CHAPITRE QUATRE.

PREMIER JOUR DE JEU (PHASE DE PRE-JEU).

22H25.

CANDIDATS RESTANTS : 39-2.

Elle est là. Elle est là, elle sent bien qu'elle est là, et elle sait que, de toute façon, elle y restera. Et pourtant, Virginie tremble et hoquette comme un nourrisson affamé. Elle est seule, si seule dans ce bâtiment exigu et encombré. Si seule qu'elle préférerait encore avoir des rats comme compagnie plutôt que d'avoir à supporter ce vide, et surtout ce silence. Le silence. Jamais il ne lui a paru aussi oppressant. La peur, l'angoisse ininterrompue d'entendre soudain un bruit derrière elle, et d'avoir juste le temps de sursauter pour se retrouver avec une balle en plein cœur. Pour l'instant, tout est calme, trop calme. Mais ils viendront. C'est forcé, ils finiront bien par venir. Et quand eux se trouveront là, eux, et avec elle, que feront-ils ? Et surtout, que fera-t-elle ?

« Oh, mais qu'est-ce que je peux faire ? Je ne sais pas ! Qu'est-ce que je devrais faire pour me sortir de là ? J'en ai aucune idée ! Allez, réfléchis ! Tu dois trouver une solution si tu veux survivre ! »

Mais rien ne vient. Elle continue à trembloter de stress et d'hésitation comme un flan flageolant. Ce qu'elle est. Chiffe molle ! Agis, nom de Dieu ! Sors toi de là ! Tu ne vas quand même pas dire que tu ne sais rien foutre ?

« C'est vrai qu'en dehors d'Ilione et Matari, je ne suis pas très douée… »

On ne peut plus vrai. Jamais été très intelligente pour quoi que ce soit. Ses parents l'ont dit, ses professeurs l'ont dit, ses ennemis l'ont dit, et ses amis aussi. Tout le monde l'a dit. Ca doit bien être vrai, alors, non ? Quelle misère… Quand on pense à la nullité qu'elle aurait pu être ! Quel air pusillanime elle affichait, au collège… On devinait sans peine qu'elle hésitait et peinait sur les choses les plus insignifiantes. Mais elle voulait sortir de là, s'affirmer. Elle savait qu'elle ne se débarrasserait de ces impressions pénibles que lorsqu'elle trouverait un protecteur, quelqu'un qui serait capable de faire d'elle une jeune fille décidée et apte à se défendre d'elle-même. Elle ne se souvenait plus très bien du moment précis où l'idée d'entrer dans le clan des Foufoune Girls, les sycophantes d'Ilione Deliroise, lui était venue. En tout cas, elles l'avaient toujours fascinées par leur inattaquable exubérance, par l'aisance naturelle de leurs discours, de leurs actes, de leur mode de vie, peut-être même de leurs gestes eux-mêmes. Toujours est-il que ça ne l'avait absolument pas dérangée de rejoindre cette masse joyeuse d'adolescentes délurées, qui laissaient la mode guider leur existence, pour leur plus grand bien. Ca ou autre chose, de toute façon… C'étaient des filles bien.

Le problème n'était pas tant d'appartenir aux élues que de les approcher. C'était une fille assez sage à l'époque, qui ne répondait à aucun des critères nécessaires. Elle avait réfléchi des semaines à un moyen d'attirer positivement leur attention. Elle savait également que se lier avec une des membres ne lui servirait pas tant que ça : Ilione contrôlait tout, il fallait obtenir directement son aval, sans quoi rien n'arriverait. Il lui importait donc d'entrer dans ses bonnes grâces : ainsi, la moitié du long chemin vers la popularité tant espérée aurait-il été parcouru.

Elle s'était donc mise à précautionneusement l'observer. Elle avait été encore plus émerveillée par l'aura qu'elle dégageait. C'était le désir, l'opulence mêmes. Derrière sa silhouette, derrière ses sourires, on pouvait deviner tout un monde de richesses et de classe absolue, d'audace et de stratagèmes ensorceleurs. C'était décidé : elle serait sa protectrice ou rien du tout. Restait à trouver un moyen d'obtenir sa sympathie.

Elle avait peiné un moment à trouver un sujet de conversation commun, histoire de lui faire comprendre qu'elles appartenaient au même monde ; mais il était clair qu'elle n'avait rien à lui faire partager, et encore moins à lui apprendre, sur ce qui la concernait : elle n'était pour l'instant qu'une gentille vierge effarouchée. Elle ne se découragea pourtant pas : elle savait, que tôt ou tard, elle trouverait une faille où se glisser. Que tôt ou tard, son heure viendrait.

La révélation finit effectivement par lui parvenir un matin d'automne, lors d'une heure creuse dans son emploi du temps. En sortant d'une salle de classe, elle l'avait aperçue, à côté de Matari, sa fidèle confidente, adossée contre un casier, en train de tester différentes marques de gloss. L'espace d'un instant, elle avait pensé à s'attirer son intérêt en lui demandant si elle pouvait comparer avec le sien, mais elle comprit vite le ridicule de cette idée. Elle avait déjà commencée à se maquiller régulièrement, estimant que ce message facial pourrait l'aider à acheter une certaine crédibilité envers ses idoles. Le gloss était arrivé de cette façon. Mais il suffisait d'examiner la chair tendre située entre ses narines et sa lèvre supérieure pour comprendre que c'était une mauvaise idée : elle avait eu le malheur d'acheter un énorme tube de gloss parfumé à la pomme verte… Elle adorait ce goût acide et fruité : elle ne pouvait s'empêcher de le sucer avec délice lors de son trajet vers le lycée, tant et si bien qu'il n'en restait pas une molécule une fois arrivé là-bas. Comble d'horreur, sa délectation intensive laissait une marque rouge et douloureuse autour de ses lèvres : la honte et la répugnance incarnées. Difficile d'approcher une déesse de la mode avec un bec de lièvre pareil… D'autant qu'elle savait très bien que ce genre d'évènements provoquait l'hilarité unanime des élèves de sa classe, filles et garçons réunis, amusés par cette soudaine tache de vigne, poussée autour de sa bouche. Avait-elle cette marque le jour où elle avait rencontrée Matari et Ilione, près de ces casiers ? Sûrement. Elle avait donc abandonné son idée et s'était contentée de les observer discrètement de loin. Un brusque changement de conversation avait pourtant suffi à lui ouvrir de nouvelles perspectives.

Matari avait en effet commencé à parler de régimes, si bien que leur discussion s'orientât inévitablement sur Yvonne, une élève de leur classe qui avait un clair problème de surpoids. Elles se moquaient clairement de son embonpoint avec une cruauté concurrentielle. Elles s'échangeaient les boutades les plus osées pour la ridiculiser. C'est alors que Matari avait commencé à imiter sa démarche, en frappant le sol d'un pas aussi traînant qu'assommant. Pour être honnête, cet exercice ne se rapprochait en rien du pas réel d'Yvonne, et était donc d'une parfaite mauvaise foi, empreinte de sadisme, mais l'effet recherché était d'un comique indéniable. Cette allure d'éléphant lui arracha quelques pouffements, la cruauté cumulée aidant toujours à rire de tout. Mais le son de sa voix fut immédiatement interrompu par un autre, tonitruant et étouffé à la fois.

Ilione souffrait manifestement d'une crise de fou rire classique. Elle ne gloussait plus, comme à son habitude, de ces sifflements si distingués et méprisants, ceux qui lui avaient value sa réputation… Non, elle s'esclaffait, oui, elle s'esclaffait comme une véritable paysanne berrichonne. Ses bras croisés autour de sa taille, elle contorsionnait son ventre comme une bombe qu'elle aurait voulu comprimer pour éviter l'explosion. Elle tremblait, hoquetait, haletait. Elle n'avait plus aucun contrôle, plus aucune retenue. Virginie était ébahie. Non seulement elle pouvait voir son idole s'abaisser à un acte de totale impudence, mais en plus il lui semblait bien que Matari y était habituée : elle continuait à parcourir le couloir de sa démarche de brontosaure, accentuant toujours plus le ridicule de sa position, pour diminuer toujours plus celle qui aurait du la dominer. Elle prenait un plaisir manifeste à la voir trembler ainsi comme un lave-linge en marche, se rapprochant sans cesse du sol, incapable de tenir debout… L'espace de ces quelques secondes, l'évidence la frappa : cette fois-ci, Ilione était dominée, commandée…

« C'est ça ! C'est ça, sa faiblesse ! Crache sur les autres ! Ca la fait rire ! »

Elle avait sauté sur l'occasion comme un somalien sur un bout de gras resté au fond d'un bol de mil. Et elle avait véritablement surgi de son coin comme un diable hors d'une boîte, assurée de son pouvoir, et le sourire aux lèvres.

