CHAPITRE UN.
PREMIER JOUR DE JEU.
21H30.
CANDIDATS RESTANTS : 40.
Il n'aurait pu dire combien de temps cela avait duré. Il s'était certes souvenu des bousculades, de la panique, de la rêverie innocente qu'on rencontre au réveil, ou dans ce cas précis au reflux. Il avait repris conscience au bout d'un moment, bien sûr. Où était-il ? Pourquoi ne sentait-il pas les draps de son lit ? Etait-il tombé ? Ou se trouvait-il déjà dans le car, à pioncer ? Puis, tout lui était revenu en mémoire en un éclair : la capture, le jeu, les militaires, le corps sanglant de Goldstein sur le plancher… On lui avait dit que ce genre de choses pouvait survenir lors d'une agonie. Le sordide de la chose était que cette pensée ne paraissait pas si ironique, vu sa situation.
Puis tout était allé très vite : il s'était vite rendu compte que sa position était loin d'être habituelle. Il pouvait certes ouvrir ses paupières, mais ils ne voyait qu'un océan de noir : on lui avait bandé les yeux. Il tenta de crier, pour ne rencontrer que la paroi opaque d'un bâillon. Il ne pouvait en aucun cas s'en débarrasser, ses poignets et ses chevilles étant liées ensemble par des opercules métalliques. Il n'y avait strictement rien à faire. Il ne pouvait que gigoter sur le sol, plus dur à chaque mouvement (il était désormais certain qu'il avait été jeté sur de l'asphalte), comme un poisson rouge asphyxié hors de son bocal. La vulnérabilité même. Il céda à la panique, persuadé qu'un de ses camarades ne tarderait pas à le retrouver dans cet état et commencerait à le poignarder de toutes parts. Il n'en fut rien, et pourtant la peur et l'envie de survivre ne le quittèrent pas une seule seconde.
Enfin, après plusieurs minutes, ou plusieurs heures, qui sait, l'angoisse lui ayant fait perdre la notion du temps, il entendit très distinctement deux cliquetis métalliques. CLIC ! Firent ses menottes invisibles, et il sentit un abîme s'ouvrir entre ses mains, les arrachant à leurs brûlures. CLIC ! Firent de même les attaches de ses pieds, et il sentit un oxygène nouveau se répandre dans tous ses membres. Les morceaux s'effondrèrent sur l'asphalte, et il sut d'instinct qu'il était libre.
Immédiatement, il agita ses bras, fourbus par une mauvaise position, et détacha avec frénésie les bouts de tissus qui lui recouvraient le visage. Il était si précipité qu'il ne dénoua même pas son bâillon, qu'il glissa non sans douleur autour de son cou.
Ce qu'il vit fut un soulagement. Il n'avait aucune idée de la façon dont il était arrivé là, mais il n'y avait apparemment personne dans les parages. Il se trouvait au beau milieu d'une petite rue de banlieue pavillonnaire. De part et d'autre s'étendaient deux lignes d'habitations modestes, habitées mais manifestement désertées pour l'occasion. Aucun doute : seul l'état pouvait avoir fait ça. Le quartier semblait calme. Trop calme. Il régnait un silence glacial : tous les citadins avaient du être expulsés. Il respira.
C'est là qu'il se rendit compte d'une nouvelle «plaisanterie» des organisateurs. Comme promis, son cou avait été scellé d'un collier métallique. Se rappelant les charges explosives qu'il était censé convenir, il n'osa pas tenter de l'enlever. Ceci viendrait après. Après qu'il se soit assuré que tout cela n'était pas un rêve.
Il se retourna, décidé à inspecter un peu plus les alentours, et découvrit, non loin des restes de ses liens (vu leur forme, ils devaient fonctionner par électro-aimant commandé à distance), deux sacs : l'un était celui qu'il avait pris pour partir en voyage. L'autre était celui dont il s'était muni avant de sortir de la salle de briefing. Le même numéro était peint, et il y avait de grandes chances pour qu'il n'ait pas été échangé. Soudain, la nécessité de survie lui revint. Il courut vers le kit gouvernemental, mais son élan fut interrompu par un énorme bruit.
«TIN TIN, TIN TIN, TIN TIIIIIN, TIN TIN TIN TIIIIIIN, TA TA TA TA, TAAAAA, TA TA TAAAAA !»
Il avait cru, l'espace d'une seconde, entendre le pas dantesque d'un tyrannosaure, mais il reconnut assez vite l'air de la Marseillaise. Le son était manifestement poussé à plein volume, et devait provenir d'un haut parleur planqué dieu sait où. Rassurant. Passer d'un mauvais remake de Jurassic Park à une allocution présidentielle… Très rassurant. Il avait une certaine idée de ce qui allait arriver, et, pour une fois, il fut dans le vrai.
