CHAPITRE TROIS.
PREMIER JOUR DE JEU (PHASE DE PRE-JEU).
22H05.
CANDIDATS RESTANTS : 39.
Paul progressait prudemment. Il n'aurait pas pu exprimer à quel point il avait peur. La peur était entière, globale, totale. Pas de justification possible. Il avait beau ne voir aucun point rouge sur son GPS, la terreur ne disparaissait pas. Toujours subsistait le doute, l'horrible doute, que l'appareil ne fonctionnât pas. Désiraient-ils le piéger ? L'attirer dans des territoires inconnus pour qu'il se fasse réduire en charpie ? Et que se passerait-il si l'envie prenait Diaphane de faire exploser son collier par pure distraction ? L'observaient-ils ? Oui. Aucun doute là-dessus. Son lien contenait un micro, après tout. Et les étranges figures noires qui survolaient la zone de jeu restaient plus patibulaires et omniprésentes que jamais. Il avait même l'étrange impression qu'un de ces drones le suivait de loin… Un auxiliaire de surveillance ? Probable. En tout cas, il ne semblait pas animé d'intentions meurtrières.
Pour l'instant.
Il écarta un buisson, non sans faire bruisser quelques branchages. Instinctivement, il se recroquevilla, de peur d'avoir alerté un de ses camarades. Mais, bien sûr, rien ne se passa. Il continua son trajet vers l'Ouest. A chaque pas, il pouvait ressentir la lame froide du couteau à viande qu'il avait dérobé dans une maison voisine. Ses rapides recherches dans les habitations de ce quartier n'avaient pas donné grand-chose. Il se retrouvait désormais avec une fine lame, un pic à glace, et une statuette en bronze longiligne qui pouvait au cas où faire un bon gourdin, lourd et maniable. Là s'arrêtait la liste de ses espoirs licites. Marguerite étant ce qu'elle était, et la connaissant mieux que quiconque, elle pouvait être déjà morte à l'heure qu'il était. Autant se presser pour la retrouver. Déterminé, il baissa les yeux vers l'écran : il était arrivé à l'extrême limite de sa zone… Un pas de plus, et il verrait peut-être s'afficher un point rouge… Voire plus… Ne valait-il mieux pas rester ici et parer toute éventuelle attaque en se trouvant une bonne cachette ?
«Oh, et puis merde !»
Il s'avança. Et, confirmant sa crainte, un point rouge était effectivement là…
«Putain… Je fais quoi, maintenant ?»
Aller voir ? Trop risqué. Ce serait trop bête de mourir comme ça, aussi tôt… Mais ce serait bien plus con de passer à côté de Marguerite… Même s'il n'avait qu'une chance sur trente-neuf… Peu de chances… Trop peu… Il allait à coup sûr se retrouver poignardé sans pouvoir réagir… Mais ce n'étaient pas tous des psychopathes, non ? Il devait au moins rester quelques personnes raisonnables… Après tout, s'il en faisait partie, ce devait être le cas d'autres élèves, non ? Jusqu'à preuve du contraire, il était un gars normal… Et assez apprécié… Il y avait des chances pour qu'on garde son sang-froid en le voyant arriver, d'autant qu'il était très peu armé… Tout le monde ne pouvait pas jouer à cent pour cent, merde ! Il devait bien rester des personnes dignes de confiance dans le secteur. Peut-être arriverait-il à se faire des alliés… Au pire, il s'enfuirait en cas d'attaque… Mais que faire face à la décharge explosive d'un M16 ? Que faire face à un psychopathe acharné ?
«Mais prends une décision, PUTAIN !»
Aller. Non. Ne pas aller. Etre amical. Etre armé. Rester prudent. Chercher le contact. Fuir. Observer. Agir. Ne pas agir. Chercher. Rester sur la défensive. Attaquer. Se protéger.
«D'accord, d'accord, je vais faire un compromis, ok ? Je vais juste m'approcher suffisamment pour voir qui c'est… Je serai sur une hauteur et je regarderai bien, juste pour entrer son nom dans la mémoire du GPS, et ensuite je fuirai au Nord… Si c'est quelqu'un que je connais bien, j'essaye de m'avancer pour voir quelle arme il a… OK. Ok, on va faire comme ça.»
Tremblant comme une feuille, il s'approcha à petits pas, tentant en vain de ne remuer aucune brindille sur son passage. Il traversait une petite ruelle boisée entre deux pâtés de maison. La route de gravier était finalement moins bruyante que les fourrés qu'il traversait, à moitié accroupi parmi les branchages, mais restait beaucoup exposée. Il se rapprochait toujours plus du point rouge. Celui-ci bougeait très peu et semblait tourner en rond le long des murs qui encadraient une petite place. Cinq rues s'y croisaient selon un espace carré. Cinq sorties possibles. Le sujet restait stationnaire : ce n'était pas un offensif, mais il devait être terrifié. Et s'il se prenait une balle perdue ? Cet abruti pourrait avoir la frousse de voir débarquer un inconnu sur son territoire…
«Il fait trop sombre… Si je ne vais pas sur la place, je ne serai pas capable de voir qui c'est… Et si j'y vais, je vais sûrement me faire canarder…»
Alors qu'il était incapable de prendre une décision, il vit qu'un des croisements qu'il avait emprunté menait à une petite butte en hauteur. De là, on pouvait sûrement voir la place de haut… Et la distance le protégerait… Oui, c'était une bonne idée. Il retourna sur ses pas et se posta à l'endroit qu'il avait repéré. La butte se trouvait juste en arrière d'un des bâtiments de la place : il aurait pu sauter sur le toit facilement. Il scruta la pénombre, en vain : impossible de distinguer le mystérieux inconnu sans lumière… Il allait devoir se rapprocher s'il ne voulait pas rater son coup. La lueur de sa lampe de poche pouvait signifier son arrêt de mort : il ne devait l'allumer que quelques secondes, le temps d'identifier le visage. Mais pour cela, il devait changer d'emplacement. Un bout de terrain dépassait de la barrière sur laquelle il était appuyé… Peut-être que cela suffirait ? Paul passa de l'autre côté et s'avança sur la terre meuble.
Trop meuble.
Il ne sentit pas immédiatement qu'elle s'était effondrée sous son poids : il n'avait vu que ses pieds flotter sans but, comme lorsqu'on saute par inadvertance une marche d'escalier dans la pénombre. Et, comme lorsqu'on saute par inadvertance une marche d'escalier dans la pénombre, il crut un moment sombrer dans le vide, sans savoir où il se trouvait, comme si ses sens s'étaient brusquement trompés. Mais la désagréable impression de sombrer dans le vide fut vite remplacée par l'affreux doute de sombrer dans le vide, puis par la certitude abominable d'être en train de sombrer dans le vide. Il était au bord d'une falaise, une falaise d'à peine sept mètres, mais une falaise tout de même. En bas, c'était l'éclatement crânien assuré… Mais la pesanteur sembla jouer en sa faveur : Paul percuta une racine, puis un amas de terre qu'il fit tomber de la paroi, puis une vieille rangée de tuile, puis un toit minuscule sur lequel il roula avant de s'affaler sur l'asphalte, deux mètres plus bas.
