ce qu'il m'arrive madame, rien du tout. Ma vie est un foutoir interminable et ça commence vraiment à m'énerver ! » Fit-elle frénétique en parlant à la psychologue.
Ses yeux brûlaient d'une rage que la psychologue n'avait jamais observé chez elle en quatre ans. Elle parlait et bougeait sans se retenir, sa voix fluette s'élevant par moment. Elle était agitée, trop de choses s'étaient passées d'un seul coup pour elle et la psychologue la laissa parler, bouche bée.
La femme de trente quatre ans ne savait pas si elle devait se réjouir, rigoler ou rester abasourdie de cette situation étonnante. Pourtant elle en avait vu des éudiants dans son bureau.
Mais des petites premières de la classe qui venait déballer son sac comme ça, dès le matin ? Alors qu'elle avait l'habitude de la voir renfermée vers elle-même, à souffrir en silence avec de faux sourires ?
Jamais.
La psychologue fit rapidement le calcul dans sa tête. Cette évolution inespérée de sa petite protégée semblait bénéfique.
Puis Chrissy se retourna subitement vers elle en plaqua les mains sur le bureau de la psychologue :
« Vous m'aviez conseillée d'enlever Jason de ma vie, il est parti de lui-même avec une autre. Je suis fatiguée, triste et en même temps… tellement libérée ! C'est comme ça une charge énorme et mon cœur étaient partis en même temps ! Est-ce que c'est normal ? » déclama-t-elle, la voix se cassant sur la fin. Ses yeux se posèrent sur le visage de la psychologue, pleins d'espoir. L'adulte voyait bien qu'elle lui demandait de la rassurer, lui demander si elle était une 'vilaine fille'.
Chrissy se tût et cela installa un léger silence. La psychologue reprit donc le dialogue avec une voix posée.
Elle était ravie de voir une étincelle -qui n'existait pas jusqu'alors dans les yeux de la jeune fille- briller.
« Huum. Je dirais que oui. Quelque part ton cerveau, ton esprit, est soulagé de ne plus avoir à supporter cette pression. Et sûrement que tu te rends compte que tu ne l'aimais pas vraiment. Peut-être même que tu aimes quelqu'un d'autre ? »
Le regard de Chrissy se courrouça et ses yeux prirent une teinte un peu plus blanche.
« Tu as l'air bien plus vivante, d'où mon interrogation. » questionna Mme Kelly.
Chrissy se figea, les traits de son visage de déridèrent, et elle regardant le sol. On ne pouvait pas savoir à quoi elle pensait, mais on le devinait : ses sourcils se fronçaient et se relâchaient pour la seconde d'après ouvrir la bouche sans qu'un son n'en sorte. Mme Kelly sut qu'elle se questionnait réellelment sur ses sentiments. Peut-être aurait-elle dû éviter de lui rajouter cette charge ? Penser à un autre garçon aussi vite après avoir largué son premier copain n'était peut-être pas une bonne idée.
« Mais… Est-ce que je suis normale ? Est-ce que c'est normal ? » Couina la petite voix de la jeune femme. Chrissy parut faire une pause, laissant juste le temps à la psychologue d'ouvrir la bouche. Avant qu'elle ne reprenne : « Et…Et en même temps, je revis ! Je suis triste, je revis ! C'est normal ? Je n'ai jamais eu de rupture avant, je ne suis pas censée me morfondre dans un coin ? Je veux dire, je l'ai fait hier, hein, mais aujourd'hui, aujourd'hui… Je…C'était tellement bien hier soir ! Si vous saviez ! Nous étions juste là à fumer un peu, comme des adolescents normaux à regarder le ciel. Avec lui, j'ai enfin l'impression de regagner un peu de contrôle. Avec lui, j'ai l'impression de revivre… »
La psychologue eut un fin sourire, ravie pour elle.
« Et… Il faut que je vous avoue quelque chose. C'est très dur d'en parler. J'ai honte. »
Mme Kelly ne dit rien, fermant juste doucement les yeux. Chrissy avait besoin de place pour discuter, elle l'écouterait.
« Je… J'ai arrêté entre temps mais… Vous savez à quel point ma mère est obsédée par le physique n'est-ce pas ? »
La psychologue ne dit rien, acquiesçant seulement de la tête.
