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Chapitre n°126 :
L'homme de leurs souvenirs
Lorsque Serra, la Chasseuse et Lucia pénétrèrent dans la cellule qui retenait leur prisonnier, cette dernière fut surprise de ses dimensions, très inférieures à celles de la pièce qu'elles venaient de quitter – trois mètres carrés à peine. Le seul éclairage provenait d'une lumière trop faible, au plafond. Le prisonnier était attaché au mur, debout et face à la porte. Ses bras étaient étendus de chaque côté et relevés, ses mains enserrées dans des chaînes pendant aux anneaux de fer scellés dans le plafond. Ses jambes étaient pareillement écartées, avec les chevilles enchaînées au mur derrière lui.
À cause de la drogue, il était incapable de se tenir droit. Le poids de son corps l'avait fait basculer en avant, tendant et resserrant ses liens, ce qui imposait une tension incroyable à ses poignets et ses épaules. Ses articulations l'auraient fait atrocement souffrir sans l'effet sédatif du senflax qui courait dans ses veines. Sa tête était baissée, et ses muscles paralysés lui interdisaient de la redresser pour les regarder.
Serra sélectionna une seringue à l'étiquette rouge sur la table roulante, et en injecta le contenu directement dans la carotide gonflée, sur le côté de son cou. Un instant plus tard, il releva brusquement la tête, en réaction au puissant stimulant.
En découvrant son visage, Lucia eut un hoquet de surprise. Les deux autres femmes lui lancèrent un bref regard, mais lorsqu'elle secoua la tête, elle jugèrent sa réaction sans importance et reportèrent leur attention sur le prisonnier.
Plus de vingt ans s'étaient écoulés, mais Lucia l'avait reconnu instantanément. Dess avait été son officier commandant – son chef, son héros. Sans lui, aucun des soldats de l'unité de la Marche Obscure n'aurait survécu à la guerre. Il leur avait sauvé la vie une première fois sur Kashyyyk, puis sur Trandosha. À de multiples reprises, il les avait tirés de situations impossibles, où leurs chances d'en réchapper étaient presque nulles, jusqu'à cette ultime mission sur Phaseera, lorsque le lieutenant Ulabore avait ordonné à la police militaire Sith de l'arrêter.
Elle n'avait plus jamais entendu parler de lui. Tout comme le reste de son unité, elle avait cru que le sergent Dessel Heldane avait été exécuté pour désobéissance aux ordres et violences physiques sur un supérieur. Mais bien qu'elle l'ait pensé mort, elle avait juré de ne jamais oublier le visage de l'homme qui, jadis, avait été tout pour elle.
En le découvrant pendu à ces chaînes, elle n'avait pu réprimer sa surprise. Par chance, pas plus que la princesse que la Chasseuse n'avait compris le sens de sa réaction, et Lucia se reprit assez vite pour éviter toute autre manifestation de son trouble – mais, en son for intérieur, son univers avait explosé.
Elle doutait que Dess l'ait reconnue. D'abord, parce qu'il était drogué. Par ailleurs, elle n'avait été qu'un visage parmi tant d'autres dans leur unité commune. Il était le chef que tous regardaient, celui qu'ils idolâtraient. Au sein de la Marche Obscure, Lucia n'était qu'une sniper de rang inférieur, une jeune recrue anonyme, et il y en avait une dizaine d'autres. S'attendait-elle réellement à ce qu'il se souvienne d'elle, après tout ce temps ?
C'était sans importance. Elle ne pouvait rien lui dire en présence de Serra et de l'Iktotchi. La princesse faisait une fixation sur son prisonnier, et la forme de folie dont elle était la proie l'avait poussée à des actes qu'auparavant elle n'aurait jamais envisagés. Si elle découvrait que Lucia et Dess se connaissaient, il était impossible de deviner ce qu'elle ferait – ou ce qu'elle ordonnerait à la Chasseuse de faire.
Ce fut pourquoi Lucia resta simplement là, sans rien pouvoir pour Dess. Exactement comme le jour où la police militaire avait emmené le sergent.
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Serra reconnut immédiatement le visage qui hantait ses cauchemars. Il était plus âgé, mais ses traits étaient les mêmes, avec ce crâne chauve, les lourdes arcades sourcilières, et la cruauté qui émanait de ses yeux et du dessin agressif de sa mâchoire.
