COLIS'EYE.

PROLOGUE.

Tout avait commencé de la manière la plus banale qui soit. La plus anodine, pourrait-on dire. La météo n'offrait en elle-même aucun intérêt. Un peu gris, peut-être, bien que le soleil de Juin, dégagé par une éclaircie soudaine, laissait filtrer ses rayons avec maladresse. Paul Jocastel courrait pour attraper à temps son car. Ca l'emmerdait grave se niquer les jambes pour prendre ce bus pourri, surtout avec ce putain de soleil à la con dans la gueule. Comme vous venez de le comprendre, Paul Jocastel faisait partie de l'écrasante majorité des adolescents boutonneux s'exprimant dans un langage de charretier. On pouvait donc dire que Paul Jocastel était quelqu'un de désespérément normal, et en effet.

Pourtant.

Au bout d'une minute de course, ses pas ayant bousculé quelques cadavres de cannettes de bière au passage, il agrippa la portière du car et s'engouffra à l'intérieur, reniflant une odeur de textile renfermé familière aux voyages scolaires. Il put ainsi reprendre son souffle, et observer son professeur principal, qui devait accompagner sa classe durant ce périple d'une semaine à travers les environs de Strasbourg.

Mme Diaphane ne l'était point. C'était un de ces spécimens de profs de race française, élevés en milieu stérile. Cette femme mafflue cultivait une silhouette d'une cylindricité parfaite, ses formes adipeuses se confondant en un seul bloc, comprimées parfois en divers endroits pour enrayer un dégoulinement général. Ses vêtements accentuait encore cette impression de rotondité envahissante : ses jupes longues qui tombaient selon un angle vertical de stabilité, ses collants couleur chair qui comprimaient ses cuisses porcines et gonflées, renforcées par des années de poulet aux hormones à la cantine du lycée, son gilet en laine verte tendu sans élégance sur son buste massif et cubique, offraient en effet un spectacle de compression musculaire d'une esthétique discutable. Sa bouche retroussée, son nez épaté, ses lunettes minuscules qui ne réussissaient pas à masquer ses yeux exorbités, irradiés de cernes, incarnaient la médiocrité professorale en personne. Ses petites mains potelées frémissaient d'excitation, alors qu'elle rayait le nom de Paul sur la liste d'appel des élèves, et son crâné luisait sous le soleil aveuglant introduit par les vitres du car. Mme Diaphane prenait un effet un soin très particulier de ses cheveux : coupés au bol, selon un dôme d'une perfection monacale, ils étaient teints d'une couleur roux cuivré, qui éblouissait ses interlocuteurs pour peu qu'elle se mette à la lumière. Ses collègues la surnommaient «Tubaphane.» Paul, quant à lui, avait toujours préféré « cette grosse pouffe de Dee-Dee,» mais c'était une affaire de générations.

Paul tendit son sac au de voyage au conducteur du car, occupé à engouffrer toutes les valises de sa classe dans la soute, et se mit à arpenter le couloir du véhicule, avec l'espoir d'y trouver une bonne place. Du fait de son retard, la quasi-totalité de la classe était déjà installée selon ses préférences. Il pouvait deviner, tout au fond du car, les visages patibulaires du gang de racailles dirigé par Jodocam Tagago, un oiseau de proie au regard glacial. Les inespérables Louise, Pigalle, Fatwa, Fanny et Ornitanne étaient bien sûr ensemble, commentant d'une langue salace les choix vestimentaires de chaque élève présent. Les trois pétasses les plus répugnantes du lycée, qui se surnommaient elles-mêmes les «Foufoune Girls,» s'étaient assises non loin du groupe de voyous, mais préféraient commenter les habitudes de leurs camarades en chuchotements cyniques. Toutes les places semblaient prises…

Mais avait-il été aveugle ? Il y avait une place libre, là, juste à côté de Pétrone, un des élèves qu'il côtoyait le plus. Devant lui se trouvaient Madez, Ulrich et Théo, tous quatre inséparables depuis le primaire. Paul, qui ne les connaissait que depuis le début de l'année, avait moins accès à leur communauté empathique, mais passait tout son temps avec eux. Il s'étonna de ne pas les voir véritablement concentrés ensemble. Ulrich et Théo étaient bien côte à côte, mais Madez était assis aux côtés de la plus ravissante jeune fille qu'il lui ait été donné à voir dans sa courte vie. Françoise Zépirote était belle. C'était le seul adjectif qui put décrire son aspect convenablement. Ses cheveux raides d'une couleur dorée lui tombaient jusqu'à la taille, accentuant l'ovale charmant de son visage, au sourire badin perpétuel, au teint de nacre, aux immenses yeux d'un azur constellé. Sa beauté aryenne était d'autant plus exceptionnelle qu'elle provenait d'une famille juive pure souche. Les spécialistes appréciaient aussi le fait qu'elle soit faite aussi bien de fesse que de face. Non seulement ses qualités physiques rendaient sa fréquentation agréable, mais Françoise ne faisait que sourire. Elle ne criait jamais, ne pleurait jamais, ne râlait jamais, ne soupirait jamais. Elle était contente en toutes circonstances. Pas folle de joie : cela aurait été d'une vulgarité dépréciatrice. Simplement contente. Elle n'avait pas d'autre expression mis à part le rire, la compassion, l'intérêt et l'effort. Et intelligente, comme si ça ne suffisait pas. Le cliché de la potiche blonde était bon pour les foufounes girls : c'était une fine mouche. Bref, Françoise Zepirote était parfaite en tous points, non pas par les dons de la nature, mais parce que ça allait bien, et même très bien, à la vue des yeux rêveurs de Madez qui la fixaient d'un plaisir évident, comme un critique d'art en extase devant l'œuvre d'un jeune créateur talentueux. Françoise ne semblait absolument pas s'en formaliser, et continuait à lire son recueil de poésies avec le même bonheur extatique. Madez faisait partie des innombrables garçons amoureux, à des degrés divers, de ce petit chef d'œuvre sociologique. Bien sûr, cela ne voulait pas dire grand-chose. Aimer Françoise revenait à peu près à aimer se détendre après une journée de travail : il était vraiment très difficile de lui reprocher quoi que ce soit, pas même sa perfection. Personne n'avait d'ailleurs trouvé à ce jour de contre exemple. Elle aurait pu se dégoter n'importe qui, absolument n'importe qui, mais elle n'avait pas de petit ami connu. Elle en avait, bien sûr, eu deux ou trois par le passé, mais les avait tous plaqués après quelques semaines. Quoi de plus normal ? Qui qu'ils aient pu être, ils ne méritaient pas l'amour d'une telle perle.

Pétrone, assis dans la rangée postérieure, observait la contemplation émerveillée de Madez d'un œil attendri, et fit signe à Paul de s'asseoir à côté de lui. Même s'il ne jouissait pas de traits physiques aussi exceptionnels, son aspect consistait lui aussi en un spectacle digne d'intérêt, même si Paul était assez mal placé pour en juger. Pétrone ressemblait à une colombe, de part son nez busqué, son menton pointu et ses cheveux d'un blond presque décoloré. Son corps avait été sculpté par des années de pratique de danse, moderne, classique ou contemporaine. Tous ses gestes semblaient fluides, coordonnés, comme si son corps se refusait à traduire quoi que ce soit d'incontrôlé. Un peu réservé, il semblait pourtant que ce voyage l'avait mis d'excellente humeur, et il parlait avec un ton badin.

«Tu es retard ! On pensait que tu avais raté ton bus, ou un truc dans le genre…

Non, non, c'était juste un embouteillage… Pourquoi ils nous font partir d'ici ? Le lycée est à cinq bons kilomètres d'ici, et ils savent bien que tout le monde habite la cité dans cette classe…

Justement. La compagnie de cars n'avait sûrement pas trop envie de se retrouver avec un véhicule vandalisé.

Tu ne parles pas pour toi, j'espère ?

C'est drôle, je pensais que tu serais d'accord vu qu'on t'a encore piqué des rétros sur ton scooter l'autre jour…

Ca n'a rien à voir ! C'était le gang de Jodocam, tu sais bien qu'ils font ça à tout le monde dans la classe…

Ce sont des cailleras.

Arrête de dire ça.

Mais c'est la vérité !

Non, je veux dire, arrête de dire ça parce qu'ils seraient capables de t'entendre.

Mais quel chochotte ! T'as aucune fierté, ou quoi ? Ne me dis pas que tu as peur d'eux !

Je me fiche totalement des gros nazes comme ce décérébré de Mike-Mak, c'est plutôt Jodocam qui m'inquiète…

Pff ! Ce pétocasque ! Il est ridicule !

Ridicule ? Il s'est encore défoulé sur un sixième, l'autre jour… Il a agrippé sa main droite et lui brisé toutes ses phalanges, une par une ! Il sera absent jusqu'à la rentrée ! Merde, ce mec est presque ceinture noire de karaté ! Il serait capable de broyer la moelle épinière d'un coup de coude ! Ce mec frappe par plaisir ! Et tu me demandes de le provoquer ?

Moi, je n'ai pas peur de lui.

Et ben tu es bien le seul ! J'habite juste en face d'un parc pourri où il se promène de temps en temps… Une fois, j'étais au sixième étage et je l'ai vu arriver, les mains dans les poches ! Là, une mamie est arrivée dans la direction opposée avec son cabas, en droit sur sa trajectoire… Et tu sais ce qu'il a fait ?

Quoi ?

