.


Chapitre n°77 :

Meurtri mais vivant


De longues secondes durant, Bane ne bougea pas. Son vaisseau n'était plus qu'une épave fumante, mais par miracle, il avait survécu. Les énergies du Côté Obscur qui l'enveloppaient l'avaient sauvé. Il ne s'en était toutefois pas tiré indemne. Son corps était couvert d'hématomes douloureux, son visage et ses mains étaient tailladés par les éclats de verre qui avaient percé son cocon protecteur. À son biceps droit, une plaie profonde de cinq centimètres saignait abondamment. Son épaule gauche était déboîtée, et il avait deux côtes cassées, mais aucune n'avait perforé de poumon. Son genou gauche commençait déjà à enfler, même s'il estima que les ligaments et les cartilages n'étaient pas touchés, et du sang emplissait sa bouche : dans le choc, deux de ses dents avaient sauté. Par chance, aucune de ces blessures ne menaçaient sa vie.

Il se mit lentement debout en s'appuyant sur sa jambe droite. Ce qui restait du Valcyn gisait sur le flanc, et tout le poste de pilotage se trouvait incliné à un angle de quatre-vingt-dix degrés. Avec des mouvements incertains, son bras gauche inerte pendant à son côté, Bane se fraya un chemin jusqu'à l'issue de secours. D'après la position de l'appareil, l'écoutille devait être au-dessus de lui.

Malgré toute sa puissance musculaire, Bane savait qu'il ne pourrait se hisser à l'air libre avec un seul bras valide. Un Jedi aurait sans doute pu recourir à la Force pour soigner ses blessures, mais Bane était un adepte du Côté Obscur, et même si ses aptitudes à invoquer la Force n'avaient pas été temporairement épuisées, la guérison n'était pas un talent familier aux Sith. Avant de devenir un Maître, cependant, Bane avait servi comme soldat, et il avait suivi une formation succincte aux soins médicaux sur le terrain.

Le Valcyn était équipé d'un nécessaire d'urgence placé sous le siège du pilote, qui devait contenir de quoi traiter ses blessures les plus graves. Mais quand il regarda à cet endroit, le kit ne s'y trouvait pas.

La mallette s'était sans doute décrochée pendant le crash, et il entreprit de fouiller le cockpit jusqu'à ce qu'il mette la main dessus. Elle était éraflée, mais ne semblait pas avoir souffert d'autres dommages. Handicapé comme il l'était, il lui fallut trois tentatives pour l'ouvrir. Il contempla avec soulagement les seringues de composé curatif dans leur logement.

Il en prit une et s'en injecta le contenu directement dans la cuisse. En quelques secondes, il sentit les défenses naturelles de son organisme s'accroître en réponse au produit surpuissant. Le sang coulant de ses plaies commença à coaguler. Mieux encore, la douleur venue de son genou et de ses côtes cassées s'atténua notablement, ce qui l'autorisa à marcher et respirer plus aisément.

Pour son épaule démise, en revanche, il lui faudrait appliquer une méthode plus directe. Il saisit son poignet gauche dans la main droite, serra les dents et tira de toutes ses forces, en espérant que l'épaule se remettrait en place. Quand il était soldat, à cause de sa taille et de sa force, il avait été recruté plus d'une fois par les médecins militaires pour aider à ce genre de choses. La procédure était simple, mais exigeait un mouvement de torsion très important pour obtenir le résultat escompté, et Bane se rendit très vite compte que, seul, il n'avait pas la prise adéquate.

Il devrait donc employer une méthode plus radicale encore. Il s'assit sur le plancher, se pencha en avant et plia les genoux afin de coincer solidement son poignet gauche entre ses chevilles. Après avoir pris une profonde inspiration, il déplia brusquement les jambes en même temps qu'il rejetait le torse en arrière.

Il poussa un hurlement lorsque l'épaule se remit en place avec un craquement étonnamment audible. La douleur soudaine fut terrible, et il faillit perdre connaissance. Il resta allongé un long moment, à frissonner. Peu à peu, il fut récompensé par un fourmillement qui s'étendit dans les doigts de sa main gauche alors qu'il retrouvait ses sensations.