À côté d'elle, Lucia eut un hoquet sonore lorsque le prisonnier fixa les trois femmes d'un regard à la froideur impitoyable. Serra jeta un rapide coup d'œil à sa garde du corps, et vit l'expression étrange qu'elle arborait. Quelque chose la troublait, c'était indéniable.
Lucia était la personne la plus courageuse que la princesse ait jamais rencontrée, et pourtant, elle était manifestement choquée. Se pouvait-il qu'elle soit effrayée par cet homme, même alors qu'il était enchaîné ? Ou bien, éprouvait-elle de la sympathie pour lui ? Serra savait que l'ancienne chasseuse de primes désapprouvait tout cela. Son amie pensait-elle qu'elle était un monstre ? Ou bien encore, y avait-il autre chose ?
La réaction inattendue de Lucia la déstabilisa, et elle dut lutter contre l'envie subite de tourner les talons et de s'éloigner du prisonnier – mais, cette fois, elle n'avait rien à craindre de cet homme. Aujourd'hui, c'était lui la victime, pas elle.
Quoi que Lucia puisse en penser, je dois faire ce que je fais maintenant.
- Sais-tu qui je suis ? demanda-t-elle.
Il mit longtemps à répondre. Le stimulant qu'elle venait de lui donner contrait les effets physiques du senflax, mais la toxine embrumait toujours son esprit et amoindrissait sa faculté de concentration.
- Une ennemie du passé.
Il avait parlé d'une voix légèrement pâteuse, et il était impossible de détecter quelque renseignement que ce fut dans ce ton monocorde, dénue de toute émotion. Elle ne pouvait définir s'il l'avait reconnue, ou s'il exprimait une idée générale déduite du fait qu'elle le détenait prisonnier.
- Mon nom est Serra. Caleb était mon père.
Elle voulait qu'il le sache, qu'il comprenne qui lui infligeait ce qu'il endurait actuellement.
- Est-ce pour le venger, ou pour ce que je vous ai fait ? dit-il après un long moment.
- Les deux.
Elle prit une seringue à l'étiquette noire, dont elle lui injecta aussi le contenu dans le cou. Cette fois, les effets furent très différents.
Ses yeux se révulsèrent et ses dents claquèrent bruyamment lorsqu'il ferma les mâchoires, manquant de peu la langue. Puis, tout son corps fut pris de convulsions, et les chaînes cliquetèrent follement.
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Écœurée, Lucia se détourna. Elle ne pouvait pas assister à cela. La Chasseuse, quant à elle, se pencha en avant. Les tourments induits par la substance chimique la captivaient. Serra laissa la crise de prolonger durant dix secondes, avant de lui administrer le liquide jaune d'une autre seringue pour annuler les effets de la précédente injection.
- Tu vois le genre de châtiment que je peux t'infliger ? demanda-t-elle. Tu comprends ce que c'est qu'être à la merci d'autrui, maintenant ?
La respiration du prisonnier était heurtée, son crâne et son visage luisaient de transpiration sous la souffrance subie. Un tremblement spasmodique agitait sa main gauche, qui tressautait et se tordait dans ses chaînes.
- Vous n'avez pas de leçon à me donner, fit-il en haletant. Je comprends la souffrance de bien des façons qui vous échapperont toujours.
- Pourquoi as-tu tué mon père ?
Elle prit une autre seringue à l'étiquette noire, et la leva devant lui.
- Caleb n'est pas mort de ma main.
Elle planta l'aiguille dans son cou et provoqua une autre crise, qu'elle laissa durer deux fois plus longtemps que la première, avant d'administrer l'antidote. Elle s'attendait à ce qu'il s'évanouisse, tant la douleur devait être intense, mais il réussit à rester conscient.
- Les mensonges seront punis, grinça-t-elle.
- Je n'ai pas tué votre père, insista-t-il, mais d'une voix si faible qu'elle l'entendit à peine.
- Je vous ai dit qu'il y avait quelqu'un d'autre dans mes visions, rappela la Chasseuse à Serra. Une jeune femme blonde. Il se peut que ce soit elle, la meurtrière.
La princesse lança un regard étincelant à l'Iktotchi, avant de revenir à l'homme enchaîné.
- C'est vrai ?
Il ne répondit pas, mais l'ébauche d'un sourire rusé accrocha ses lèvres.
- Dis-moi ce qui est arrivé à mon père ! s'écria Serra.
Elle le gifla violemment, et ses ongles tracèrent quatre longs sillons sur la joue du prisonnier. Le sang les emplit rapidement et coula vers son menton.
