Note : la playlist « Un Dilemme pas si cruel » est toujours disponible sur mon compte Spotify (Tookuni).

« Here's to us », de Halestorm, se prête particulièrement bien à l'atmosphère de ce chapitre :).


Le silence planait sur le campement.

« Je vous laisse voir ce que ça donne maintenant… » avait dit Sakura, hésitante, leur tendant son brouillon.

Elle avait discrètement placé ses mains sur ses joues pour les rafraîchir tandis qu'ils relisaient, mais le geste n'avait pas échappé à Sasuke. Fronçant les sourcils, il avait survolé le texte avec les nouvelles ratures. Puis il s'était senti lui-même plutôt gêné. Enfin, il avait décrété qu'il détestait cette mission encore plus qu'il ne l'avait cru de prime abord.

Il avait été contraint de souffler quelques autres significations à son camarade, doucement, parce qu'il était pudique et n'aimait pas franchement prononcer ce genre de chose en public. Dans l'ensemble, en revanche, Naruto avait un peu trop bien saisi les caractères amendés, et cela rendait Sasuke suspicieux – et mal à l'aise, pour une raison qu'il n'aurait su expliquer.

Lorsqu'ils avaient tous deux relevé la tête, Sakura avait recouvré son air professionnel, et si Naruto semblait assez fasciné par leurs conclusions, il était loin d'être embarrassé.

C'était une chose que Sasuke avait découverte au cours des précédentes années : Naruto parlait assez facilement de sexe, sans réaliser en quoi certains pouvaient considérer ses paroles comme choquantes. Il aurait dû s'y faire, dans la mesure où le garçon avait déjà compris comment fonctionnaient la plupart des hommes alors qu'il n'avait que treize ans. Avec un mentor comme Jiraiya, le jeune shinobi avait forcément été à bonne école.

Oui, il s'agissait bien de sexe : la méthode pour ouvrir les différentes portes impliquait au moins deux personnes, plusieurs orgasmes et quelques épreuves que Sasuke aurait adressées à des acteurs porno ou autres testeurs de Kâmasûtra. Pas à des ninjas.

Il espéra sincèrement que la vieille bique était étrangère à l'affaire. Vu son manque d'investissement, il n'aurait pas été étonné qu'elle ait survolé le dossier avant de le leur coller sur les bras. Après tout, son briefing de mission décousu ressemblait à s'y méprendre à un « Démerdez-vous. » C'était ce qu'ils faisaient toujours, au final. Mais l'activité présentée ici aurait dû être confiée à un couple ou un groupe de personnes consentantes. Certainement pas à une équipe qui marchait déjà sur des œufs en termes de relationnel.

« Bon, qu'est-ce qu'on fait ? »

Sakura s'était accordé un long moment de réflexion avant de poser la question. Elle n'avait trouvé qu'une pseudo-solution, aussi elle attendait d'obtenir l'avis de ses camarades. Elle les connaissait suffisamment pour savoir qu'ils n'abandonneraient pas si facilement, mais elle craignait pour leur groupe.

Elle avait à peine osé imaginer qui se dévouerait, pourquoi et comment. Elle avait trop peur de la réaction de Sasuke vis-à-vis d'elle, de celle de Naruto si elle devait expliquer pourquoi c'était impossible avec lui, et du reste…

« Tu voudrais qu'on laisse tomber ? »

Le ton de Sasuke, comme elle s'y attendait, était mordant. Naruto prit un air courroucé à la suggestion. Elle ne put s'empêcher de pouffer avant de répondre :

« C'est une possibilité. On est encore assez près de Konoha pour rentrer et demander un remplacement. Ce serait sans doute le mieux qu'on ait à faire, la mission présentant assez d'imprévus pour qu'on juge devoir rebrousser chemin. Quand l'objectif est aussi inaccessible, il est logique de réclamer des renforts.

— Y a pas d'autre solution ? » se braqua Naruto.

Il avait son petit ton agressif de gamin têtu qui refuse l'échec. Avec le temps, ils avaient appris à différencier les situations de crise de celles qu'ils étaient capables de gérer eux-mêmes. Naruto avait pris l'habitude de s'écraser quand la vie de ses coéquipiers était en jeu. Il avait plus de recul que lorsqu'il était enfant, mais il avait toujours tendance à penser qu'il pouvait tout porter sur ses épaules. En général, c'était vrai. Et toutes les missions un peu trop dangereuses dans lesquelles ils s'étaient investis avaient été couronnées de succès parce que, aux yeux de leurs camarades, tous trois étaient des monstres.