« C'est exactement ça, Matari. Honnêtement, vous avez pensé aux conséquences économiques ? Ilione… Ton père devrait absolument téléphoner à Michelin pour lui recommander Yvonne… J'ai entendu dire qu'ils cherchaient une nouvelle mascotte pour remplacer Bibendum. »

Son interlocutrice poussa un grand cri aigu, hoqueta de rire et réussit à articuler :

« C'est EXCELLENT ! »

Elle ne savait plus exactement ce qui s'était passé par la suite, mais elles avaient continué à discuter gaiement toutes les trois, à se moquer avec une surenchère de cruauté de leurs autres camarades, allant toujours plus loin dans le désir de médire et de répandre la calomnie. C'était un moment magique, un de ceux où la recherche du plaisir n'existe plus, car il est déjà là. Elle était en train de commettre des atrocités, et elle adorait ça, car elle le faisait avec deux Foufoune Girls, et tout ce que les Foufoune Girls touchaient, c'était bien connu, se changeait en or. Le temps était passé à une vitesse incroyable. C'était Matari qui s'en était rendue compte la première : ses yeux avaient cligné en détectant le changement de la lumière filtrée par les vitres du couloir. Elle s'était excusée et s'en était allée assez vite, expliquant qu'elle avait promis à ses parents de les aider à la plonge, ce soir-là. L'idée que Matari, dont elle savait pourtant très bien qu'elle provenait d'une famille de restaurateurs indiens, puisse essuyer la vaisselle en tenue de soubrette ne lui était jamais venue à l'esprit. C'était contre nature, bien sûr, ça allait totalement à l'encontre du code des Foufoune Girls, mais… Mais le fait qu'elle puisse s'abaisser à une activité aussi médiocre ne faisait que redoubler la sympathie qu'elle avait pour elle. Elle était humaine, après tout.

Ilione partit presque immédiatement, car elle devait appeler un taxi pour rentrer chez elle (appeler tous les jours un taxi pour revenir chez soi ! Quel rêve !), et le centre de Paris devenait impraticable à partir d'une demi-heure critique. Virginie avait pu sentir une intense frustration monter en elle : elle aurait tant voulu avoir Ilione pour elle seule, ne serait-ce que cinq minutes… Mais, juste au moment où elle s'y attendait le moins, juste au moment où elle avait déjà oublié le but qu'elle poursuivait, son idole s'était retournée pour lui dire avec une simplicité désarmante :

« Pourquoi tu ne viens pas demain ? On a prévu de se payer des fringues dans la galerie de Rouelle-Clerc… Tu es libre à partir de quatorze heures ? »

Virginie ne sut jamais pourquoi Ilione ne la regarda pas avec un air intrigué, car sa mâchoire pâteuse était retombée sur le coup de la surprise et pendait de manière ridicule. Elle était trop choquée pour trouver la force de la remonter.

« Heu, oui… Sûr. »

Elle ne lui répondit pas immédiatement, et Virginie crut voir s'esquisser un grand sourire bienveillant, solaire, sur le visage de celle qu'elle admirait tant…

« Super. Ciao, Bella ! » avait-t-elle lancée en se retournant, et Virginie était restée là, ballante, regardant sa silhouette s'amenuiser alors qu'elle disparaissait au fond du couloir. Elle éprouvait alors un sentiment de confiance nouveau, comme si tout ne pouvait que mieux se passer que la dernière fois… Elle avait alors une idée très précise du bonheur.

Cette idée ne la déçut pas. Certaines personnes comparent l'arrivée d'un petit nouveau dans un groupe d'amis à une greffe d'organe, et, dans les jours qui suivirent, Virginie comprit vite qu'elle était compatible. Elle s'entendait particulièrement bien avec Matari, qui semblait diviser l'humanité en deux catégories : les personnes situées sur sa liste noire de mépris, et les autres. Si vous aviez le bonheur de vous retrouver dans le second groupe, elle se révélait une très chic fille. Virginie adorait ce genre de comportement, et se résolut de l'imiter dès que possible. Les autres filles ne lui cherchaient pas de noise particulière : le regard d'Ilione sur sa petite personne suffisait à leur imposer l'effort de l'acceptation. Elle était toute puissante sur son gang, au point d'imposer le sentiment d'amitié. L'admiration de Virginie, ainsi que son brûlant désir de se conformer en tous points à ce groupe, devinrent des nécessités vitales, de véritables raisons existentielles. Deux mois plus tard, l'évidence était là : elle était devenue une véritable Foufoune Girl, une délurée à part entière. Elle goûtait avec délectation au monde de la mode, de la sélection, de la classe, et qui sait, bientôt, de la débauche. Quelques mois avant le voyage, deux petits problèmes commencèrent cependant à se manifester.

Le premier était d'ordre physiologique : elle se trouvait énorme… Elle avait commencé plusieurs régimes prolongés pour atteindre la ligne svelte qu'elle visait, mais les résultats n'avaient pas été à la hauteur de ses espérances… Elle était donc passée à des mesures plus draconiennes et s'abstenait, dès que son état le lui permettait, de nourriture. Sa mère avait hurlé au début, bien sûr, aussi le bon vieux truc du « vas y que je te recrache tout en douce dans la serviette petit à petit pour le donner au chien » s'était imposé tous les soirs à table. Comme tous les bon vieux trucs, il marchait à tous les coups. Elle maigrissait, lentement mais sûrement… Ce n'était pas encore assez, mais ça viendrait. Il suffisait de persévérer.

Le second était beaucoup plus compliqué à définir. Ses nouvelles amies avaient commencé à le lui faire remarquer sans trop insister, mais cette révélation la travaillait depuis quelques temps… Elle avait du mal à avaler ce nouveau défaut, d'autant qu'elle ne se serait jamais imaginée le posséder dans de telles proportions… Insultait-elle tant que ça les autres ? Passait-elle réellement son temps à répandre les pires méchancetés sur leur compte ? Le faisait-elle dès qu'elle le pouvait ? Les Foufoune Girls elles-mêmes commençaient-elles à se sentir gênées d'une telle verve, d'un tel zèle dans la haine et le sadisme ? Devenait-elle ce qu'elle détestait ? Désormais, en toute objectivité, au fond de cette ténèbre, dans cette solitude atroce, elle ne pouvait plus se mentir… Oui, tout cela était vrai, oui, elle avait vraiment fait preuve de cruauté verbale dès qu'elle l'avait pu, et souvent devant ses propres proies. Y avait-elle pris du plaisir. Ca y ressemblait, mais quel mal y avait-il vraiment ? Ils l'avaient un peu cherché. Le fait que ce soit la lâcheté de cette attitude qui lui ait permis d'entrer dans ce clan y était sûrement pour quelque chose… Elle avait toujours vu dans la méchanceté un moyen de meubler le silence de sa conversation… Une sorte de justification de sa légitimité. Insulter, médire, c'était montrer à la face du Monde qu'elle appartenait bien au groupe des élus, à ceux qui refusent de sombrer dans le médiocre. C'était un excellent moyen de se rassurer, car elle avait toujours eu une peur bleue que son amitié avec Ilione tombe en éclats, et qu'elle se retrouve seule, seule, si seule, comme au fond de ce cachot angoissant… Elle aurait vendu son âme, si Satan avait pu lui assurer de garder éternellement la place qui lui était due. La gravité de son attitude ne l'avait pas interpellée jusqu'à maintenant : ce qui la préoccupait n'était absolument pas la moralité de ses actes mais bien les conséquences néfastes qu'ils pouvaient entraîner pour elle… Or, rien de mauvais ne pouvait lui arriver tant qu'elle n'attaquait aucune des Foufoune Girls, pas vrai ?

« Bien vrai. Je suis restée où je voulais parce que j'ai agie en bonne copine. Il faut avoir le sens pratique, dans la vie… D'ailleurs, tout va très bien dans la mienne depuis que je sais prendre les résolutions qu'il faut… Il faut agir avant t/ »

Elle n'eut pas le temps de donner une forme finale à la conclusion de ses pensées. Elle avait été tellement absorbée dans ses délibérations intellectuelles qu'elle n'avait pas entendu les bruits de pas derrière le mur… La porte s'ouvrit en fracas sonore, dans un grincement qui lui glaça le sang. Elle sentit la lueur aveuglante d'une lampe de poche fondre sur elle comme un animal carnivore… Tous les rayons semblaient la mordre de leur sourire narquois… Elle était découverte ! La peur lui brisa le ventre, comme une croix métallique qui lui aurait percé les entrailles… Terrifiée, elle eut le temps d'apercevoir un visage fantomatique au dessus du flash, tel le messie…

Anxio ?

« Qu'est-ce que tu fiches ici, Virginie ? »

Elle resta là à le regarder durant plusieurs secondes.

« C'est pas possible… Je rêve… Je rêve ! Je vais me réveiller ! Anxio… Anxio Hellespont ! C'est une mauvaise blague ! »

Elle le connaissait très mal, elle n'avait du lui adresser que dix fois la parole durant l'année scolaire, il n'y avait aucun lien d'aucune sorte entre eux… Et pourtant, pourtant, le fait qu'elle soit tombée sur lui durant ce jeu de tuerie relevait d'une atroce et inopportune ironie du sort. Cruel hasard qu'elle se soit interrogée sur les délices que lui procurait la délation gratuite, la minute d'avant leur rencontre : car, s'il y avait quelqu'un sur lequel elle s'était bien défoulée sadiquement pendant l'année, ce devait être Anxio.

« Mais à quoi je suis en train de penser ? Merde, merde, merde ! Ce type va me tuer ! »

Mais il ne bougeait toujours pas, et restait là à la regarder avec une expression tendue et prudente. Il braquait d'une main sur elle la lueur aveuglante de sa lampe torche, et tenait de l'autre un étrange bout de bois courbe de quelques centimètres de large, pris entre ses doigts longs et fins.

