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Un encore plus gros morceau...


Chapitre n°73 :

Les fondements d'un ordre nouveau


Le trajet jusqu'à la caverne fut aussi rapide que dénué de toute surprise. Bane aperçut quelques survivants de la dernière bataille de Ruusan, encore choqués par la déflagration, qui les regardèrent passer en trombe sur le motojet, mais il ne leur accorda que très peu d'attention. Il doutait qu'ils soient capables de le reconnaître pour ce qu'il était réellement – et si tel était le cas, leur histoire d'un Seigneur Sith encore en vie, qui avait filé devant eux avec une fillette assise derrière lui sur la selle, semblerait aussi ridicule et peu crédible que le récit des mercenaires qu'il avait laissés s'échapper du camp de Kaan.

Il stoppa le motojet devant la gueule sombre et menaçante du tunnel qui les mènerait à la chambre de la bombe. De petits galets crissèrent bruyamment sous les semelles de ses lourdes bottes noires lorsqu'il descendit de l'engin. Zannah était trop petite pour faire autrement que de sauter au bas de la selle, ce qu'elle fit sans la moindre hésitation. Elle se reçut lestement sur le sol à côté de lui.

Ils n'échangèrent pas un mot pendant la descente. Ils éclairèrent leur progression avec l'un des bâtonnets lumineux trouvés par Bane dans les réserves du camp Sith. La température baissa rapidement, et Zannah frissonna à côté de lui, mais elle ne se plaignit pas. Ils avançaient d'une allure régulière dans le passage taillé grossièrement au cœur de la roche. Même à ce rythme, ils mirent vingt minutes pour atteindre leur destination – et pour la première fois, Darth Bane put contempler le résultat de son stratagème visant à manipuler Kaan et ses adeptes.

Suspendue au centre de la chambre souterraine, la sphère allongée, pâle et luminescente, mesurait près de quatre mètres de haut. Le Seigneur Sith sentit sa nuque s'électriser. Des veines d'ombre tournoyaient sur la surface métallique scintillante selon un tempo hypnotique. Il y avait quelque chose d'horriblement attirant dans cette chose, quelque chose de fascinant et de repoussant à la fois.

Auprès de lui, Zannah laissa échapper un hoquet, puis elle inspira sèchement avant de souffler dans un sifflement apeuré. Il baissa les yeux vers elle, mais elle ne le regarda pas. Elle était subjuguée par les restes de la bombe. Reportant son attention sur celle-ci, Bane avança dans la chambre. L'enfant fit un pas à sa suite, avant de se figer.

Arrivé devant le globe oblong, il étendit le bras et pressa fermement sa main nue ouverte sur la surface. Un feu glacé brûla sa paume, mais il ne remarqua même pas la douleur tant il était absorbé par l'appel envoûtant de l'objet. Sous sa peau, les volutes d'ombres s'unirent en une masse unique. Les pensées des êtres enfermés à l'intérieur se précipitèrent à sa rencontre, sous la forme de murmures évanescents qui touchèrent les tréfonds de son esprit, des mots inintelligibles mais chargés de haine et de désespoir.

D'instinct, la conscience de Bane eut une réaction de recul. Il l'endigua et lutta contre l'envie d'ôter sa main. Au contraire, il se projeta en avant, pour pénétrer la surface de la sphère et plonger dans les profondeurs insondables de son noyau ténébreux. Les chuchotements haineux explosèrent en des hurlements tourmentés, mais ce n'étaient pas là les cris d'êtres pensants, seulement un déchaînement bestial de fureur primaire et insensée. L'identité de ceux que la bombe psychique avait consumés – le Seigneur Kaan, le Général Hoth, tous leurs adeptes Sith et Jedi – avait été détruite, déchiquetée par l'explosion de la bombe mentale. Seuls subsistaient des lambeaux, des fragments de ce qui avait naguère constitué des esprits, à présent incapables de la moindre pensée consciente, qui geignaient dans la souffrance commune de leur folie éternelle.

Ils déferlèrent sur l'esprit de Bane et griffèrent son identité toujours intègre, tels des parasites qui s'agrippent à un nouvel hôte. Ces débris d'esprits malsains l'enveloppèrent et tentèrent de réduire en charpie sa raison pour l'entraîner dans leurs noires abysses.

Bane se dégagea de cet assaut avec une aisance méprisante, en déchirant un peu plus les esprits frêles alors qu'il les repoussait, et il laissa le sien revenir sans hâte à la surface. Un instant plus tard, il était libre, et laissait derrière lui cette prison dont les autres ne s'évaderaient jamais.