Il lui a marché dessus ! Je ne déconne pas ! Marché ! Même pas frappé, ou cogné ! Il a juste soulevé sa jambe assez haut pour la faire tomber en arrière et il a continué sa route en piétinant sa cage thoracique ! La mémé hurlait, et l'autre, même pas un sourire sadique, juste les mains dans les poches, sans la regarder ! Il ne s'est même pas retourné, il est juste reparti ! L'autre a été transportée à l'hôpital ! Tu te rends compte ?

C'est juste un connard. Ce n'est pas le plus dangereux.»

Paul avait d'abord cru entendre la réponse de Pétrone, mais il fut stupéfait d'entendre la voix de françoise. Elle continuait à lire, mais son sourire avait disparu, pour mettre en exergue ses sourcils froncés. Elle était assez méconnaissable.

«Je me fiche de Jodocam, il faudrait plus craindre Canion et Lorenzo.

Qu'est-ce que tu veux dire ?

Ce que je veux dire, c'est qu'avec un islamiste et un néo-nazi dans la classe, on ne peut pas se sentir vraiment en sécurité quand on a un frère qui va à la synagogue. Alors, ton Jodocam avec ses trucs de kung-fu, c'est d'une autre priorité…

Excuse-moi, je ne voulais pas…

C'est pas grave, Pétrone.»

Sa voix restait très calme, mais elle tourna sa page avec un peu trop de violence pour sembler vraiment honnête.

«A propos, comment va ton père ?»

Le sourire était revenu dès qu'elle avait changée de sujet. Paul avala sa salive.

« Bien.

C'est tout ?

Ben, oui. Pourquoi tu me demandes ça ?

Je ne sais pas… Tu ne parles jamais de ce genre de trucs…

Ca c'est vrai, commenta Madez qui était apparemment sorti de sa torpeur hypnotique. Tu ne parles jamais de ta famille, on n'est jamais allé chez toi, on n'a pas la moindre idée de la façon dont tu passes ton temps en dehors de nous et des cours… C'est juste que tu aimes bien entretenir le mystère, quoi.»

Paul se sentait de plus en plus mal à l'aise.

«On est en Juin. C'est un peu tard, non ?

Ben justement, c'est un voyage scolaire, on aurait pensé que…

Et bien non.

Te fâche pas !

Je ne me fâche pas, je mets les choses au clair. Si je n'ai pas envie d'en parler, je n'ai pas envie d'en parler, c'est clair ? On peut changer de sujet ?

OK, OK…»

Paul crut avoir gagné et pensa passer le reste du voyage sans encombre. C'était sans compter l'humeur malicieuse de Madez ce jour là.

«Regarde, là bas !

Quoi, là-bas ?

Il y avait une autre place libre, à côté de Marguerite Eudyper.

Et alors ?

Oh, arrête, tout le monde le sait…»

Paul détourna instantanément son regard du siège concerné. Il n'aimait pas ça. Pas du tout.

« Tout le monde sait quoi ?

Que tu as le béguin pour elle ! Chaque fois qu'elle arrive, tu te mets à trembler !

Je tremble, moi ?

Tu grelottes, pour être précis.

C'est à cause du manque de chauffage. Tu sais bien qu'ils ont encore coupé les subventions des lycées. Je suis hyper frileux.

Effectivement, tu devais être frileux vu qu'on était en Mai… Mais rassure-toi, elle c'est pareil… «Oh, Paul, j'ai rien compris à l'exercice,» «Oh, Paul, je me suis perdue,» «Oh, Paul, c'est drôle, tu as une fossette,» «Oh, Paul, quel goût peut bien avoir ton»/

LA FERME ! OBSEDE !

N'empêche qu'elle vient te voir dès qu'elle a un problème… C'est pas un signe ?»

Paul se renfrogna encore d'avantage.

« Elle doit avoir d'autres raisons.

Incorrigible, hein ? Penses-y tout de même. Je veux dire, c'est l'occasion de mettre les choses au point durant le voyage…

C'est vrai. Vous formeriez un si joli couple, fit Françoise qui continuait toujours sa lecture. Et on vous déclinera en produits dérivés. J'aurai un porte-clefs avec un petit Paul et une petite Marguerite ! Ce sera trop mignon !»

Tout le monde éclata de rire. C'est à ce moment là que Mme Diaphane annonça l'appel aussi fort que sa voix le permettait, ce qui, au soulagement de Paul, coupa la conversation.

Convergeant son regard vers l'avant du bus, il vit les lèvres susurrantes de Dee-Dee s'approcher du micro avant d'entendre le larsen tonitruant de leur voix amplifiée se propager dans les enceintes.

« Bonjour la classe ! Il y a quelqu'un ici ? »

Comme prévu, la plupart des filles de la classe poussèrent des exclamations hystériques.

« Bien, bien ! Je vais refaire l'appel pour vérifier que vous êtes tous bien là… Tout d'abord vos délégués, Athanastos Ixion et Galabriel Urdenne !»

Elle avait pointé son doigt vers la banquette la plus avancée du car, où ils s'étaient tous deux assis. Ixion, à bien des égards, était l'anti-Françoise. Un bellâtre parmi les bellâtres. Deux fois redoublants, il dominait le reste des autres élèves de la classe et arborait fièrement une barbe de deux jours à la Johnny Depp, à laquelle il apportait un soin maniaque. Ses cheveux, d'un roux aux lueurs de cuivre, étincelaient au soleil et formaient une auréole métallique au dessus de son crâne. Si les avions de chasse avaient un pilote automatique, on pouvait affirmer sans ambages qu'il possédait un «sourire automatique,» sans comparaison avec celui de Françoise. Celui-là était un rictus de speakerine au masculin, d'un obscène consternant. Néanmoins Ixion était incontestablement un homme à femmes, peut-être le plus grand coureur de jupons de toute l'histoire du lycée Viannerval. Ses anciennes conquêtes (bien entendues très éphémères) ne se comptaient plus. Il était notamment sorti avec une gamine de cinquième dont le père était en prison, ce qui lui avait valu pas mal d'ennuis. Bref, une vraie morue, pourtant extrêmement populaire. Chaque année Ixion se présentait au poste de délégué de sa classe, poste pour lequel il n'avait aucune compétence, et se faisait élire en masse, au désespoir du professeur principal, qui ressassait inlassablement que s'ils avaient voulu, ah, s'ils avaient voulu… Vindicatif, grossier, misogyne, sa seule qualité de chef était de garder d'excellents contacts avec le gang de racailles de Jodocam, ce qui, au vu de leur nombreuses mésactions, était un atout diplomatique non négligeable. On l'avait vu parfois traîner avec eux, lorsqu'il n'avait ni occasion de se pavaner, ni copine de remplacement, en bon minet qu'il était. Il y avait en lui une sorte de fascination du vulgaire et de l'impudique qui avait toujours interrogé Paul et, plus largement, les autres mecs de la classe qui se demandaient bien comment on pouvait s'amouracher aussi facilement d'un museau de tanche pareil.

Urdenne était, pour résumer trivialement, une grande gueule. Redoublante elle aussi, elle portait une coupe à la garçonne très courte qui accentuait son regard noir et perçant, toujours marqué d'une lueur de défi. Elle avait cependant le mérite d'une très grande moralité. Elle défendait absolument tout le monde et savait trancher les cas délicats, en tout cas tous ceux qui ne l'offensaient pas. D'un autre côté, il aurait été idiot de l'offenser car c'était vraiment le genre de fille à avoir du répondant. Pugnace, peut-être même insolente, elle avait toujours le ton autoritaire brusque et affirmé pour faire face à n'importe quelle situation, hantée par la simple idée de se laisser faire. Néanmoins, son attitude face à des conflits brûlants par le passé ne laissait aucun doute sur sa prédestination de chef de classe. Elle était la justice. C'était quelqu'un de formidable.

« Bysk-Raj Rhodes, Ergot Canion, Panary Lorenzo, Tagago Jodocam, Walrus Mike-Mak…»

Elle regarda à peine le gang de racailles posté au fond du car, qui la terrorisait, comme la plupart des professeurs. C'était la règle absolue. Ne jamais leur parler, ne jamais les interroger, les croiser, les commenter, les réprimander, les regarder. En échange, on avait à peu près l'assurance d'être tranquille, sauf fantaisie du terrifiant leader de cette petite mafia, Jodocam. Il était le fils aîné d'une famille de gitans régulièrement expropriée de tous les terrains vagues de la cité, même s'il séjournait depuis longtemps dans des lieux beaucoup plus marqués par sa propre délinquance. Sa clique se composait d'un ramassis d'individus violents et assoifés de domination, qu'il appelait par des numéros. Le numéro 2, Rhodes, était un fan de Jackass fasciné par la torture et les mutilations, le numéro 3, Canion, un islamiste forcené impliqué dans plusieurs affaires de tournantes, le numéro 4, Lorenzo, un sympathisant néonazi qui possédait chez lui un arsenal épouvantable de carabines et d'armes blanches, et le numéro 5, Mike-Mak dit 2M2K, était un fan de gangsta-rap qui frappait dès qu'il ne trouvait pas l'insulte appropriée, et frappait donc la plupart du temps. Leur régime de terreur avait fait du lycée Viannerval un établissement chaotique encore plus marqué par la violence que les autres écoles pourtant très instables de cette partie de la banlieue parisienne, au nom très approprié de «Pendue Sur Pont.»

«Credilt Claude et Doryphor Darwin…»

Elle jeta un regard distrait aux deux geeks de la classe, toujours fourrés ensemble, sujets de la moquerie de la plupart de leurs camarades.