« Bizarre, ce gourdin… Ce n'est pas génial, mais il vaut mieux garder profil bas. Ne le provoque surtout pas, ne le stresse pas… Il faut qu'il garde son calme sinon tu es fichue, avec ton arme qui est encore plus pourrie que la sienne… »

C'est à ce moment là qu'elle se souvint qu'il lui avait posé une question d'usage. Clignant des yeux et détournant la tête, elle répondit du ton le plus neutre possible :

« Heu, là, je suis, heu… Plus ou moins en train de me cacher… »

Anxio eut un imperceptible haussement de sourcils, et resta sur sa position.

« Oui, c'est encore ce qu'il y a de mieux à faire, hein ? Moi aussi je cherchais un endroit où me cacher… C'est surprenant de te retrouver ici… »

Elle reprit confiance en elle. Il y avait dans les paroles d'Anxio comme un code tacite qui semblait lui signifier : « J'accepte de communiquer avec toi, mais ne bouge pas. »

« Heu… C'est ma zone de départ, en fait, et… Comment ça se fait que tu sois arrivé là ?

J'ai atterri au milieu d'un grand terrain de foot… J'étais beaucoup trop à découvert, donc je me suis déplacé pour trouver un bâtiment mieux adapté… Je pourrais te retourner la question : qu'est-ce que tu fais là, toi ? Tu aurais pu choisir autre chose qu'un sex-shop… »

Elle jeta un bref coup d'œil autour d'elle. Il avait raison. Elle était cachée derrière le comptoir du magasin, Anxio la surveillant, le coude maintenant affalé sur la surface. Derrière eux, diverses vitrines, certaines cadenassées, d'autres non, exhibaient leur contenu obscène : godemichés, fouets, menottes, préservatifs fantaisie… Les murs étaient tapissés d'affiches explicites, quelque peu ringardes. La baie du magasin était, bien entendue, teintée de noir. Des caches rouges camouflaient la lueur des ampoules. Oui, c'est vrai, elle aurait tout de même pu trouver un autre endroit…

« Justement… J'ai, heu… Pensé que peu de gens oseraient venir ici.

Je dois dire que ça se tient… Si tu avais fait un peu moins de bruit, je ne serais pas entré… Il y a une arrière-boutique, non ?

Oui. Avec une porte de secours de l'autre côté…

Juste au cas où, hein ?

Ouais. Juste au cas où… »

Ils restèrent un long moment à se regarder avec des airs calculateurs. Elle était hypnotisée par son expression apathique, qui l'empêchait de deviner ses pensées : elle l'examinait si profondément qu'elle distinguait toutes les pores de sa peau. Personne ne bougeait : elle pouvait entendre les plis de ses vêtements se froisser, ses cheveux onduler… Et toujours cette tension, l'impression d'avoir cette croix métallique planté en plein l'abdomen…

Ce fut lui qui brisa ce silence.

« Est-ce que tu te fâcherais si je te demandais de rester ici ? D'après ce que j'ai calculé, ceux qui ont décidé de jouer le jeu pourraient déjà être là à l'heure qu'il est… J'ai besoin d'une cachette sûre, et vite.

Oh, non, non, bien sûr ! Tu peux venir, mais, heu… Essaye de ne pas trop faire de bruit !

Merci beaucoup. »

Il éteignit sa lampe torche et se faufila derrière le comptoir. Elle put l'entendre poser délicatement ses deux sacs avant de s'asseoir à côté d'elle. Ils étaient maintenant dans une demi pénombre. Elle inspira profondément.

« Dieu merci… Je suis tombé sur un mec à peu près raisonnable… Quel soulagement… »

C'était un grand soulagement, en effet. Elle n'aurait pas su dire ce qu'elle ressentait (tout semblait aller beaucoup trop vite pour qu'elle puisse mettre des mots sur ses impressions), mais une chose était sûre : elle venait d'éviter un grand danger. Elle lui jeta un coup d'œil : il ne disait pas un mot et ne la regardait pas, apparemment dans la même situation.

« Très bien. Garde ton sang-froid, mec, c'est tout à fait dans mes intérêts et dans les tiens… »

Il paraissait résolu à passer la nuit ainsi. Parfait. Un garçon bien raisonnable, tout à fait. Et pourtant, elle l'aurait plutôt cru susceptible d'éclater en furie et de la battre à mort, animé de volontés de vengeance… Il y avait de quoi, vu ce qu'elle avait fait…

« Pff… Si ça se trouve, il ne le sait même pas. Le monde ne tourne pas autour de ce que je dis, hein ? Quel intérêt y aurait-il à répéter ce que je dis, surtout quand c'est mal intentionné ? Aucun. Personne ne le communiquera, et surtout pas à ceux à qui ça fait de la peine… Ca prouve bien que je ne faisais rien de mal ! Oui, exactement, il n'en a pas la moindre idée, il ne sait pas combien je me suis défoulée sur lui, maintenant j'en suis sûre… Mais comment j'ai pu le croire capable de m'attaquer ! Mais regarde-le ! Totalement impassible ! Quelle chiffe molle ! Aucune personnalité ! Aucune combativité ! Et il te trancherait la gorge ! La bonne blague ! On pense vraiment n'importe quoi lorsqu'on est paniqué… »

Son visage retrouva la couleur. Tout allait pour le mieux, finalement. Il n'y avait rien à redouter : il suffisait de rester conciliante et de ne pas le brusquer. Elle pourrait même tirer quelque profit de cette situation, qui sait ? Oh, oui. Oh, oui, oui, oui… L'important était de gagner sa confiance. Ca tombait bien, elle se considérait comme douée en la matière. Elle se força à sourire, sans trop de difficultés, et réussit enfin à lui adresser la parole d'une voix bienveillante.

« Je voudrais vraiment te remercier pour ce que tu viens de faire. C'est réellement gentil.

Heu, de rien. C'est que tout le monde ferait, de toute façon…

Oui, c'est vrai, mais j'insiste : ça, c'était gentil. »

Elle avait failli pouffer de rire à sa déclaration : il n'aurait jamais pu autant se tromper. Non, tout le monde n'aurait pas fait ce qu'il avait accepté de faire. En fait, ce « tout le monde » n'aurait pas hésité une seule seconde et lui aurait défoncé le crâne d'une balle de revolver. Tout le monde aurait fait ça, sauf un certain imbécile. Et cet imbécile, par un heureux hasard, se retrouvait assis à cinq centimètres d'elle. Quelle petite vernie elle était, une vraie veine de cocue… Et il n'y avait aucun doute : elle faisait partie de ce « tout le monde, » contrairement à Anxio, qui risquait de ne pas faire long feu dans ce jeu avec ses grands principes… Mais c'était ce qu'on appelait la « sélection naturelle, » n'est-ce pas ? La jungle, le jeu, le lycée et sa lutte effrénée pour la popularité… Tout fonctionnait de la même façon : les plus talentueux écrasent les plus médiocres. Toute sa vie, elle s'était résolue à atteindre le talent.

Elle aurait pu lui dire que non, peu de gens aurait eu le courage de ne pas céder à leurs instincts de meurtre, et que c'est justement là que résidait son soi-disant mérite, mais elle préférait ne même pas lui laisser envisager la possibilité d'être agressif envers elle : mieux valait lui faire croire que son attitude s'inscrivait dans la marche naturelle du monde…

« C'est presque trop facile… Je vais bien m'amuser avec toi, mon crétin adoré, je vais bien m'amuser, sois-en sûr… Et ça ne fait que commencer ! »

Elle le fixa, les yeux dans les yeux, se retenant d'éclater de rire alors qu'elle prononçait :

« Je savais tout de suite que tu ferais ce qu'il y avait de bon à faire… Tu n'es pas comme les autres mecs, tu… Tu vaux mieux que ce qu'on nous dit de faire. Je le sais. Ce que tu viens de faire, c'était vraiment… Mignon. En fait, tu es assez mignon, aussi. Hi hi ! »

Ilione avait dit un jour, alors qu'elles discutaient de tout et de n'importe quoi, que la seule façon d'humilier un mec en face de soi n'était pas de le plaquer, mais bien de le faire rougir. Virginie n'avait pas vraiment prêté attention à cet aphorisme, pensant qu'elle n'avait voulu que faire de l'esprit et que le contraire eût été aussi vrai. Néanmoins, elle n'avait jamais fait réellement rougir quelqu'un, et ce qu'elle avait devant les yeux prouvait les dires de son modèle. Anxio avait rougi comme un prisonnier de Guantanamo chauffé à blanc. Et, dans son esprit expérimental, voir cet imbécile rougir de confusion dans un tel océan d'hypocrisie était un plaisir strictement IMPAYABLE.

« Hé ! Ne te fâche pas ! Je t'ai vexé ? »

Anxio marmonna un « non » bafouillé en essayant de ne pas montrer sa gêne. Elle jubilait.

