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Chapitre n°84 :

Les graines du doute


Le campement était en ruine, les tentes abattues, leurs toiles en lambeaux. Les caisses de provisions avaient été réduites à l'état de sciure et d'échardes, et leur contenu s'était éparpillé aux quatre vents. Les bidons de carburant de cent kilos jonchaient les lieux, et certains avaient été projetés à cinquante mètres de l'endroit où ils étaient entreposés.

Le sol était parsemé de débris, et noirci de dizaines de taches fumantes en lesquelles Zannah vit la preuve d'un terrible orage qui n'avait rien eu de naturel. L'énergie et la puissance du Côté Obscur emplissaient encore l'air de craquements secs.

Il lui fut facile de deviner ce qu'il s'était passé. Une fois encore, Bane avait échoué à créer un Holocron et, saisi d'une fureur aveugle, il avait frappé le monde alentour avec toute la puissance de la Force.

Si elle avait été présente alors, aurait-elle pu l'en empêcher ? Aurait-elle réussi à survivre ?

Elle l'aperçut, assis à l'autre extrémité du campement, dos tourné, le regard sans doute fixé sur l'horizon alors qu'il ruminait ce dernier revers. Il se leva et pivota à son approche. Comme toujours, il la dominait de sa stature de géant. Ses vêtements avaient été arrachés et calcinés, révélant l'étendue de l'infestation des orbalisks. Par centaines, les créatures étaient collées à lui, et à l'exception des mains et du visage, son corps entier en était recouvert. On avait l'impression qu'il portait une armure moulant intégrale constituée des coquilles oblongues de crustacés morts, mais elle savait que, sous ces carapaces, les parasites étaient toujours bien vivants, et qu'ils se nourrissaient de lui.

Bane affirmait que les orbalisks augmentaient son pouvoir, et lui procuraient une force et des capacités de régénération surnaturelles. Pourtant, alors qu'elle contemplait les effets de son échec avec l'Holocron, Zannah se demanda quel était le coût de ces aptitudes. Quel était l'intérêt d'un pouvoir accru, si l'on ne parvenait pas à le maîtriser ?

Elle fut soulagée de constater que la colère de son Maître semblait s'être dissipée, et elle prit soin de ne pas aborder le sujet. Elle préféré l'informer du résultat de sa mission.

- C'est fait. Lorsque la navette du Chancelier Valorum se posera, Kel et ses partisans seront là pour l'attendre.

- Tu as bien travaillé, commenta le Sith.

Comme toujours, elle sentit la fierté l'envahir, mais les souvenirs qui la rattachaient à Kel et la certitude de l'avoir perdu à jamais amoindrirent cette satisfaction.

- Y a-t-il la moindre chance qu'ils réussissent ? demanda-t-elle.

- Non, fit Bane après un instant de réflexion.

- Alors, quel est l'intérêt de les pousser à agir ainsi ? dit-elle en cédant enfin à sa frustration. Je ne comprends pas pourquoi vous m'envoyez accomplir ce genre de mission ! Pourquoi perdre tout ce temps et fournir tous ces efforts, si nous savons que tout se terminera par un échec ?

- Leur succès n'est pas nécessaire à notre plan, répliqua Bane. Les séparatistes ne constituent qu'une diversion. Ils attirent l'attention du Sénat sur eux, et aveuglent le Conseil Jedi.

- Ils les aveuglent ?

- Les Jedi se sont soumis à la volonté du Sénat. Ils se sont laissés engluer dans la mélasse de la politique et de la bureaucratie. Le but de la République est d'établir un unique gouvernement unifié, afin de maintenir la paix dans toute la galaxie, et les Jedi sont devenus de simples ouvriers de ce chantier. Chaque fois que des radicaux frappent la République, on exige du Conseil Jedi qu'il réagisse. De précieuses ressources sont ainsi gaspillées à étouffer rébellions et soulèvements et, pendant ce temps, ils ne regardent pas dans notre direction.

- Mais pourquoi les séparatistes échouent-ils toujours ? voulut savoir Zannah. Nous pourrions les aider à triompher, sans pour autant nous exposer.

- S'ils réussissent, ils obtiendront de nouveaux soutiens ici et là, expliqua le Sith. Leur pouvoir et leur influence s'accroîtront. Ils deviendront plus difficiles à manipuler et à contrôler. Il se peut même qu'ils deviennent assez puissants pour abattre la République elle-même.