Il avait cru mourir. Ce n'était pas le cas. Non pas parce qu'il n'avait eu aucune derrière pensée (excepté, peut-être, «AAAAAAAH,» mais c'était un peu trop commun) ou qu'il n'avait pas vu sa vie défiler devant ses yeux, mais parce que l'idée qu'il se faisait de la mort ne correspondait pas. D'accord, il avait un mal de chien, il s'était fait une douzaine de bleus, son sac était en vrac (il avait du amortir pas mal de chocs), il avait de la terre plein la bouche et plus encore sur ses vêtements, il s'était fait griffer par une ronce, mais, il pouvait bouger, et, Dieu merci, il n'était ni mort, ni blessé, ni mutilé, ni éborgné, ni éparpillé façon puzzle. Un soupçon d'optimiste le traversa, soupçon tout de suite anéanti par la vue au ras du sol d'une paire de baskets blanches et de socquettes «Hello Kitty.» Jamais Kitty n'avait pu produire une telle terreur injustifiée.
La gravité de la situation lui apparut d'un coup, comme une foudre échouée sur un paratonnerre. Il était désarmé, à terre, fourbu de bleus et à demi sonné en face d'un élève armé jusqu'aux dents. Fuir. Vite. Très vite.
Il tenta péniblement de se relever. La douleur le ralentissait au comble de la faiblesse. Néanmoins, il sauta comme un cabri terrorisé lorsqu'un projectile non identifié manqua d'atteindre son corps. Il mit un moment à se rendre compte que c'étaient les traits acides d'une bombe lacrymogène. Et, au bout de cette bombe lacrymogène, un bras noir qui le visait. Il resta debout, hagard face à cette main qui le désignait et face à cette arme qui le menaçait.
«PARS ! PARS TOUT DE SUITE ! Pars tout de suite, ou, ou… Ou je te vise ! Je vais te… Je vais te brûler les yeux ! Je le jure ! Tu… Tu ne seras pas le premier !
I…»
Il tremblait alors que sa main approchait, sans qu'il put la contrôler, le manche du couteau à viande accroché à sa ceinture.
«Iamb ?»
C'était elle.
«C'est… C'est toi, Iamb ?»
Il pouvait la voir de plus près maintenant… Il pouvait voir son visage, ses membres, ses immondes chaussettes «Hello Kitty,» et la lueur menaçante de son spray lacrymogène… Il fixait ses yeux, à la recherche désespérée d'un petit recoin d'âme restée en elle...
C'était inutile. Ses pupilles, étincelantes dans la pénombre, ne reflétaient que deux puits sans fond. Sa face était restée fixée dans une expression de révulsion et d'effroi incontrôlé, primaire, instinctif… Sauvage. Ses yeux écarquillés semblaient comme agités de convulsions tant ils gigotaient dans leurs orbites terrifiées… Sa bouche pendait comme une corde de lynchage, détachée du reste de son corps… Oui… Elle était dans le jeu… Il pouvait voir la peur, la peur entière, sur tout son visage, comme si une crevasse l'avait déchiqueté en une cicatrice monstrueuse…
Elle était comme transfigurée. Elle ne ressemblait plus rien à la jeune fille joviale et enrobée avec qui il avait vaguement discuté dans le car… Sa peau si noire avait pris la pâleur spectrale de la terreur, tournant du brun au verdâtre… Ses cheveux ramassés en des dizaines de nattes torsadées s'agitaient autour de son crâne comme les serpents d'une Méduse incarnée… Tous ses membres tremblaient de soubresauts convulsifs, comme dans un état de transe… Et, toujours, au milieu de la nuit noire, ses yeux… Mon Dieu… Ses yeux… Y avait il encore quoi que ce soit d'humain dans ces yeux ? Et lui ? Avait-il, à ce moment là, les mêmes prunelles horrifiées ?
« Tu parles que oui ! Merde… Cette conne va me tuer… Merde ! »
Il fallait le faire. Il fallait le faire. Il fallait le faire.
« QU'EST-CE QUE TU ATTENDS, PUTAIN ! »
Il tremblait toujours plus lorsque ses doigts flageolants se refermèrent mollement sur le couteau à viande accroché à sa ceinture… Leur étreinte se resserra en ce qui lui sembla une éternité… Le manche métallique semblait encore moins glacial que sa propre peau… L'ustensile glissait sur sa main en sueur…
« Tiens le fermement. Et frappe, bon dieu, frappe ! »
Lentement, il sentit le manche se détacher de la boucle…
« IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIH ! »
Elle avait sursauté, en lançant par affolement quelques jets de son arme, qui se dispersèrent dans l'atmosphère sans atteindre leur cible.
Il tressaillit. Elle l'avait vu. Comment aurait-elle pu ne pas le voir ?
« Fais-le ! Cette pouffe va te crâmer les yeux ! Fais-le, bordel de merde ! »
Le couteau remonta lentement, toujours dans sa paume. Son bras tremblait comme une branche d'arbre mort ballotté par une tempête… Il pouvait sentir ses nerfs, son pouls… Il avait l'impression que ses membres pouvaient retomber sur l'asphalte comme des poids de plomb à tout moment… Il le tenait bien en main maintenant, dressé à la verticale vers le corps de son ennemie, comme s'il avait voulu la baptiser avec un goupillon… Il anticipait le hurlement atroce du métal qui allait déchirer sa chair, ses muscles, ses entrailles… Le cri terrible de sa douleur, et de sa douleur à lui… Il n'aurait jamais la force de le planter… Jamais…
Allait-elle le tuer ? Allait-il la tuer ? Iamb, avec son sourire perpétuel, sa légendaire bonne humeur, ses blagues hilarantes, sa douceur innée… Et lui, qui n'aurait pas fait de mal à une mouche… Ils allaient vraiment réussir à s'entre-tuer ?
Il ne sut jamais combien de temps ils restèrent là, tous les deux, à s'examiner en chiens de faïence. La peur leur avait fait perdre toute notion du temps. Cela aurait pu durer une éternité… Elle, tremblotante, avec son spray fatal en main, à un mètre de lui, le fixant de ses pupilles sans âme, sans conscience… Lui, le couteau levé en direction de poitrine, l'autre poing serré, secoué comme un fagot de paille… Toujours à s'observer, à calculer l'heure de leur mort… Et toujours la peur, la peur totale, la peur entière, l'indicible peur, l'indescriptible peur, peur de mourir, de souffrir, de sentir ses chairs se déchirer, de hurler, de disparaître… Sans revoir Marji…
Revoir Marji…
C'était sûrement à ce moment précis que l'éternité cessa.