« Qui aurait cru qu'il possédait un tel potentiel comique ? »

Anxio Hellespont… Elle était en train de draguer Anxio Hellespont, et il rougissait, ce con ! Il rougissait ! S'il avait su toutes les horreurs qu'elle avait pu proférer sur son compte durant l'année ! Il faut dire qu'il le méritait…

« Bienvenue au Foufoune Girls Circus, avec, pour notre premier numéro, Virginie Peussy Maigonne la grande dresseuse et sa galerie des monstres ! Avec notre attraction favorite, Anxio ! Regardez-moi cette horreur ! Regardez-moi ce petit corps famélique, cette taille de femmelette, ces bras de phasme, ce torse pliant ! Venez admirez cette tête de dégénéré au front large, aux yeux myope et éreintés, à la bouche pincée, aux yeux de porcelets ! Et matez-moi cette tignasse de tifs en bataille qui partent dans tous les sens ! Un véritable plumeau ! Oui ! Venez donc approcher Anxio le plumeau mutant, il ne mord pas ! »

C'était vrai. Quel mal y avait-il eu à se foutre de sa gueule, lui en particulier ? Dieu, il ETAIT laid, il n'allait pas se plaindre de ce qu'on dise la vérité, non plus ! Avec un caractère de chien, comme si ça ne suffisait pas… Avait-il déjà entendu parler de « communication » ? Il avait une bonne tête d'asocial… Une gueule de Serial Killer, des manières de Serial Killer, mais il ne faut pas se fier aux apparences : il était bien trop lâche, idiot et médiocre pour avoir crainte de quoi que ce soit chez lui. Elle s'était toujours demandée pourquoi cette petite coincée de Somna le détestait autant… Elle comprenait les motifs de sa répulsion, mais elle cherchait tout de même à le descendre chaque fois que l'occasion se présentait, ce qui ne faisait qu'accroître la place de cet imbécile dans son existence, alors que la logique eut voulu qu'elle l'évitât soigneusement pour empêcher tout contact qu'elle répugnait. Ce devait être épidermique : certaines personnes ont décidément grand besoin d'éliminer… Bah.

« Mon petit numéro a été un grand succès jusque là… Tu as été un partenaire formidable, Anxio, formidable, vraiment… Mais ce soir, je crains de devoir faire ma dernière représentation… Ce sera plus grandiose que tout ce que tu as vu jusque là… Mais il va falloir qu'un de nous deux quitte la scène… Je vais te faire le grand numéro des Feux de l'Amour, tu vas adorer, tu verras… Et quand le spectacle sera fini, je règlerai ça discrètement… »

L'évidence l'avait traversée progressivement : elle DEVAIT le tuer. Elle devait le tuer, parce qu'il le méritait, et qu'il était grand temps qu'il obtienne enfin ce qu'il méritait vraiment. Elle devait le tuer, parce que c'était le jeu, et qu'elle ne pouvait pas se permettre de le laisser en vie par pitié pour son imbécillité en continuant à se foutre de lui. Elle devait le tuer, parce que ce serait le premier d'une grande série. Elle devait le tuer enfin parce que ce serait un bon entraînement. Autant tuer Matari (ou Ilione) l'horrifiait, autant l'idée d'éliminer Anxio lui infligeait une souveraine indifférence. A ses yeux, il y avait autant de différence de valeur entre ces deux personnes, qu'entre Mère Térésa et une sauterelle. Elle avait toujours écrasé impitoyablement les moucherons qui passaient à sa portée durant la période estivale… Il n'y avait plus de grande différence. Tuer Anxio serait difficile, laborieux, mais en aucun cas irréalisable… Elle n'avait plus trop le choix, de toute façon.

« Je dois trouver un moyen, maintenant… Hum… Finalement, je suis partie dans une très bonne direction… Je vais exploiter ça, si c'est fait correctement, mon petit crétin, tu n'ouvriras plus ta grande gueule d'ici un quart d'heure… Il faut que j'aille encore plus loin avec toi… »

Au fond de sa poche, Virginie sentait le frottement aigu du fil rêche et métallique. Elle avait pensé qu'une corde à piano serait une arme particulièrement moisie, mais elle comprenait maintenant que ce n'était pas son efficacité que l'ingéniosité de son propriétaire qui était en cause. Vu ses qualifications, cette arme n'était pas trop mal à la vue de son plan. Il fallait prendre l'adversaire par surprise, en le tenant de très près, au corps à corps, et l'empêcher de trop bouger les bras en le mettant dans une position appropriée. Là, il ne restait plus qu'à enfiler, nouer, et serrer, serrer, serrer…

« Je crois que je connais exactement le bon moyen. »

Elle reprit son inspiration, et se concentra sur ses connaissances, en l'occurrence ici, sa passion pour « Opération Séduction aux Caraïbes. »

« T'es assez mystérieux, comme mec, au fait… Je me suis toujours demandé ce que tu pensais vraiment des autres… Tu penses quoi de moi, toi ? »

Il bredouilla quelque chose d'indéfinissable avant d'être capable de prononcer une phrase intelligible : il commençait déjà à perdre son sang-froid.

« Heu, c'est difficile de dire ça… On ne se connaît pas vraiment, je veux dire.

Oui. C'est un peu tard pour le faire, maintenant, hein ?

Ouais. Mais moi, je pense qu'il n'est jamais trop tard pour apprendre des autres. Tu sais, on n'a plus beaucoup de temps, tu peux dire des saloperies sur mon compte si tu en as envie, ça n'a plus trop d'importance vu que de toute façon on va… On va… On va tous… Tous…

Mourir, » fit-il en achevant sa phrase, comme elle l'avait prévu.

Il y eut une pause dans la conversation, qu'elle essaya d'exploiter pour humecter ses yeux, sans trop y arriver. Elle tenta quand même un long regard larmoyant.

« Dans cette situation, je crois que tu me dois la vérité, Anxio. »

Il n'arrivait pas à le regarder dans les yeux.

« Très bien… »

Il portait sur son visage une expression indéfinissable de culpabilité. L'imbécile.

« Je… Je t'ai toujours, heu… Méprisée, pour être honnête. J'ai toujours pensé que ton groupe de Foufoune Girls n'était qu'une grosse farce, en fait… Je veux dire, Ilione est une grosse pouffiasse à la base, mais ce qu'elle vous fait faire, c'est vraiment répugnant… Mais c'est une manipulatrice, hein ? C'est l'effet de groupe, je suppose… Donc, voilà, pour te répondre, je t'ai toujours détestée pour être une, heu… Foufoune Girl, mais j'ai toujours su que tu n'étais pas comme ça à la base… Les gens ne naissent pas cons et sadiques, ils le deviennent… Au fond de moi, je savais que ce n'était pas ta faute si tu avais contracté ces défauts… Même si tu es « mauvaise » en certains points, ça ne peut jamais être réellement de ta faute… On est toujours obligé de faire des trucs idiots si l'on veut continuer d'appartenir à un groupe… Je déteste ça ! Enfin bon, traîner avec cette conne a d'autres bons côtés, financièrement, je veux dire… Ca doit être une super opportunité de l'arnaquer pour dépenser des fortunes en fringues pour pas un rond, hein ? »

Il avait dit tout ça avec un grand sourire de sincère sympathie.

C'est à ce moment que la pensée logique de Virginie sombra de l'autre côté.

Oh. Mon. Dieu.

Il cherchait VRAIMENT à ce que ça arrive.

« Comment OSES-TU dire ça d'Ilione, espèce de petit rat à lunettes ? Comment OSES-TU dire ça de moi ? Je vais t'arracher ta petite queue et te la faire BOUFFER, sale dégénéré ! »

Elle avait une furieuse envie de lui crever les yeux avec ses ongles (c'était dans la mesure du possible, vu leur longueur), mais la protection de ses lunettes lui rappela la nécessité de garder son calme et de respecter le plan de départ.

« Merci. C'est vrai que c'est difficile à supporter certains jours… C'est une vraie pute… Toujours à raconter des horreurs sur tous les gens de la classe, c'est horrible… Même toi…

Ah ?

Je sais que ça peut te faire du mal, mais on ne peut pas dire qu'elle t'apprécie vraiment…

T'inquiètes pas… Avec cette pauvre conne de Somna toujours sur le dos, je n'ai pas grand-chose à craindre… C'est elle qui a popularisé ça, en plus.

Oui, bien sûr, mais… Si tu savais, parfois… Je me dégoûte. J'ai envie de lui dire d'arrêter, que tout ce qu'elle dit sur les autres est absolument inacceptable, mais… J'y arrive pas, parce que…

Parce que tu ne voudrais pas perdre son amitié, c'est ça ?

Ouais. Ouais, tu as parfaitement raison. C'est ça. Je ne sais pas ce que je serais capable de faire si j'étais expulsée de ce groupe. Je ne vis qu'à travers les autres.

C'est pour ça que je n'ai pas vraiment d'amis. Je suis beaucoup trop franc. »

Virginie se sentit prise d'un rire nerveux qu'elle tenta tant bien que mal de camoufler par une toux.

« Ah bon ? Ce ne serait pas plutôt parce que tu es chiant à mourir, par hasard ? »

Elle commençait à se demander si elle réussirait à tenir jusqu'au bout. Il était tellement bête.

« Oui, mais toi, au moins, tu… Tu gardes ta dignité, quoi. Moi, je ne suis qu'une lâche.

On n'est jamais aussi héroïque qu'on le voudrait, je sais… Mais je pense que ton cas est très différent de celui d'Ilione… Tu as… Tu as agi au mieux au vu des circonstances, selon ce qui te paraissait bien. Du moment que tu ne suis pas leur habitude, tu n'as rien à te reprocher. De toute façon, c'est trop tard pour regretter, maintenant.

