CHAPITRE DEUX.
PREMIER JOUR DE JEU (PHASE DE PRE-JEU).
22H00.
CANDIDATS RESTANTS : 40.
« Oh… Comment je vais m'en tirer ? »
A trois kilomètres de là, Galante se posait la même question. Elle s'était réveillée à l'intérieur de la piscine municipale. La lumière de Juin filtrait encore à travers les vitres du bâtiment… Elle pouvait voir les reflets zébrer de paillettes la surface de l'eau, mais elle ne pouvait plus s'en soucier : le jeu… Elle était dans le jeu… Difficile de penser à quoi que ce soit d'autre… Elle s'était assise par terre, à côté de ses deux sacs. Dehors, l'obscurité gagnait peu à peu le ciel de Juin.
« Soleil, je viens te voir pour la dernière fois… »
Qui avait dit ça ? Phèdre ? Antigone ? Jocaste ? Andromaque ? Elle ne savait plus, mais elle savait que cela était inutile. Le jeu. Penser au jeu. Tout le monde était en train de s'entre-tuer et elle récitait des vers de tragédie grecque. Elle était complètement déconnectée, non ?
« Hum. Peut-être pas tant que ça… C'est quoi, pour toi, une tragédie grecque ? »
Silence, la petite voix. Ce n'était pas le moment. Elle allait peut-être mourir dans l'heure qui suivait, et…
« Ne fais pas ta maligne… Tu vois très bien où je veux en venir… »
Tragédie… Pièce de théâtre ou des personnages sont confrontés à la mort, mais tentant de résister en vain à leur destin pré écrit par des volontés plus fortes qu'eux, généralement divines, ce qui aboutit inévitablement à leur fin, aussi injuste que désespérante. La tragédie est censée représenter le fatum, c'est-à-dire l'impuissance de l'individu face à sa destinée.
« Parfait. Vraiment parfait. Il y a quelqu'un ici qui a bien fait ses devoirs… »
La ferme.
« Qu'est-ce que c'était utile, d'étudier et de lire sans relâche, maintenant que tu es là… C'est bien connu, rien de tel qu'une bonne édition d'Andromaque pour survivre à une attaque d'enfoirés armés jusqu'aux dents… »
La ferme ! La ferme ! C'est déjà assez injuste comme ça ! Et de toute façon, il doit bien y avoir un moyen de s'échapper d'ici !
« Comique… Délicieusement comique… Tu t'accroches à ton existence minable comme si tu pouvais encore t'en tirer… Ma pauvre vieille, c'est là qu'on en revient à la tragédie grecque… Tu peux bien te débattre un moment, mais la mort t'attendra au tournant… Et elle va arriver… Vite… Très vite… »
Non ! Non ! Ce n'est pas une tragédie grecque ! C'est… C'est la vie ! C'est la vraie vie ! Ca ne fonctionne pas comme ça dans le monde réel ! On trouve toujours quelque chose ! On… On trouve toujours… Quelque chose…
« Pas cette fois ci… Tu n'es plus dans le monde réel… Tu es dans le jeu… »
Ca ne pas se passer comme ça ! Ils… Ils n'ont pas le droit de me faire ça ! J'ai… J'ai envie de vivre, pas de mourir comme une…
« Que tu en aies envie ou non, ça n'a pas d'importance… »
Je ne peux pas… Je ne peux pas mourir… Je suis trop jeune… Je voudrais retourner à la maison… Papa… Où es-tu, Papa ? C'est… C'est froid ici, et puis j'ai peur, et puis ils sont tous en route, et je vais peut-être…
« Mourir ? Au moins ce sera terminé… »
Non ! Ca ne peut pas arriver ! J'ai… J'ai des droits ! J'ai le droit de retourner chez moi, de grandir, d'avoir un petit copain, de passer mon bac, de faire des études, de me marier, de… Ce n'est pas comme ça que c'est censé fonctionner ! J'ai toujours travaillé dur et…
« Ils s'en foutent que tu aies travaillé ou glandé toute ta vie… Ce qui importe, c'est ta capacité à viser au bon endroit et au bon moment avec ta kalachnikov ! »
Je n'ai pas de kalachnikov !