Il rompit le contact avec la sphère oblongue et recula d'un pas. Il était satisfait de ce qu'il venait d'apprendre. Il n'y avait pas de fantôme qui le hantait. Kaan n'était plus – pas dans le sens réel. La silhouette aperçue dans le campement n'avait été qu'une illusion créée par sa propre psyché blessée.

- Ils sont pris au piège à l'intérieur ? voulut savoir Zannah.

Elle considérait son Maître avec une expression où se mêlaient respect et terreur.

- Pris au piège, oui. Ou morts. Aucune différence, dit-il d'un ton détaché. Kaan et la Confrérie ne sont plus. Ils ont eu ce qu'ils méritaient.

- Ils étaient faibles ?

Il ne répondit pas immédiatement. Kaan avait été beaucoup de choses – ambitieux, charismatique, entêté et stupide sur sa fin –, mais jamais il n'avait été faible.

- Kaan était un traître, déclara-t-il enfin. Il a détourné la Confrérie des enseignements des anciens Sith. Il s'est lui-même détourné de l'essence primordiale du Côté Obscur.

Zannah ne fit aucun commentaire, mais son regard en disait long sur son mécontentement. Le rôle de mentor était nouveau pour Bane. Il était un homme d'action, beaucoup plus que de paroles. Il n'était pas habitué à prendre le temps de partager sa sagesse avec une autre personne, aussi désireuse soit-elle d'apprendre, mais il était assez intelligent pour comprendre que les leçons auraient un impact beaucoup plus fort si son apprentie parvenait à trouver certaines réponses par elle-même.

- Pourquoi as-tu choisi de suivre mon enseignement ? interrogea-t-il avec un air de défi. Pourquoi avoir choisi la voie du Côté Obscur ?

- Pour la puissance, répondit-elle aussitôt.

- La puissance n'est qu'un moyen pour atteindre un but, rétorqua Bane avec sévérité. Ce n'est pas une fin en soi. Pourquoi as-tu besoin de la puissance ?

La fillette fronça les sourcils. Lorsqu'elle affichait cette expression, son Maître savait déjà qu'elle cherchait avec ardeur une réponse convenable.

- Par le pouvoir, je gagne la victoire, dit-elle enfin.

Elle venait de réciter une partie du Code Sith, qu'elle n'avait appris que quelques heures plus tôt. Au son de sa voix, il était clair qu'elle s'efforçait de trouver dans sa compréhension limitée du Côté Obscur la réponse que Bane attendait.

- Par la victoire, mes chaînes sont brisées..., ajouta-t-elle, en forme de conclusion implicite.

Une seconde plus tard, elle s'exclama :

- La liberté ! Le Côté Obscur nous libère !

Bane hocha la tête en signe d'approbation.

- Les Jedi se chargent des chaînes de l'obéissance : obéissance au Conseil Jedi, obéissance à leurs Maîtres, obéissance à la République. Ceux qui suivent le Côté Lumineux croient même être soumis à la Force. Ce ne sont rien de plus que des instruments de sa volonté, des esclaves au service d'une notion du bien qui les dépasse. Ceux qui suivent le Côté Obscur voient la réalité de leur esclavage. Nous connaissons les chaînes qui nous emprisonnent et nous diminuent. Nous croyons que la puissance de l'individu peut briser ces chaînes. Telle est la voie vers la grandeur. C'est seulement en nous libérant que nous pouvons atteindre la plénitude de notre potentiel. La croyance selon laquelle nul ne doit courber l'échine devant quiconque ou quoi que ce soit constitue la plus grande force du Côté Obscur, mais c'est aussi notre faiblesse ultime. Le combat pour s'élever au-dessus de ceux qui t'entourent est souvent violent, et par le passé, les Sith se jetaient continuellement à la gorge les uns des autres.

- Et ce n'est pas une bonne chose ? s'étonna Zannah. Le fort survivra, et le faible périra, non ?

- Être faible ne veut pas dire être stupide, répliqua Bane. Certains avaient un pouvoir moins développé, mais ils savaient se montrer plus habiles, plus rusés. Plusieurs apprentis se liguaient afin d'abattre un Maître particulièrement puissant, dans l'espoir d'élever leur position parmi les Sith. Ensuite, ils se retournaient les uns contre les autres, en nouant et trahissant des alliances de circonstances, jusqu'à qu'il n'en reste plus qu'un : un nouveau Maître, mais plus faible que celui d'origine. Le survivant était alors abattu par une autre coalition de Sith moins évolués que lui, et c'est ainsi que notre Ordre s'est affaibli. Kaan l'avait compris, mais sa solution a été bien pire que le problème. Il a déclaré tous les adeptes du Côté Obscur, tous les membres de l'Ordre Sith, égaux dans la Confrérie des Ténèbres. Et, en agissant ainsi, il nous a tous trahis.