Je t'admire vraiment pour ça… Je veux dire, pour te foutre de ce que disent les autres… Moi, je suis incapable de prendre la moindre décision… Je me range toujours à ce que disent les autres, parce que, de toute façon, ils sont forcément meilleurs que moi…

C'est drôle, j'aurais plutôt tendance à t'envier… Toi, tu peux toujours compter sur quelqu'un… Tu as toujours su qu'il y avait quelqu'un pour te protéger... On ne peut jamais se défendre seul indéfiniment… Il faut essayer de trouver…

Un juste milieu.

Oui. »

Anxio la regardait vraiment à présent : il y avait enfin une émotion dans ses yeux. Elle ne discernait pourtant que leur brillance dans cette pénombre, comme les phares d'un véhicule devant lequel elle allait se faire faucher. Elle se demandait si sa vision de l'amitié était bien celle qu'elle côtoyait : Ilione essayerait-elle vraiment de la protéger ? Bannissant cette question imbécile de son esprit, elle le dévisagea, ses yeux dans ses yeux.

« On forme vraiment un couple opposé, hein ? »

Choqué d'embarras, Anxio s'était reculé de quelques centimètres, tellement gêné qu'il commençait à se relever.

« Heu… Je ne comprends pas très bien ce que tu veux dire… Enfin… Tu es sûre que ça va ? »

Il riait nerveusement. Il commençait vraiment à perdre le contrôle. Très bien.

« Excuse-moi… C'est ce putain de jeu… J'ai tellement peur que je raconte n'importe quoi. C'était de l'humour, je ne voulais vraiment pas te vexer !

Oh, non ! Je veux dire, non, ce n'est pas ça du tout, tu ne m'as pas, heu… Vexé, j'étais juste un peu intimidé, et…

Ton imagination s'est emballée ? Je ne sais pas. C'est quoi, ta définition d'un couple ? »

Ses mains s'agitaient nerveusement. Il lui avait tourné le dos, faisant mine de s'intéresser à une des vitrines pour ne pas avoir à la regarder.

« Pourquoi tu me demandes ça ? Je voudrais plutôt ce que toi, tu voulais dire par…

C'est drôle… Quand j'étais petite, j'adorais les contes… Mais il y avait toujours un truc que je détestais… Les princes charmants. Je les haïssais à chaque fois parce qu'ils n'existaient pas. Les vrais mecs ne sont jamais comme ça… Ils donnent de faux espoirs. Pourtant, je crois encore qu'on peut trouver, sur Terre, quelque part… Deux personnes exactement faites l'une pour l'autre. Je suis sûre que ça existe. C'est ça que je voulais dire tout à l'heure… On est au milieu de cet enfer, on n'a rien en commun, on est au mauvais endroit, au mauvais moment… Et pourtant, on s'est retrouvé ensemble. Je ne crois pas au hasard. Il y a autre chose. »

Anxio referma avec une lenteur infinie la vitrine. Il mit du temps à répondre.

« J'ai encore du mal à comprendre ce que tu…

Je n'arrive pas à le dire directement… Je ne suis pas douée avec les mots. »

Il réfléchissait profondément, comme s'il cherchait un autre sens à ses paroles.

« C'est vraiment ce que je suis supposé entendre ?

Oui.

Réellement.

Oui.

Tu es cinglée.

Je sais. »

Il se retourna et revint s'asseoir à côté d'elle. Sans prévenir, il alluma sa lampe torche et la reposa entre leurs deux corps.

« Je n'étais pas sûr que tu aies bien vu ma gueule, alors j'espère que ça t'aidera. Tu la vois, maintenant ? C'est la preuve que, si tu es honnête, tu es cinglée. Je suis une sorte de troll lépreux, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué. »

« Comme quoi, connerie et lucidité ne sont pas incompatibles… » pensa-t-elle avant de ramasser ses cheveux et de passer aux choses sérieuses.

Elle prit la lampe pour l'éteindre, sa seconde main s'appuyant sur une rangée d'anneaux circulaires métalliques, rattachés au mur, qui avaient du servir à accrocher des emballages plastiques. La main d'Anxio fila immédiatement pour rallumer l'interrupteur. Virginie la prit d'autorité, profitant de la surprise. Ses doigts s'incrustèrent entre les siens, les épousant parfaitement. Elle sentait la chaleur pâle de sa peau.

« Je m'en fous, Anxio. Je crois qu'il est temps que je commence à penser par moi-même. Par moi-même, sans qu'un autre s'en charge à ma place… Et il y a une chose que je pense en ce moment, et tu es la seule personne à qui je puisse la dire… »

Il était subjugué. Avec un sourire d'empoisonneuse, Virginie sortit enfin de la poche arrière de son Jean la corde à piano, qu'elle tint fortement dans sa paume. On n'entendait plus que le bruit de leurs respirations respectives.

« Je t'aime, Anxio ! »

Il voulut répondre quelque chose. Elle ne lui en laissa pas le temps, et fonça sur cette bouche entrouverte comme un fauve sur un lémurien diabétique.

Connexion effectuée.

Virginie avait dès lors l'étrange impression d'être passée en pilote automatique. Elle connaissait son programme. Il avait été répété depuis longtemps, depuis qu'elle fréquentait les Foufoune Girls, en fait. Elle avait parlé de destinée tout à l'heure : était-ce Dieu qui avait fait en sorte qu'elle rencontre ses amies de cette façon ? Pour lui donner des armes ? Pour lui permettre de survivre une fois dans ce jeu de la mort ? C'était envisageable. Peut-être était-ce le Diable, après tout. Ou les deux ? Si elle était à la fois aidée par le Malin et le Divin, son triomphe serait inéluctable. D'autant qu'elle s'y connaissait en patins.

Elle sentait le contact de leurs lèvres et leur saveur âcre, le mélange sirupeux de leur salive, la fusion de leurs corps. Sa langue tourbillonait, plus vite, de plus en plus vite. Elle voulait le mener jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la folie destructrice. La langue de sa victime semblait d'abord s'être débattue comme un petit animal pris au piège, ce qu'elle était. Puis, lentement, elle avait commencé à épouser la sienne, adoptant son rythme et sa fantaisie. C'était le signal de l'abandon total à sa volonté.

Elle se colla à lui, l'enlançant de ses bras. Elle fermait les yeux de dégoût, pour ne pas réaliser qu'elle embrassait un museau de tanche pareil. Il n'allait pas se plaindre. Il aurait tout son plaisir avant sa mort : elle lui offrait une grande faveur. Elle continuait à faire frétiller son palais pour le déconcentrer : elle allait l'affaisser progressivement pour le forcer à se coucher, les mains bloquées derrière son dos. Elle n'aurait plus qu'à s'asseoir de tout son poids sur son torse, et l'étrangler deviendrait un jeu d'enfant.

Soudain, elle sentit son crâne dévier en arrière. Un peu surprise, elle mit un temps à se rendre compte qu'Anxio bougeait lui aussi. C'est qu'il commençait à y prendre goût, ce pervers.

« Petit dégueulasse… Finissons-en. Tu auras eu une jolie histoire avant de t'endormir. »

Elle remua dans sa main droite la corde sèche et agressive, qui lui pinçait les doigts. Elle la dénoua, prête à l'attaque, nouée comme un poing américain.

« Pas de princes charmants. Pas de fins heureuses. Surtout pas pour toi, péteux ! »

Ses doigts s'agitèrent : de vraies griffes prêtes à mordre.

« Tu étais bien mignon, Anxiounet… Mais il est temps de se coucher ! »

Son bras se libéra et s'approcha de sa carotide, comme un prélude de menace.

« Il est temps de se coucher ! L'enfant dormira bien vite ! L'enfant dormira bientôt ! »

La main d'Anxio l'effleura un instant, puis l'agrippa comme une serre. Elle faillit paniquer, mais l'étreinte se résorba presque aussitôt : il n'avait pas voulu la maîtriser.

On continue ?

« Carrément. »

Elle leva son bras, comme un signe prémonitoire de triomphe. Elle allait nouer la corde dans la seconde qui venait.

Mais plusieurs choses très différentes survinrent durant cette seconde fatidique.

Ilione subit immédiatement une étrange impression, qu'elle n'avait jusqu'alors ressentie que dans un moment bien précis : il n'y avait pas de lumière dans l'escalier qui menait dans sa chambre, à l'intérieur de son ancienne maison… Si bien que, les soirs d'hiver, lorsque la pénombre était totale, elle devait toujours monter dans un noir complet. Et, immanquablement, arrivée à la dernière marche, elle en montait toujours une de trop, croyant ne pas être arrivée au sommet. A ce moment là, son pied ne ressentait que de l'air et retombait maladroitement sur le plancher. Et, immanquablement, cet accident lui donnait l'horrible et surprenant sentiment de sombrer dans le vide, comme si un précipice s'était soudain installé à l'étage et qu'elle y tombait, jusqu'à une mort inévitable. C'était à peu près ce qui venait d'arriver.

Virginie, le poing levé, se vit atteindre le coup d'Anxio, se vit fendre l'air de sa vitesse, se vit lui nouer la corde de pendu autour du cou… Mais ce n'était que le fantôme de son propre mouvement. Elle constata avec horreur que son bras était toujours en l'air : il n'avait pas bougé de cinq centimètres. Elle n'arrivait pas à le débloquer.