Il considéra Iamb, avec sa bouche pendante, ses membres convulsés et ses yeux sans vie. Il se considéra lui, avec son bras maigre serré sur cette lame, fixée sur une personne aussi terrifiée que lui… Et il considéra leur situation, et c'est alors qu'il comprit le vrai enjeu de ce qui allait arriver… Il n'était ni question de sa survie, ni de la sienne… Il était question de quelque chose de beaucoup plus important…
« Je ne jouerai jamais à ce jeu débile ! Jamais ! Et je vais tout faire pour qu'il foire… »
Sa main était déterminée cette fois ci. Serrée autour du couteau à pain, son bras lança la lame avec une énergie nouvelle… Elle fila droit pour percuter de plein fouet…
L'asphalte.
Le cliquetis métallique pouvait signifier le glas de sa propre existence… Le projectile remua deux ou trois fois sur le sol, puis s'immobilisa. Il était sauvé. Il n'allait pas s'abaisser à ça. Il garderait sa dignité d'homme, quoi qu'il advienne… Et c'était là que le plus dur allait commencer…
Il releva les yeux vers Iamb… Ses yeux n'avaient plus la couleur de l'effroi… Ils semblaient teintés d'une surprise soudaine… Et, apparemment… D'un soulagement incertain, comme la promesse d'un répit… Est-ce… Est-ce que c'était ça, l'espoir ?
Peut-être que oui.
Peut-être que non.
Oui.
Non.
Oui.
A Dieu va.
Sa mâchoire s'entrechoquait. Sa salive se noyait sur sa langue sèche… Il pensa un moment ne jamais retrouver l'usage de la parole, et encore moins face à elle… Mais il ferma résolument les yeux, et déclara d'un seul trait, sans hésitation, de sa voix tremblante :
« Je ne peux pas, Iamb. Je ne peux vraiment pas. Mais je peux mourir. Alors, si tu dois vraiment le faire, vas-y. Vas-y, mais, par pitié, fais ça rapidement. Prends le couteau si tu veux, mais, bordel, ne me fais pas durer… Je ne peux pas… »
Il ne sut pas quoi ajouter à sa litanie pathétique. Il rouvrit les yeux. Le visage de Iamb sembla immobile durant un moment… Puis, quelque chose de vaguement humain sembla réapparaître, comme à la sortie d'un coma…
« Tu… Tu ne joues pas ? »
Cette fois-ci, il put la regarder droit dans les yeux.
« Je n'ai pas envie. Pas contre toi. Merde, Iamb… Pas contre toi… »
A cette parole, son corps sembla se solidifier. Elle réussit à articuler, parfaitement :
« C'est pareil. »
Alors il vit la crevasse s'effondrer sur son visage. Ses joues s'empourprèrent et ses pupilles s'éteignirent… Il pouvait voir à travers elles désormais… Elles clignaient sans cesse, comme si elles le faisaient pour la première fois… Et dans leur éclat obscur, il put enfin voir Iamb, la vraie Iamb, qui semblait pétulante d'une joie saine et vive…
« Iamb… Tu es de retour… »
Et c'est à ce moment là qu'il vit ses joues se mouvoir, pour esquisser un minuscule sourire… Et c'est à ce moment là qu'il sut qu'il avait gagné… Le risque avait payé… Ca avait marché… Il était sauf… Elle était sauve… Tout était terminé….
Il chancela pour retomber sur ses genoux. Il perdit l'équilibre sans s'en soucier, sans se rendre compte qu'Iamb avait aussi lâché son arme, sans entendre le bruit métallique de sa cannette qui rejoignait son geste en un carillon, sans voir qu'elle se précipitait dans ses bras, sans sentir qu'il s'était mis lui aussi à sourire, et à pleurer.
Ils étaient assis là, un peu hagards, le dos collé au mur. Paul finissait de raconter ce qui l'avait poussé à venir jusqu'ici. Iamb l'écoutait avec attention, mais sans le regarder : ses yeux étaient rivés, presque à chaque seconde, sur l'écran du GPS posé sur le sol. Elle guettait l'arrivée d'un point rouge avec une anxiété profonde : la crevasse avait disparu, mais elle restait toujours terrifiée. Sans prêter attention à son manège, il termina sa phrase d'un long soupir. Sachant ses motifs, elle releva lentement la tête selon une courbe, pour le dévisager.
« Alors c'est pour ça… C'est pour ça que tu as voulu te balader ici ? Wow… Elle t'a… Elle t'a vraiment supplié de la retrouver ?
Ouais. Mais j'aurais sûrement fait la même chose si rien ne s'était passé.
C'est une veille histoire, je veux dire, Marguerite et toi…
Plusieurs années, ouais…
Ah ! Vous vous connaissiez avant d'arriver au lycée, alors ? Je savais bien que…
Non, non, c'est pas ça du tout…
Menteur ! fit-elle en riant, avant de se recroqueviller brusquement, comme si elle allait fondre en larmes.
Ca ne va pas, Iamb ?
Oh, non, c'est rien, excuse-moi… C'est juste que… Merde… Tous nos camarades sont en train de mourir et je suis là à rigoler pour un truc aussi stupide… Je suis désolée…
Oh, ça va. Ca prouve au moins que t'as encore ta santé mentale…
Tu dois avoir raison. Je voulais juste te remercier, juste pour ça… Au moins je mourrai en ayant ri un peu avec quelques ragots… Merci, Paul… Sans toi, je n'aurai plus été capable de rire, je crois…
Tu exagères… Remarque, c'est sur que si toi, tu ne rigoles plus, on peut sérieusement commencer à s'inquiéter, c'est vrai…
C'est pas ça. C'est juste que je suis tellement contente d'être là avec toi… J'ai eu vraiment de la veine de tomber sur toi… Je dois être la fille la plus chanceuse de la classe à l'heure qu'il est ! Je ne sais pas si tu peux comprendre, ce que c'est, d'être toute seule à attendre la mort, comme ça, seule dans son coin… J'ai tellement moins peur maintenant que tu es là…
Tu veux dire, maintenant que tu profites des capacités de l'arme que j'ai reçue ? »
Il se rendit compte trop tard que c'était inutilement sadique, mais elle ne parut pas s'en offusquer. Elle regarda à nouveau l'écran où scintillaient leurs deux noms.
« Je crois pas que ce soit un hasard…
De quoi ?
Que tu aies reçu ce truc… Ca fait tellement, je ne sais pas… Destinée… Comme si tu avais été ELU pour la chercher et la retrouver… C'est bon qu'elle ait atterri entre tes mains.
