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Chapitre n°48 :
Clairvoyance
Bane n'avait jamais ressenti une telle faim de toute son existence, elle lui serrait et lui nouait l'estomac. Le jeune apprenti avançait lentement, les épaules voûtées, sur les plaines arides de Korriban en direction de Dreshdae. Il avait exploré les tombes de la Vallée des Seigneurs Noir treize jours durant en se sustentant grâce à la Force et aux tablettes hydratantes qu'il avait apportées avec lui. Il n'avait pas dormi, mais il avait reposé son esprit grâce à la méditation. En dépit de son pouvoir immense, la Force n'était pas en mesure de créer quelque chose à partir du néant. Elle pouvait le protéger de la faim pendant un temps, pas éternellement.
Par deux fois, il avait été pris en chasse par des meutes de tu'katas, les chiens gardiens qui rôdaient dans les cryptes de leurs anciens Maîtres. La première fois, il les avait repoussés grâce à la Force en s'emparant du corps du mâle dominant par télékinésie et en le projetant au milieu du reste de la meute – il avait ainsi blessé plusieurs d'entre eux. Ils s'étaient tous enfuis en poussant des gémissements qui l'avaient fait frissonner. La seconde attaque avait été plus sanglante. En explorant l'une des tombes les plus récentes, il s'était retrouvé encerclé par une douzaine de tu'katas, deux fois plus que la première fois. Il avait dégainé et utilisé son sabre-laser pour les combattre et déchiqueter chairs et os. Lorsque la meute avait fini par se disperser et par s'enfuir, seuls quatre d'entre eux étaient toujours en vie.
Après le départ des tu'katas, il s'était retrouvé seul et avait remercié sa bonne étoile, car il n'était pas convaincu de pouvoir les repousser s'ils venaient à l'attaquer de nouveau. Pour mener ses investigations dans les tombes, il avait puisé dans ses réserves physiques, qu'il avait littéralement consumées. Il en payait désormais le prix.
Il aurait pu soulager sa douleur en se plongeant dans une transe méditative, ralentir son rythme cardiaque et ses fonctions vitales pour préserver son énergie, mais au final, cela n'aurait rien changé à son sort. Personne ne serait venu le chercher, et son état de quasi-hibernation se serait achevé par une mort lente, mais somme toute moins douloureuse.
La mort n'était pas une option envisageable. Pas encore. Malgré ses vaines recherches et sa grande déception, il n'était pas encore prêt à abandonner, surtout si cela signifiait que la vérité qu'il venait de découvrir devait disparaître avec lui. Il endura la douleur, et ordonna à son corps épuisé d'avancer jusqu'à l'Académie.
Au début de sa quête, il lui avait fallu une journée pour atteindre la Vallée. Il en était maintenant à son troisième jour de marche de son trajet de retour. Avant de partir, il était fort et reposé, et il était désormais faible et affamé. La lenteur de sa marche n'incombait cependant pas uniquement à sa faiblesse physique.
Son départ pour la Vallée des Seigneurs Noirs avait été motivé par l'expectative de ce qu'il allait trouver. Il pliait maintenant sous le poids de son échec cuisant. Qordis avait raison : les anciens Seigneurs Noirs de Korriban étaient partis. Presque trois mille ans s'étaient écoulés entre l'époque où les Sith avaient été chassés de la planète par Revan, et le jour où la Confrérie des Ténèbres de Kaan avait reconquis ce monde pour y fonder l'Académie de leur ordre. Pendant cette longue période, l'héritage des premiers Sith avait complètement disparu.
Il était parti dans le désert pour y trouver l'illumination, et il n'avait découvert que la désillusion. Korriban n'était plus le berceau des ténèbres – c'était une coquille vide, un cadavre flétri et desséché qui avait été dévoré par des charognards.
Qordis avait raison... mais Bane comprenait maintenant que le Maître de l'Académie se trompait également.
Bien que Bane n'ait pas trouvé ce qu'il cherchait dans les tombes, son esprit s'était toutefois éclairci au cours de son voyage de retour dans le désert. La faim, la soif et la fatigue, toutes ces souffrances physiques avaient lavé ses pensées. Elles lui avaient ôté toutes ses illusions et lui avaient révélé les mensonges de Qordis et de l'Académie. Les esprits des Sith avaient quitté Korriban pour toujours, mais c'était la Confrérie – et non les Jedi – qui était à blâmer.