« Mais qu'est-ce qui se passe… Pourquoi… »

Elle n'eut pas le temps d'y apporter grande attention.

Anxio la repoussa avec une violence retenue. Leurs langues se détachèrent.

Le sort était rompu.

« Mais… Comment… Ce n'est pas possible… Qu'est-ce que… »

Clignant les yeux de dubitation, elle entrevit quelque chose que la part logique de son esprit se refusa d'abord à admettre l'existence.

Anxio la dévisageait, les mains à plat sur ses genoux.

« Mais si ce n'est pas SON bras, qu'est-ce qui est en train de me/ »

Puis, instantanément, elle vit autre chose.

Cette autre chose lui donna immédiatement envie de hurler.

Elle avait compris que, cette fois, les choses avaient mal tourné. Elle ne savait foutrement pas comment cela avait pu arriver, mais elle était bougrement dans la merde.

Anxio plantait ses yeux dans les siens comme des poignards. Son visage s'était métamorphosé : il était traversé par une sorte de crevasse craquelante qui semblait à deux doigts de le détruire. Ses narines s'étaient dilatées. Son front s'était lardé de cinq lignes tendues et sombres. Ecarquillées, ses paupières ne laissaient voir que deux globes sanguinolents et fixes comme des pointes de flèches. Elle ne comprenait pas ce regard. Ce n'était plus celui de l'amoureux benêt qu'elle avait prédit. C'était celui d'un psychopathe en pleine possession de ses moyens, jubilant devant l'œuvre accomplie.

« C'est… C'est MOI qu'il regarde ? »

Et, lentement, imperceptiblement, d'un son presque inaudible, elle réalisa qu'il riait. Sa bouche se fendait d'un sourire immense qui lui écorchait la peau jusqu'aux oreilles, jusqu'à la douleur. Ses dents s'agitaient comme des lames de rasoirs, et il riait. Il riait.

« Tu es tombée dans mon piège, pauvre pute ! »

Elle pensa un instant qu'il ne s'agissait que d'une blague trop sophistiquée pour elle.

« C'est ce qu'on appelle l'arroseuse arrosée… »

Elle commençait à comprendre, mais elle avait trop peur de ses conclusions.

« La vitrine… Il a pris quelque chose dans la vit/ »

Terrorisée, elle tourna la tête pour examiner son poing resté coincé en l'air.

Son regard porta sur un des anneaux d'acier inséré dans le mur.

Son poing y était lié par une force mystérieuse.

Et entre son bras et cet anneau, il y avait un objet qu'elle avait déjà vu quelque part.

Les dents de ses serres raclant son poignet, elle reconnut une menotte.

« Tu avais raison, Virginie. Se cacher dans un sex-shop, quelle brillante idée ! »

C'est à ce moment précis qu'elle ne put plus s'empêcher d'hurler.

Anxio, lui, riait toujours.

« Anxio, pourq/ »

Virginie sentit son visage percuté par une sorte de brique… Il venait de lui mettre son pied en pleine poire. Instantanément, la douleur la frappa comme un coup de fouet. Elle retomba, déséquilibrée, figée, impuissante. Puis l'effet se fit plus pervers… Elle sentait son nez cassé, ses os se craquer, les bleus se former… Il n'y était pas allé de main morte. Elle avait si mal qu'elle était incapable de bouger la moindre partie de son corps. Elle tenta néanmoins de porter sa main gauche à son nez pour enrayer l'écoulement du sang chaud et âcre, mais Anxio en profita immédiatement pour l'attacher au mur avec une autre paire de menottes. Elle n'avait même pas lutté. Même pas essayé. Peut-être savait-elle déjà que toute résistance était inutile. Elle ne pouvait que regarder les horreurs lui tomber dessus sans pouvoir rien y faire.

« Regarde-toi, Virginie… Tu gigotes et tu brailles comme un môme… Lamentable. »

Elle eut la force de lever la tête vers lui. Elle ne voulait pas montrer sa peur, mais son regard avait l'air bovin d'une vache menée à l'hécatombe. Elle voulut dire quelque chose, mais la douleur ne le lui autorisa pas : elle manqua de cracher la bile de son estomac vide. De toute façon, il était clair qu'elle n'allait faire ni les questions, ni les réponses.

« Là, c'est le moment où tu te demandes ce qui a bien pu arriver, n'est-ce pas ? »

Elle évitait ses yeux. Elle n'avait jamais eu aussi peur. Elle n'avait jamais eu un tel sentiment de crainte, d'impuissance, d'infériorité. Le regard flou, elle le distinguait, debout, la surplombant de toute sa hauteur. Un aigle face à un ver. Comme si elle s'en souciait. Elle n'avait rien à perdre. Elle rassembla tout son courage pour lui lancer ce qui serait peut-être une ultime bravade :

« Tu… Tu m'as menti, Anxio. »

Celui-ci resta plusieurs secondes à la contempler, ébahi, avec une expression qui lui rappelait bizarrement celle de Luke Skywalker lors de la révélation finale de « L'Empire contre-attaque. » Puis il se mit à s'esclaffer. Pas à rire, à s'esclaffer. En se tapant sur les cuisses. Elle avait définitivement réveillé quelque chose d'inquiétant.

« Tu es IMPAYABLE, ma vieille, IMPAYABLE… Non mais attends, c'est toi qui me dis ça ? Toi ? Fidèle à toi-même jusque dans la mort, hein ? Honnêtement, je te déteste, mais là, ça mérite un 18/20 en constance… Bel exemple d'intégrité. »

Il réarrangea une mèche sur son front et s'assit devant elle, comme s'il devait lui parler de la météo plutôt que de ce qu'il allait faire d'elle.

« Tu croyais vraiment que ton ridicule petit numéro de séduction allait marcher ? Tu croyais vraiment que j'allais tomber dans le panneau ? Attention, je ne critique pas, l'idée, hein, avec un autre guignol, peut-être que ça aurait pu fonctionner, je ne dis pas. Mais que tu aies pu penser que je me laisse prendre aussi facilement, ça me vexe. J'aurais cru que tu te serais plus méfiée. Parce que, contrairement à certains, je sais ce qu'une petite pouffe hypocrite, obsédée, avinée, manipulatrice, sous-développée et dépourvue d'honneur telle que toi est capable de faire. Non, ça ne marche pas avec moi. »

Elle ne réagit même pas à ses insultes. Ce qui la choquait vraiment était qu'il avait tout su depuis le début. Il avait donc joué un rôle tout du long : il l'avait totalement manipulée à sa guise. Elle avait crue être bonne à la comédie ? C'était avant de se retrouver devant Anxio.

« Qu'est-ce qui as bien pu te passer dans la cervelle ? Je te donne un exemple afin que tu comprennes. Mettons que tu connaisses une salope qui ne manque aucune occasion de te dénigrer et de raconter des conneries sur ton compte. Puis, sans prévenir, elle se montre tout sucre tout miel avec toi. Ajoute à cela que vous êtes toutes les deux dans une situation où tous les coups sont permis pour la survie. Tu ne commencerais pas à t'interroger ? C'est ce que j'essaye de t'expliquer : je ne suis pas aussi idiot que tu voudrais bien le faire croire. Idiot quand même, mais à ce point. Quand tu as commencé ton petit jeu, j'ai réagi. Et, malheureusement pour toi, je sais ajouter deux et deux. Je n'allais pas accepter aussi facilement un élan de sympathie aussi soudain de la part de quelqu'un qui me haïssait… »

Si ses mains n'avaient pas été liées, Virginie se serait bien giflée.

« Il savait. Il savait tout depuis le début. Personne n'irait répéter ça, hein ? Personne n'irait répéter ce que tu dis, hein ? CONNASSE ! »

Furieuse, elle se décida enfin à parler. Elle n'avait plus rien à perdre !

« Ca ne change rien ! Tu m'as menti quand même !

Oui, tout comme toi, ma chérie, tout comme toi… Je n'ai jamais dit le contraire. D'ailleurs, si je te parle au lieu de t'achever tout de suite, c'est parce que je sais que tu ressens la même chose que moi, que tu comprends les mêmes choses, et que nous avons fait les mêmes actions pour les mêmes raisons… Tu n'as pas besoin de m'expliquer tes motivations pour ce petit numéro pitoyable, Virginie, je partage tes sentiments… C'est pourquoi je ne te ferai pas la morale. Mais, hélas, il y a une énorme différence entre nous. L'un de nous deux est une pauvre bécasse sans cervelle. L'autre ne l'est pas. L'un a du talent. L'autre non. Par conséquent, il n'y a pas d'alternative : que le meilleur gagne, hein ? Et cela nous ramène à la règle de ce petit jeu de guerre, hein ? Tuer ou être tué. Survie de celui qui mérite le plus. Sélection naturelle des espèces. C'est tellement évident qu'on se demande pourquoi les gens y pensent si peu dans la vraie vie, n'est-ce pas ? C'est si naturel. La Guerre est à l'homme ce que la maternité est à la femme. Je déteste citer Mussolini, mais là c'était vraiment nécessaire. J'ai vécu assez longtemps sur Terre pour savoir que l'homme est fondamentalement mauvais. Il est destructeur par nature. Oh ! Vraiment, vraiment désolé si j'ai fait une remarque machiste. Ce n'était vraiment pas mon intention. Je voulais juste dire un truc cool. Tu me pardonnes, hein ? »

Il la regarda avec un sourire monstrueux. N'attendant pas sa réponse, il rit de nouveau.