Oh, faut pas exagérer… C'est quand même pas terrible, cette arme…
Pas terrible ? Tu sais, je ne te complimentais pas à cause de ce que tu voulais faire, c'est aussi ton attitude… Toi, tu essayes de ne pas jouer, tu ne veux pas être violent, mais ce n'est pas le cas de tout le monde, hein ? Certains sont décidés à s'entre-tuer, c'est sûr… Il ne fait pas se faire d'illusions… Même moi, je…
Arrête de t'accabler comme ça ! On va survivre à ça ensemble… Crois-moi, si on a réussi à s'entendre, d'autres le peuvent aussi… On va chercher des personnes dignes de confiance et je suis sûre qu'elles accepteront de/
Je veux bien y croire, ce n'est pas le problème ! Ce que j'essaye de dire, c'est que ce genre d'arme peut faire de gros dégâts dans les mains de la mauvaise personne… Tu imagines ? Un psychopathe qui saurait où se cache chacun de nous ? Il faut absolument que tu cherches quelqu'un… J'espère que ce truc ne servira pas à tuer si quelqu'un te le pique…
Je n'avais pas pensé à ça…
Heu, et, autrement… Tu as bien dit «ensemble ?» Tu veux que je vienne avec toi ?
Ouais. J'aurais jamais le courage de te laisser dans une telle merde…
Ouais… Même si je suis un boulet…
Pardon ?
Oh, arrête… C'aurait été bien mieux si tu étais tombé sur Lycurgue, ou sur Pétrone, hein ? Ce sont des durs, ceux-là… Ils vont garder la tête froide et ils vont sûrement tenter quelque chose pour faire foirer ce jeu, comme toi… Ou Urdenne, ou Ilione… Elles aussi sont courageuses… Alors que moi… Grosse, petite, pas très futée, et même pas foutue de recevoir un flingue !
Si ça peut te consoler, je n'aurais jamais tenté le dialogue avec ces quatre là…
Mais pourquoi ?
C'est comme tu as dit… Ils ont du sang froid… Je pense que… Qu'il faut beaucoup de sang froid pour tuer quelqu'un… Même s'ils ont des tas de qualités, je crois qu'ils… Qu'ils sont justement trop charismatiques pour qu'on leur fasse confiance. Leurs succès doivent les isoler un peu… Alors que, les gens comme nous… On réfléchit trop aux conséquences de nos actions. On essaye toujours d'une certaine façon de voir si ce qu'on fait ne va pas blesser quelque chose ou quelqu'un… Je savais que tu étais comme ça… C'est pour ça que j'ai essayé de dialoguer. Si ça avait été Lycurgue, j'aurais sûrement détalé comme un lapin… Il m'aurait fait trop peur. Je me demande si je n'aurais pas été jusqu'à le poignarder…
T'es gentil…
C'est pas vraiment le temps d'être gentil. C'est le moment de choisir entre ses intérêts personnels et sa dignité. Moi, je veux juste parler une dernière fois avec elle… Et toi ? Qu'est-ce que tu choisis ? »
Elle rit à nouveau.
« Je vais te faire bouillir dans une marmite et te dévorer avec de la mayonnaise, comme toute bonne nègre que je suis. A question idiote, réponse idiote.
Donc, tu es vraiment d'accord ? On va essayer ensemble de retrouver Marguerite… Il y a quelqu'un que tu voudrais voir, toi ? »
Elle eut une expression un peu rêveuse.
« Ouais… Dans le même genre que toi. Mais je ne pense pas que ce soit le plus important, sans vouloir t'offenser, hein. Il faudrait plutôt essayer de former une alliance.
Avec qui, franchement ?
C'est le problème… Les chiens de Jodocam, c'est trop risqué. Ils vont sûrement se mettre à jouer, eux aussi. Ilione et ses garces, c'est la roulette russe aussi.
Toi non plus, tu n'as pas cru à ses promesses quand elle est sortie ?
Non. C'est tout autre chose de faire ça dans la pratique. Je veux dire, c'est une richarde, la pétasse parmi les pétasses, non ? Mais je pense qu'on peut faire confiance à Urdenne. C'est notre déléguée, après tout.
Ouais. Toujours là pour défendre les autres. Elle nous aidera, c'est sûr. Ixion, je ne sais pas trop, par contre…
Ouais, il a peut-être un bon fond, mais comme tu dis…
Le sang froid tue. Ouais. De toute façon, on règlera ça au cas par cas. Tu connais des gens à qui on peut faire confiance ?
Déjà, les inséparables… Fatwa, Ornitanne, Fanny, Louise, et Pigalle. Ce sont des filles supers.
Il faudra peut-être essayer aussi avec Théo, Pétrone, Madez, Ulrich… Même si j'ai un peu peur de Pétrone… Il est tellement froid.
Oui, tu as raison. Surtout Madez ! Il ne se laissera pas faire celui-là. C'est censé être un révolutionnaire, hein ?
Ah, oui. Je l'ai à peine regardé pendant la réunion, il avait un air de tueur, il m'a terrorisé… En fait c'était peut-être juste son indignation politique…
Oui… Enfin, on verra. On part quand ?
Tout de suite, si tu veux. Mais avant ça, tu dois me promettre une chose. »
Elle vit à ses yeux que la conversation devenait beaucoup plus sérieuse.
« Quoi ?
Si je dis « Frappe, » tu frappes tout de suite, et plus fortement que tu aies jamais frappé.
D'accord.
Si je dis « Saute, » tu sautes tout de suite, et plus haut que tu aies jamais sauté.
OK.
Si je dis « Cours, » tu cours plus vite que tu n'as jamais couru.
J'essaierai.
Très bon. Et maintenant, le plus important de tout. Si je te dis de fuir, ou de me laisser tout seul, ou de nous séparer, tu obéis tout de suite, sans poser la moindre question.
Mais… Mais, enfin, je…
Et, je précise, même si je suis en danger de mort. De toute façon, je t'ordonne de ne pas attendre mon autorisation et de te barrer vite fait dès qu'on est attaqués. C'est bien clair ?
Mais c'est totalement amoral !
Au contraire. On vient juste d'éviter de s'entre-tuer, alors je n'ai pas envie de voir ça gâché par le premier crétin venu. Tu te barres, et c'est tout, compris ?
Je ne pourrai jamais faire ça ! Après tout ce que tu as fait pour moi, je… Et Marguerite ? Tu y as pensé ? Tu ne vas tout de même pas te sacrifier pour moi !
Tu t'en chargeras à ma place…
Mais je ne sais même pas quoi faire !
Oh, tu improviseras, ressors-lui le « Je t'ai toujours aimé, dès le premier jour, » et c'est bon. Ca suffira.
Tu viens de briser en morceaux mon idéal masculin. Non, franchement, tu es vraiment capable de mourir comme ça ?
J'ai décidé de me battre. A ma manière, mais de me battre quand même.
N'essaye pas de faire ton macho.
J'y suis un peu forcé… J'ai décidé de prendre mes responsabilités. Je vais être éliminé en ayant fait quelque chose d'utile. »
Ses yeux s'assombrirent. Il venait visiblement de dire quelque chose de très déplaisant.
« Alors… Alors, c'est vrai, hein ? fit-elle tristement. On va mourir. On va forcément mourir comme des chacals dans ce putain de tombeau à ciel ouvert.
Oui… Mais on aura gardé notre dignité. Et on aura essayé de se battre contre ce jeu à la con.