« Ah, oui. Pas de chance. Tu es la bonne poire qui a reçu l'arme la plus pourrie. Une boule de fer au bout d'une chaîne d'acier… Pourtant, ça peut faire quelques dégâts… Tu te souviens du film Kill Bill, non ? Go Go Yubari… Elle avait la même arme, et… »
Je ne suis pas Go Go Yubari !
« Ah ? Et pourquoi ça ? »
Je… Je ne sais pas utiliser cette arme ! Et puis, je… Je ne suis pas une détraquée, comme elle… Je ne peux pas sourire et m'amuser en blessant des gens pour… Pour… Pour les tuer…
« Pourtant, il le faudra bien. Tuer ou être tué… »
Non, ce n'est pas possible… Je… Je ne peux pas tuer mes camarades ! Je le sais, je… C'est juste que je ne peux pas… Je ne me vois pas agiter cette chaîne et… Oh, mon Dieu… Je ne pourrais tuer personne… Ce… Ce sont des individus, eux aussi ! Ce sont des gosses, comme moi… Eux aussi, ils… Ils ne veulent pas faire ça ! Ils ne feront pas…
« C'est ça… Dis ça à ton futur assassin qui surgira de derrière un fourré pour te foutre une balle dans le crâne… »
Tout le monde n'est pas comme ça… En tout cas, pas moi… Je ne serai pas capable de trucider quelqu'un… Au moins, je suis lucide là-dessus…
« Ecoute moi, ma petite. Désormais, c'est tuer ou être tué. Que tu sois incapable de te défendre, c'est ton droit. Mais dans ce cas ne vient pas couiner parce que tu vas mourir dans les vingt quatre heures… »
C'est faux ! C'est faux ! Il y a des gens très biens qui… Ils vont m'aider… Je suis sûre qu'ils vont m'aider… Je… Enfin, je crois… Oh… Papa… Maman… Où êtes-vous ? Je… Je vais mourir, et… Je… Je suis déjà en train de mourir ! Au secours ! Je ferai tout ce que vous voudrez, mais que quelqu'un vienne ! Je ne vais pas m'en sortir toute seule ! Il faut que quelqu'un vienne m'aider ! S'il vous plaît !
« Non… Personne ne peut t'aider… »
Personne…
« Aide-toi, le ciel t'aidera… »
Je ne suis pas catho !
« Il y a tout de même du vrai dans cette maxime… Toi seule peux connaître la solution… »
D'accord, d'accord ! Je vais faire un effort ! Qu'est-ce que je dois faire ?
« Pars éliminer tes petits amis… »
C'est hors de question !
« Alors, attends gentiment ta mort… »
Non ! Je dois tout faire pour éviter ça !
« Il va pourtant falloir un choix, ma jolie… »
Dieu… Dieu, par pitié… Si vous existez, sortez-moi de là… Je n'ai rien fait… Je… Je suis prête à tout, mais… Sortez moi juste de là… S'il vous plaît… Faîtes qu'ils ne viennent pas dans ma zone… Je… Je suis sûre qu'ils sont déjà là… Ils se préparent… Ils veulent tous me tuer ! Ils sont en train d'aiguiser couteaux, et ils viennent pour me trancher la gorge ! Non ! Je ne veux pas… Je ne veux pas ! Je ferai ce que vous voulez, mais donnez-moi la solution… Il… Doit bien exister une troisième option !
« Effectivement… Il existe un troisième choix ! »
Quoi ? Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? Je dois savoir !
« Mais ce n'est pas vraiment une bonne solution… »
Peu importe ! Tout sera mieux que les deux autres ! Quand on a pas le choix, on est libre !
« Alors voilà… »
L'évidence l'avait soudain transcendée. Oui. Tout était simple à présent. Et elle savait ce qu'elle avait à faire. Ce ne serait pas terrible, mais tout sauf suivre leur jeu stupide. Elle n'allait pas se laisser embobiner. Elle allait jouer selon ses règles. Même si elle devait mourir, au moins serait-ce elle qui déciderait de son sort.
