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Chapitre n°113 :

Le second point de vue


Les lunes jumelles de Ciutric IV brillaient de tout leur éclat dans la nuit, que l'airspeeder de Zannah fendait d'une trajectoire incandescente. Les habituels nuages nocturnes commençaient à s'amonceler, mais ce n'étaient encore que des volutes légères que son vaisseau déchirait violemment. Au sol, quelques kilomètres en avant, elle apercevait les lumières qui signalaient le spatioport principal de Daplona.

Un voyant sur le panneau de contrôle se mit à clignoter, indiquant qu'elle approchait de la limite de la zone aérienne d'exclusion, étendue sur deux kilomètres, qui entourait le site. Elle régla les coordonnées avec une précision tranquille, afin de positionner le speeder en phase pour un atterrissage sur la section réservée aux gens assez riches pour offrir des hangars privés à leurs navettes.

Tandis que son appareil se posait en douceur sur l'espace délimité, trois hommes se hâtèrent pour la recevoir. Le premier, un équipier de pont d'envol, s'occupa d'arrimer son speeder et l'orienta vers un endroit sûr où il serait garé jusqu'à son retour. Le deuxième, simple portier, prit en charge ses bagages et les chargea sur un petit traîneau à répulsion, puis attendit patiemment que le troisième homme approche.

- Bonsoir, Dame Omek, fit ce dernier en guise de salut.

Après presque dix ans sur Ciutric IV, elle était capable de se mouler dans le personnage de la riche négociante en import-export sans même réfléchir.

- Chet, lâcha-t-elle pour saluer le jeune officier des douanes qui lui tendait le formulaire d'embarquement.

Pour les gens du commun, arrivées et départs effectués au spatioport de Daplona représentaient une procédure longue et ennuyeuse. Parce que la société avait été conçue sur le système des échanges et du commerce, le gouvernement exigeait des doubles du plan de vol, la vérification de l'enregistrement du vaisseau, et une série de documents et de permis qui devaient être visés avant que les autorités spatioportuaires délivrent un droit d'entrée au vaisseau, sa cargaison et ses occupants. Ces contrôles impliquaient souvent une fouille approfondie de l'appareil par des officiers des douanes, sous prétexte d'un besoin de sécurité accru pour la sécurité de toute planète visitée – mais tout le monde savait que ces tracasseries administratives avaient pour seul but de décourager l'importation de marchandises non-déclarées, simplement parce qu'elles échappaient alors aux taxes et impôts en vigueur dans le monde interstellaire.

Par chance, Zannah n'avait absolument pas à se soucier de ce genre de problèmes. Elle signa donc le formulaire de décharge, et le rendit à Chet. L'un des principaux intérêts d'avoir un hangar privé au spatioport était la possibilité d'aller et venir à sa guise. En échange d'un loyer assez exorbitant pour jouir d'un hangar au mois, le gouvernement fermait les yeux sur les affaires qu'y traitaient Bane ou elle. Un arrangement qui, d'après elle, valait largement son prix.

- Vous prendrez votre navette privée, j'imagine ?

- Exact, répondit-elle. Le Victory, hangar 13.

- Je préviens la tour de contrôle.

Chet adressa un signe bref au porteur, qui dirigea le chariot à répulsion vers le hangar.

- Un instant, dit l'officier des douanes à Zannah, ce qui la stoppa net. J'ai appris certaines nouvelles qui pourraient vous intéresser, ajouta-t-il plus bas tandis que le porteur s'éloignait. Argel Tenn est arrivé ici il y a quelques jours, pour prendre contact avec votre frère.

Zannah n'avait jamais rencontré Argel, mais elle savait qui il était et ce qu'il faisait. Ces dernières années, elle avait discrètement amassés des informations sur tous les contacts de Darth Bane. Elles pouvaient se révéler très utile, une fois que l'apprentie aurait pris le contrôle de l'Ordre Sith. Elle ignorait si la venue d'Argel avait une importance particulière, Bane cherchant toujours à acquérir des manuscrits Sith rares – ce pouvait n'être qu'une simple coïncidence. Toutefois, elle prit note de ce paramètre, qui pourrait se révéler important par la suite.