- Il vous a trahi, vous aussi ?

- L'égalité est un leurre, expliqua Bane. Un mythe pour apaiser les masses. Il te suffit de regarder autour de toi, et tu constateras quel mensonge c'est ! Il y a ceux qui détiennent la puissance, ceux qui ont la force et la volonté d'être chefs, et il y a ceux qui sont destinés à suivre, ceux qui sont incapables d'autre chose que d'épouser la servitude et une existence sans valeur. L'égalité est une perversion de l'ordre naturel ! continua-t-il d'une voix plus forte alors qu'il dévoilait la vérité fondamentale au centre de son système de croyances et de pensées. Elle enchaîne le fort au faible. Les faibles deviennent des poids morts, qui entraînent l'être d'exception vers les tréfonds de la médiocrité. On a ainsi privé de grandeur des individus qui la méritaient. Ils ont souffert uniquement pour demeurer au même niveau que leurs inférieurs. L'égalité est une chaîne, comme l'obéissance, comme la peur, l'incertitude ou le manque d'assurance. Le Côté Obscur brisera ces chaînes, mais Kaan était incapable de voir cela. Il n'avait pas saisi la véritable puissance du Côté Obscur. La Confrérie n'était qu'une version déformée de l'Ordre Jedi, une sombre parodie de ce contre quoi nous luttons. Sous la férule de Kaan, les Sith étaient devenus une abomination.

- Et c'est pour cette raison que vous l'avez tué, dit Zannah en pensant avoir découvert la morale de la leçon.

- C'est pourquoi j'ai manipulé Kaan afin qu'il s'anéantisse lui-même, corrigea Bane. Souviens-toi : la puissance seule ne suffit pas. La patience, la ruse, l'habileté, et la dissimulation sont les instruments dont nous nous servirons pour abattre les Jedi. Les Sith ne sont plus que deux, à présent : un Maître et son disciple. Il n'y en aura pas d'autres.

Zannah acquiesça, mais un détail la troublait encore.

- Que se passera-t-il si j'échoue ? demanda-t-elle en coulant un regard vers la bombe psychique. Est-ce que vous me détruirez, moi aussi ?

Avant que Bane n'ait eu le temps de répondre, un cri retentit dans l'un des tunnels ouvrant sur la chambre souterraine.

- Rain ! Rain, tu es vivante !

Un garçon surgit des ombres. Il n'avait guère qu'un an ou deux de plus que Zannah. Ses cheveux étaient noirs, et il portait l'armure noire des Sith. Il serrait dans son poing droit un sabre-laser éteint. Malgré sa tenue de guerrier, Bane sut aussitôt que l'intrus ne constituait aucune menace sérieuse. En lui, la Force était à peine détectable. Le brasier de la puissance qui brûlait si férocement chez Zannah se réduisait chez celui-là à des braises mourantes.

- Tomcat ! s'exclama la petite fille, dont le visage s'illumina de joie.

Elle fit un pas vers lui, les bras ouverts. Puis, comme si elle se rappelait soudain la présence de son Maître, elle stoppa net dans son élan et ramena ses mains crispées devant sa poitrine.

Le garçon courait toujours vers elle. Il ne paraissait pas d'être rendu compte de son changement d'attitude, ni même de la présence de la silhouette sombre de deux mètres debout derrière elle. Il y avait quelque chose de pathétique en lui, une solitude désespérée dans sa voix et ses yeux, qui serrèrent le cœur de Bane.

- Je suis tellement heureux, Rain ! déclara l'adolescent en s'arrêtant devant Zannah et en tendant les bras pour la serrer contre lui.

Elle recula et secoua la tête. Les paroles de Tomcat s'étranglèrent dans sa gorge. La joie déserta son visage, pour être remplacée par une expression d'incompréhension blessée.

- Je... je ne suis pas Rain, déclara la fillette, rejetant ainsi son surnom d'enfance et tout ce qu'il symbolisait. Je m'appelle Zannah.

Le garçon était totalement désorienté.

- Zannah ? Ton vrai nom ? Mais pourquoi ?

Il finit par détacher son regard d'elle, et remarqua Bane qui se tenait immobile derrière elle. Alors, il comprit, et la rage l'envahit.

- Toi ! s'écria-t-il en braquant un index accusateur vers le Sith.

Puis, comme s'il se remémorait subitement l'arme dans sa main, il alluma le sabre-laser.