Oh, personne n'aurait eu la cruauté de prononcer ce mot en présence du jinchûriki, mais l'équipe sept restait supérieure aux autres, placée sur un piédestal par la communauté ninja comme si sa suprématie impliquait la perfection. Il était difficile de vivre au quotidien avec cette nouvelle pression, ce devoir d'être indéfectible en toute circonstance. Naruto et Sasuke retiraient énormément de fierté de ces considérations ; cependant, Sakura avait remarqué à quel point cela risquait d'être néfaste à leur équilibre. Ce culte de la performance pouvait les pousser au meilleur comme au pire.

Dans le cas présent, l'acmé de cette mission pourrait aboutir à la destruction de leur équipe.

Sakura décida de rester à distance pour l'instant, laissant les deux garçons exprimer leur point de vue librement. Elle interrogea donc Naruto. Elle espérait qu'il trouve une de ces solutions miracles dont il avait le secret en jetant quelque stupidité dans la mêlée.

« Est-ce que tu as quelque chose à proposer ? »

Naruto se renfrogna, la fixa une brève seconde, rougit, puis baissa la tête. Il commença à tripoter un fil qui dépassait de ses sandales, tentant de l'arracher.

« Non. Ce serait trop bizarre. »

Elle haussa un sourcil, surprise. Il reprit :

« Tu… »

Il balbutiait un peu, incapable de la regarder.

« Si tu devais faire ce genre de chose, ça serait pas avec moi, de toute façon. »

Le blond jeta un coup d'œil fielleux à Sasuke, qui semblait plongé dans ses pensées. Pourtant, lorsqu'il sentit l'œillade, le brun regarda droit dans les prunelles de Naruto. Il y eut de l'électricité dans l'air, quelque chose de bouillonnant qui donna des frissons à Sakura, puis le bleu et le noir luisirent d'un rayonnement semblable. Enfin, les mâchoires se décontractèrent et les âmes s'écartèrent l'une de l'autre, rassérénées.

Sakura essayait encore de déchiffrer ces moments intenses entre les deux garçons. Le mystère de leur lien restait entier et d'autant plus magnifique qu'elle se savait incapable de le percer.

Brisant l'instant, Sasuke grogna en réponse :

« Et mon opinion à moi, t'en as quelque chose à foutre ? »

Naruto eut l'air de vouloir mordre.

« T'es sérieux ? Tu veux lâcher l'affaire si vite ? »

Sasuke lui adressa une grimace, vexé.

« Évidemment que non.

— Alors quoi ? Si je suis pas dans l'équation, y a pas trente mille choix ! »

Le cœur de Sakura se serra au ton amer, dans la voix de son ami. Il y résonnait le sentiment d'abandon qu'elle y remarquait toujours lorsqu'il était exclu sans raison apparente.

Un jour, elle avait organisé une soirée « filles » avec Ino. Il avait clairement montré son intérêt pour l'idée. Ça avait l'air super chouette, avait-il dit alors qu'elle dépeignait les séances de maquillage, les films romantiques et les pots de glace partagés. Il avait demandé pourquoi c'était seulement réservé aux filles, parce qu'il adorait se goinfrer de glace, lui aussi, et qu'il était curieux du reste. Elle s'était rendu compte qu'elle n'avait que des prétextes à lui donner. « Parce que les filles n'aiment pas montrer aux garçons qu'elles sont sensibles au charme de certains acteurs », « Parce qu'elles ont honte d'être jugées dans un moment intime comme une séance de maquillage », « Parce que c'est l'occasion de parler de sexualité librement ».

« Je comprends pas. Tu m'as dit qu'il devrait pas y avoir de différence de traitement entre les filles et les garçons. Je vois toujours quand un mec te plaît. Et c'est toi qui m'as parlé de sexualité pour pas que je fasse de "conneries" », avait-il rétorqué, confus.

Au-delà du débat, Sakura avait fini par repérer la petite pointe de jalousie, dans les traits de son coéquipier. L'envie dans ses yeux. La façon dont il vivait cette exclusivité féminine comme un isolement de plus.

Ne trouvant pas de justification supplémentaire, elle avait exposé la question à ses amies. Il avait résulté, par vote, qu'il serait fort amusant d'avoir Naruto à cette soirée. Tenten avait argué que cela changerait de la routine, Hinata avait balbutié « O… oui. », Ino avait d'abord protesté avant de se laisser convaincre par la praticité du garçon, toujours prêt à rendre service. Puis, Temari avait décrété qu'au moins, elle aurait quelqu'un avec qui râler sur la mièvrerie de leurs films – qu'elle appréciait sans doute un minimum, sans quoi elle n'aurait pas fréquenté ce genre de rassemblement.