Quelques minutes et une autre injection plus tard, il avait recouvré l'usage de son bras. Il put alors se hisser par l'issue de secours et descendre du flanc de l'épave qu'était désormais le Valcyn. Meurtri mais vivant, il se tint immobile sur la surface de Dxun.

Il ne fut pas surpris de découvrir Qordis, qui l'attendait.

- Tu es pris au piège, Bane, railla l'esprit. Ton vaisseau a subi des dégâts irréparables. Tu n'en trouveras pas d'autre ici : il n'existe pas de créatures intelligentes ou civilisées sur Dxun. Et inutile d'espérer l'arrivée de secours, puisque personne ne sait que tu es ici, pas même ton apprentie.

Bane ne prit même pas la peine de répondre. Il vérifia une dernière fois son équipement. Avant de quitter le vaisseau, il avait pris un paquetage de survie qu'il avait arrimé à son dos. Celui-ci contenait des rations de nourriture, des bâtonnets éclairants, quelques seringues de composé curatif et un couteau de chasse qu'il glissa dans l'une de ses bottes. Le sac à dos et le sabre-laser accroché à sa ceinture étaient les seules choses qui méritaient d'être sauvées de l'épave.

- Les jungles de Dxun fourmillent de prédateurs, continua le spectre. Ils te pourchasseront nuit et jour, et t'attaqueront dès que tu baisseras la garde. Et même si tu survis à ces créatures meurtrières, comment feras-tu pour repartir de ce monde ? Non, tu es coincé ici, et c'est ici que tu mourras, Bane.

- C'est Darth Bane, corrigea le Sith avec un rictus méprisant, et je ne suis pas encore mort, contrairement à vous.

Cette réaction parut satisfaire la partie de son subconscient qui évoquait l'apparition, car celle-ci s'évanouit subitement.

Débarrassé de cette source de distraction, Bane put se concentrer sur son environnement immédiat. Les épais feuillages enchevêtrés au-dessus de lui bloquaient presque toute lumière. Alors qu'il était environ midi, il aurait pu se croire au crépuscule, mais il n'avait pas besoin de ses yeux pour voir clairement.

Grâce à la Force, il obtint une analyse plus détaillée de sa situation. Il se trouvait en plein cœur d'une forêt immense qui s'étendait sur des centaines de kilomètres dans toutes les directions. En sondant les alentours à la recherche de signes de vie, il constata que le fantôme de Qordis avait dit vrai sur au moins un point : cette contrée sauvage grouillait de bêtes féroces. Il se demanda combien de temps s'écoulerait avant qu'une d'entre elles ne veuille lui trouver une place dans la chaîne alimentaire.

Pourtant, il n'était pas effrayé. Avant même que le tombeau de Nadd ne soit caché ici, les anciens Sith avaient été attirés vers Dxun. Les Jedi avaient condamné ce monde, l'estimant gangrené par le mal, mais Bane avait une interprétation toute autre. Pour lui, cette planète baignait dans le pouvoir du Côté Obscur. Ici, il se sentait fort, régénéré, même s'il était assez intelligent pour comprendre que les créatures qui rôdaient dans ces forêts profitaient du même effet.

Puis, ses explorations mentales trouvèrent ce qu'il cherchait. À maints kilomètres de distance, il sentit une concentration de ce pouvoir sombre. Il venait de localiser la source de l'énergie du Côté Obscur qui imprégnait les lieux. Elle irradiait comme un phare dont la lumière signale le port.

Il ne pouvait s'agir que du tombeau de Nadd, et maintenant qu'il était sur cette planète, Bane sentit l'appel que cet endroit exerçait sur lui. Il laissa derrière lui le Valcyn et prit cette direction. Il alla au plus court, en ligne droite, usant de son sabre-laser pour se tailler un passage dans les broussailles denses.

Une partie de son esprit restait focalisée sur sa destination, tandis qu'il maintenait le reste de sa conscience dans un état d'hypervigilance. Comme dans la plupart des écosystèmes de ce type, les créatures qui avaient évolué sur Dxun étaient devenues les maîtresses de leur environnement.