« Francisque Maxime et Saturnien Setie…»

Ces deux là n'avaient pour point commun que leur quête désespérée de dépucelage. Cette ambition aussi ostentatoire que médiocre les faisait passer, à raison, pour deux obsédés finis.

« Gast Madez, Isthmul Ulrich, Néophile Pétrone, Quovadyss Théo…»

Ils sourirent. Il n'y avait rien à dire sur ce point là, c'aurait été inutile.

« Jocastel Paul et Eudyper Marguerite…»

Il y eut des éclats de rire un peu partout. Paul aurait pu rougir si la situation n'avait pas été aussi lassante.

« Lastigmat Lycurgue, Marasm Karem, Malatetra Sophonisbe, Juvénale Somna, Xertes Galante…»

Elle désignait le groupe des meilleurs élèves de la classe, en compétition scolaire féroce. Ils semblaient pourtant avoir fait une trêve le temps du voyage vu qu'ils étaient restés entre eux.

«Osmosien Alfred et Kesse-Eussy Kate…»

Ceux-là étaient les deux plus grands sportifs de la classe. Kate, championne départementale d'athlétisme, était une fille sans histoires, mais Alfred était déjà plus envahissant. En lutte constante avec Ixion pour le titre du plus beau mec de la classe, il était également sorti avec la fille de cinquième dont le père était en prison.

«Yomen Sekigahara…»

Un peu isolé, Eki, comme tout le monde le raccourcissait, était un asiatique très calme qui ne pouvait s'empêcher de rêvasser à toute heure ou de griffonner sur les marges de ses feuilles de classeur. Son niveau très appréciable en dessin aurait du le conduire logiquement aux Beaux Arts, mais ses parents y avaient apparemment mis leur opposition.

«Arieslithe Yvonne et Baltiquo Blousha…»

Deux filles très timides qui souffraient un peu de l'indifférence qu'on leur portait. Yvonne avait de gros problèmes de surpoids, tandis que Blousha ne semblait pas sortie de l'enfance tant sa naïveté était pathologique.

« Carnasse Cléo…»

Cette fille était éminnement célèbre du fait de son père, professeur de français dans le même lycée, et les situations intenables que cette situation provoquait, et aussi pour sa propension à râler en permanence.

«Deliroise Ilione, Peussy-Maigonne Virginie, Uhul Matari…»

Elle formait le terrible escadron des Foufoune girls, le pire rassemblement de pétasses de ce lycée, qui profitaient tous de l'argent de leur meneuse charismatique, Ilione, dont le père était, excusez-moi du peu, PDG de Gruge Telekom et influent conseiller municipal à la capitale.

«Irrevers Louise, Lehutin Pigalle, Nep-Tolmeyn Fatwa, Rarawisse Ornitanne, Théogone Fanny…»

C'était le groupe de copines aux attitudes délurées qui ne cessaient d'attirer l'attention. Hormis leurs attitudes éxubérantes, Paul savait qu'elles étaient des filles loyales sur lesquelles on pouvait compter.

«Ohjala Iamb…»

A côté d'elles se trouvait une black un peu enrobée, dont la répartie hilarante avait fait d'elle la rigolote officielle de la classe. Elle aurait été capable de dérider un éléphant.

«Satrapie Deirdre…»

Deirdre faisait la gueule, comme d'habitude, et c'est le peu qu'on pouvait en dire. A part cela, c'était une punk gothique aux cheveux hérissés de gel, à l'agressivité désarmante.

«Et Zepirote Françoise. Et bien, ça me fait trente neuf élèves, il ne me manque plus que…»

On entendit alors un bruit derrière Dee-Dee, qui retourna sa tête dans un effrayant mouvement de chouette Harfang, surprise par l'arrivée de l'élève susnommé. Son corps cylindrique qui l'avait brusquement caché à la vue des passagers pivota, laissant apparaître une silhouette mince. Paul n'avait pas le moindre putain d'idée de ce que pouvait signifier un nom aussi zarbi qu'«Hellespont,» mais, merde, son prénom lui allait bien. Anxio faisait partie du groupe des bons élèves de la classe, déjà assis. Tout le monde les disait coincés, mais lui, c'était vraiment un autre état d'esprit : ces yeux alourdis de cernes, qui sans interruption vous fixaient d'une intrusion psychotique, avaient vraiment de quoi en effrayer plus d'un. Son visage aurait pu être agréable, mais son expression de malédiction permanente, à peine dissimulée derrière ses lunettes en demi-lune, en atténuait toute attractivité. Ses cheveux aussi semblaient anormaux : plutôt que de pousser normalement et de retomber sous l'effet d'une gracieuse pesanteur, ils semblaient fuir de son crâne en partant à la diagonale, écartés les uns des autres, formant une étrange auréole brune autour de sa tête. Certains l'avaient ainsi surnommé «Brosso,» mais le comique du pseudonyme ne s'accordait pas du tout à la révulsion du personnage. Anxio n'était pas rejeté : il se rejetait lui-même. Il n'avait, au souvenir de Paul, entamé aucune conversation amicale avec un membre de la classe depuis le début de l'année. On ne lui connaissait ni affections, ni fréquentations. Méprisaient-ils les membres de sa classe ? Méprisai-il le Monde entier ? Nul n'aurait pu le dire, vu qu'il ne parlait pas de lui. Les raisons de mal-être n'étaient donc pas communicables, et heureusement : de telles révélations eurent sapé le moral de bien des personnes attentionnées pour longtemps. Il était poli en toutes circonstances, mais refusait d'entamer la moindre conversation avec ses camarades : Anxio restait, et probablement était, seul. Lunatique, sans aucun doute, mais il ne semblait souffrir d'aucun problème psychologique particulier. Tant mieux pour lui. Pas la peine de s'y intéresser s'il faisait tout pour rester solitaire. Chacun a sa place, les vaches seront bien gardées, comme il aimait le dire. De toute manière, sa personnalité ne semblait guère intéressante.

Il salua Diaphane d'un hochement de tête et se mit en quête d'une place libre. Statistiquement, il ne devait en rester qu'une. Paul observa le compartiment de passage pour la déceler. Ce qu'il vit le glaça d'emblée. Françoise avait apparemment remarqué la même chose, car elle levait déjà les yeux au ciel en signe d'agacement.

«Oh, non, pas encore, fit-elle au comble de l'irritation.»

Paul était de son avis.

«Shit. Merde, il y a 40 élèves dans cette classe de merde et il faut que ces deux-là se retrouvent l'un à côté de l'autre ?»

Anxio s'immobilisa devant la seule place libre, juste à côté d'une intello au visage méprisant qui le regardait comme quelque chose de déplaisant qui se serait coincé sous sa chaussure. Somna Juvénale. LA Somna Juvénale. Il avait eu tort : il y avait quelque chose de singulièrement intéressant chez Anxio. Un quelque chose qui se résumait en une question, que se posaient la plupart des passagers du car :

«Bordel, mais comment deux personnes peuvent-elles se haïr autant, sans raison et sans interruption, depuis aussi longtemps, sans s'être jamais parlées ni connues ?»

Il y avait en réalité, et c'est là que le portait d'Anxio se tempérait furtivement, une personne dans la classe qui se préoccupait ardemment de lui, et avec laquelle il communiquait très souvent. Le vrai problème était leur définition des verbes «préoccuper» et «communiquer.» Pour faire court, il était impossible que ces deux êtres humains se croisent sans, au mieux se lancer des regards de serial killeurs, au pire se couvrir d'insultes d'une violence folle à lier, sans la moindre justification. Et ce genre d'évènement risquait d'arriver très vite, alors que Somna et Anxio se regardaient en chien de faïence dans un silence sépulcral. C'était le calme avant la tempête : tous les élèves retinrent le souffle, conscient d'être en face d'un conflit dramatique majeur.

Il sembla s'écouler une éternité avant que la fille en question de décide à éructer :

«Tu ne comptes quand même pas t'asseoir là ?»

Le ton était d'un dégoût inimaginable. Elle eut offert plus de respect à un violeur récidiviste récemment sorti de prison. Anxio eut un sourire mauvais, aussi mauvais que le signe qu'il représentait : l'insulté était visiblement en forme et peu décidé à se laisser faire.

«C'est vrai. Mais je n'ai jamais peur d'avoir à côtoyer quelque chose de dégoûtant. Tu te rappelles l'œil de bar qu'on a eu à disséquer en SVT l'autre jour ? Et bien c'est la même chose. Exactement la même chose. Le spectacle visuel est vraiment atroce, mais le plus insupportable, généralement, c'est l'odeur. Je suppose que je vais devoir me boucher le nez durant le reste du voyage. Ca pue vraiment, de ton côté, tu sais ?»

Le visage aux traits tirés de Somna se plia selon un angle menaçant. Ses lèvres retroussées par la fureur laissèrent apparaître une rangée agressive de dents saillantes. Dans sa colère, elle avait l'air si démente qu'on ne pouvait plus savoir qui de ces deux adversaires était le plus dangereux.

« Tu aimes ça, hein ? fit-elle, en remuant son crâne d'un dodelinement étrange.

Ses yeux exprimaient maintenant une sorte de condescendance malsaine, mais ses sourcils s'étaient froncés sous le coup de l'attaque d'Anxio. L'ensemble était étrange : son expression ne semblait pas coordonnée correctement.

«Tu adores ça, je parie ?» continua-t-elle en le regardant droit dans les yeux.