Peut-être… Mais là encore, pas de survie possible…
Ecoute, je… Oh, et puis merde… Franchement, tu as vu les armes qu'on a reçues ? Je ne veux pas me faire d'illusions…
Et de toute façon, même si tous les autres s'entre-tuaient…
L'un de nous devrait éliminer l'autre à la fin. Je suis désolé.
Finalement, tu as raison. Ouais. Je préfère encore mourir en restant moi-même.
Alors, c'est décidé ? On y va ensemble ?
Carrément.
Et tu obéiras si je te dis de fuir ?
Je ne sais vraiment pas. Je ne peux rien te promettre, ça dépendra si j'ai vraiment peur ou non. Mais je garderai à l'esprit que tu m'as donné, disons… L'autorisation.
Tu sais, moi aussi, j'ai très peur… Mais je DOIS le faire. Tu comprends ?
Oui. De toute façon, j'ai beaucoup moins peur avec toi, maintenant.
Drôle d'association, nous deux, hein ?
Qui ne se ressemble pas s'assemble bien… On devrait se préparer. »
Ils se levèrent et partir ramasser leurs sacs. Tout aurait pu bien se passer. Tout aurait pu se dérouler comme ils l'avaient prévu. Tout aurait pu arriver de la bonne façon, oui, s'ils n'avaient pas entendu une énorme voix, derrière eux, qui les avaient fait sursauter de terreur. Cette invocation provenait incontestablement d'un haut parleur. On percevait d'horribles grésillements derrière l'intonation de ce timbre…
« Hum hum ! VOTRE ATTENTION, S'IL VOUS PLAIT ! VOUS N'ETES PAS OBLIGES DE VOUS ENTRE-TUER ! ON DOIT TOUS SE REUNIR ET REFLECHIR POUR TROUVER UNE SOLUTION ENSEMBLE ! ARRETEZ DE VOUS BATTRE ! JE VOUS DONNE RENDEZ-VOUS SUR LA COLINE DE LA ZONE E8 ! S'IL VOUS PLAIT ! »
Les deux élèves présents dans la zone D9 restèrent ébahis dans une expression de stupeur totale, comme des Miss France obligés de participer à un débat politique. Ils venaient de reconnaître la voie du garçon numéro 7. Paul sentit se décrocher sa machoire.
« MADEZ ? »
« ON EST PAS OBLIGES DE S'ENTRE-TUER ! »
Les mots de Madez résonnèrent dans la nuit noire. Ils relevaient d'un discours messianique. Paul ne pouvait pas contenir son excitation : oui… Il avait eu raison de ne pas céder à la panique. D'autres tentaient aussi de faire foirer ce putain de jeu !
« Viens, Iamb ! On n'a pas de temps à perdre ! En se dépêchant, on y est dans dix minutes à peine ! »
Il prit son sac avec une agitation fébrile et s'élança vers ce qu'il croyait être le Nord Ouest. Ses pas ne lui avaient jamais semblé aussi légers. C'était une euphorie complète. Il aurait pu voler s'il n'avait pas senti, deux secondes plus tard, que quelque chose semblait manquer au tableau, quelque chose d'indispensable…
Il jeta un coup d'œil derrière lui : en effet, Iamb n'avait, semble-t-il, pas bougé d'un quart de millimètre. Il la considéra d'un air vaguement pressé :
« Et bien, qu'est-ce que tu attends ? »
L'espace d'un instant, il avait cru lire un choc terrible sur son visage. Mais elle le regardait avec une expression mêlée de panique et d'affliction, comme une mère de famille qui aurait surpris un de ses enfants en train de jouer près d'un fer à repasser brûlant. Oui… C'est cet air que son père avait pris, pour quelques secondes, lorsqu'il l'avait surpris à sept ans en train de s'adonner à de la physique expérimentale dans sa chambre : ici, il tentait en l'occurrence de savoir quelles étaient les priorités gustatives du mélange white-spirit/eau de javel. Son père l'avait littéralement saisi par la peau du cou pour lui faire subir l'engueulade du siècle avant qu'il ait pu faire profiter au monde contemporain les édifiants résultats de ses travaux. Bref, c'est bien cette expression que Iamb affichait : le calme avant la tempête.
« Tu es complètement cinglé ? » éructa-t-elle, offensée, comme s'il lui avait proposé de vendre mensuellement ses ovules sur Internet pour se faire un peu d'argent de poche.
Il fronça les sourcils. Il n'aimait pas cet air-là. Pas du tout.
« Quoi ? Il faut quand même qu'on se bouge le cul si on veut retrouver les autres, non ? On y va tout de suite !
Tu te fous de ma gueule ? Tu... Tu veux VRAIMENT aller là-bas ? Ca ne t'a pas un peu chamboulé la cervelle, cette chute ? Tu es INCONSCIENT ! »
Ils commençaient déjà à s'énerver. Ce genre de choses arrivent inévitablement lorsque deux interlocuteurs savent qu'ils ont des avis très différents sur un point, et que le dialogue, et encore moins la dispute, ne serviront en rien à modifier les opinions de leur adversaire. Et pourtant, l'affrontement intervient toujours. Il n'y avait rien d'étonnant, d'ailleurs, à ce que ce genre de choses arrive, au vu du jeu absurde dans lequel ils étaient plongés, au vu de leur éreintement physique et intellectuel, et surtout à la vue de la gravité de la situation. C'est ce qui arriva, sans qu'ils puissent l'empêcher. Madez sentait les mots autoritaires et méprisants sortir de sa gorge sans pouvoir les retenir. Il avait pleinement conscience que la situation ne ferait que dégénérer s'il adoptait cette attitude, et pourtant il la suivait, désirant chacune de ses éructations.
«Qu'est-ce que tu entends par inconscient ?
TU VEUX REELEMENT TE FAIRE TUER ?
D'OU TU SORS CA ?
TU VOIS PAS QUE CA SENT LE PIEGE A TROIS KILOMETRES ?
Un piège ?
PUTAIN DE MERDE ! Cet enculé a eu un fusil, c'est sûr ! Il lance ce putain d'appel pour attirer les gogos dans ton genre et leur faire la peau ! T'es aveugle, ou quoi ? Me dis pas que tu vas aller te faire shooter !
Mais qu'est-ce que tu en sais ? MERDE !
JE LE SENS ! TOUT LE MONDE LE SENT ! Y'a aucun crétin qui va y aller, à son rendez vous à la con ! A part toi, bien sûr…
QUOI ? Mais c'est Madez, bordel de merde ! On passe tout notre temps ensemble ! Tu le connais très bien, toi aussi, non ? Si on peut pas lui faire confiance, qui on peut croire, hein ?
C'EST CA ! C'est exactement sur ça qu'il compte ! Il sait très bien que tout le monde lui fait confiance et il a décidé d'utiliser ça pour s'en tirer rapidement !
TU T'ES ECOUTE ? T'es devenue complètement cinglée ! Merde ! Tu crois qu'un connard pareil militerait au parti communiste ? C'est pas vraiment la meilleure voie pour les ambitieux ! Je le connais ! Maintenant, tu prends ton sac et on y va ! On a déjà perdu assez de temps avec tes conneries !