Naruto avait essayé le vernis, mangé du rouge à lèvres à la fraise et pleuré comme un bébé devant Titanic, une histoire futuriste où une jolie bourgeoise perdait l'amour de sa vie lors d'un naufrage. Ensuite, il s'était disputé avec Temari au sujet de la place qu'il restait sur cette foutue armoire, la blonde ayant décidé que Rose était une belle salope de ne pas avoir tenté de faire grimper son copain dessus, Naruto et les autres filles criant tous à la fois que le meuble aurait coulé et accusant la jeune femme terre à terre de leur gâcher leur plaisir. Il avait rougi très fort lorsqu'ils avaient joué à « Je n'ai jamais » et s'était trouvé un peu mal à l'aise que toutes ces demoiselles s'intéressent de si près à sa sexualité.

Depuis, Sakura s'était beaucoup interrogée sur sa relation au genre et les préjugés l'accompagnant. Naruto, par son désir de ne pas se sentir seul, avait une fois de plus chamboulé un ordre établi qui n'avait pas lieu d'être.

La voix sèche de Sasuke la sortit de ses souvenirs.

« Je dis que tu m'as pas demandé si je validais ton équation, imbécile. De quel droit tu me colles ça sur le dos ? Même si Sakura était d'accord, t'en as quelque chose à faire, de mon envie, à moi ? »

Cette fois, Naruto blanchit. Sakura s'attendait à ce qu'il se jette sur son rival, mais le jeune homme déglutit, tourna la tête vers elle et balbutia :

« Pardon. Le consentement, c'est important. Ça m'est pas venu à l'esprit que t'étais peut-être pas d'accord. »

Il semblait secoué par cette dernière conclusion, comme s'il avait été certain que Sasuke tomberait un jour dans ses bras à elle. C'était une ineptie. Naruto était encore un peu paranoïaque, encore trop persuadé que tout ce qu'il chérissait serait sûrement mieux sans lui. Ou alors, il n'avait pas pensé qu'elle finirait par ne plus aimer Sasuke, et continuait de croire que son entêtement pousserait le brun à l'accepter. Pourtant, elle avait cessé de harceler l'Uchiha depuis bien longtemps.

Mais Naruto avait aussi récité quelque chose qu'elle s'était échinée à lui répéter. Quand il lui avait raconté le baiser forcé de cette kunoichi qui lui aspirait son chakra, la façon dont c'était encore érotique et dérangeant à la fois ; quand il avait avoué chercher à voir dans le bain des filles s'il en avait l'occasion ; quand elle avait lu quelques extraits des torchons qu'écrivait Jiraiya ; quand il avait eu son premier rencard avec Hinata. Il avait été agressé et agresseur lui-même, il avait dû apprendre. Il s'était mis en colère lorsqu'elle lui avait interdit de blesser la timide femme. Puis il avait compris de quoi elle voulait parler et il lui avait promis de faire attention. Elle n'aurait jamais cru que son enseignement porterait autant ses fruits.

Alors, Sakura observa son camarade avec fierté et leva son pouce dans sa direction. Attiré par le mouvement, Naruto se redressa, vit le geste et sourit d'un air gêné. Bizarrement, il était aussi incapable de réagir aux compliments que de se défendre correctement aux critiques. Sakura lui avait fait remarquer qu'être respectueux n'était pas censé lui valoir de médaille, mais un jour viendrait où elle reconnaîtrait à quel point Naruto était un bon élève.

Sasuke se racla la gorge. Il ne savait pas ce qu'il se passait entre ses deux amis, mais il était exclu de l'échange et cela le dégoûtait. Il préférait encore revenir à leur problème que de décrypter un nouveau lien dont il risquait, une fois de plus, d'être jaloux. Quelqu'un lui avait déjà proposé un suivi psychologique, à l'hôpital, pour gérer son irascibilité et ses cauchemars. Parfois, il se disait qu'il allait plutôt consulter afin d'éradiquer sa possessivité à l'égard de Naruto. Il trouvait cela particulièrement malsain.

« Ça peut pas être quelqu'un d'autre ? »

Ses camarades reportèrent leur attention sur lui et il se sentit enfin entier à nouveau.

« Comment ça ?

— Eh bien… réfléchit Sasuke. Il y a sans doute des couples qui vivent à proximité de cet endroit, non ? On pourrait en recruter ? Ou les faire participer bénévolement. Est-ce qu'il y a vraiment besoin de payer des gens pour qu'ils aient l'occasion de réaliser leur fantasme de baise en extérieur ? »

Naruto eut l'air choqué. Sakura pouffa, soulagée.