Mais il resta muet. Mâchoires crispées par la rage, Serra tendit la main vers la table roulante pour prendre une autre seringue noire. Lucia lui saisit le poignet.
- Il n'a pas tué votre père ! s'exclama-t-elle. Pourquoi faites-vous cela ?
D'une saccade brusque, la princesse se dégagea.
- Il ne l'a peut-être pas fait, mais c'est à cause de lui que mon père est mort, répliqua-t-elle, avant de s'adresser au prisonnier. Tu le nies ?
- Caleb était faible, marmonna-t-il. Lorsqu'il a cessé d'être utile, il a été détruit. Telle est la voie du Côté Obscur.
Serra prit la seringue.
- Rien de tout cela ne ramènera votre père, plaida Lucia.
- Je veux qu'il sache ce que c'est que se trouver sans défense, effrayé, siffla la princesse. Je veux qu'il ressente ce que ressentent les victimes.
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- Les faibles seront toujours des victimes, déclara le Sith d'une voix qui avait retrouvé un peu de vigueur. C'est ainsi que fonctionne l'univers. Le fort prend ce qu'il veut, et le faible souffre de sa main. Tel est leur destin respectif. C'est inévitable. Seul le fort survit, parce que seul le fort le mérite.
- Tu crois cela uniquement parce que tu ignores ce que c'est que souffrir ! rétorqua la princesse.
- Je sais ce qu'est la souffrance, dit-il d'une voix qui avait encore gagné en netteté. Longtemps, j'ai été une victime, mais j'ai refusé d'accepter cette vie. J'ai fait en sorte de devenir fort.
Tandis qu'il parlait, le sang coulant des griffures sur sa joue se mit à goutter sur le sol.
- Ceux qui sont des victimes n'ont personne à accuser, sinon eux-mêmes. Ils ne méritent pas la pitié. Ils sont victimes à cause de leurs propres échecs et de leurs propres faiblesses.
- Mais peu importe la force que vous aviez ! intervint soudain Lucia. Vous ne voyez donc pas ? Vous avez quand même fini prisonnier !
- Si j'avais été plus fort, je ne me serais pas laissé capturer, répliqua-t-il, une lueur féroce dans ses prunelles. Si je ne suis pas assez fort pour m'évader, je continuerai de souffrir jusqu'à ce que je meure. Mais si je suis assez fort pour m'échapper...
Serra reposa vivement la seringue noire, et en prit une verte. Elle lui injecta aussitôt une autre dose de senflax.
- Tu ne quitteras pas cette prison vivant, promit-elle.
Sa victime retomba sous l'influence de la neurotoxine. Ses yeux se voilèrent, et sa tête se mit à pencher en avant.
Même drogué et enchaîné, il demeure suffisamment rusé pour représenter un danger.
Dans le feu de ses échanges avec lui, elle avait failli ne pas remarquer que l'influence du senflax se dissipait. Elle avait pensé que des heures s'écouleraient avant qu'une autre injection ne soit nécessaire, mais elle avait sous-estimé les effets contradictoires des autres drogues. Elle devrait désormais se montrer beaucoup plus prudente.
- Pour l'instant, je suis faible, grogna l'homme, toujours tête baissée mais sans s'avouer vaincu. Impuissant. Vous m'infligez ces souffrances parce que vous êtes assez forte pour le faire. Vos actes prouvent la véracité de mes croyances.
Serra secoua la tête avec colère.
- Non. Mon père m'a appris à aider ceux qui en ont besoin. Le fort devrait aider le faible à se redresser, et non le piétiner. Il croyait à cela, et moi aussi !
Le prisonnier réussit la prouesse de relever la tête, et il la fixa de son regard vague.
- Les croyances de votre père ont provoqué sa mort.
La princesse leva la main pour le gifler une nouvelle fois, et elle dut lutter pour maîtriser le flot de chagrin et de rage qui menaçait de la submerger.
- Vous ne pensez plus clairement, lui dit Lucia à mi-voix et en posant une main sur son épaule. Vous devez vous calmer.
Son amie avait raison. Il était entré dans sa tête. Il fallait qu'elle quitte cette cellule pour se ressaisir. La dernière injection le garderait impuissant pendant une heure au moins, un délai suffisant pour qu'elle se reprenne avant de l'affronter de nouveau.
Elle baissa la main, tourna le dos au prisonnier et sortit sans un mot, laissant la Chasseuse et Lucia seules avec lui.