- Ne t'approche pas d'elle ! Je vais t'affronter !

Mais le garçon savait qu'il n'était pas de taille face à un pareil adversaire. Il n'avait aucune chance en combat singulier contre un Seigneur Sith. Malgré tout, il décida de ne pas céder un pouce de terrain et de combattre, ce qui était là une réaction digne d'un parfait inconscient.

Darth Bane considéra son adversaire déjà condamné avec une indifférence teintée de mépris. Ce garçon n'était rien pour lui, pas plus qu'une nuisance très temporaire qu'il allait anéantir d'une pichenette. Si ce gamin désirait tant la gloire vaine d'une mort qu'il devait supposer courageuse, il la lui accorderait.

Il abaissa la main vers son sabre-laser, mais avant qu'il ne termine son geste, Zannah passa à l'action. Tout comme lorsqu'elle avait brisé la nuque des infortunés Jedi qui avaient commis l'erreur de tuer son compagnon le bondissant, la fillette déchaîna une vague d'énergie sombre pareille à un raz-de-marée. Elle le fit par pur instinct, grâce à son affinité naturelle avec la Force, sans y réfléchir, sans même y avoir été préparée ou entraînée.

Ce fut si soudain que Bane lui-même n'eut pas le temps de relever sa garde... mais l'attaque n'était pas dirigée contre lui. La main droite du garçon qu'elle avait appelé Tomcat – son cousin et ami d'enfance – fut désintégrée. D'une seule pensée, elle fit disparaître tout ce qui se trouvait en-dessous du poignet : chairs, os et tendons s'évaporèrent dans une explosion sanguinolente, pour ne laisser d'un moignon déchiqueté.

Le sabre-laser tomba en claquant sur le sol, et la lame s'éteignit l'instant d'après. Avec un hurlement de douleur, le garçon se laissa glisser à genoux sur le sol, en tenant son membre blessé contre sa poitrine. De courts jets de sang giclaient de sa terrible plaie et allaient éclabousser le sol de la caverne.

Le Maître toisa son apprentie d'un regard étincelant.

- Pourquoi ? gronda-t-il.

- Parce que nous ne tirerions aucun intérêt de sa mort, répondit-elle.

Bane était assez malin pour saisir ce qu'il se passait. Zannah tentait d'épargner la vie de son cousin. Il savait aussi que les émotions qui la motivaient – un certain sentimentalisme, de la compassion, de l'attendrissement – étaient des faiblesses dont elle devrait apprendre à se défaire, mais il ne s'attendait pas à ce que son élève apprenne les voies du Côté Obscur en un seul jour.

Il regarda le garçon recroquevillé sur le sol. Les jets de sang qui jaillissaient de son moignon étaient déjà moins intenses. La décharge qui avait anéanti sa main avait aussi cautérisé en partie la plaie. Sa perte de sang était d'ailleurs encore diminuée par la poussière recouvrant le sol de la caverne sur lequel il se roulait, aux pieds de Zannah. Des larmes coulaient de ses yeux, et de la morve de ses narines, jusqu'à recouvrir sa bouche et son menton, transformant ainsi ses gémissements en des borborygmes étouffés. La fillette le contemplait d'un regard froid et calculateur. Elle feignait l'indifférence.

Bane estima négligeables les risques qu'il y avait à laisser vivre cette créature misérable. Comme pour les mercenaires, personne ne croirait qu'il ait pu survivre à sa rencontre avec un Seigneur Sith – et, manifestement, Zannah voulait le préserver. Pourtant, elle n'avait pas imploré pour qu'il ait la vie sauve. Non : elle avait simplement pris en charge la situation, en recourant au Côté Obscur pour ensuite défendre ses actes en citant l'enseignement de Bane lui-même. Elle avait montré non seulement ses pouvoirs, mais aussi de l'intelligence et même de la ruse. Il convenait de récompenser un tel comportement, de l'encourager quand elle dévoilait les talents qui lui permettraient un jour de prendre le titre de Seigneur Sith à son Maître. C'était beaucoup plus important que la vie ou la mort d'un gamin aussi quelconque.

- Laisse-le, ordonna le Sith avant de tourner les talons. Il n'est rien pour nous.

Zannah s'empressa de suivre son Maître, et ils entamèrent le long trajet ascendant à travers les tunnels pour rejoindre la surface de Ruusan. Non sans une certaine satisfaction, Bane nota que malgré l'écho des sanglots pitoyables de Tomcat qui se répercutait à l'infini dans le labyrinthe rocheux, à aucun moment son apprentie ne jeta un regard en arrière.