« Tu as raison, ça n'a pas à être nous. On aura qu'à trouver des intéressés sur place.

— Bon, ben comme ça, c'est réglé. Il ne restera qu'à examiner les différentes étapes de plus près pour s'assurer qu'ils ne fassent pas n'importe quoi.

— J'ai de quoi dépister, ajouta Sakura. Ça pourra jouer en notre faveur. »

Le soupir de soulagement général fit un bruit sensationnel, et ils retournèrent à leur repas.


Ils avaient échangé bien peu de paroles durant cette conversation décisive, mais Naruto, Sasuke et Sakura avaient tous trois beaucoup réfléchi au sens caché derrière l'agressivité ou le silence de chacun.

Sakura espérait ne pas avoir blessé Naruto. Elle s'interrogeait également sur ce qu'il avait pu considérer comme bizarre, lui qui la draguait à moitié régulièrement. Peut-être ne le faisait-il plus que pour rire, amicalement ? Comme s'il avait remarqué qu'elle ne se trouvait pas la plus jolie des femmes et qu'elle avait besoin de se sentir valorisée ? Était-il assez attentif pour cela ou l'aurait-il fait par pur instinct ?

Sasuke se demandait s'il aurait dû saisir l'occasion pour s'épancher un peu, éviter d'agresser Naruto de la sorte alors que celui-ci avait répondu de façon étonnamment mature, et dire clairement à Sakura pourquoi ça ne marcherait jamais entre eux.

Naruto s'était perdu dans son cerveau, délirant à propos d'un couple malheureux qui s'était constitué par la force des choses, par convention. Lorsqu'ils se séparaient, à la fin de son film dramatique, il ouvrait les bras à Sakura pour la consoler, puis allait frapper Sasuke dans un but similaire, faisant semblant qu'il agissait ainsi pour venger son amie. Le petit théâtre se poursuivait avec la recomposition de son équipe sept, et plus un seul baiser dérangeant n'était échangé entre ses camarades. Ensuite, il se morigénait en se répétant que Sakura était romantique, avait sûrement une sexualité, et qu'elle trouverait peut-être un jour une personne pour la rendre heureuse, même si ce n'était pas Sasuke. Ce jour-là, il serait bien forcé de revoir ses standards et d'apprendre à rester en retrait. Il devait se rappeler à chaque instant que Sakura était une fille bien, et que fonder une famille ne l'empêcherait jamais d'aimer ses amis aussi inconditionnellement qu'à l'heure actuelle. Au pire, il pleurerait chez Ino le temps que ça passe, puis il irait mieux, comme toujours, se remettant de la solitude que cette rupture, dans son âme trop effrayée, allait déclencher.

Il se demandait parfois si Sasuke risquait de vivre les mêmes déboires quand cela arriverait. Celui-ci n'avait pas l'air capable de ressentir de l'amour, et il ignorait tout de sa sexualité – Temari avait un jour parlé d'aromantisme et d'asexualité, et Naruto suspectait son comparse d'appartenir à ces catégories, mais il ne voulait pas s'avancer : ce n'était pas à lui d'en juger. Au moins, vu le comportement du brun, Naruto ne craignait-il pas à chaque seconde d'être abandonné par lui, d'une manière ou d'une autre. Il savait bien qu'il était puéril, mais il avait la sensation que Sasuke était, d'une certaine façon, à lui. Rien qu'à lui. Que rien ni personne, ni amour ni amitié, n'arriverait jamais à la cheville du lien qu'ils entretenaient. Il ne pouvait pas perdre Sasuke.

Sur ce constat rassurant, après avoir intérieurement paniqué plusieurs jours, il s'était apaisé et avait observé le paysage alentour. Après tout, Tsunade leur avait parlé de vacances et de « patelin charmant » ; autant en profiter.

Ils n'étaient plus qu'à une journée de leur cible lorsque le garçon se stoppa net, surprenant les deux autres qui se figèrent aussitôt.

« Il faut qu'on s'arrête. »

À son air sérieux, ses amis hochèrent la tête sans broncher et attendirent ses explications.

« Je connais cet endroit. Je m'y suis entraîné, avant… »

Il parlait des deux ans qu'il avait passés en compagnie de son mentor, sur les routes, dans les lieux les plus fous et les plus dangereux.

« Et donc ? interrogea Sakura avec appréhension.