Anxio n'avait visiblement pas la moindre idée de ce dont elle parlait (il n'était pas le seul), mais il avait au moins perçu son message corporel. Ses yeux criblés de cernes s'étaient assombris selon un instinct primaire, et un rictus semblait déformer le creux de sa joue, signe d'observation stratégique.

«Et qu'est-ce que je devrais comprendre de ce… «Ca» ?

Tu sais très bien ce que j'essaye de dire.»

Soudain, elle rabattit ses jambes sur son siège et se leva silencieusement, comme un coq dressé sur ses ergots. Elle pouvait ainsi apercevoir tous les passagers du car. Son expression sentencieuse toujours affichée, elle dévisagea lentement l'ensemble de la classe. Ses yeux s'arrêtèrent sur chaque face, sans pour autant rencontrer leur regard. C'était effrayant. Quand elle fut satisfaite de son manège, sans quitter sa position, elle reporta son attention sur Anxio, qui la défiait toujours.

«Regardez-le. Voici le fameux Anxio. Vous savez bien. Celui qui vous répugne tous !»

Frisson général. Voilà où elle voulait en venir : un simple échange d'insultes ne lui suffisait pas, il lui fallait une humiliation publique ! La situation, d'une obscénité consternante, créa instantanément un malaise général auquel Anxio était le plus réceptif.

«Le crétin. Le cinglé. Le triso. Le mongol. Le psychopathe en puissance. L'intello coincé de base. Le sale petit rat. C'est lequel, votre préféré ?»

L'intéressé serrait les poings si fort que Paul aurait juré avoir vu une goutte de sang perler sur un de ses ongles.

«Je sais tout des mecs comme toi. Tout. Pas besoin d'avoir un Nobel pour comprendre comment tu fonctionnes, hein ? C'est si naturel. Un pauvre puceau. Un pauvre petit puceau cinglé. C'est tout ce que tu es. Et tu le resteras. Je te le garantis.»

La conversation (si on pouvait considérer ça comme une conversation) franchissait les limites du supportable. La plupart des élèves détournèrent la tête, choqués. Même Ixion, qui ne manquait pas une occasion de fanfaronner, semblait profondément atteint par la verve de Somna. Jodocam lui-même écoutait avec attention, fasciné. La scène avait quelque chose d'animal, bestial pour être exact.

«Tu vois Françoise ? Tu la vois, hein ? Ne fais pas l'innocent. Je t'ai vu. Tout le monde t'a vu. Tu la mates, hein ? Comme les autres, hein ? Tu adores mater, hein ? Tu aimes ça, hein ? Hein ? Hein ? Dis-moi, tu t'es touché en pensant à elle ? Bien sûr que oui. Violeur. Violeur minable en puissance. Tu sais que tu es comme ça. C'est bien pour ça que les types comme toi doivent se toucher !»

Elle commençait à hurler. Sa bouche débordait de borborygmes apoplectiques. Paul n'avait vraiment plus aucune envie d'entendre ça. Oh, faîtes-la taire, oh, putain de bon Dieu, faîtes-la taire…

«TU PUES !»

Sa voix s'était désormais changée en un râle puissant et roucoulant. La situation était digne d'un film d'horreur !

«TU PUES ! Tu pues ! Et tu t'en rends compte ! Et tout le monde le dit ! Et personne n'ose ! N'ose te le gueuler en face ! Tu pues ! A cent kilomètres ! Tu pues de la sueur de l'obsédé ! Tu pues comme un gros porc ! Je le sens ! Je l'ai senti avant tout le monde ! Ca pue ! On dirait du bacon avarié ! Non ! Le bacon avarié n'a même pas ta sale gueule ! Sale gueule ! Tu as une sale gueule, aussi ! Comment ai-je pu l'oublier ! On dirait un cadavre ! Un gros zombi rongé par les vers, voilà à quoi ça ressemble ! Allez ! Bave, bave ! Et sue ! Le spectacle n'en sera que plus parfait ! Au moins au verra à quoi tu ressembles réellement ! Au parasite que tu es !»

Paul ne savait pas s'il fallait en remercier Dieu, mais elle ne continua pas plus loin. La lèvre inférieure pendante, toujours à genoux sur son siège, elle contemplait son adversaire avec démence. Ses yeux semblaient avoir perdu la moindre volonté d'interaction sociale. Et elle souriait. Merde, elle souriait !

«Le bon vieux sourire de la psychotique enragée. Waouh, trop pas cliché.»

Il déchanta en voyant Anxio, qui souriait lui aussi en coin, en la regardant comme une espèce particulièrement intéressante de coléoptères. Il fit un geste étrange avec sa main (il avait claqué ses doigts, peut-être pour se débarrasser de la goutte sanguinolente) et commença d'un air cynique :

«Fin du sermon. Et bien, c'était éblouissant, Mère Supérieure. Très révélateur, je dois dire. J'ai adoré la part de l'intello coincé, en fait. Ca me caractérise tellement. En fait, je dois être le seul dans la classe à être comme ça, non ?»

Il jeta un regard noir à Karem, Lycurgue et Sophonisbe, qui étaient juste derrière eux et n'avaient pas bougé le petit doigt.

« J'ai failli hurler de rire. Dis moi, pourquoi les monstres n'ont jamais de miroir chez eux ? Il me semble que tu Es une intello coincée, Somna. Hum, hum. Pathologique, non ? Oh oh, les autres, ne soyez pas timides ! Si notre petite teigne ici présente a manifestement décidé de rendre l'affaire publique, vous pouvez tous regarder ! Mais il va falloir en payer les conséquences… »

Sans se soucier des feulements inhumains de Somna, il sortit avec un parfait self-control un étrange boîtier de son sac. Puis contre toute attente, il se dirigea vers l'avant du bus.

« IXION ! »

L'intéressé sursauta. La voix était ferme, autoritaire. Il le regarda dans les yeux pour y découvrir une sincère inquisition.

«Dis-moi, Ixion ?

Quoi ?

As-tu été gentil avec Somna dernièrement ?

Quoi ?

Je répète : as-tu été gentil avec Somna dernièrement ?

Mais de quoi tu parles ?

Ne fais pas l'innocent. Tout l monde sait que notre très Saint Père, dans son éblouissance apostolique, vient de décerner à Somna la canonisation. Et, quoi, elle le mérite, non ? C'est un modèle de droiture et de justice. La CANDEUR incarnée. Enfin, vous venez tous de le voir, pas vrai ? Vous savez quoi ? Je crois qu'on devrait tous se PROSTERNER devant elle ! Implorons son pardon ! SANTA SOMNA ! SANTA SOMNA ! SANTA SOMNA !»

Il accompagnait son discours de grands gestes visant à la ridiculiser.

«Bref, ce que j'essaye de dire, c'est qu'en tant que délégué de classe, tu dois montrer le bon exemple et t'écraser devant la divine bonté de la présence qui ILLUMINE nos vies. Donc, je répète, as-tu été gentil avec Somna dernièrement ?

Mais arrête avec ça ! Puisque je te dis que oui !

Vérifions, alors !»

Il brandit l'étrange boîtier, noire et rectangulaire, dans sa main droite, à la manière d'une présentatrice de télé-achat. Il appuya sur un bouton latéral, et, créant la stupeur, la voix de baryton d'Ixion emplit tout le car.

«Somna ? Quoi, le petit tas de flan imbaisable ?»

CLAC ! Il stoppa l'enregistrement d'une pression de doigt.

Silence de mort dans le véhicule.

« Ouuuuuuuuuuuu, fit Anxio en roulant ses yeux dans ses orbites d'une manière fort artistique. Il y a quelqu'un ici qui a du mal à s'assumer ! Essayons avec quelqu'un d'autre, on aura peut-être plus de chances ! »

Il retourna sur ses pas.

« Quelqu'un de raisonnable et posé… TOI, PIGALLE ! Que penses-tu de Somna en tant qu'élément de notre classe ? Remercies-tu le ciel de t'avoir envoyé ce merveilleux cadeau ?

Heu…

BONNE REPONSE ! TU GAGNES UN MERVEILLEUX ENREGISTREMENT AUDIO DE TA VOIX IL Y A QUATRE JOURS ! »

Il y eut un nouveau claquement, et sa prédiction se réalisa.

«Drait la stériliser, cette fille. Je veux dire, elle est complètement imbue d'elle-même. Je ne PEUX PAS la blairer. J'ai toujours regretté de ne pas avoir demandé son changement de classe à Urdenne. Ce genre de fille, c'est chieur vingt-quatre heures sur vingt quatre. C'est dans sa nature !»

CLAC ! Anxio offrit à tous un sourire crocodilien.

«Qui est le prochain sur la liste ?»

CLAC ! La voix de Satrapie Deirdre, la solitaire, émana en filigrane.

«Oh, cette classe est vraiment pourrie, c'est clair. Il y a les loosers, les porcs, les godiches et les grognasses. Tu doses parmi les quatre, et c'est bon.

C'n'est pas un peu totalitaire comme principe ? demanda la voix enregistrée d'Anxio.

J'exagère, bien sûr. Il y a des nuances importantes. Regarde Somna par exemple, ben, elle, elle est godiche ET grognasse.

Mais, heu, pour, toi, c'est toujours, heu…

Une conne. Conne conne conne conne. Totale.»

De plus en plus souriant, Anxio arrêta le magnétophone. Il devait avoir vu Urdenne qui s'était levée, effarée, décidée à jouer correctement son rôle de délégué.