C'EST CA ! ALLONS-Y ! Tu feras moins le malin avec cinq balles dans le ventre quand cet enculé descendra de l'arbre sur lequel il s'était perché pour nous descendre, nous !
Non mais tu te déconnes… Tu te crois dans Highlander, c'est ça ?
JE NE VEUX PAS MOURIR COMME CA ! C'EST BEAUCOUP TROP RISQUE, PAUL !
OUAIS, VOILA ! Tu t'en fous d'essayer de combattre ce jeu à la con ! T'en as rien à foutre de ce que Madez et moi, on a osé faire ! Tu veux rien changer ! Tout ce qui t'intéresses, c'est ta petite survie de merde ! En fait, tu veux pas y aller parce que t'es une putain de TROUILLARDE !»
Il était totalement immergé par la répulsion qu'elle lui évoquait. Il aurait voulu se gifler, la seconde qui suivit sa tirade : il comprenait qu'il était allé beaucoup trop loin. C'était le pas de trop au bord de la falaise : mais cette fois, il n'y aurait pas de tuile pour l'amortir. Le visage de Iamb se cribla, et la crevasse refit son apparition : à nouveau l'instinct, l'animosité, l'animalité… A nouveau la colère et la rage qui se dispersait dans tout son corps, incontrôlable…
« TROUILLARDE ! C'EST MOI, LA TROUILLARDE ? C'est qui qui a renoncé à tuer l'intrus, HEIN ? Je savais que j'aurais du te cramer ! Dès que tu as commencé à faire ton trip sur la non-violence, j'ai su que le jeu t'avait ôté ta cervelle ! T'es devenu complètement suicidaire ! Alors comme ça, non seulement je devrais aller me faire fusiller, mais en plus je serais censée le faire avec le sourire ? Pauvre débile mental !
CONNASSE ! REGARDE-TOI ! C'est exactement ça ! T'as toujours joué la comédie ! T'en as rien à branler, de ceux qui tentent au moins de garder un minimum de dignité ! Tu es restée avec moi parce que je pouvais te défendre ! Parce que tu te serais noyée dans ta propre pisse si t'étais restée toute seule !
CRETINS ! Non mais c'est quoi, vos trips ? « Si tous les gars du monde se prenaient la main, ça ferait une grande ronde de décérébrés qui attendraient tranquillement que leurs têtes explosent ? » J'IRAI PAS ! MOI, FIGURE-TOI QUE J'AI ENVIE DE VIVRE, ALORS TU M'EXCUSERAS SI JE REFUSE D'ALLER SUIVRE UN PEQUENAUT QUI REFLECHIT AVEC SES COUILLES POUR ME FAIRE ZIGOUILLER !
TRES BIEN ! TU L'AURAS VOULU ! »
Les poings serrés, il se jeta sur son sac dont il ouvrit la fermeture éclair d'un seul geste bestial, pour en retirer un, non, deux sprays lacrymogènes.
« QU'EST-CE QUE TU FAIS, BORDEL ?
Je te prends deux de ces merdes pour me défendre ! C'est ici qu'on se sépare, ça aura été marrant le temps que ça aura duré… Maintenant, j'ai quelqu'un à voir, alors Adieu ! Oh, et n'oublie pas d'en descendre quelques uns avant de te faire tuer, tu risques de trouver le temps long sinon, pauvre conne !
CA ME CONVIENT PARFAITEMENT, DEBILE ! BON VOYAGE SUR LE TGV 666 A DESTINATION DE L'ENFER DES DECEREBRES ! »
Il partait sans se retourner, lorsque la voix de Madez retentit pour une seconde fois.
« JE REPETE ! RENDEZ-VOUS SUR LA COLLINE DE LA ZONE E8 ! JE VOUS EN SUPPLIE ! ARRETEZ DE VOUS BATTRE ! VOUS POUVEZ ME FAIRE CONFIANCE ! JE VOUS ASSURE ! »
Déterminé, il ne voyait pas d'autre solution que d'aller le rejoindre, et vite. Il s'arrêta néanmoins dans sa course après avoir entendu un gémissement derrière son dos. Il se retourna : elle était en larmes.
« Pitié… Pitié, Paul, putain… Je sais que je suis une trouillarde, mais, merde… Je veux pas te voir crever comme ça… Je t'en supplie… Si… Si tu mourais, je… Je ne sais pas ce que je pourrais me faire… N'y va pas, putain… Il faut qu'on survive ensemble… C'est trop risqué, je ne marche pas… Reviens… Je t'en supplie… JE T'EN SUPPLIE !
Tu peux toujours venir. Soit on mourra ensemble, soit on aura Madez avec nous. Dans les deux cas, on aura au moins ESSAYE. Crois-moi… J'ai une confiance TOTALE en Madez… Merde… Tu serais venue si ça avait été Urdenne, non ? Elle t'a toujours redonnée confiance en toi, toujours défendue… Madez et elle ont beaucoup de points communs… Ce sont des gens bien… Allez… S'ils voulaient vraiment nous tuer, je ne pense pas qu'il aurait fait cet appel… Je ne sais pas trop comment il s'est débrouillé, mais bon, c'est pas important, moi, ce que je retiens, c'est qu'il a donné sa position, merde, sa position ! Un mec qui tient à sa vie au point de vouloir tuer pour survivre ne donnerait pas cet avantage à ces adversaires, hein ? Hein ? Tu n'es pas d'accord ? »
Elle renifla. Leur bataille semblait l'avoir fait régresser. Elle était au comble de la faiblesse.
« Désolée, Paul. Désolée, mais ça ne me suffit pas. J'ai beaucoup trop peur, et je crois que j'ai bien raison d'avoir peur. Et, cette fois, rester avec toi ne suffira pas à me rassurer… Je… Je suis tellement désolée, Paul… Mais je… Je ne peux pas…
Iamb. Iamb, regarde-moi dans les yeux et écoute-moi. ADMETTONS que Madez ait été sincère. ADMETTONS. Réfléchis ! Qu'est-ce qu'on devrait faire s'il voulait EFFECTIVEMENT aider tout le monde ? »
Elle semblait l'approuver, mais la tristesse de son regard trahissait sa résignation.
« Je veux bien, Paul. Je veux bien, Paul, mais on ne parle en fait qu'un des aspects du problème. Tu crois que tout le monde est aussi pur et sain d'esprit qu'on a décidé de l'être ? Ils vont sauter sur l'occasion… Ils vont aller l'éliminer tout de suite… Il a déjà signé son arrêt de mort en donnant son emplacement par haut-parleur… Il va se faire descendre comme un lapin ! Ensuite, son meurtrier restera perché sur la colline pour éliminer les gens comme nous, qui croient en Madez… Tu y as pensé, à ça ? Dis-moi, tu y as pensé, au moins ? »
Il se sentit chanceler. Non, il devait l'admettre. La voix de Madez, non, le soulagement d'entendre à nouveau la voix de Madez avait occulté cette pensée de son esprit. Il avait été totalement euphorique, au point de l'inconscience. Iamb avait totalement raison : il fonçait droit dans un mur sans le savoir. Il releva la tête, beaucoup plus faible qu'avant.