— Vous avez remarqué qu'on n'a détecté personne depuis plusieurs heures… »

Ils acquiescèrent. Sasuke ne put s'empêcher de grogner :

« Vas-y, ménage ton effet, crétin. »

Naruto lui jeta un regard torve. Il ne le faisait pas exprès. C'était grave.

« La zone vers laquelle on se dirige est infestée d'ours. Il n'y a pas un village à plusieurs kilomètres. C'est un désert sauvage à flanc de montagne. La vieille avait raison : l'idéal pour des ninjas qui veulent se reposer en paix et profiter d'une belle vue. »

Sakura eut l'air effarée. Sasuke resta impassible, mais, au bout de quelques secondes, il s'approcha lentement de lui. Naruto déglutit bruyamment. Lorsque le brun le saisit par le col, il se tendit, prêt à riposter au cas où son rival l'agresserait.

Sasuke ne le frappait plus vraiment depuis longtemps. En revanche, parfois, l'habitude adolescente refaisait surface et le coup qui partait était chargé de chakra. Lorsqu'il atterrissait, Naruto n'y sentait pourtant plus la moindre puissance, Sasuke le vidant à temps de tout désir de faire mal.

« Et tu ne pouvais pas le dire plus tôt, quand on a étudié la putain de carte ? Tu l'as regardée, au moins ?! »

Le blond prit la mouche, trop ouvertement menacé :

« Je l'ai pas regardée, nan ! T'as jeté le briefing dans un coin avant qu'on le finisse parce que t'en avais marre de moi ! »

Sasuke lâcha son compagnon, douché par la dure réalité : il n'avait pas laissé à Naruto la possibilité de préparer la mission correctement.

« Et de toute façon, j'aurais rien remarqué… On allait tellement à droite à gauche, à l'époque, je serais infoutu de placer cette montagne sur une carte. »

Sasuke se renfrogna, mais fut reconnaissant à Naruto de détourner l'attention de son erreur de débutant. Le travail d'équipe, c'était pourtant la base. Il se serait flagellé.

« On établit le campement », ordonna Sakura pour couper court à la dispute.


Le dîner s'était déroulé dans un silence trop lourd, Sasuke ronchonnant, Naruto boudant et Sakura affichant un air inquiet, bien que déterminé. Ils avaient mangé de la viande d'ours, d'ailleurs, et, dans d'autres circonstances, tout le monde aurait trouvé ça très satisfaisant. Mais l'équipe sept avait trop de non-dits, enterrés par l'habitude, pour se satisfaire de se venger sur l'animal responsable de sa misère.

Ce fut la jeune fille qui prit la parole la première, une fois chacun repu.

« Je sors le saké. »

Naruto paniqua. Sasuke releva la tête, sidéré.

« C'est si grave que ça ? »

Elle acquiesça.

Le petit rituel avait eu lieu au retour du brun, plusieurs années auparavant. Depuis, ils n'avaient ainsi bu en mission qu'à deux occasions : lors du décès du père de Sakura, et après que Sasuke avait techniquement achevé sa vengeance. Ce jour-là, ils avaient beaucoup échangé, essayé de comprendre l'Uchiha, tenté de savoir s'il était réellement comblé et ne risquait pas de leur filer de nouveau entre les doigts. Sasuke s'était permis l'écart ultime : confier à ses amis son histoire telle qu'il l'avait vécue, par petites phrases sarcastiques et résumés d'une froideur effrayante. Ils avaient lu entre les lignes, vu la détresse dans ses yeux, mieux appréhendé son chemin.

Sakura s'était éloignée un instant pour vider sa vessie, et les deux garçons étaient secrètement tombés d'accord sur un point : elle commençait à bien trop ressembler à sa professeure.

« Faudra la surveiller, j'ai pas envie qu'elle finisse alcoolique », avait marmonné Naruto avant de recevoir un morceau d'écorce sur le crâne.

Sakura avait entendu son commentaire.

Sasuke avait acquiescé, assez discrètement pour qu'elle ne le remarque pas. C'était devenu un petit gag entre eux, quand elle était distraite ou absente, un clin d'œil récurrent qui avait alimenté leur complicité nouvelle.

« On a des trucs à mettre à plat », lança-t-elle en sélectionnant un de ses nombreux rouleaux d'invocation.