« ANXIO ! Combien il y a de passages comme ça sur ce truc ?

Oh, je dirais, un pour chaque élève de la classe. Enfin, presque, il n'y ni moi, ni Somna, bien sûr…

QUAND AS-TU ENREGISTRE CES TRUCS ?

Oh, j'ai du commencer il y a deux semaines. J'avais envie que notre chère Somna ait un peu de distraction s'il lui prenait l'envie de frapper des, heu, comment a-t-elle dit, déjà, des petits violeurs minables en puissance. Il y en aura pour tous les goûts…

Tu ne peux pas faire ça…

Elle, elle peut. Je me contente d'aller un peu plus loin.

On a très bien compris ce que tu veux faire, c'est bon, arrête, c'est inadmissible ce qu'elle vient de te faire mais…

Ne me sors pas ces crétineries de médiatrice sans peur et sans reproches. Tu es dessus aussi.»

Urdenne en eut le souffle coupé. Impuissante, elle se rassit sur son siège…

«Let's go. Je rembobine, comme ça vous profiterez du spectacle sans interruption…»

CLAC !

Ainsi commença ce que les professeurs du lycée désigneront plus tard comme « le spectacle de pornographie sociale. Les petites phrases assassines défilaient à toute vitesse, entrechoquées par les transitions d'enregistrement. Un à un, les visages des élèves s'écroulaient sous la honte. On s'était attendu à n'y trouver que les tirades des grandes gueules de la classe, mais les voix les plus innocentes finissaient toujours par arriver. Paul n'avait pas la moindre idée de la façon dont Anxio avait réussi à arracher des paroles aussi violentes de Françoise, ni comment il avait réussi à se laisser berner aussi facilement, car il y avait reconnu avec horreur sa voix de la même façon. Avec sa régularité de métronome, le magnétophone égrenait une à une chaque attaque avec une méticulosité monstrueuse. Certains élèves revenaient plusieurs fois, à leur grand embarras.

CLAC !

«Somna ? Elle porte bien son nom, ouais. Une Marie-Juana humaine. Elle pue tellement de la gueule qu'on a envie de s'évanouir.»

CLAC !

«Oh, oui, moi aussi j'ai essayé de compter le nombre de fois où Somna râle depuis le début de l'année. J'ai perdu le compte à 104.

Heu, attends, tu n'es pas censée être arrivée en milieu de l'année.

Oui, pourquoi ?»

CLAC !

«Qu'est-ce que tu penses de Somna ?

Qui ?

Tu sais bien, la petite bourge avec le chignon blondasse…

Celui qui ressemble à un nid de morpions ?

Oui, celle-là.

Pourquoi tu l'as pas dit plutôt ?»

CLAC !

«Quelle belle journée !

Tu sais que Somna est absente en cours ?

Je me disais bien qu'il y avait une raison…»

CLAC !

«Bon, j'ai tout organisé pour que cette teuf soit un délire total, alors le premier qui invite cette poufiasse de Somna, je lui CRASHE SA GUEULE, OK ? Je déclare ce genre de saloperies comme un acte de sabotage, c'est bien clair ?»

CLAC !

CLAC !

CLAC !

Malgré son malaise, Paul avait osé jeter un œil à l'intéressée avant d'entendre sa voix. Il avait presque aussi détourné la tête. Elle était tremblante. Agitée de convulsions, sa bouche pâteuse et grande ouverte laissait échapper des sanglots apoplectiques. Ses mains étaient déserrées et pendaient, sans vie, sur un des accoudoirs. Ses yeux écarquillées de désespoir psychotique laissaient échapper des cascades de larmes qui l'enlaidissaient terriblement. Personne n'osait la regarder, ce qui rendait sa situation un peu plus supportable.

Lorsque la sarabande s'interrompit, Anxio se redirigea vers sa place et dévisagea sa rivale avec un triomphe parfaitement contenu.

«Désolé de t'avoir interrompu, Somna. Où en étais-tu ? Tu ne disais, je crois, que tout le monde me détestait dans la classe ? Ou quelque chose comme ça ? Oh, darling. Faut arrêter la poudre, sérieusement. Comment vas-tu rattraper ça, darling ? Tu peux me le dire ? Hum ?»

(Passage transitif non écrit pour l'instant)

Elle posa son majestueux postérieur sur la chaise, face à eux, soupira un moment et reprit :

«Maintenant, je vous prierais tous de vous asseoir. Nous allons tout vous expliquer.»

Peu rassurés, les élèves s'installèrent sur les divers pupitres disséminés en rangs serrés dans la salle de classe. Paul remarqua assez vite l'atmosphère de malaise qui s'installait. La classe n'avait pas si l'air ordinaire que ça… Il y avait certes des chaises, des bureaux et une estrade pour un supposé professeur… Mais c'était tout. Ni fenêtre, ni affiches, ni vitres de communication avec un couloir quelconque, ni numéro de salle, ni tableau blanc… Ils n'avaient aucune affaire scolaire, pas même de quoi prendre des notes, et Diaphane ne semblait pas non plus être équipée. La présence fantomatique des soldats ne faisait qu'accentuer ce climat d'angoisse. La mine impassible, ils continuaient à tenir leurs mitrailleuses à la main, visiblement habitués à ce genre de situation. Ils attendirent patiemment que chacun ait pris sa place avant que l'un d'eux ne verrouille au moyen d'une chaîne la porte d'entrée. La peur s'installa. Il régnait un silence sépulcral.

«Attentifs, hum ? fit Diaphane, les lèvres pincées. Vous n'avez qu'à vous en prendre qu'à vous-mêmes. Si vous aviez été aussi appliqués à m'écouter en cours, vous ne seriez pas là, croyez-moi. Gardez ça dans le crâne dans les prochaines heures.»

De quoi parlait-elle ? D'après ses dires, ce voyage aurait été punitif ? Paul n'eut pas le temps d'élucider la question car Urdenne, en sa qualité de déléguée, avait déjà levé la main. Il aurait juré qu'elle tremblait malgré son air assuré.

«Madame, pourquoi tous ces soldats ?

C'est ce dont j'allais vous parler. N'ayez pas peur, surtout, leur présence n'est pas si indispensable. Ils ont été engagés avant tout pour vous permettre de jouer en SE-CU-RI-TE ! Si vous avez une question ou un problème durant je jeu, ils seront ravis de vous informer.

Le jeu.

Oui. Le jeu, Mademoiselle. J'ai inscrit notre classe à un concours, dont le seul prix était la participation de ses élèves à un jeu de piste très spécial, très spécial, oui… Et il semblerait que nous ayons gagné.

Ah… Je vois. Pourquoi ne nous avoir rien dit ?

Mais enfin, ça n'aurait plus été une surprise !

Je ne sais si c'est très légal… Nos parents ont signé des papiers importants pour ce voyage, qui stipulaient tout autre chose que…

Oh ! Les parents ! Pas la peine de vous soucier de ça, vous pouvez me croire. Dieu merci, vous aurez dans les heures qui suivent des choses beaucoup plus amusantes à penser.

Mais j'insiste ! Nos autorisations de…

Laissez, laissez. Vous comprendrez plus tard. Mais pour cela il va falloir me laisser parler un peu, d'accord ? Je ne peux pas vous expliquer si vous m'interrompez à chaque fois…

Pouvez-vous au moins nous expliquer en quoi consistait cette espèce de concours ?

Elire la classe de seconde la plus hétéroclite de France.»

Le silence aurait encore pu redoubler d'intensité s'il n'avait pas déjà été absolu.

«Qu'est-ce que vous voulez dire par… Hétéroclite ?

Vous comprendrez plus tard. Je vais tout de suite commencer par vous expliquer les règles de ce petit jeu !»

Elle se leva et serpenta entre les pupitres d'un air joyeux.

«Avez-vous déjà entendu parler de Battle Royale ?»

Battle Quoi ?

«A l'évidence non. La république d'Extrême Orient n'est pas très populaire, à ce que je vois… Non pas que ce soit une MAUVAISE chose. Vous partirez tous dans un état de découverte total ! Enfin, à part lui, bien sûr !»

Elle s'était tournée vers Sekigahara. Celui-ci était resté tétanisé, la face livide, ses yeux angoissés figés dans une expression de terreur. Il n'arrivait visiblement pas à parler, mais aurait pleuré toutes les larmes de son corps sans son état d'anéantissement complet. Il n'écoutait même plus la prof. A l'évidence, il comprenait contrairement à ses camarades tout ce qui se tramait ici, et son émotion ne pouvait que renforcer leurs craintes.

«Allons, jeune homme, pas de pleurnicheries ! Votre cousine Hirono Shimizu s'était bien mieux distinguée lors de sa session. Faîtes-lui donc honneur au lieu de chialer !»

Soupirant une fois de plus, elle continua sa route.

« Battle Royale… Un jeu de piste inventé un beau matin dans la dictature totalitaire de l'Empire d'Extrême Orient. Un jeu adapté aux besoins européens auquel VOUS allez participer ! C'est pas génial ?»

Elle jeta un coup d'œil rapide aux élèves.

«Bon, on repassera pour la préparation psychologique… Je devrais vous expliquer tout ça de manière plus concrète.»

Elle claqua des doigts, et un soldat lui jeta immédiatement un sac cylindrique de voyage, qu'elle rattrapa d'une main experte, avant de revenir à son bureau.