« Mon Dieu…. C'est jubilatoirement ironique. Le petit rat à lunettes est en bonne voie pour la plus haute marche du podium. Finalement, ce jeu est effectivement assez égalitaire : quand on veut, on peut. Celui qui désire le plus survivre survit, et tout le monde est content. Excuses-moi de monologuer, j'ai tendance à oublier que je ne t'aies pas encore coupée la langue… Tu en penses quoi ?

Je savais que tu n'étais qu'un petit con. Par contre, je ne savais pas que tu étais fou à lier.

Ah, oui. Maintenant que j'y pense, il y a peut-être un petit peu de ça, j'avoue. Mais je n'y fais pas très attention, car ce n'est pas très important. Ce qui compte avant tout, c'est la motivation.

Mais où tu trouves la motivation pour ça, connard ? Qu'est-ce qui peut bien passer dans ta cervelle de dégénéré pour en arriver là ?

Je suis surpris de ta question. Ce n'est pas toi qui as tenté de me séduire pour m'étrangler ?

Oui, mais… Mais… Merde ! Ce n'est pas une raison ! Toi, tu restes là à parler de ça sans rien ressentir, comme un malade ! Oui ! Tu es MALADE !

Virginie, Virginie… Je te retourne le reproche. C'est toi qui es beaucoup trop passionnée ! Tu es tellement impatiente que tu n'arrives pas à mettre de l'ordre dans tes idées… Moi, c'est le contraire, je suis naturellement calme, donc je peux discuter avec toi sereinement, quelles que soient les circonstances… Rien d'extraordinaire.

Mais tu es CINGLE ! Tu n'éprouves strictement rien !

Eh bien, ce n'est pas tout à fait exact… Tu vois, moi, je ressens la douleur, je ressens la tristesse, je ressens ce que pensent les autres, je ressens le désir de vivre, je ressens l'amour que j'éprouve pour eux… Je ressens des choses, tu as tort. »

Il colla son front au sien. Elle ressentait le rythme glacial de sa respiration.

« Mais, maintenant, demande-moi si j'en ai quoi que ce soit à foutre… »

Il revint sur sa position.

« Je m'en fous. Si je croises ma putain de mère au coin de cette rue, je ne réfléchirai pas : je supposerais qu'elle joue. Bang. Rien à foutre. C'est le jeu. Tuer ou être tué. Aucune place pour les sentiments, les émotions, la morale, la réflexion. Juste la guerre. Tout ça pour te dire que je n'accepterai pas de me faire traiter de psychopathe insensible. Je me fous de ce que je ressens. Mais le fait que je m'en foute ne signifie pas que je ne peux pas comprendre… Je comprends ce que ressentent les autres. Je te comprends, toi. »

Il passa sa main dans ses cheveux, cherchant ses mots.

« Mais certains sentiments peuvent interférer dans le jeu sans influencer la façon dont on joue… En ce moment, j'éprouve pas moins de cinq de ces sentiments. Tu veux les connaître ? »

Elle répondit ce qu'il y avait de plus intelligent à répondre : rien.

« Le premier est la haine. Le second est le désir de vengeance. Le troisième est la colère. Le quatrième, c'est l'envie d'accomplir un travail bien fait. Et le cinquième… C'est la nécessité de boucler la boucle. D'en finir définitivement avec ce qui as été commencé. »

Il se releva, cherchant à l'écraser de sa grandeur.

« Je vais te révéler quelque chose avant de mourir. Je ne t'ai absolument pas menti lorsque je t'ai affirmé que je cherchais à me cacher. En effet, je n'avais pas encore vraiment l'intention de jouer le jeu à ce stade là. J'étais délibérément neutre. Mais quand j'ai vu que le destin avait prévu de nous faire rencontrer ici, j'ai décidé de m'en remettre à toi pour connaître la bonne conduite à adopter. Si tu te comportais correctement envers moi et que tu tentais de sincèrement racheter, avant ta mort, le mal que tu m'avais fait, je déciderais que toute personne est capable de bien, te protégerais comme un allié et n'attaquerais qu'en cas de défense nécessaire. Par contre, si tu continuais à être la sale petite pute que tu avais toujours été, je déciderais que l'espèce humaine n'est qu'un ramassis de lâches et d'égoïstes… Et je jouerais le jeu selon les règles. Maintenant, après tes petites prouesses, que penses-tu que j'aie choisi ? Encore une preuve que, décidément, tu n'as aucun sens des responsabilités… Mais tu n'auras plus beaucoup de temps pour regretter tes erreurs, ne t'inquiètes pas… Je vais en finir vite, très vite. »

Il ramassa l'étrange gourdin qui lui servait d'arme.

« Je vais me battre de toutes mes forces. Je vais me battre, parce que je mérite de survivre, et parce qu'il n'y aucun choix, et donc pas à réfléchir. Je vais me battre parce que je suis fait pour me battre, beaucoup plus que la plupart d'entre vous. Et je vais me battre parce que j'ai quelques comptes à régler… Alors, si des petites pouffes comme toi ou Somna s'interposent sur mon chemin, tant mieux. Je vais m'en occuper personnellement et leur faire payer tout ce qu'ils m'ont fait payer ! Cette fois, c'est moi qui décide ! Je suis le méchant de l'histoire ! »

Virginie observait sa crise de démence en tremblant. Jusque là, elle avait écouté son monologue comme un rêve, refusant d'y croire, se persuadant que ce n'était qu'un cauchemar… Mais maintenant, il allait passer au concret. Elle était finie. Toute sa vie, elle n'avait été qu'une ratée, et elle allait mourir comme la merde qu'elle avait été, dès maintenant.

« J'ai encore ma dignité. Je ne dois pas pleurer. Je ne dois pas pleurer. Je ne dois pas pleu/ »

Un étrange bruit se fit entendre. Virginie comprit alors qu'elle s'était gourée une fois de plus. Ce n'était pas du tout un bout de bois courbé qu'Anxio avait reçu comme arme : ce n'était que l'étui. Lentement, l'arme posée près de son visage, Anxio fit glisser, avec une tendresse infinie, l'acier sourd de son katana qui brillait dans la pénombre. La lame siffla dans l'air comme un coup d'essai. L'épée à la main, il s'avança vers elle.

Elle éclata en sanglots.

« Eh, ne pleure pas… Tu n'as vraiment pas de quoi… Ce n'est qu'un mauvais moment à passer, hein ? Ca ne durera pas… Alors ne pleure pas… Tu sais, moi aussi je pleurais, avant… Avant que certaines choses changent… Tu peux comprendre ça, non ? »

Elle ne l'écoutait plus. Elle se foutait de ce qu'il pouvait bien dire. Elle se foutait de sa présence. Elle se foutait d'être dans ce jeu de merde. Elle allait mourir. Elle allait mourir et personne n'était là pour l'aider…

« Sortez-moi de là… N'importe qui, qui que vous soyez, mais par pitié, sortez-moi de là… Je… Je serais une gentille fille cette fois-ci ! Je le jure ! »

Il s'était encore rapproché. Elle se recroquevilla sur elle-même, dans une position fœtale, les bras toujours immobilisés. Ses mollets lui couvraient l'intégralité du corps. Elle pensait se protéger de toute agression extérieure, de toute lame qui pourrait atteindre son ventre…

« Ca devait finir par arriver, hein ? Tu as déjà répété tout ça dans ta tête… Mais est-ce que tu y avais pensé, avant je jeu ? Est-ce que tu as déjà pensé à mourir ? Est-ce que tu t'es déjà endormi en larmes avec l'envie de ne jamais te réveiller ? De ne plus vivre dans cet univers putride ? Non, bien sûr… Pas les gens comme toi… Les connards ne comprennent pas tout ça… Ils n'apprendront jamais ! C'est pour ça que tu mérites de souffrir. Tu te verras tuer… »

Elle tremblait. Son corps n'était plus qu'une cloque flageolante et cassable comme de la porcelaine. Anxio s'assit, le sabre pointé vers son entrejambe.

« Ah ah ! Ne t'inquiètes pas, je ne vais pas te violer… Tu as déjà vu que ça ne marchait pas avec moi… Je laisse ça aux autres crétins qui voudront passer du bon temps ou tenter d'accomplir au moins un haut fait dans leur existence de merde… Moi, je suis au dessus de ça. Si je m'abaissais à ce genre de choses, cela voudrait dire que je veux essayer certaines expériences car j'ai peur de mourir… Le problème, c'est que la mort ne m'effraie pas… C'est pour ça que je vais gagner ce putain de jeu ! »

Il profita de sa distraction pour lui prendre la jambe et la forcer à la déplier, pour s'asseoir lourdement dessus. Il fit de même avec l'autre. Virginie voyait avec un désespoir croissant à quel point elle perdait toute dignité. Elle avait à peine résisté. Elle bougeait à peine ses jambes pour tenter de se dégager de son étreinte. Mais pourquoi faire ? Il n'y avait plus le moindre espoir… Elle était bloquée, dans tous les sens du terme, dans la position la plus humiliante qu'elle ait put imaginer. Ses bras pendus au mur, les poignets écorchés par l'acier des menottes, les articulations tendues jusqu'à la torture, son torse chétif, squelettique, vidé de toute force par le début de son anorexie, à la merci de toute agression, sans défense, ses jambes, réduits à deux tiges craquelantes, écrasées… Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était de contorsionner son ventre dans un pathétique effort, ultime dans son ridicule, et détourner la tête, fermer ses yeux, pour ne pas voir la douleur, pour ne pas voir ses yeux apathiques, pour ne pas le voir, lui… L'Ange de la Mort… L'ange déchu qui l'avait trahi… Le symbole de ses illusions destructrices, du ratage intégral qu'avait été sa petite vie étriquée…Le/

« AAAAAAAAAAAAH ! »

Le cri. L'indescriptible cri. Le hurlement bestial, incontrôlé, beuglé à l'aveuglette, jusqu'au bout de la souffrance, jusqu'à lui déchirer la gorge.