- Et ce ne serait pas une bonne chose ?

- La République tient les Jedi sous contrôle. Elle impose son ordre sur des milliers de mondes, mais si elle venait à s'écrouler, une multitude de nouveaux gouvernements interstellaires et d'organisations galactiques verraient le jour. Il est beaucoup plus facile de manipuler et de contrôler un ennemi unique, que vingt différents. C'est pourquoi nous devons rechercher les groupes séparatistes, identifier ceux qui ont le potentiel pour représenter plus tard une réelle menace, et les encourager à frapper avant qu'ils ne soient prêts. Nous devons les exploiter, nous servir d'eux contre la République. Ainsi, nos ennemis s'affaibliront les uns les autres pendant que, dans l'ombre, nous continuerons de nous renforcer. Un jour, la République s'écroulera et les Jedi seront balayés, conclut-il, mais cela ne se produira pas avant que nous soyons à même d'accaparer le pouvoir.

Zannah acquiesça, quoique son esprit étai pris d'une sorte de vertige dès qu'elle s'efforçait de comprendre la complexité des machinations politiques de son Maître. Elle repensa à toutes ses missions antérieures, et tenta de définir quel rôle chacune avait joué dans les plans du Sith.

- Tu n'avais encore jamais remis en cause le bien-fondé de tes missions, remarqua Bane.

Il ne semblait pas irrité, plutôt curieux.

Elle ne tenait pas à lui parler de Kel. Bien qu'elle ait fait tout ce que son Maître avait exigé, elle savait qu'il verrait dans ses sentiments envers le Twi'lek un signe de faiblesse.

- Même si je ne comprends pas l'intérêt de mes missions, je n'ai aucune raison de douter de votre sagesse, Maître, répondit-elle.

Et, subitement, elle se rendit compte qu'elle pouvait tirer avantage de cette situation.

- Et pourtant, tu doutes de moi, en ce moment même ?

Elle laissa son regard errer lentement sur le campement dévasté.

- Je ne vous ai jamais vu perdre la maîtrise de vos pouvoirs à un tel point, murmura-t-elle en dissimulant sa duplicité sous le voile de la vérité. J'ai craint que les orbalisks n'aient altéré votre jugement. J'ai craint qu'ils n'aient fini par vous faire perdre la raison.

Bane ne répondit pas immédiatement, et lorsqu'il le fit, ce fut d'une voix rauque, aux accents brefs :

- Je maîtrise les orbalisks. Ce ne sont pas eux qui me contrôlent.

- Bien sûr, Maître, dit-elle aussitôt sur un ton d'excuse.

Mais à sa réaction, elle savait qu'elle venait de planter, avec subtilité, la graine du doute en lui. Elle tentait de manipuler son Maître, et cela pouvait se révéler un jeu très dangereux, mais c'était un risque qu'elle devait courir. Si les orbalisks le précipitaient dans un autre accès de fureur dévastatrice, rien ne disait qu'elle en réchapperait. En convainquant Bane de chercher un moyen pour se débarrasser de l'infestation, elle ne faisait qu'œuvrer pour sa propre survie.

- Nettoie le campement, lui ordonna-t-il. Ensuite, retourne sur Serenno. Nous avons besoin de nous réapprovisionner.

Elle répondit d'une simple inclinaison du buste, et commença à ramasser les débris épars, tandis que Bane se replongeait dans de sombres méditations. De son côté, pendant qu'elle remettait un semblant d'ordre dans leur installation, elle réfléchissait – et très vite, elle arriva à la conclusion que les doutes semés dans l'esprit du Sith pouvaient lui procurer d'autres bénéfices conséquents, à long terme.

Un jour, c'était inévitable, elle en viendrait à le défier pour lui ravir le titre de Maître Sith, mais Bane était doté d'une puissance incroyable, autant physiquement que dans son maniement de la Force. S'il demeurait engoncé dans cette armure vivante qui décuplait ses pouvoirs et le protégeait de quasiment toutes les armes connues, il serait presque invincible.

C'était en le persuadant de se défaire de son armure d'orbalisks que Zannah voyait son seul espoir de le vaincre, et ainsi d'accomplir sa destinée.