«Debout, chers petits joueurs !» résonna la voix de son professeur, et il poussa un soupir de désespoir.
«Allons, debout, debout, nous n'avons pas toute la journée ! Vous êtes tous sur pied ? Comment ? Ah, oui, c'est bon. Je vais pouvoir passer à la suite des instructions. Mais d'abord, bienvenue dans le jeu ! Bienvenue dans le monde de Battle Royale ! Avant de partir vous amuser, nous devons vous offrir quelques informations pour votre sécurité. Je sais que vous brûlez d'envie d'aller dézinguer vos petits camarades, mais quelques notes d'ordre pratique sont indispensables si vous ne voulez pas vous faire tuer bêtement. Si vous voulez bien prendre le sac que vous avez choisi et l'ouvrir et prendre la carte de la zone de jeu à l'intérieur… Vite, car je ne le dirai pas deux fois !»
Paul ne se fit pas prier. Il dé-zippa en un instant la fermeture éclair du sac kaki pour en retirer un plan cartonné, accompagné d'un stylo rouge et d'un support en plastique.
«Voici la carte de la zone de jeu… Elle fait un peu moins de 20 kilomètres carrés, pour 18 kilomètres de périmètre. Elle est divisée en 54 zones de forme carrée égale, et vous pouvez donc en déduire que chaque zone fait 600 mètres de côté et vous offrent un espace assez appréciable. Arrêtons ici l'arithmétique. Si cela peut vous aider à y voir plus clair, sachez que chacun de vous a été maîtrisé et mené par véhicule dans une de ces zones. Nous vous avons apposé ces menottes afin que vous commenciez le jeu en même temps. Et oui, il y a actuellement 600 mètres entre chacun de vous… Vous aurez assez de distance pour échapper à vos camarades, mais pas pour longtemps ! Mais comme vous n'êtes que 40, 14 de ces zones sont actuellement inoccupées. A vous de voir si vous préférez rester sur la défensive dans votre coin, chassez vos camarades en leur rendant visite ou encore déménager pour trouver une meilleure cachette. Peu importe. N'oubliez pas que c'est un jeu de piste, le sens de l'orientation peut être un facteur de survie déterminant ! Les points élevés constituent bien sûr des endroits stratégiques, car vous pourrez y voir arriver n'importe qui, ce qui est un avantage appréciable quelle que soit votre attitude, croyez moi. Maintenant, passons à un point crucial : les colliers.»
Paul frissonna.
«Je sais que certaines personnes de bon sens se demandent si cette histoire d'explosifs n'est pas un coup de bluff. Je comprends tout à fait, mais croyez moi, ce n'est pas le cas. Je ne vous encourage pas à les retirer, vous auriez une mauvaise surprise. Enfin non, ce n'est pas une surprise vu que vous connaissez déjà le résultat… J'ai si peur que l'un d'entre vous connaisse une mort aussi bête ! Bref, j'ai déploré ce point auprès des organisateurs, vous savez… Je leur ai demandé de mettre au moins un collier à un des soldats et de le faire exploser devant vous, mais ils m'ont certifié que par marque de budget, ils n'avaient que 40 colliers et qu'il était hors de question d'en fournir un autre pour un motif aussi futile. Je leur ai répondu qu'ils feraient moins les malins si un quart de votre classe venait à se décapiter par pure défiance. Ils m'ont donc autorisé à vous mettre à chacun le collier avant le jeu et d'en faire exploser un durant la réunion dans la salle de classe, pour que vous voyiez ces effets… J'ai refusé. Je conçois que ces colliers importés soient extrêmement chers, mais tout de même, c'est un problème de gestion. Enfin, j'espère que vous ferez avec. Pour information, le collier contient aussi un magnifique GPS… Par conséquent, si vous essayez de nous causer des ennuis, nous seront les faire «imploser» en très peu de temps. C'est compris, tout le monde ? Pas de blagues, on joue selon les règles, et avec le sourire. Sachez que vous serez particulièrement observés par les organisateurs si vous vous aventurez dans la zone A5.»
Paul examina sa carte : ce carré contenait un bâtiment étrangement familier…
«Dans cette zone se trouve l'hôtel dans lequel je vous ai expliqué les règles du jeu. C'est la seule sortie possible vers le monde extérieur. En effet, la zone de jeu est strictement encerclée de grillages électrifiés et de miradors. Trois options si vous essayez de vous échapper : l'électrocution, la fusillade au sniper, ou l'explosion de votre collier, donc de votre tête après que nos chers agents des forces de l'ordre nous aient passé un coup de fil. La zone a été brouillée au radar : pas la peine d'utiliser vos portables, ils ne marcheront pas. Les connexions sont inexistantes.»