«Pour faire simple, ce jeu fonctionne à la base comme une chasse à l'homme. Vous allez tous être répartis sur un très grand terrain de jeu évacué pour les besoins des festivités. Vous allez ensuite devoir vous orienter de façon à éviter, ou retrouver vos camarades de classe, selon vos stratégies. Le but est d'éliminer vos camarades les uns après les autres d'une manière bien précise. Quand quelqu'un est éliminé, il ne peut plus jouer, évidemment. On continue ainsi jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un seul participant valide : le grand champion de l'année ! Pour jouer en toute sécurité, chacun d'entre vous va recevoir un petit kit, contenu dans un sac semblable à celui-ci. Il contient une carte de la zone de jeu, une liste des élèves, des stylos, une boussole, des vivres et de l'eau pour quelques jours. En effet, du fait de la grandeur du terrain, le jeu va durer très longtemps, quelques jours en fait. Vous pourrez vous réapprovisionner en vivres un peu partout si vous êtes vraiment trop gourmands. Il y aura aussi un sac de couchage, et un paquet cadeau contenant un objet surprise ! Ai-je été claire ?»

Seule Urdenne semblait capable de répondre à des absurdités pareilles.

«Oui… Assez… C'est un jeu de piste, d'accord… Jusque là les règles sont simples, mais il y a quelque chose que je n'ai pas du tout compris…

Dîtes, ma chérie, dîtes.

Comment fait-on pour, heu… Eliminer quelqu'un ? Vous n'avez rien dit à ce sujet…»

Diaphane écarquilla les yeux.

«Oh oh… C'est LA que ça va être un peu plus compliqué à faire avaler…»

Elle se redressa, et désigna du doigt un des soldats au fond de la pièce.

«Mr. Goldstein. Pourriez-vous venir m'aider à expliquer une règle fondamentale de notre petit jeu de piste ?

Bien sûr, Madame, bien sûr.»

Alors qu'il la rejoignait, ils virent l'éclat luisant de sa kalachnikov étinceler sous la lumière artificielle des néons de la classe. Son visage restait inexpressif.

«Mr. Goldstein est ici pour vous aider, assura Diaphane d'un grand sourire.

C'est exact.

Et tout comme vous, il ne sait pas vraiment comment marchent les éliminations dans Battle Royale.

Mais vous allez l'expliquer, n'est-ce pas ?

Evidemment, évidemment. Oh, mais quel MERVEILLEUX bijou de technologie vous avez là, Mr. Goldstein ! Pourrais-je y jeter un oeil, je vous prie ? A titre purement instructif, bien sûr…

Mais bien entendu. Ce n'est pas comme si vous alliez massacrer tout le monde, n'est-ce pas ?

Hum, assurément. Et bien, comment ceci fonctionne-t-il… C'est bien le cran de sécurité que nous avons là, non ?

Exact. Redressez-le vite. Je serais tenu pour responsable si…

Ne vous inquiétez pas, cher ami, si quelqu'un ici venait à mourir fusillé je ferais en sorte que vous ne subissiez aucune conséquence pénale, faîtes-moi confiance.

C'est très aimable à vous.

De rien. Melle Galabriel, pourriez-vous me reposer votre question ?»

L'intéressée sursauta. Le petit jeu de leur professeur les mettait de plus en plus mal à l'aise et ils n'avaient aucune envie d'entrer dans son délire, d'autant que la kalachnikov qu'elle blottissait dans ses bras comme un paquet cadeau se faisait de plus en plus menaçante. Elle n'avait visiblement aucune envie de dialoguer et l'incrédulité générale face au comportement de l'enseignante ne l'aidait en rien.

«Je vous demande pardon ? fit-elle en avalant sa salive, essayant de paraître la plus polie possible.

Reposez-moi votre question de tout à l'heure. Allez ! Je la sens bien !

Heu… Comment fait-on, pour… Eliminer un participant ?

Oui ! Voilà ! C'est ça ! Donc, mettons que je suis dans le jeu, et que Mr. Goldstein aussi. Nous allons faire une simulation…»

Sans crier gare, elle posa une de ses lourdes guibolles sur le bureau et s'y jucha avec difficulté. Les lattes de bois craquèrent sous son poids en un cri déchirant. Claude, qui était au premier rang, se protégeait le crâne de peur que l'arme à feu lui explose la cervelle par inadvertance.

«Bon, là, je suis sur le terrain, en grande vadrouille, en pleine végétation, le couteau aux dents, tremblante d'exaltation face à la compétition… Bon, il faut imaginer, hein, mais quand même.»

Paul écarquilla les yeux. Jamais il ne lui avait été plus difficile d'imaginer quoi que ce soit. Quoi ? Diaphane, ses quatre vingt dix kilos pesant de tous leurs poids sur une table en hêtre, sa jupe carrée tombant comme une montgolfière repoussante, ses joues rose bonbon flageolantes comme des sacs plastique, sa poitrine dantesque comprimant une kalachnikov à peine supportée par ses bras boudinés, qui leur demandait de l'imaginer en pleine action ? Elle ressemblait plus à une saucisse mutante assoiffée de sang, que Paul avait aperçu en guest-star dans «L'Attaque de la moussaka géante.» Ridicule de ridicule, il pensa que cette fois, oui, véritablement, cette fois, elle était vraiment minable, pitoyable de médiocrité. Pour inciter un ado à envisager des études secondaires, il avait déjà vu mieux.

«Et là, QUE VOIS-JE ?» s'écria-t-elle avec force mimiques enfantines, destinées à attirer leur attention, sans se soucier des avis de ses élèves sur l'esthétique de sa démarche.

«JE VOIS… UN AUTRE PARTICIPANT !

OUI ! UN AUTRE PARTICIPANT ! s'époumona Goldstein qui, tout comme elle, avait l'air de s'en payer une bonne tranche.

QUE VAIS-JE FAIRE ?

QUE VA-T-ELLE FAIRE ?

Oui… Que va-t-elle faire… grinca des dents Urdenne, cynique et décidée à entrer dans leur jeu pour écourter ce spectacle sordide d'infantilisme.

JE VAIS L'ELIMINEEEEEEEEEEEEEEER !»

Elle avait hurlé. Ce fut le dernier cri exprimé dans cette salle qui fut motivé pour un motif d'amusant. Il fut presque immédiatement recouvert par une série de bruits tonitruants et répétitifs : la kalachnikov s'était mise en marche… Tous sursautèrent et plissèrent leurs yeux d'irritation… Il y eut comme une période de flottement, comme le bruit d'un ballon de baudruche qu'on aurait éclaté derrière leurs dos… C'était trop irréel, trop invraisemblable pour paraître vrai… C'était comme un rêve éveillé…

Mais les détonations des balles s'arrêtèrent bien vite, et tous durent revenir à la réalité…

Il est intéressant de noter que bien des réactions à l'évènement furent du plus grand intérêt, et que les cris qui arrivèrent immédiatement par la suite étaient d'une toute autre nature que l'exclamation de joie du professeur. Bien sûr, certains, trop choqués, ou trop calmes par nature, ne s'époumonèrent pas vraiment, et eurent au contraire le souffle coupé de terreur. Ils n'étaient pourtant pas aussi muets que les soldats qui observaient patiemment la scène, sans un haussement de sourcils. Mais, pour une écrasante majorité, ce fut plutôt un concert de hurlements, et en effet.

Diaphane hurla. Urdenne hurla. Claude hurla. Sekigahara hurla, et Pétrone hurla, et Paul hurla, et Françoise hurla, et Ilione hurla, et Marguerite hurla, et ainsi de suite jusqu'au fin fond de la salle, ce ne fut que cacophonies, certaines inattendues : Jodocam hurla, et Anxio hurla, et Somna hurla, et Deirdre hurla, tous pour la même raison, mais le plus déchirant et le plus fort de ces cris n'appartenait pas à un élève. Aucun ne pouvait hurler comme ça. Aucun ne pouvait hurler aussi fort. Aucun, à plus forte raison ne pouvait hurler plus fort que Goldstein, Goldstein qui ne pouvait s'empêcher d'hurler, et c'est comme si son râle de douleur s'était contaminé à l'ensemble de la classe. Son abdomen criblé de balles s'ouvrit en un déluge de sang et s'éparpilla en l'air, avant de retomber lourdement sur le plancher en linoléum. Le sang noir qui coulait quelques secondes plus tôt dans ses artères se répandit sur le sol en une explosion titanesque. Il trouvait toujours la force de beugler en une lamentation toujours plus aiguë, toujours plus suffocante. Le projectile se convulsa un moment, puis remua comme un poisson rouge hors de son bocal, s'agita deux ou trois fois et s'immobilisa. Silence. Le silence qui arriva progressivement, à mesure que les cris disparaissaient pour laisser place à l'inanité de leur peur.

Diaphane cessa de hurler en dernière, mais, hélas, de hurler de rire.

«Vous verriez vos têtes !» réussit-elle à articuler entre deux gloussements.

Et tous se remirent à hurler.

D'un mouvement de chat, Diaphane sauta d'un geste allègre pour atterrir bruyamment entre deux pupitres. Vive comme l'éclair, elle dirigea sa kalachnikov vers le plafond et tira un coup un coup sec et net.

«LE PREMIER D'ENTRE VOUS QUI SE REMET À BRAILLER, JE LUI REFAIS SA FACE FACON DENTELLE !»

A nouveau, le silence, plus sépulcral que jamais à la vue du corps sans vie de Goldstein. L'enseignante leur envoya un sourire compréhensif.