« Non. Et je dois admettre que ça change énormément de choses. »
Le visage de Iamb s'illumina comme un phare en pleine mer.
« Oui ! Tu vois, maintenant ! Tu comprends pourquoi c'est trop dangereux ?
Oui, je comprends totalement. Madez a commis l'erreur du siècle. Je suis désolé pour ce que j'ai dit… Tu avais raison depuis le départ…. Son idée est vraiment stupide.
Oui ! Oui, oui, oui ! Ca ne peut pas marcher, hein ? Nous avons le droit de disposer de nos propres vies ! S'il n'y a qu'une issue, il n'y a plus de risque, mais quelque chose d'évident ! Et ici, ce serait de la folie d'aller sur sa colline de la mort…
Oui… Et c'est justement pour ça qu'on doit y aller.
QUOI ?
Pour le sauver et lui ordonner de se barrer tout de suite ! »
Elle sembla se liquéfier sur place.
« Paul… Non, Paul…
Désolé, Iamb. Là, c'est moi qui abuse, et je le sais très bien. Je nous mets en danger tous les deux, et peut-être pour rien, mais… Madez est un de mes meilleurs amis… Non, mon meilleur ami, en fait, et je DOIS le sauver, tu comprends ? Je m'en voudrais trop s'il… Merde… S'il te plaît… C'est la même chose que pour Marji, exactement la même chose, tu comprends ? Il est comme nous… Exactement comme nous, et… Et il faut le tirer de là… C'est ce qu'un ami serait censé faire, hein ? Les amis n'agissent pas selon leurs intérêts personnels… Ecoute… On n'ira pas sur la colline… On se mettra juste en bas et on criera pour l'obliger à descendre… On l'invitera à nous rejoindre, il nous verra de là où il est… Je hurlerai pour qu'il vienne à notre rencontre, et toi, tu regarderas le GPS et tu m'avertiras si quelqu'un arrive… Si c'est le cas, si quelqu'un est vraiment proche de nous, alors dans ce cas on s'enfuira et on n'essaiera plus jamais d'entrer en contact avec lui. C'est une promesse… Je le jure sur ce que tu veux, mais, s'il te plaît, laisse-moi au moins essayer… »
Ses lèvres sortirent quelque chose d'inaudible. Paul sut tout de suite qu'elle acceptait, mais sa voix avait été couverte par le grésillement du haut parleur.
« JE REPETE ! RETROUVEZ-MOI SUR… OH ! Tu es venu, final… Attends, non, attends, tu fais quoi là, non, arrête tout de suite, att/ »
BANG ! Un premier coup de feu retentit, leur déchirant les tympans et le cœur.
« Non, non, non, à quoi tu joues, non, je t'en supplie, ARRETE ! ARRETE ! »
BANG ! Le second coup de feu était parti. On entendit l'éclat cristallin et aigu d'un objet brisé en morceaux, suivi de la chute lourde et aphone d'un corps… Le grésillement cessa. La communication par haut parleur venait d'être coupée.
A nouveau, le silence.
Funèbre.
Il était totalement incapable de bouger, d'émettre le moindre bruit. Il aurait pu briser ses membres en frappant de toute sa force ce qui se trouvait à sa portée, mais le verbe n'y était plus. Il était littéralement anéanti.
Iamb, derrière lui, pleurait toujours.
« J'ai… J'ai essayé de te prévenir… »
Et c'est là qu'il retrouva le désespoir nécessaire pour hurler.
« Madez… NOOOOOOOOOOOOON ! »
C'était absurde. Madez, mort ? Vraiment mort ? Avec le sang, et tout et tout ? Impossible. Et de toute façon, qui aurait pu porter la main sur lui ? Quel enculé aurait pu oser faire un truc pareil ? Il s'attendait à ce qu'il arrive là… Oui, Madez espérait rencontrer cette personne, le genre de personne en qui il faisait confiance. A tort.
« Mais qui ça peut être, bordel ? Qui est le fils de pute qui lui a fait ça ? »
Il ne le saurait probablement jamais. L'assassin de Madez courrait toujours. Il s'était battu contre leurs geôliers, il avait confiance à ses amis, il avait véritablement tenté de faire cesser ce jeu idiot, il s'était sacrifié… Pour rien ? C'était aussi inutile que ça ? Il avait suffi d'à peine cinq minutes pour qu'un connard vienne lui faire la peau ! A ce rythme-là, valait-il vraiment le coup d'essayer d'aller à l'encontre du jeu ? Est-ce que lui aussi allait se faire fusiller en moins de deux, sans retrouver celle qui cherchait… Pour rien ?
« MERDE ! »
Il se releva, en proie à une rage amorphe. Il chercha le regard de Iamb. Elle était aussi bouleversée, quoique que beaucoup plus passive.
« Je suis vraiment désolée, Paul. Je/
Je sais que tu es désolée, merci, ça me remonte vachement le moral… Putain !
Je n'ai pas demandé à ce que ça arrive !
On aurait pu le sauver si/ Oh, et puis merde ! Merde… C'est vraiment comme ça, ce jeu ? On se fait dégommer dès qu'on laisse exprimer son sens moral ?
Je ne sais pas, mais… Merde, il n'aurait pas du donner sa position… Il savait très bien quels risques il encourrait ! S'il a fait ça, c'est qu'il acceptait la possibilité de se faire/
Exactement ! Il savait qu'il pouvait à tout moment être fusillé par un connard, et pourtant, il l'a fait ! Il l'a fait parce qu'il n'avait aucune envie de devenir un putain d'assassin ! C'est sûrement le seul d'entre nous à être rester aussi honnête ! Alors pourquoi c'était lui qui devait mourir en premier, hein ? Dis moi pourquoi, putain ! Ca n'était pas censé se passer comme ça ! Pourquoi les types bien n'ont aucune chance de survie ?
Paul, calme-toi. C'est horrible, ce qui est arrivé, mais… Il y en a plein d'autres qui vont crever, c'est inévitable ! C'est clair que Madez avait le mérite nécessaire pour survivre jusqu'aux dernières heures, mais arrête de t'accabler ! On n'y est pour rien !
Je sais, je sais. Ne fais attention à ce que je dis. C'est juste… Merde… Merde. MERDE ! Pourquoi lui ? Pourquoi pas cette pétasse de Matari à la place ?
ARRÊTE ! Elle a autant le droit de vivre que nous tous ! Et le rapport n'a pas encore été fait, je suis sûre que d'autres sont morts bien avant lui ! Arrête tes conneries, bon sang !
Oui, oui. C'est bon. J'aurais juste aimé lui parler une dernière fois avant, de… Tu sais.