Même Sasuke ne savait pas comment elle s'y retrouvait avec tout son matériel. Certains papiers contenaient des sacoches de médecin, des antipoisons, une table d'opération portative. D'autres, des livres de chirurgie avancée, des kits de premiers secours à distribuer, plusieurs tentes, duvets et vêtements de rechange, des produits d'hygiène, et, enfin, une véritable armada pour remplacer au besoin celle de toute l'équipe. La première fois qu'elle avait tenté cette technique, elle avait invoqué plusieurs bols de nouilles instantanées en guise de repas. Il avait alors appris que l'anniversaire de Naruto avait lieu le dix octobre. C'était une surprise. Le blond avait presque pleuré de joie et le brun s'était forcé à prononcer « Bon anniversaire » quand Sakura avait chanté. Il était reconnaissant envers sa coéquipière de l'attention et du soin dont elle couvait Naruto. Lui-même éprouvait toutes les difficultés du monde à veiller sur lui sans être encombrant, trop protecteur donc vexant… et surtout, il était particulièrement complexe d'aimer quelqu'un sans accepter de le lui montrer.

Il avait l'impression d'avoir fait des progrès, mais chaque régression, telle que son coup de sang, un peu plus tôt, l'ennuyait profondément : il n'avait pas envie que son ami comprenne ses messages insidieux de travers. Il ne voulait pas qu'il croie qu'il le détestait. Au moins, Sasuke en était arrivé à la conclusion qu'il était incapable de détester Naruto. On ne pouvait pas haïr quelque chose dont on avait besoin pour vivre et pour être heureux. Il pourrait se passer de Sakura. Jamais de Naruto. Lorsqu'il essayait d'imaginer un avenir sans lui, il avait l'impression de devenir fou. Que serait-il sans Uzumaki Naruto ?

Sakura remplit les coupes et leur fit signe d'approcher. Ils se placèrent en rond, entre les tentes et le feu de camp, leurs genoux se frôlant presque. Ils trinquèrent, puis sirotèrent chacun leur liqueur.

Sasuke n'aimait pas l'alcool à l'exception du saké. La bière était trop amère, les cocktails trop saturés, les vins trop capiteux. Certains sakés avaient une texture trop forte, mais il avait fini par repérer les parfums qui lui plaisaient : frais, herbeux et doux. Naruto engloutissait n'importe quoi, mais il avait remarqué que son goût prononcé pour le sucre se reflétait dans les boissons. Il prenait souvent des jus alcoolisés ou de la liqueur de prune. Sakura aussi aimait tout, mais préférait l'amertume. Il l'avait déjà surprise à lorgner sur de l'absinthe dans une boutique de spiritueux, lors d'une visite au pays de la Foudre. Naruto avait raison : ils feraient bien de la surveiller.

Elle se resservit, vida sa deuxième coupe, puis inspira profondément. Elle parlerait la première.

« Je sais qu'on doit revoir la mission. Mais avant ça, on a des choses à se dire. Je ne veux pas qu'il y ait de quiproquos suite aux décisions qu'on prendra, et je ne veux pas qu'on ait à souffrir de notre choix final parce qu'on aura gardé nos sentiments pour nous. »

Sasuke aurait cru que cette tirade était pour lui, mais elle fixait Naruto. Au fond, il était d'accord. Il était d'autant plus d'accord qu'il savait à quel point Naruto menaçait d'être blessé par leurs émois. Décidément, Sakura était une amie extraordinaire…

« Je suis désolée si tu as été ennuyé par ce que je t'ai dit l'autre fois. »

Elle avait ses yeux dans ceux du blond, qui resta la main en l'air, figé par l'intensité de son regard.

« Je ne veux pas te faire de peine, mais je présume qu'il faut en passer par là : ce n'est pas que tu me dégoûtes, ni rien des choses horribles que j'ai pu te dire quand on était petits. Je te le jure. C'est juste que ça me paraît impossible… »

Les iris bleus luisaient légèrement et Sasuke se fascina pour ces émotions brutes qui ravageaient le faciès de son compagnon.

« On est trop… Écoute. »

Sakura vida une autre coupe, prit le temps de resservir tout le monde, même si Naruto n'avait presque rien bu, trop tétanisé, et poursuivit :

« Si je le pouvais, je serais tombée amoureuse de toi, d'accord ? »

Le jeune homme déglutit et Sasuke sentit quelque chose se briser dans ses entrailles. Il avait envie de saisir Naruto par le bras et de rejeter Sakura loin de lui.