« Je me… faisais vomir. Des fois j'ai encore envie de le faire » Dit-elle en se triturant le pull. « Mais plus aujourd'hui ! Je veux guérir. Ed…'X' m'a dit que j'étais forte. Que je devais regarder April et Jason droit dans les yeux et leur faire un doigt avec mon bonheur. Je me suis dit que j'avais envie de faire la même chose avec ma mère… Bon, pas de suite et différemment bien sûr hein. » fit-elle affolée. « C'est juste que j'ai peur… Je vais être seule face à l'équipe de basket et les filles… Mais je ne montrerais rien. Je vais lui en faire voir de toutes les couleurs. Je redoute aussi les jeudis, parce que je serais seule face aux filles pendant les entrainements. Et 'X'… lui aussi ne sera pas disponible. Donc ça sera peut-être le seul soir où je cauchemarderais encore. »
Fit Chrissy en se rongeant un ongle. Elle avait peur de tout. Rien n'allait comme elle le voulait. Puis elle se tourna vers Madame Kelly.
« J'ai besoin de vous. » dit sincèrement Chrissy. « Vous seule pouvez m'aider, j'ai vraiment besoin de votre aide...C'est vraiment important » supplia-t-elle, les mains jointes.
La psychologue fut réellement étonnée. « Moi ? Euh… Oui si je le peux…»
« Promettez-moi de m'aider… » Supplia Chrissy.
« Cela dépendra de ce que tu me demandes, mais si je le peux, je le ferai. » Assura la psychologue.
« Un papier. Disant que vous me demandez de servir de cours du soir obligatoire pour …X. Ce qui légitimera le fait qu'il faille que j'aille dormir chez lui. En tout bien tout honneur hein ! Je… vous savez pourquoi je vous demande ça. » Fit-elle en s'asseyant finalement. « X a vraiment besoin de cours de rattrapage. Il ne comprend rien aux cours de madame O'Donnell. Avec moi, il s'en sortirait. Et avec lui je m'en sors… »
« Je refuse. »
« Non, madame s'il vous plait ! »
« Chrissy… Mais ça n'a pas de sens, reprends-toi ! Tu ne peux pas dormir chez ce garçon comme ça enfin ! Même si tu le connais un peu il pourrait…Enfin il pourrait… »
« Il pourrait quoi ? Coucher avec moi ? Je vous rassure, ça ne serait pas contre ma volonté de toute façon. Tout le monde découche sauf moi. Et j'ai de bien meilleures raisons que ça soit le cas. » fit-elle sur le ton de l'évidence.
« Mais enfin… ce n'est pas… Je ne peux pas… » rougit la psychologue devant l'attitude de la jeune femme.
« Et pourquoi pas ?! Pourquoi, pourquoi, il faut TOUJOURS que ce soit moi ? même mon petit frère dort plus souvent chez des amis ! Et il est au collège ! Quand je demande de l'aide aux gens, personne ne répond présent mais moi il faudrait que j'aide le monde entier ? C'est injuste ! … »
« Chrissy, calme-toi enfin, ce n'est pas… »
« Non, Madame Kelly. Je ne me 'calmerai' pas ! C'est fini. » Elle ajouta, très sûr d'elle. « Vous savez que j'ai raison. Vous savez que j'ai besoin d'aide. Et pas que vous. Tout le monde le sait. J'ai passé deux mois à regarder hagarde mon propre reflet. Personne ne m'a aidé. En réalité, les gens ont passé leur vie à me regarder couler. Ma famille. Jason. Les professeurs. La seule personne qui ne m'a pas laissé tomber c'est …'X'. Bon, c'est récent. Mais pour l'instant, lui il était toujours là. »
« … » La psychologue regarda cette nouvelle jeune femme devant elle. Son discours faisait sens. Elle avait raison. Mais elle ne pouvait rien faire. Elle ne voyait pas comment l'aider. Cette flamme nouvelle qu'elle avait dans le regard.
Mme Kelly repensa à cette jeune fille peureuse, peinée et mal dans sa peau, pénétrer pour la première fois dans son bureau, les yeux embués de chagrin.