Kaan et sa Confrérie avaient modifié et perverti l'Ordre ancien des Sith. Les enseignements de l'Académie étaient différents de tout ce que Bane avait appris dans les archives au sujet des voies du Côté Obscur. Kaan avait rejeté le véritable pouvoir de l'individu, pour le remplacer par une fausse gloire commune recherchée au nom d'une grande cause. Il s'ingéniait à détruire les Jedi par la force, plutôt que par la ruse. Pire encore, il proclamait que chaque individu était égal dans la Confrérie des Sith, mais Bane savait que l'égalité était un mythe. Les forts étaient destinés à diriger, et les faibles à les servir.
La Confrérie des Ténèbres représentait tout ce qui était dénaturé chez les Sith actuels. Ils s'étaient détournés de leur voie véritable. Leur échec explicitait la disparition des esprits des Seigneurs Noirs. Personne sur Korriban – ni les Maîtres, ni les apprentis – n'était digne de leur puissance. Ils s'étaient simplement évanouis, dispersés telle une poignée de poussière lancée sur le sable du désert. Bane percevait très clairement la vérité. Qordis et les autres étaient, pour leur part, complètement aveugles. Ils suivaient Kaan comme s'il les avait liés ou hypnotisés à l'aide d'une sorte de sortilège secret.
Une petite rafale de vent fit parvenir des voix lointaines à ses oreilles. Il leva les yeux et découvrit avec surprise le temple de l'Académie devant lui, à moins d'un kilomètre de distance. Perdu dans ses pensées philosophiques, il n'avait pas réalisé le chemin parcouru. Il était maintenant suffisamment proche pour distinguer de vagues silhouettes au pied de l'édifice, des serviteurs ou peut-être quelques élèves de l'Académie profitant d'une promenade. L'un d'eux le vit approcher et se hâta de rentrer dans le temple, probablement pour annoncer son retour à Qordis et aux autres Maîtres.
Bane ne savait pas quelle sorte d'accueil ils allaient lui réserver. Tant qu'ils lui apportaient de la nourriture, peu lui importait, car ils ne lui étaient plus d'aucune utilité. Il les méprisait tous, Maîtres comme apprentis. Ils n'étaient pas meilleurs que les Jedi qui avaient pillé Korriban trois mille ans plus tôt. L'Académie était une abomination, la preuve même de la déchéance des Sith vis-à-vis des véritables idéaux du Côté Obscur.
Bane seul le savait. Lui seul connaissait la vérité, et lui seul pouvait ramener les Sith sur la véritable voie du Côté Obscur.
Il n'était toutefois pas assez stupide pour le révéler. La Confrérie ne le suivrait jamais, ni même Qordis ou n'importe quel résident de l'Académie. Malgré leur faiblesse et leur ignorance, ils pouvaient le terrasser en raison de leur supériorité numérique. S'il devait faire renaître les Sith, il avait besoin d'un allié.
Pas l'un des Maîtres, car ils étaient trop proches de Kaan, et les apprentis étaient de simples serviteurs dociles qui suivaient aveuglément leurs Maîtres. Ils ne percevaient pas vraiment le Côté Obscur, ils ignoraient même emprunter une voie qui n'était pas la bonne. Aucun d'eux n'était digne d'être son allié.
Non, se corrigea Bane. Une personne en était digne.
Githany.
Elle ne se laissait pas intimider par les Maîtres, elle les avait même défiés en entraînant Bane. Qu'elle l'ait décidé pour remplir ses propres intérêts soulignait le fait qu'elle comprenait pleinement la véritable nature du Côté Obscur.
Il aurait dû lui parler avant de quitter l'Académie pour la Vallée, au moins pour lui expliquer la raison de son départ. Il l'avait déçue pour avoir laissé vivre Sirak, et c'était justifié. Or, finalement, c'était lui qui s'était détourné d'elle, lui qui l'avait abandonnée pour découvrir les secrets de Korriban. Que pouvait-elle bien penser de lui maintenant ?
En atteignant l'entrée du temple, l'odeur du déjeuner qui émanait des cuisines vint lui chatouiller les narines, effaçant aussitôt toutes ses autres pensées. L'eau à la bouche, des gargouillements dans l'estomac, il gravit les marches du temple en boitant.