«Ils ont vraiment pensé à tout,» grogna Paul.
«Je vous ferai un rapport par haut parleur toutes les six heures, pour vous donner la liste des morts, et le cas échéant, les zones qui vous seront interdites par sécurité. Le volontaire sera lâché peut avant minuit et sera débarrassera d'un d'entre vous. A minuit, je vous ferai le compte rendu du premier rapport. Voilà, je crois que j'ai tout dit ! Amusez-vous bien, et n'oubliez pas, en dehors de cette règle, tous les coups sont permis ! N'oubliez pas de vous munir de votre arme avant d'aller explorer les alentours ! Bonne rigolade, les bouts de choux ! TIN TIN, TIN TIN, TIN TIIIIIN, TIN TIN TIN TIIIIIIN, TA TA TA TA, TAAAAA, TA TA TAAAAA !»
Paul n'écoutait plus, il n'y avait de toute façon plus grand-chose à entendre. Il s'était mis à fouiller frénétiquement dans le sac militaire qu'on lui avait distribué.
«L'arme ! Où est cette putain d'arme ?»
Son paquetage contenait une boussole, une carte, un sac de couchage, une liste des élèves de sa classe, des stylos, trois paquets de biscuit, deux baguettes de pain et cinq bouteilles d'eau… Mais pas d'arme.
« HEIN ? C'est pas possible ! Ils ne l'ont quand même pas oubliée ? »
Puis il vit un étrange objet qui n'avait pas attiré son attention. Dans une poche extérieure avait été rangé un petit boîtier en plastique gris, auquel était scotché une feuille de papier pliée.
« Une game boy ? C'est ça mon arme ? »
Mais il vit vite que cette hypothèse était à exclure. Théo était un fan de consoles de jeu, et il avait traîné suffisamment longtemps avec lui pour savoir qu'aucun modèle présent sur le marché ne correspondait à cet objet. Néanmoins, il ressemblait véritablement à une console portable, avec son grand écran carré, ses quelques boutons et sa prise en main. Pris au dépourvu, il examina la notice :
PROGRAMME COLIS'EYE
SYSTEME DE GEO-POINTAGE PORTABLE
« Un GPS ? » pensa-t-il, les initiales lui rappelant vaguement ce genre d'équipement.
Félicitations et bienvenue dans le monde de Battle Royale ! Vous avez la chance d'avoir entre les mains l'une des armes les plus convoitées du jeu, et cette notice vous apprendra à l'utiliser efficacement.
Pour commencer à utiliser votre arme, mettez-la en marche grâce au bouton d'alimentation situé sur le côté.
Remarque : les piles fonctionnent sur haute durée et ont été conçues pour tenir tout le temps du jeu. Vous trouverez quelques piles de rechange à côté de la notice. Par économie, l'appareil fonctionne par énergie solaire dès que le temps le permet. Vous pouvez également recharger ces piles via le transformateur électrique livré et une prise de courant.
Paul actionna l'appareil, anxieux à l'idée de ce qu'il allait découvrir. Instantanément, des taches vertes et blanches s'affichèrent, parfois agrémentées de petites inscriptions bleues. Un gros point rouge trônait au centre de l'écran, clignotant par intermittence.
Ce GPS contient naturellement un plan de la zone de jeu beaucoup plus détaillé que le plan fourni à vos camarades. Plusieurs niveaux de zooms sont disponibles, vous permettant de visualiser une zone plus ou moins grande et de repérer tous les points stratégiques comme les bâtiments fortifiés, les zones élevées et les dispensaires. Le point rouge au centre de l'écran correspond à l'emplacement de votre collier.
« Sympa, mais pas vraiment offensif, » pensa Paul alors qu'il testait les différentes fonctions : il pouvait examiner chaque recoin de la carte… Cela lui serait sûrement très utile pour retrouver Marguerite, mais il aurait largement préféré un flingue.
Une boussole électronique est intégrée au logiciel, ce qui vous permet de garder le cap en toutes circonstances. Passons maintenant à un point très important : les autres colliers apparaîtront EGALEMENT sur votre GPS !
Paul sursauta.
Si l'un de vos camarades s'approche, vous verrez un autre gros point rouge sur l'écran. Extrêmement utile pour fuir, éviter vos adversaires ou au contraire, les dénicher. Votre arme permet une grande variété de stratégies.
Remarque : pour éviter de désavantager certains joueurs, vous ne pourrez voir que les points rouges se situant dans la même zone que vous. A vous de bouger et de changer d'emplacement pour trouver tous vos camarades.
Paul savait qu'il se trouvait dans la zone E9, située au Sud-Ouest près du coin inférieur droit de sa carte. Il examina les alentours : un seul point rouge dans sa zone, c'est-à-dire lui. Soulagé, il lut le reste des instructions.