« Tu es le garçon le plus gentil que je connaisse, on s'entend franchement bien, maintenant, et je suis sûre et certaine que tu serais capable de me rendre heureuse. On pourrait vivre ensemble, s'apprécier, se faire des câlins… Mais je suis déjà tombée amoureuse et je sais que ce n'est pas ce que je ressens pour toi. C'est… Tu es comme un frère, pour moi. Tu as toujours été présent, à me soutenir même quand c'était moi qui avais été stupide, bornée ou méchante. Ce qu'on partage, c'est unique, et je ne peux pas faire à ce lien-là l'affront de le reléguer à de l'amour charnel. Il y a des gens qui ne font pas la différence, d'autres que ça ne gênerait pas, mais je ne suis pas comme ça, et je ne peux pas te faire ça. »

Sasuke avait envie de pleurer. Cela lui arrivait de plus en plus souvent depuis qu'il avait appris à laisser pénétrer en lui autre chose que le poison de la haine. Cela lui arrivait principalement lorsqu'il s'agissait de Naruto. Sakura faisait au garçon une magnifique déclaration. Il y avait des larmes dans les orbites bleu soleil, et Sasuke rêvait de les essuyer avec ses doigts, de les mettre dans un bocal et de passer ses jours à admirer l'azur et la joie qui filtraient dans la perle d'eau.

« C'est comme ça que je t'aime, Naruto. »

La pomme d'Adam mate remonta puis revint à sa place. Sasuke termina son verre, prit la bouteille des mains de Sakura et se resservit lui-même.

Naruto renifla. Il porta lentement la coupe à ses lèvres et la vida d'une traite. Ensuite, il passa sa manche au-dessus de son nez, geste enfantin dont il ne s'était jamais départi.

Ils attendirent patiemment qu'il réponde. Naruto pleurait toujours à un moment ou à un autre, lors de ces réunions au sommet, et personne ne le lui reprochait. Sasuke avait fini par concéder que Naruto avait le droit d'être un pleurnichard, que ça n'enlevait rien à son courage et sa détermination. Il en était même au point où il admirait la façon dont le blond s'épanchait, comme s'il n'avait pas peur de montrer sa fragilité. Plus peur. Sans doute parce que lui-même avait cessé de désapprouver sa sensiblerie.

« Tu sais… »

Sasuke remplit la coupe de Naruto pour l'encourager. Celui-ci la but de nouveau cul sec. Les joues de Sakura commençaient déjà à rosir, mais si celles de Naruto arboraient la même teinte, c'était à cause de l'émotion. Sasuke ignorait si c'était lié à son démon, et le jinchûriki ne le leur avait jamais avoué, mais il supputait que le Kyûbi prenait assez de sa part d'alcool pour empêcher son hôte d'atteindre l'ivresse.

« C'est marrant, parce que quand on en a parlé, l'autre jour, j'ai pensé la même chose. »

Cette fois, le cœur de Sasuke manifesta son existence. Il le sentit bondir, puis conserver un rythme soutenu qu'il ne parvint pas à s'expliquer. Naruto n'était donc pas amoureux de Sakura ?

« Quand tu as dit que ce serait bizarre ?

— Oui. »

Le silence devint confortable, quelque chose, dans l'âme du brun, s'agitant furieusement. Il le repoussa vivement et extériorisa son agacement :

« Vous aviez pas besoin de moi pour ça.

— Bien sûr que si ! se défendit Sakura. On y vient, mais je pense que tu avais besoin d'entendre cette conversation, toi aussi.

— T'as pas fini de tout ramener à toi, connard ? »

Naruto l'insultait de moins en moins souvent. La sensation d'exister emplit l'Uchiha, plus chaleureuse que n'importe quel alcool. Il but sa coupe, satisfait.

« Bref, reprit Naruto, choisissant d'ignorer son rival. Je suis super content que tu m'aies dit tout ça, ça me fait tellement plaisir… Je savais pas trop comment tu me voyais, depuis un moment et… Ben, ça me convient parfaitement, vraiment. Je t'aime aussi, Sakura. »

Sasuke aurait vomi de mièvrerie si cette confession, dans la bouche de Naruto, n'avait pas déclenché en lui un raz-de-marée de douleur, de colère et d'espoir.

Naruto osait dire à Sakura qu'il l'aimait. Naruto n'aimait pas Sakura comme ça. Naruto avait la place pour quelqu'un d'autre. Et lui, où était-il, dans tout ça ? Le blond n'avait pas prononcé un seul mot à son égard. Il ne l'avait même pas regardé, et il avait osé – il se répétait – faire cette déclaration devant lui, sous ses yeux, comme s'il n'existait pas ou que ses sentiments ne risquaient pas d'être atteints par ses paroles. Le croyait-il insensible ? Était-il susceptible, si Sasuke lui parlait aussi sincèrement que Sakura l'avait fait, de réitérer pareil aveu ? Autrement ? Avec toutes les spécificités qui faisaient leur lien tordu, voilé par le silence et rendu inconsistant par les joutes qui couvraient leurs manifestations d'affection ? Sasuke était-il le seul à profiter à outrance de toutes ces petites rixes verbales et physiques qui cachaient mal leur amour ? Quel type d'amour était-ce ?