On n'a pas vraiment le temps. Et on risque de dire ça de tas de gens dans les prochaines heures. Alors, chiale si t'en as envie, mais agis, putain ! »
Elle avait raison. Paul chassa de sa cervelle l'image mentale du corps agonisant de Madez, et se releva. Il n'avait pas pleuré : avec toutes les émotions atroces des dernières heures, ils n'étaient plus vraiment dans leurs états normaux. Ils n'avaient plus la force de sangloter sur quoi que ce soit, la tâche étant trop ardue. De toute façon, ils n'avaient pas le temps.
« On ferait mieux de bouger, finit-il par lâcher sans trop d'enthousiasme.
Ouais… Espérons qu'on aura plus de chance la prochaine fois… »
Ils ramassèrent leurs affaires en silence. Paul avait toujours, accrochées à la ceinture, les bombes lacrymogènes qu'il avait arrachées à Iamb lors de leur dispute. Alors qu'il zippait sans trop y prêter attention la fermeture de son sac, ses yeux tombèrent sur le GPS, toujours posé sur le sol. Absorbés par leurs conversations et les récents évènements, ils l'avaient totalement oublié. Paul le ramassa d'une main…
Pour découvrir avec panique qu'un point rouge inconnu se tenait à moins de dix mètres de leur emplacement.
« Oh, putain, Iamb, vite, faut se/ »
« RATATATATA-TATATATA-TAAAA ! »
Il n'eut pas le temps de finir. On entendit une rafale de M16 couvrir une injonction. Les bruits des balles fuyantes, tonitruants, remplirent d'un seul coup tout l'espace. Iamb se convulsa d'un seul coup, comme un animal pris au piège. Il lui jeta un regard vide.
« COURS ! » hurla-t-il.
Elle ne se fit pas prier. Lui non plus. Ils se relevèrent d'un seul coup, perdant presque l'équilibre sous le contrepoids de leurs sacs. A nouveau, la peur viscérale et entière. A nouveau, le sentiment atroce d'être épié, de sentir s'enfoncer dans son propre corps des centaines de poignards. A nouveau la seule nécessité : survivre.
Ils ne pensaient plus. Ils ne faisaient plus que courrir pour échapper à ce fou. Paul vit à peine détaler les jambes lourdes d'Iamb tandis qu'ils se réfugiaient derrière un banc d'une rue adjacente.
« RATATATATA-TATATATA-TAAAA ! »
La seconde rafale avait échoué un peu plus loin derrière. Paul tenta sans grand succès de reprendre ses esprits. Iamb tremblait et le regardait avec une expression de terreur.
« Ca va ?
Je… Je crois…
Il faut partir d'ici. On file tout droit. A trois… Un… Deux…
Trois ! » fit-elle, et ils s'élancèrent, manquant de laisser tomber leur chargement.
Cette fois, la route était claire et directe : ils pouvaient encore fuir… Ils avaient encore une chance… Paul ne sentait plus ses jambes. Il avait l'impression de lutter contre l'air, contre le sol, contre la gravité elle-même… Il avait été un peu trop optimiste, car en regardant derrière lui, il vit clairement que la corpulence de Iamb l'avait quelque peu retardée. Elle devait être cinq mètres derrière lui… Il ne la quitta pas des yeux lorsqu'ils arrivèrent à l'angle mansardée d'une ruelle…
« RATATATATA-TATATATA-TAAAA ! »
Paul eut tout de suite le sentiment que cette rafale serait celle de trop : il eut malheureusement raison. On entendit un cri gras et perçant. Un instant, il ne put dire d'où il provenait. Ce fut avant de voir Iamb s'étaler sur le bitume, les bras en croix, comme un moineau fauché par un autobus…
« NON ! »
Il s'arrêta dans sa course, haletant. Il put voir, l'espace de quelques secondes, Iamb cligner des yeux sous l'effet de la douleur, avant de trouver la force de s'accroupir sur ses avant-bras et d'éructer :
« Va-t-en. »
Il y avait quelque chose d'horriblement résigné dans ses yeux : quelque chose qu'il connaissait, mais qu'il ne pouvait pas supporter.
« Qu… Quoi ? »
Le regard de Iamb se fit plus dur, beaucoup plus dur…
« COURS, ESPECE DE CRETIN ! DEGAGE ! VITE ! TU AS PROMIS ! »
Il n'eut là encore plus le temps de répondre : une dernière rafale échoua à un mètre de lui… Il aurait voulu hurler, lui dire ce qu'il pensait, qu'il préférerait mourir plutôt que de partir pour la laisser entre les mains de ce fou… Mais les balles changèrent tout. A l'instant où il entendit la dernière détonation, il ne se sentit plus capable de la moindre pensée. C'était comme si les nécessités de la survie avaient assurées au corps seul le contrôle de ses mouvements. Il se voyait courir, courir, toujours courir devant lui, sans le moindre regard en arrière, vers le corps vulnérable de Iamb… Mais il n'avait qu'une envie : cesser de se battre, revenir lavoir pour hurler, et pleurer, et tenter vainement de la sauver… Et même crever bêtement, mais au moins ne pas l'abandonner… Il n'en fut rien. Tout cela s'était passé si vite… Trop vite… Il n'avait aucun contrôle de la situation. A tout moment, il croyait se réveiller violemment, revenir brusquement à la réalité après un affreux cauchemar… Il aurait pu s'effondrer sur l'asphalte, vidé de toute énergie, de toute envie, extenué de frustration et de désespoir… C'étaient les coups de feu qui le maintenaient éveillé… Ces coups de feu derrière son dos, qui s'espacèrent progressivement, pour s'affaiblir jusqu'à disparaître… Il ne se souciait pas du temps qu'il avait passé à courir, mais il devint clair, au bout de deux minutes de course, qu'il avait semé son agresseur… Il eut enfin la force de jeter un œil à son GPS pour découvrir qu'il était arrivé dans la zone D8… Il était seul, seul enfin, le seul point rouge affiché sur ce putain d'écran à la con…
Il eut encore la force de fuir jusqu'à un fossé sombre, dans lequel il s'effondra instantanément, grelottant, sanglotant, sombrant.
« Je n'ai pas demandé à ce que ça arrive ! »
Les mots de Iamb résonnaient dans don crâne comme un marteau sur une enclume. Il ne savait pas à quel point il était proche de la folie. Il aurait voulu voir exploser sa cervelle pour cesser de penser à ce qu'il venait de faire.
« Je n'ai pas demandé à ce que ça arrive ! »
Non. Mais c'est arrivé quand même. Par ta faute.
« Je suis vraiment désolée, Paul. Je/ »
Je… Je suis désolé, Iamb… Je… Je… Suis…Dé… So…
Lé…
Il pleurait toujours lorsqu'il s'évanouit parmi les fougères et la terre granuleuse, se demandant s'il avait encore envie de vivre, si demandant où se trouvait Iamb à présent, et ce qu'ils allaient bien pouvoir devenir.
FIN DU CHAPITRE TROIS.
22H50. PREMIER JOUR (PHASE DE PRE-JEU).
CANDIDATS RESTANTS : 39-2.