Très probablement, certaines avaient développé leurs capacités de camouflage et se fondaient non seulement dans la végétation, mais aussi dans le bourdonnement omniprésent du Côté Obscur qui planait sur la forêt.

Bane avait beau être sur le qui-vive, il faillit se faire surprendre par l'attaque. Un énorme prédateur félidé tomba des hauteurs sans bruit, à l'exception du sifflement de ses griffes lacérant l'air là où la gorge de sa proie s'était trouvée une fraction de seconde plus tôt.

Bane avait senti la bête au tout dernier instant, grâce à la Force, et il avait pu esquiver l'attaque. Pourtant, le corps massif le percuta et l'envoya rouler au sol.

Le Seigneur Noir serait mort là, si son agresseur n'avait pas été momentanément déconcerté par l'échec de son assaut. La confusion du prédateur offrit à Bane la seconde nécessaire pour se relever et se mettre en position de combat.

Il put alors étudier la créature. Elle l'épiait de ses prunelles d'un vert lumineux, qui étaient incontestablement celles d'un félin, quoique sa fourrure soit d'un métal gris parsemé de petites plaques de bronze qui ondulaient sous les mouvements de ses muscles. Elle mesurait un mètre cinquante au garrot, et devait peser au moins trois cents kilos. Ses quatre pattes puissantes se terminaient par des griffes rétractiles aussi aiguisées que des rasoirs, mais le détail qui retint surtout l'attention de Bane fut ses longues queues jumelles, chacune se finissant par une pointe d'où gouttaient un venin vert brillant.

Bane recula lentement, jusqu'à ce que son dos entre en contact avec le tronc noueux d'un arbre énorme. Le monstre s'avança un peu et, avec un grondement sauvage, bondit de nouveau sur sa proie, en fouettant l'air de ses queues. Bane plongea de côté. Il voulait jauger la tactique de son adversaire avant de riposter. Les pattes avant griffèrent le vide, et il vit les deux queues s'arquer par-dessus le dos de la bête et venir frapper l'endroit où il s'était tenu. Les aiguillons plongèrent dans le tronc, avec assez de force pour le fendre. La substance corrosive qu'ils injectèrent dans le bois y laissa deux cercles noirs et fumants.

La créature se reçut sur ses quatre pattes et fit volte-face vers le Sith avant que celui-ci n'ait eu le temps de frapper son flanc offert. Comme auparavant, elle s'approcha au ralenti, avant de bondir. Mais, cette fois, Bane était prêt.

Le fauve agissait par pur instinct. C'était une brute sans grande intelligence, qui s'en remettait à sa puissance et sa rapidité pour vaincre ses ennemis. Sa méthode d'attaque avait évolué tout au long d'innombrables générations, jusqu'à devenir une seconde nature, et il était inévitable qu'elle reproduise exactement le même enchaînement de mouvements dans l'espoir de terrasser Bane.

Elle s'éleva haut dans l'air, pattes avant tendues, comme il s'y attendait. La réaction naturelle de toute proie aurait été de reculer précipitamment afin d'éviter ces griffes, pour se faire aussitôt transpercer par les aiguillons venimeux des deux queues. Il fit tout le contraire. Il plongea sous les pattes puis se redressa, son sabre-laser brandi.

La lame ouvrit le ventre de la bête, tranchant dans les chairs, les os et les tendons. Bane réorienta sa contre-attaque en une ligne légèrement diagonale, dans le but de toucher à coup sûr plusieurs organes vitaux. La frappe fut simple, fulgurante et mortelle.

L'élan du félin l'emporta au-dessus de son adversaire et il alla s'écrouler derrière lui. Son corps avait été entaillé en profondeur, depuis le poitrail jusqu'à la naissance des queues. Il fut parcourut d'un dernier frémissement, ses queues s'affaissèrent mollement avant de se figer, et une pellicule laiteuse se répandit dans ses yeux dont elle éteignit l'éclat verdâtre.