Il ne s'était jamais posé la question, trop occupé à jalouser toute chose s'approchant de son compagnon et à croire qu'il éprouvait les mêmes sentiments qu'à ses treize ans. D'après la tornade dans ses entrailles, en revanche, cela ressemblait fort à sa version rouge sang de l'amour avec un grand A, des paillettes dorées et une couronne d'épines fleuries autour. C'était dégoûtant. Il dut boire pour oublier l'image.

Merde, est-ce qu'il était vraiment… de Naruto ? Est-ce qu'il avait retenu cette impression au fond de lui tout ce temps, la cachant derrière ses réactions violentes et son agacement permanent ? Est-ce que c'était une attirance romantique, ou bien, comme Sakura, ressentait-il autre chose ? Il profita que les deux amis se faisaient un énorme câlin fraternel pour jalouser davantage la position de Sakura, entourée par les bras puissants du blond. Il était conscient qu'on pouvait aimer sans désirer, mais il connaissait également suffisamment bien sa sexualité pour deviner qu'il ne saurait faire l'un sans l'autre.

Naruto était beau. C'était une réalité qui l'avait frappé depuis bien longtemps. Sa poussée de croissance tardive l'avait rendu grand, même si Sasuke avait la satisfaction de faire exactement deux centimètres de plus que lui – c'était Naruto qui avait mesuré, pas lui. Sa gourmandise couvrait ses muscles d'adulte d'une couche de gras, lui donnant plus d'épaules, effaçant les sillons que creusait l'entraînement sous ses hanches et ses pectoraux. Il n'était peut-être pas au goût de tout le monde, mais il plaisait à Sasuke. Si le sosie de Naruto était un jour venu le draguer dans un bar, il n'aurait pas mis une heure à l'emmener dans son lit.

Mais ça n'aurait jamais été aussi bon qu'avec le vrai.

Choqué par cette conclusion, Sasuke s'étouffa avec sa gorgée. Ce fut ce moment que choisit Sakura pour se tourner vers lui et reprendre la parole. Il essaya de rester stoïque et renifla l'alcool qui était monté dans son nez. Il détestait quand ce genre de chose arrivait. À côté de lui, Naruto ne put s'empêcher de rire. Il lui donna un minuscule coup de genou.

Bon, au moins, il était capable de le frapper normalement.

« On a déjà discuté de tout ça, Sasuke, donc je ne vais pas revenir dessus. Par contre, concernant la mission, je pense avoir assez de recul pour ne pas me faire de films si on doit coucher ensemble. Tu… Je te trouve toujours très attirant. Et je pense que ça n'entacherait pas notre relation. Mais… »

Elle soupira et but encore.

« Je ne veux pas, Naruto, que ça te fasse souffrir. Même si on a mis les choses au clair. Donc si on n'arrive pas à un compromis ce soir, qui convienne vraiment à tout le monde, on rentre. Fin de l'histoire. On fera un rapport, on expliquera le problème, et si jamais quelqu'un nous embête, je lui pète les dents. C'était pas à moi de traduire ce document en plein voyage. »

Les deux garçons frissonnèrent à la mention d'une dentition éclatée par le poing de leur amie. Ils continuèrent à boire dans un silence relatif.

Dans l'esprit de Sasuke, la panique régnait. Ses tripes s'agitaient furieusement, son cœur ne voulait pas cesser de lui rappeler son existence, et il persistait à se morigéner : « Je peux pas être amoureux de Naruto. C'est impossible. J'ai déliré. C'est cette mission qui me rend fou. J'ai jamais abordé ce genre de sujet avec eux. Ça doit être pour ça. Si ça se trouve, c'est juste que maintenant que j'y pense, je réalise à quel point il est canon. »

Il avait mal au ventre. C'était à lui de parler, de répondre à Sakura. Il fallait dire quelque chose, n'importe quoi. Non. Pas n'importe quoi. La vérité. La vérité qui avait déjà été difficile à admettre pour lui, qui risquait de détruire tant de choses entre eux si ses camarades y réagissaient négativement, et qui résoudrait forcément les complexes que Sakura avait développés parce qu'il n'avait jamais voulu d'elle. La vérité qui les renverrait à Konoha séance tenante.

Bordel, il détestait l'échec.


Note de fin

Je pense que vous avez deviné quelle va être la déclaration de Sasuke, mais cette opportunité de cliffhanger était beaucoup trop belle pour la manquer.

Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ?^^