Une fonction particulièrement utile de ce GPS est la personnalisation. Une fois que vous avez repéré un élève, vous pouvez attribuer à son point rouge un des quarante numéros de la liste des participants. Ainsi, lorsque vous vous rencontrerez à nouveau, vous saurez à qui vous avez affaire sans même le voir, et s'il vaut mieux déguerpir, l'attaquer, ou si vous pouvez en faire un allié. De plus, cette fonction vous empêchera de paniquer inutilement à l'approche d'un cadavre (les colliers continuent à fonctionner et apparaître sur l'écran même après la mort de leur propriétaire).
Sur ce, bon jeu !
Paul rangea la notice, et pianota sur son arme. Il vérifia une seconde fois qu'il était bien seul dans sa zone, et attribua le nom « Paul Jocastel » à son point rouge. Puis il s'assit sur l'asphalte, un peu déboussolé.
Il avait reçu l'arme la plus susceptible de lui permettre de retrouver Marguerite. Peut-être que le hasard faisait bien les choses, finalement. A ce moment-là, il avait l'espoir sincère et réaliste de la revoir, pour lui dire enfin tout ce dont il n'avait pas eu le temps. Tout ce qu'il avait à faire, c'était de parcourir la zone de jeu en long et en large. Mais il se rendit bien vite compte que trois choses le terrifiaient aussi en cet instant même.
La première, c'était Marguerite elle-même. Quelle arme avait-elle reçue ? Arriverait-elle à se défendre si elle était attaquée ? Aurait-elle l'attention nécessaire pour repérer les psychopathes qui rêvaient de lui faire la peau ? Pouvait-elle courir assez vite pour éviter les tirs d'une mitrailleuse ? Survivrait-elle assez longtemps pour qu'il la retrouve saine et sauve ? Assez longtemps pour échapper au volontaire ? Assez longtemps pour survivre au premier rapport de Diaphane ? Et n'allait-elle pas craquer ? Supporterait-elle suffisamment cette boucherie pour ne pas se tirer une balle en pleine tempe ? Sa promesse suffirait-elle à lui donner le courage de ne pas mourir ?
« Je t'en supplie… Reste en vie jusqu'à ce que je te trouve… Reste en vie jusqu'à ce que je te trouve… »
La seconde, c'était son arme. Il s'inquiétait pour Marji, mais il n'avait pas pensé à sa propre sécurité. Il ne pourrait pas éviter ses camarades éternellement s'il voulait la retrouver. Il ne pouvait pas non plus rester au même endroit, craignant les attaques des autres élèves et de ce mystérieux volontaire. Il n'avait aucun moyen de se défendre, et il était à la merci de n'importe quel participant suffisamment déterminé pour tirer à vue ou lui fracasser le crâne d'un coup de hache. Il avait peu de chances de suivre sa promesse avec un sabre en pleine poitrine, et, vu son équipement, c'était probablement ce qui allait arriver.
« Il y a d'autres moyens. Réfléchis, crétin. Tu peux au moins trouver quelque chose ! Au moins une fois dans ton existence de merde ! »
Mais la troisième était sûrement la pire de toutes. Qu'allait-il faire ? Etait-il capable de tuer pour protéger Marji ? Même ses meilleurs amis ? Et eux ? Que faisaient-ils ? Où étaient-ils ? Avaient-ils des chances de survie ? Qu'avaient-ils décidé de faire, eux ? Chercher quelqu'un, comme lui ? Ou de participer pleinement au jeu ? Etait-il sûr de leur amitié ? Qu'allait-il pouvoir faire une fois face à face avec eux ? Aurait-il le cran de fuir, ou de tuer, lorsqu'un de ses camarades le mettrait en joue ? Saurait-il les trahir ? Etait-il capable de les éliminer tous si cela pouvait l'aider à retrouver Marguerite ? Combien d'entre eux jouaient réellement ? Tenaient-ils à ce point à la vie pour s'abaisser à ce bain de sang ? Ressentaient-ils du plaisir à le faire ? Croyaient-ils vraiment à cet échappatoire dont leur avait parlé Diaphane ? Qui serait le gagnant de ce jeu ? Qui oserait se sacrifier ? Où étaient leurs parents ? Savaient-ils qu'ils étaient ici ? S'inquiétaient-ils ?
Et surtout, qu'allait-il faire ? Comment allait-il pouvoir s'en tirer ?
« C'est vrai, ça… Comment je vais m'en tirer ? »
Il entendit au loin le son des cloches d'une église, qui sonnaient les coups de la dixième heure, sans se rendre compte qu'il pleurait.
PREMIER JOUR DE JEU.
22H00.
CANDIDATS RESTANTS : 40.