«Bon. Je vois que le métier rentre. Petit à petit, mais il rentre. N'ayez crainte, je n'ai prévu de tuer personne d'autre, alors restez calme, et vous sortirez d'ici sains et saufs ! D'accord ?»

A quoi pouvait-elle s'attendre sinon ce même silence ? Et que pouvaient-ils faire d'autre ? Qu'auraient-ils trouvé à lui répondre ? La réponse était aussi simple qu'abominable : rien. Dans ce rien résidait toute leur impuissance.

«Bon, je vois qu'on s'entend super bien ! C'est cool, ça ! Continuons les recommandations de jeu !»

Elle se tourna et pointa un index accusateur, presque divin.

«VOUS, MADEMOISELLE GALABRIEL.»

Elle tressaillit. Aucun parmi eux ne ressentait plus ce sentiment d'impuissance que sa silhouette voûtée par le traumatisme, creusée par la culpabilité, raidie par l'anéantissement.

«Vous m'avez demandé ce qu'il fallait faire pour éliminer un participant du jeu. Et bien, je vous ai fourni la réponse, et un exemple, pour vous aider dans votre tâche. Je sais que vous êtes tous bien plus intelligents que vous voulez bien me le faire croire. Si vous pouvez additionner deux poires plus deux poires, vous pouvez soustraire 39 élèves à 40. Maintenant, sachant que vous resterez en situation de jeu tant qu'il n'y aura pas de gagnant, et que celui est le dernier candidat en lice...»

Elle revint à son bureau, pour tous les balayer de son regard glacial.

«La raison pour laquelle vous êtes ici… Est de vous entre-tuer.»

L'ironie atteignit son paroxysme : ils avaient effectivement souhaité s'être trompés en comprenant le principe du jeu.

«Je ne veux pas me répéter, mais quand même, vous devriez voir vos têtes !»

Elle resta là à les regarder, un peu rêveuse.

« Je suis très excitée à l'idée des prochaines épreuves qui vous attendent. Je sais que vous ne me décevrez pas. Il y aura ceux qui se battront jusqu'au bout pour vivre et ne reculeront devant rien pour s'échapper d'ici… Ceux, qui, au contraire, décideront d'en finir avec eux-mêmes pour garder leur intégrité morale… Ceux qui formeront des alliances, croyant au pouvoir de l'amitié… Ceux qui se mettront à la recherche d'une personne chère à leur cœur, ou à leur haine… Ceux qui tenteront juste de survivre… Ceux qui blesseront, violeront, trahiront… Mais je vous fais confiance… Quoi que vous fassiez… Je sais que ce sera beau.»

Paul faillit s'étrangler lorsqu'il vit une petite larme germer au coin de son œil. Envie enrayée par son inconcevable désir de vomir.

«Mais faîtes de votre mieux ! Et que… Le meilleur gagne !»

Elle sortit un mouchoir à papier de sa poche pour s'y moucher et s'essuyer les paupières.

«Excusez-moi… Je suis si… Emue ! Bon, vous vous demandez, c'est bien joli d'éliminer mes camarades, mais je ne sais rien faire de mes dix doigts ! Je vais trembler ! Et puis, face aux autres brutes, je n'ai aucune chance ! Et bien rassurez-vous, vous aurez toute l'aide souhaitable et nécessaire, car c'est là qu'intervient le paquet surprise que vous trouverez dans votre sac de jeu ! Vous allez tous recevoir une arme !»

Le mot fit l'effet d'une bombe. L'annonce de la résurrection du Christ au journal télévisé les eut moins choqué.

«Ne faîtes pas cette tête, voyons ! Et amenez les paquetages, vous autres !»

On décadenassa la porte, pour laisser entrer un lourd chariot d'hôpital où étaient entassés une quarantaine de sacs cylindriques couleur kaki, comme celui posé sur le bureau de Diaphane. Deux militaires à l'air patibulaire le postèrent au fond de la salle sous les yeux médusés des élèves.

«Voici 40 sacs, un pour chaque élève. Chacun contient strictement la même chose que celui que je viens de recevoir, à un détail près. Eh oui, le paquet surprise est forcément une surprise pour chacun de vous ! Car, tenez vous bien, chaque cadeau contient une arme différente ! En tout, quarante armes variées sont donc à votre disposition ! Vous y trouverez dix armes à feu, et dix armes blanches tranchantes et maniables. Les vingt autres sont moins faciles à classer… Il y a bien sûr les objets contendants comme les gourdins, mais aussi les armes explosives, ou électriques… Plus certaines choses moins classiques, que vous n'auriez pas pensées obtenir, mais qui, croyez-moi, vont grandement vous aider à survivre. Bien sûr, certaines armes sont beaucoup moins efficaces que d'autres… Vous allez vous mettre à pleurnicher en prétendant que certains élèves vont partir dans ce jeu avec un handicap ! Mais justement, non ! C'est même tout le contraire !»

Elle était devenue fébrile.

«Il est essentiel que vous compreniez cela !»

Ses bras s'agitaient alors qu'elle se rapprochait de la silhouette un peu déconfite de Jodocam. C'était une bête de combat sanguinaire, mais même lui semblait terrifié par la mitrailleuse que tenait nonchalamment son professeur.

«Vous, Jodocam Tagago… J'ai entendu dire que vous étiez un maître de karaté, pas vrai ? Et bien bâti, avec ça… Vous vous dîtes qu'il part favori pour ce jeu, qu'il va tous vous massacrer, qu'il est gagnant d'avance ? Et bien non ! Ce jeu fonctionne sur l' E-GA-LI-TE. Vous voyez ces sacs ? Et bien, vous allez prendre n'importe lequel, celui qui vous plaira le plus. Mais il est hors de question de vous renseigner sur l'arme qu'il contient. Ainsi la distribution des objets sera aléatoire, un hasard total ! La chance compensera la force physique et vous partirez d'ici tous égaux ! N'est-ce pas merveilleux ? Je ne veux absolument pas vous offenser, Mr. Tagago, mais vos coups de pieds circulaires ne vont pas faire long feu face à une jeune fille sans défense si elle reçoit un joujou comme celui que j'ai actuellement entre les mains…»

Elle continua à se balader. Le choc passé, Paul vit, mi rassuré, mi inquiet, que la plupart des élèves paraissaient moins terrorisés. Anxieux, à l'évidence, mais plus si traumatisés. Ils étaient si attentifs qu'on se serait cru revenu sur les bancs du lycée, à prendre des notes durant un cours très important.

«Bon, alors, que reste-t-il à dire… Votre zone de jeu est assez immense, donc il va falloir songer à bouger très vite. Ne restez pas dans votre coin, sinon le jeu va durer des semaines et vous n'aurez plus rien à manger… Le terrain est divisé en zones carrées égales, comme indiqué sur votre carte, très utile pour vous orienter, croyez-moi. En plus de votre sac, chacun de vous va recevoir ceci.»

Elle sortit d'on ne sait où une sorte de collier électronique en acier, doté d'un système de fermeture.

«Ces colliers sont à la pointe de la technologie. Vous les garderez durant toute la durée du jeu ! Leur système permet en fait de mesurer votre pouls et est relié à un ordinateur. Par conséquent, nous saurons exactement quels élèves seront vivants ou morts, et nous vous informerons des dernières évolutions du jeu par haut-parleur. Vous n'aurez plus qu'à rayer les noms sur votre petite liste et vous serez parés ! Ah, oui, il y a des haut-parleurs partout, c'est ainsi que je vous communiquerai la liste des morts toutes les six heures de jeu, et les annonces spéciales, au cas où. Le collier est également équipé d'un système GPS, pour garder un œil sur vous le cas échéant mais aussi pour vous aider si vous êtes perdus. N'oubliez pas : vous êtes libres et tous les coups sont permis, mais nous vous surveillons de très peu… D'ailleurs, il se peut que vous voyez certaines formes patrouiller dans le ciel, à l'intérieur de votre zone de jeu : n'ayez crainte et ne vous en préoccupez pas, ce sont justes des machines destinées à arbitrer la partie… Ils ne peuvent vous faire aucun mal. Mais attention, vos colliers, si : ils contiennent tous une magnifique petite bombe…Si vous tentez de causer des ennuis au bon fonctionnement du jeu, nous enverrons une onde hertzienne et… BADABOUM !»

L'onomatopée eut effectivement l'effet d'une bombe parmi les étudiants, de plus en plus désorientés.

«Votre collier explosera, et vous décapitera selon toute vraisemblance. C'est un peu cruel, mais nous ne pouvions pas nous permettre de déranger les élèves honnêtes qui suivent la règle du jeu en faisant débarquer des soldats pour capturer ces empêcheurs de tourner en rond… Grâce à ce système, vous ne serez jamais dérangés par les zigotos qui se croient plus malins que les organisateurs. Tout est fait pour votre confort de jeu, vous voyez ? Oh, j'oubliais, les colliers sont imperméables, ignifugés et très résistants. Evitez d'essayer de les enlever, car c'est impossible : ils fonctionnent selon le système des menottes. Plus vous tirez dessus, plus ils se resserrent, et croyez-moi, c'est inconfortable à la longue. Mais ne vous inquiétez pas, il faut vraiment tenter de les retirer pour que le mécanisme se déclenche. Aucun risque qu'ils vous étranglent lors d'une scène d'action, par exemple. Jouez le jeu sans soucis, tout a été prévu dans les moindres détails.»

Ses sourcils se froncèrent légèrement.