- Merci de m'avoir tenue au courant, répondit-elle en glissant cinquante crédits à Chet avant de se diriger vers son hangar privé.

Le porteur l'attendait déjà au pied de la navette avec tous ses bagages. Elle composa le code de sécurité, et la rampe d'accès se déploya.

- Mettez tout dans le compartiment arrière, ordonna-t-elle en lui donnant dix crédits.

- Tout de suite, répondit le porteur en empochant le pourboire avec un grand sourire.

Il se hâta de transborder ses bagages.

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~oOo~

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Zannah ne se départit pas de son sourire tant qu'il demeura visible. Elle tenait à se montrer agréable avec tout le personnel du spatioport. Elle voyait, dans cette attitude, un investissement dans le futur, l'entretien de recours potentiels. Les membres du Sénat et d'autres personnages puissants façonnaient peut-être la politique générale de la galaxie, mais pour elle, c'étaient les employés, les officiels du gouvernement et bien d'autres fonctionnaires anonymes qui faisaient avancer les choses dans un sens ou dans un autre – et il était beaucoup plus facile de s'attirer leurs bonnes grâces que celles de l'élite politique. Quelques paroles aimables et compréhensives, une poignée de crédits, et elle pouvait obtenir tout ce qu'elle voulait sans attirer l'attention, exactement comme elle avait procédé avec Chet.

C'était l'un des avantages qu'elle avait sur Bane. Elle se savait séduisante. Les hommes, tout spécialement, étaient sensibles à sa personnes à cause de son physique avant tout – ils voulaient naturellement l'aider, la contenter, et Zannah n'hésitait pas à les y encourager d'un rire complice ou d'un geste sensuel. Un prix bien peu élevé pour établir des rapports peut-être très utiles un jour – à l'inverse de son Maître, dont le physique n'inspirait que la crainte chez ceux qui ne le connaissaient pas.

Ce fut seulement lorsqu'elle se retrouva seule dans le cockpit, après le départ du porteur, qu'elle s'autorisa à tomber le masque. Se laissant aller dans le siège rembourré, elle entra les coordonnées de navigation sur la console de pilotage. Par la vidéo du spatioport, elle pouvait voir la navette personnelle de Bane, le Triumph, dans le hangar adjacent.

Comme le sien, c'était un vaisseau Thêta de classe T-1, modèle de chez Cygnus Spaceworks. Le dernier cri et le plus coûteux des transports interplanétaires individuels disponibles sur le marché régulier. Tout ce qui concernait leur vie ici, sur Ciutric – la propriété, la garde-robe, et même leurs rapports avec la bonne société de la planète –, tout participait au même déguisement. Ils s'étaient entourés d'une vie de luxe et de tous les conforts matériels imaginables, en contradiction totale avec les années d'austérité qu'ils avaient connues sur Ambria.

À certains moments, la simplicité de ces premiers temps manquait cruellement à Zannah. La vie sur Ambria avait été rude, mais elle avait contribué à la rendre forte – et elle ne pouvait s'empêcher de se demander si le style d'existence qu'ils menaient à présent sur Ciutric ne l'avait pas... amollie... et Bane avec elle.

Les moteurs du Victory rugirent en reprenant vie, et la navette décolla de quelques mètres. Zannah pilotait à l'instinct, tandis que son esprit continuait de suivre ses pensées.

La vie était un combat constant, dans lequel le fort survivait et le faible était destiné à périr. Il en était ainsi partout dans l'univers, car c'était l'ordre naturel des choses. C'était la philosophie qu'avait adoptée et exposée le Code Sith – mais ici, sur Ciutric, il était facile de se laisser berner par l'illusion de la paix.

La paix est un mensonge, il n'y a que la passion. Par la passion, je gagne le pouvoir. Par le pouvoir, je gagne la puissance. Par la puissance, je gagne la victoire. Par la victoire, mes chaînes sont brisées.

Zannah comprenait que les chaînes n'étaient pas toujours faites de fer et de duracier. Parfois, elles étaient d'une soie très coûteuse. La vie facile qu'ils connaissaient sur Ciutric était un piège plus dangereux que tous ceux que les Jedi pourraient jamais leur tendre.