Mais d'abord la douleur. Frappée par la foudre. Toutes les cellules de son corps parcourues par un électrochoc infernal. Sentir son corps coupé en deux. Sentir la défragmentation de tous ses organes. Sentir son coeur compressé comme un citron. Sentir ses poumons éclatés comme des baudruches. Sentir sa mort. Se sentir mourir, sur l'instant. La souffrance s'insinue partout. Elle est comme un océan qui envahirait son corps par ondes répétitives, comme un tsunami qui la déchiquetterait entièrement. Comme un millier de coupures.

L'intrus. C'est la faute à l'intrus. Il est là. C'est lui.

La lame lui a traversé le corps. Elle la sent juste au dessus de son nombril, elle la sent sortir entre ses reins. Deux bouts. Elle est tiraillée entre deux bouts qui s'unissent pour l'achever de douleur. Ses chairs, ses nerfs, ses vaisseaux, tout est coupé. Déstructuré. Elle se sent traversée par une force qui la détruit par implosion. L'équilibre est rompu. Elle s'est faite visitée par la lame. Quelque chose a éclaté au contact du tranchant. Ca crève comme un verre fracassé. Elle sent l'acide se déverser tout doucement dans son corps, comme un poison. Elle ne le sait pas encore, elle ne le saura jamais, mais c'est la rate qui a été touchée.

Puis soudain, l'épée fait marche arrière. Elle lui ressort du corps en sens inverse, arrachant ses chairs, étripant ses organes, tranchant, tranchant toujours plus. Virginie crie à nouveau, jusque qu'à ce que l'objet s'en aille enfin. Elle a l'étrange impression d'avoir évité la noyade. La douleur est toujours là, mais plus diffuse… L'intrus est parti, il reste un espoir.

« Plus de douleur… Pitié, plus de douleur… »

Néanmoins, elle se sent déjà détruite. Déjà ses organes semblent attirés vers le sol dans des positions incongrues. Elle sent un liquide chaud et noir couler de sa blessure jusque sur ses cuisses… Le sang est sombre, sale, saturé de caillots et de grains…

Finalement, tout ça ressemble tellement à la première fois… La douleur… Ce sentiment d'intrusion… Cette déchirure ressentie dans son corps… Et le sang… Mais la souffrance qu'elle endure n'a rien à voir…

Anxio n'a pas dit la vérité. Il la viole.

« Même si le viol doit être infiniment moins horrible que ça… »

Elle est vidée de ses forces. L'haleine triomphante d'Anxio l'entête.

« Ca fait mal ? Oui, je vois que tu as mal… Mais les gens comme moi, songe qu'ils ont à subir ça dix heures par jour au lycée, et même d'avantage, perpétuellement… Et pourtant, tu continuais à me faire souffrir… Personne ne serait assez sadique pour infliger ça aux autres… Sauf s'ils ne savent pas ce qu'est la douleur de vivre, bien sûr… J'en ai déduit que tu fais partie de cette catégorie là… C'est pour ça que je te fais souffrir… Pour que tu comprennes… Pour que tu apprennes… »

Elle sent l'épée se soulever du sol, une fois de plus.

« Non… Pas encore, je vous en supplie… Arrêtez… »

Second coup. A nouveau la douleur. A nouveau le cri. A nouveau l'intrus. A nouveau le sang. A nouveau la déchirure à la sortie. Mais pas de plaisir à la clé. Il ne s'agit plus d'accepter un mal pour un moindre. Il s'agit ici d'accepter le mal absolu.

« Ca fatigue, hein ? »

Elle tente de reprendre appui par terre. Elle sue de partout. Ses sens l'abandonnent. Ses membres sont engourdis. Non, elle est bien plus que fatiguée. Ereintée. Epuisée. Exténuée.

Vidée de son énergie vitale. De son sang.

« Regarde, tu en mets partout, vilaine petite cochonne… Mais tu n'as même plus la force de le voir, hein ? Plus la force de lutter. C'est ce qui arrive aux gens que tu harcèles… Tu les conditionnes si souvent dans ta haine qu'ils finissent par abandonner, ils n'ont plus la dignité de te faire face, de te remettre à ta place, de te rappeler la connasse que tu es ! Mais ce temps est terminé ! Je suis enfin en train de t'offrir tout ce que tu mérites : RIEN ! Même pas ta survie ! »

Troisième coup. Elle sent son estomac percé. L'acide gastrique envahit son organisme. Cette fois, la douleur est au-delà de sa perception. Elle s'évanouit.

« Oui… Dormir… Je dois dormir… Plus de douleur… C'est… Très bien… »

Mais elle sent ses cheveux agrippés par des serres d'araignées, secoués par une main invisible… La main d'Anxio. Elle le regarde enfin. Son regard n'est plus que la folie même… Sa détermination est inébranlable. Il pourrait détruire le monde s'il en avait envie.

Elle le regarde. Elle le regarde. Elle le regarde.

Elle ne pense plus : elle se résume à cette seule action.

Il la regarde aussi, avec une moue de dégoût, durant une seconde, ou une minute, ou une heure, elle est incapable de le savoir.

Enfin, plus calme, il lui demande :

« Alors, tu sais ce que c'est de souffrir, maintenant ?

Oui… »

Elle est sincère. Il la contemple un moment. Son œuvre presque achevée, il ne sait plus quoi dire.

Sans s'en rendre vraiment compte, ses lèvres épellent comme un poème :

« Qu'est-ce que tu veux de moi ?

La seule chose que tu puisses encore obtenir… Plus de souffrances. »

Elle fronce les sourcils. Elle comprend tout.

« C'est pour ça qu'il ne m'a pas tuée tout de suite… Il a fait durer ça encore et encore pour que j'implore ce qu'il veut que j'implore… Anxio… Tu auras vraiment voulu m'humilier jusqu'à mon dernier souffle… Accomplir ta vengeance jusqu'au bout… Je n'ai plus de force… Tu as réussi. »

Elle reprend ce qu'il lui reste de respiration, indifférente à la mare de son propre sang dans laquelle elle est vautrée.

« Peux-tu… Me tuer… Tout de suite… »

Pas de réponse.

Toujours le silence.

Une dernière larme coule au coin de son œil.

« S'il… Te… Plaît ?

Avec plaisir. »

Elle sent la lame implacable traverser cette fois ci sa gorge. Ses veines se déchirent. Tout devient flou. Anxio disparaît. Ses yeux s'affaissent derrière ses orbites. Elle plonge dans une nuée de blanc immaculé, qui ne tardera pas à décliner lui aussi.

Il n'y a personne ici… Personne…

Personne pour l'aider… Personne pour l'écouter, lui parler…

Elle est toute seule !

« NON ! Je vous en supplie ! Je n'ai jamais voulu vivre seule ! Je ne veux pas crever seule non plus ! »

Mais tout disparaît. Sa conscience elle-même décline.

Anxio aura en effet mené sa revanche ultime : cette fois, les rôles se sont inversés. Lui, dans la lumière de la vie, à se moquer d'elle… Elle, dans l'obscurité, effrayée… Seule… Si seule…

« Je voulais juste être un peu moins seule… »

Dans la pénombre, le corps de Virginie s'agite deux ou trois fois, s'abaisse, puis s'immobilise, noyé dans un océan de sang, violé quatre fois par la fine lame d'Anxio. Ce dernier la regarde, encore et toujours…

« Tu as pensé que c'était fini, Virginie ? Non… Pour moi, c'est loin d'être fini… Tout commence ! »

Il se relève, dégoûté par l'odeur : tous ses vêtements sont tachés de sang.

« Tu avais raison, ma vieille : le rouge, ça ne te va pas DU TOUT. »

Il restera quelques minutes à la contempler, le sabre à la main.

« Pouffiasse… Quel avenir tu avais de toute façon ? »

A plusieurs kilomètres de là, dans le QG ultra sécurisé des organisateurs du jeu, Mme. Diaphane, une cigarette à la main, observait en direct les évènements, retranscrits au moyen des micros et d'une vidéo d'assez bonne qualité que l'écran de son ordinateur attitré diffusait.

Elle s'épongea le front, et lança à ses militaires de collègues une boutade qui allait se révéler plus importante qu'elle ne le pensait par la suite.

« Une star est née. »

PREMIER JOUR DE JEU (PHASE DE PRE-JEU).

23H00.

CANDIDATS RESTANTS : 38-2.