Avant de se résoudre à faire ce qu'elle avait prévu, elle eut le courage de sortir de sa cachette. Elle arrivait juste au bon moment pour les derniers instants d'un magnifique coucher de soleil. Elle resta là quelques secondes, debout devant la sphère rouge, à l'extérieur du bâtiment. La piscine municipale était logée dans un cadre arboré. Les pins diffusaient leur odeur entêtante… Les fleurs se repliaient sur elles-mêmes, somnolentes… Les chouettes commençaient, elles, à se réveiller… L'air était chaud et frais… Elle voulait sentir tout cela… Elle laissa tout ceci l'envahir, la remplir. Elle voulait savoir. Elle voulait en profiter. Une dernière fois. Elle ferma les yeux, et même si elle pleurait sans s'en rendre compte, elle sentit quelque chose en elle, quelque chose qui dépassait tout ce qu'elle avait ressenti jusqu'alors… C'était ça… Le bonheur ? Non… Mais ça y ressemblait. C'était un immense soulagement. Dieu Merci. Dieu Merci, d'ici quelques minutes, tout serait fini.
« Soleil, je viens te voir pour la dernière fois… »
Le soleil, en effet lui répondit, et la sphère rouge disparut sans laisser de trace. Au loin, elles voyaient dans le ciel quelques figures noires évoluer, comme en patrouilles… Peut-être était-ce ces fameuses choses dans le ciel dont leur avait parlé son professeur lors de la réunion avant le jeu… Elle avait dit de ne pas s'en préoccuper. Et c'était bien ce qu'elle allait faire. Dans sa situation, c'était tout à fait inutile, de toute façon. Sur cette pensée, elle rentra dans l'édifice pour s'acquitter de sa tâche.
Une fois à l'intérieur, elle exécuta l'ensemble de son plan avec un calme qui la déconcerta. Elle ne s'était jamais de sa vie sentie aussi sereine. C'était facile. Passer au vestiaire. Repérer un crochet au plafond. Installer une chaise pile en dessous. Puis entreprendre un nœud coulant dans la chaîne qu'elle avait préalablement accrochée. Finalement, son arme allait lui être bien utile. Elle savait parfaitement s'en servir, et elle allait probablement tuer. La boucle était en fin prête. Elle se la passa autour du coup et resta à réfléchir un moment, interdite.
« C'est la clé, ma vieille. Tu t'es enfin prise en main ! Tu vois qu'on trouve toujours une solution ! »
Oui… J'ai trop peur de la mort, alors autant en finir tout de suite… C'est bon… Je n'ai plus peur… Je n'ai plus peur, Papa ! Je vais y aller, et ça ne sera qu'un mauvais moment à passer… J'espère qu'on se reverra… Mais j'ai confiance… Maman aussi… Je peux sentir votre présence… J'ai tout arrangé… Tout va bien se passer… Tout va bien se passer…
Elle ferma une dernière fois les yeux. Elle pensa à ses parents. Elle pensa à Lycurgue, et à Sophonisbe, à Somna et à Karem. Elle pensa à son ancien foyer. Elle pensa à son lycée, et à son chat, et à ses livres, et à l'odeur du café qu'elle prenait le matin, et à son petit frère, et à tout. Puis elle pensa à l'odeur des pins, et aux fleurs, et aux chouettes, et à l'air frais et chaud qui dorait sa nuque. Elle pensait au soleil. La vie… La vie allait continuer… La vie allait s'élever vers le ciel… Vers le soleil…
Et elle ne serait plus là pour le voir.
« J'arrive ! » cria-t-elle en bousculant d'un coup de pied sa chaise avant d'être attirée vers le sol. L'étau se serra immédiatement autour de sa gorge. Elle pouvait sentir les anneaux métalliques se serrer toujours plus fort sur son cou… Toujours plus fort… Toujours plus fort… Toujours plus fort…
«Non… Non… Ce n'est pas…» Pensa-t-elle avant de sombrer définitivement dans le vide.
Au bout du tunnel, il y avait une lumière. Une lumière qu'elle voyait pour la dernière fois.
PREMIER JOUR DE JEU (PHASE DE PRE-JEU).
22H15.
CANDIDATS RESTANTS : 39.