Elle avait poursuivi ses études et son entraînement, même lorsqu'elle s'était installée avec Bane dans cette magnifique propriété aux environs de la ville. Cependant, le sentiment d'urgence et de danger qui l'avait motivée dans ses premières années s'était estompé, pour être remplacé par l'ennui de la sécurité et de la satisfaction.

Il était temps pour elle de réclamer son dû en tant que Dame Noire des Sith. Elle aurait déjà défié Darth Bane, s'il n'y avait pas eu deux obstacles.

Le premier était ce tremblement de la main gauche, qu'elle avait remarqué chez son mentor depuis plusieurs mois déjà. Il faisait de son mieux pour le lui dissimuler, mais elle l'observait de plus en plus souvent. Elle n'en connaissait pas la cause, mais à l'évidence, c'était un signe de l'affaiblissement que subissaient ses aptitudes.

Un signe peut-être trop visible. Bane était passé maître dans l'art de la manipulation. Zannah ne pouvait écarter la possibilité qu'il simule. Et si ce tremblement n'était qu'une ruse destinée à la pousser à l'affrontement, alors qu'elle n'était pas vraiment prête ? Une sorte de dernière épreuve, pour voir si son apprentie avait assez appris la patience, cette qualité qu'il avait tant voulu lui inculquer ?

Je frapperai au moment que j'aurai choisi, se jura-t-elle, pas au moment qu'il aura souhaité.

Mais, pour accomplir son plan, elle se devait d'être prête, avec un apprenti qui ne soit qu'à elle. Il faut qu'ils soient deux, pas plus, pas moins. L'un pour incarner le pouvoir, l'autre pour le convoiter. La Règle des Deux était inviolable. Si elle voulait prendre à Bane le titre du Maître, il lui faudrait trouver un nouvel apprenti – et jusqu'alors, malgré tous ses efforts, elle n'avait repéré aucun candidat valable.

Bane avait senti en elle son potentiel lorsque, alors qu'elle n'était encore qu'une fillette, elle avait tué les Jedi qui venaient d'assassiner son amie. À présent, elle allait devoir enquêter sur la mort mystérieuse d'un autre Jedi. Et si elle trouvait un successeur, tout comme Bane à l'époque ?

Mais si elle commençait à avoir ce genre de pensées, il était évident que Bane l'avait prévu. Il était rarement pris au dépourvue, ou garde baissée. Donc... pourquoi lui confiait-il une mission qui pouvait se conclure par la découverte, pour elle, de l'individu qui deviendrait peut-être le prochain apprenti Sith ? Son Maître voulait-il qu'elle défie cette personne ? Essayait-il de l'aider ? Ou cherchait-il à la remplacer ? Il existait une possibilité : il avait décidé qu'elle n'était pas digne de reprendre son titre. Une autre possibilité encore : il espérait que cette mission lui procurerait un nouvel élève à former aux arcanes du Côté Obscur, et il envisageait donc de l'écarter.

Si c'est vrai, Maître, vous pourriez être surpris de la manière dont tout se terminera. Si vous me sous-estimez, ce sera à vos risques et périls.

Le bip émis par l'écran de contrôle de la navigation l'informa que la navette quittait l'atmosphère de Ciutric. Quelques secondes plus tard, elle ressentit la poussée caractéristique lorsque le vaisseau effectua le saut dans l'hyperespace.

Zannah inclina le dossier de son siège et ferma les yeux. Il était inutile de s'attarder sur ce que Bane pensait ou ne pensait pas, éventuellement, ou sur les motivations cachées qui l'avaient poussé à lui confier cette mission. Les machinations du Maître étaient trop complexes.

Mais il y avait une chose dont elle était sûre : un changement décisif était sur le point de se produire. Pendant vingt ans, elle l'avait servi en apprentie loyale, et elle avait progressé sur la voie des Sith. Aujourd'hui, l'heure était venue pour elle de s'émanciper. Quoi que cette mission apporte, elle l'avait décidé, c'était la dernière fois qu'elle obéissait à Darth Bane.