« Maintenant, un aspect un peu plus trivial… Certains participants, trop peureux, risquent de se trouver une cachette et d'y rester sans oser bouger à la recherche de leurs petits camarades… Ce qui risque de rendre le jeu interminable, et très ennuyeux. Nous vous faisons confiance pour montrer un minimum de dynamisme, mais nous avons tout de même pris une mesure de rigueur… Toutes les douze heures, un participant volontaire sera envoyé dans la zone de jeu, pour une courte durée. Sa mission : trouver un trouillard et le zigouiller pour donner un coup de pouce aux bons élèves qui se démènent pour rendre ce jeu amusant et instructif. Après quoi, il vous laissera tranquille et retournera aux bureaux d'administration. Sa cible est désignée d'avance… Par conséquent, si vous restez suffisamment mobile et actif, il y a peu de chances pour que vous soyez sur sa lite… Ne vous inquiétez pas ! De plus, gardez à l'esprit que l'explosion d'un collier est un évènement très exceptionnel. Nous espérons n'avoir jamais recours à de telles extrémités. Oh, à propos, seul le gagnant aura bien sûr droit de rentrer chez lui et de continuer sa vie normale, comme avant. Evidemment, il recevra un chèque très important, un diplôme et sera transféré dans une autre classe de France. Je tiens à préciser que ce n'est PAS du bluff ! Mais nous discuterons de tout ça avec l'heureux élu une fois le jeu achevé.»

Elle s'épongea un peu le front de son mouchoir, puis regarda l'assemblée des élèves, satisfaite.

«Ouf ! Je crois que j'ai tout dit ! On va enfin pouvoir commencer !»

Elle se dirigea à grands pas vers le fond de la salle. Un soldat lui remit avec une délicatesse infinie une feuille cartonnée.

«Tout le monde a bien compris ? Devrais-je répéter une des règles ? Non ? Bon, si vous êtes sûrs de vous… Je vais vous appeler dans l'ordre alphabétique… Vous allez venir près de moi, prendre le sac que vous désirez, et sortir de la salle. Un membre du personnel militaire ici présent vous aidera à mettre votre collier, et vous conduira à une des zones numérotées du jeu. Pas d'inquiétude, tout le monde commencera en même temps… Je commence… Mademoiselle Arieslithe Yvonne…»

Tous les regards convergèrent instantanément vers elle. Il y eut à cet instant un malaise d'un comique sordide, comme si toutes leurs vies avaient été contenues dans ces quelques secondes. Tremblante comme un petit animal traqué, elle se protégeait de leurs œillades, victime d'une culpabilité ridicule. Ils savaient bien, elle et eux, que sa réaction n'influerait en rien sur leurs vies, mais ils n'avaient pu s'empêcher de la dévisager avec attention, comme une Pandore qui se serait retrouvée face à sa boîte tant convoitée. Elle plissa ses yeux, incapable de les supporter plus longtemps. Elle se leva de sa chaise et s'avança vers les militaires, toujours chancelante. Sa silhouette lourde et empâtée se mouvait avec une lenteur dramatique, d'un pathétique d'autant plus répugnant qu'ils se retrouvaient tous dans la même situation. Sans un mot, Diaphane lui désigna le tas de sacs et raya son nom de la liste. Les yeux toujours fermés, elle prit le premier sac qui passait à sa portée, et s'enfuit sans demander son reste en claquant la porte métallique. Beaucoup d'entre eux auraient souhaité savoir ce qui les attendait exactement derrière cette ouverture, mais ils n'eurent pas l'occasion d'écouter correctement ses pas : leur professeur annonçait déjà le prochain condamné.

« Garçon numéro un, Athanastos Ixion. »

L'attitude d'Yvonne les avait tellement marqué qu'ils éprouvèrent une surprise effrayée lorsqu'ils virent leur délégué s'élancer d'un bond pour cueillir un sac. Il se retourna, pour dévisager toute la classe, et, tout en leur montrant sa nouvelle acquisition leur adressa un sourire indéfinissable, mêlant avec perplexité un réconfort paternel et un défi carnassier. Il s'en fut sans autre témoignage de son avis.

Le temps passa ainsi, à regarder avec anxiété leurs camarades fuir les uns après les autres par la porte d'entrée, à contempler avec inquiétude le monticule de sacs diminuer, à observer avec horreur l'absence de la moindre émotion sur le visage de leur professeur, à dévisager le nombre d'élèves restant dans la salle. Mais, plus que tout cela, ils se demandaient surtout s'ils ne rêvaient, s'ils avaient une chance de rester en vie, ce qu'ils allaient bien pouvoir faire une fois sortis, et avant tout ce qu'ils allaient devenir.

Chaque sortie eut ses particularités propres, et à chaque nouvel appel, ils examinaient anxieusement leur nouvel ennemi potentiel, se demandant d'une part s'il serait capable de les tuer, et d'autre part s'ils allaient être capables de le tuer, lui. Personne n'échangea un mot. Tous cherchaient le regard digne de confiance de ses amis proches, mais la proximité de leurs yeux devenait insupportable : ils repensaient sans cesse à la boucherie imminente qui les attendait. Il y eut de nombreux pleurs, par contre.

Blousha était de ceux là. Elle partit de la salle juste après Ixion, gémissant en un râle ininterrompu. On n'eut pu dire ce que pouvait bien penser Rhodes : il s'en fut sans se retourner, tout comme Canion après lui. Appartenir à la bande de Jodocam avait du leur apprendre à ne pas montrer leurs faiblesses. Cléo, elle, ne gâchait pas sa colère, elle qui avait été invitée maintes fois à déjeuner chez Diaphane, elle dont le père jouait au bridge avec son propre assassin. Tous pensèrent qu'elle allait la gifler, mais il n'en fut rien. Elle se contenta de la regarder avec l'expression de fureur la plus terrible qui leur eut été donné à voir. Claude, Darwin, Ulrich, Maxime, Louise, Pigalle, Kate et Madez partirent tous sans demander leur reste, ne réussissant pas à cacher leurs expressions horrifiées. Ilione et Urdenne, leur déléguée, furent les seuls à oser leur adresser la parole. La première leur promit de tous les tirer de là, ce qui, même si son père disposait d'une influence appréciable, leur parût d'une mièvrerie aberrante. La seconde leur fit une meilleure impression, plus pessimiste, mais en tout cas plus réaliste.

«Faîtes ce que vous voulez. Faîtes ce que vous voulez, mais faîtes-le, qu'on en finisse. Mais si vous avez besoin de quelqu'un pour vous protéger… Je serai là.»

L'ordre alphabétique voulut qu'Anxio et Somna ne passent pas ensemble. Néanmoins, alors qu'Anxio se dirigeait vers les militaires, il ne semblait pas se préoccuper de la porte, ni des sacs, ni de son professeur : c'était son ennemie qu'il regardait avec obsession et peur mal contrôlées. Il avait encore la marque sanglante qu'elle lui avait laissé au coin de la lèvre lors du voyage en car : Paul eut juré qu'en dévisageant ses pupilles, Anxio cherchait en fait à discerner son âme. Somna réagit plus ou moins normalement, et, comme elle scrutait avec insistance la porte par laquelle il était sorti, elle devait éprouver le même sentiment.

Mais le seul évènement réellement marquant intervint lorsque le nom de Marguerite Eudyper fut enfin appelé. Au lieu de pivoter vers Diaphane, elle se rua sur Paul, dans le seul but de chuchoter à son oreille :

«Promets-moi de me retrouver.

J'essaierai, fit-il, sans la moindre surprise.

Promets-le moi. Sinon, je ne peux pas te promettre de vivre assez longtemps pour qu'on se revoie une dernière fois.

Je le jure.

Si on ne pouvait pas se revoir, je…

Tu m'as fait promettre. Ce n'est pas nécessaire.

Tu n'as jamais aimé les adieux…

Non. Pas la peine de dire pourquoi.

Je vais tout de même te le dire.»

Elle desserra son étreinte. Les trois-quarts de la classe les regardaient avec des yeux médusés, mais peu leur importait. Cette fois ci, elle osa prononcer à voix haute :

«J'ai toujours su que tu serais là.»

Et elle s'en fut. La moitié des élèves l'aurait assailli de questions si la situation n'avait pas été aussi grave.

Enfin, son propre tour arriva. Il préféra ne pas regarder derrière lui. C'était la dernière sortie à laquelle il avait droit, autant ne pas la rater. En vérité, observer les réactions de Théo et Pétrone, restés derrière, lui semblait si insoutenable qu'il préférait largement sortir de cette maudite salle le plus vite possible. Il ne prit même pas la peine de dévisager Diaphane : il prit un sac au hasard, sans se soucier de son poids, poussa le battant de la porte et s'y engouffra en la claquant immédiatement derrière lui.

Il vit trois choses en sortant de la classe. La première, c'est que cette porte débouchait sur un énorme hangar où s'alignaient une quarantaine de minuscules camionnettes. La seconde était que tous ses autres camarades d'infortune qui étaient déjà sortis étaient jetés comme du bétail à l'intérieur de ces véhicules. La troisième, c'était la dizaine de militaires qui l'encerclaient. Ce qu'il ne vit pas, en revanche, fut le onzième soldat derrière son dos, qui lui asséna presque immédiatement un violent coup de matraque sur le crâne. Paul sombra dans un océan de sang et de couleurs, ses yeux fixés sur un point de non-retour.

«Marji,» réussit-il à articuler, avant de s'évanouir, tout bon petit soldat qu'il était devenu.