« …J'ai juste… besoin de dormir. Et tant que je n'essayerais pas, je ne saurais pas si ça fonctionne. La seule chose qui change avec votre aide, c'est que je ne vivrai pas l'enfer à la maison. Parce que dans tous les cas, je dormirais chez lui. Il en va de ma santé mentale. »
« Donc si je comprends bien : quoique je réponde, tu iras chez lui c'est ça ? Tu veux juste faire en sorte que ta mère ne te demande aucun compte ? »
« Exactement. »
« Chrissy, ce que tu me demandes va à l'encontre de toute mes fonctions. Je ne peux pas me permettre de mentir à des parents d'élèves… »
« Alors même que vous savez l'enfer que je vis au quotidien avec eux ? C'est … cruel. Et hypocrite. Je vous ai tout raconté. Vous pouvez me sortir de là. C'est la deuxième fois que je ne cauchemarde pas en deux mois, et c'était chez lui. Ça ne peut pas être une coïncidence… je vous en supplie… »
La psychologue aimait beaucoup cette jeune fille. Mais tout de même.
« Je ne vous ai jamais rien demandé, et je jure que je ne vous demanderai plus rien… » couina-t-elle. « Je vous en supplie… »
La dernière supplique brisa le cœur de la psychologue.
Elle était vraiment trop gentille pour ce boulot.
« Il y a peut-être une solution pour que ça soit… pour que ça passe. En quelque sorte. Mais quoiqu'il arrive, je ne veux pas que mon nom ressorte, est-ce bien clair ? »
Chrissy n'y croyait plus.
« O… Oui madame ! »
« Le numéro de chez toi s'il te plait ? »
« Oui allô ? » fit une voix fluette au téléphone.
« Bonjour, je suis bien chez les Cunningham ? »
« Oui, en effet, qui… ? »
« Le lycée Hawkins madame. Je vous appelle pour vous annoncer que votre fille a été choisie parmi plusieurs personnes pour aider des élèves en difficulté. Au vu de ses excellentes moyennes -n'est-ce pas- ? Elle s'est portée volontaire. Nous admirons énormément le potentiel et le dévouement de votre enfant et voulons donner une chance aux élèves qui ne sont pas aussi doués qu'elle. »
« …Oh, je vois. C'est une bonne chose en effet, ma fille ne m'a rien parlé de tout ça. Est-ce qu'elle aura assez d'énergie pour suivre ses entrainements ? »
« Oh oui madame, je pense que oui. »
« Très bien et comment cela se passe-t-il ? »
« Eh bien, les élèves s'organisent entres eux pour les cours à domicile, l'école n'est pas responsable de ça. Mais je voulais vous tenir au courant d'à quel point nous sommes fiers d'elle et que nous la soutenons dans sa démarche. J'espère, évidemment, que vous en ferez de même n'est-ce pas ? »
« Bien évidemment. »
« Très bien madame, je vous laisse. Votre fille sera sûrement beaucoup sollicitée puisqu'il s'agit d'un très bon élément. Cela ne serait pas étonnant qu'elle découche quelques soirs dans l'optique d'aider les élèves en difficultés. Mais je compte sur vous pour la soutenir n'est-ce pas ? Elle fait vraiment la gloire d'Hawkins. »
« Mais très certainement. Je vous remercie de m'avoir prévenue, passez une bonne journée. » fit la voix de la mère dans une pointe de fierté.
« Mais pareillement madame, au revoir. » dit Mme Kelly avant de raccrocher.
Un long silence se fit. Chrissy n'avait pas osé respirer. Sa mère la laisserait tranquille. Elle dormirait chez Eddie, sans faire cette saleté de cauchemar. Elle serait avec lui quelques soirs. Peut-être pas tout le temps mais qui sait ? Elle eut des étoiles dans les yeux resplendissants, infiniment reconnaissante, un sourire d'espoir se lisant sur les lèvres de Chrissy.
« Chut jeune fille, je ne veux rien entendre. » Coupa sèchement la femme crispée, encore une main sur le combiné. « Quoi qu'il arrive, je ne suis pas au courant de cet appel, suis-je claire ? » chuchota la psychologue peu sûre de ce qu'elle venait de faire.
Chrissy lui sourit chaleureusement, mettant un doigt sur sa bouche, mimant le silence. Elle prit ses affaires et sortit en trombe du bureau.
