TOME I

Le Pays des Cendres

Le quai du métro est bondé d'étudiants. Çà et là des groupes de jeunes filles vêtues d'uniformes rouges papotent et gloussent sous les regards intéressés de garçons habillés de costumes bleus. Je les regarde piailler avec entrain dans leurs jolis ensembles écarlates tirant leurs jupes vers le haut pour dévoiler un peu plus de leurs jambes et paraître plus femme. Je soupire, excédée par ce tourbillon d'hormones.

Serrée dans le même ridicule uniforme qu'elles, j'essaye de me frayer un passage jusqu'au bord du quai veillant à ne pas égarer mon cartable. Mais malgré tous mes efforts, je heurte violemment le mur, poussée par un groupe de garçons. Je me redresse et ramasse rapidement mon chapeau avant de l'enfoncer sur mon crâne pour qu'il n'en tombe plus. Balayant le couloir du regard, mes yeux tombent dans ceux, très bleus, d'un grand blond quelques mètres plus loin. Nos regards ne s'accrochent que quelques secondes avant qu'il ne soit accaparé par la bagarre dont il semble être l'un des protagonistes.

Sans perdre une seconde, je ramasse prestement mes affaires et m'éloigne avant de faire l'objet d'un nouveau mouvement de foule. À ma droite, j'entends déjà les coups de sifflets des contrôleurs qui interviennent pour mettre fin au combat. J'atteins enfin le bord du quai et dépose ma petite valise entre mes pieds pour éviter qu'elle ne tombe. Mécaniquement, je resserre ma cravate, ajuste mon chapeau et jette un coup d'œil à ma montre. Je réajuste les bords détendus de ma chemise dans ma jupe et échange quelques signes de tête polis avec d'autres filles de ma classe avant que mon regard ne soit attiré ailleurs. Quelques mètres plus loin, sur ma gauche, se trouve un soldat.

Comme moi, il semble attendre le métro, son sac fermement attaché sur les épaules et sa casquette couvrant sa chevelure poivre et sel. Tout, de son uniforme parfaitement ajusté à sa posture droite et stoïque, démontre de longues années passées dans l'armée. Je ne peux pas voir son visage, mais de là où je suis il semble avoir quarante, peut-être quarante-cinq ans. Je ressens un fort pincement au cœur. J'ai beau savoir qu'il ne peut pas être celui que je cherche, j'aimerais pourtant tellement qu'il se retourne et me fasse ce beau sourire que j'ai vu tant de fois sur les photos accrochées aux murs de la maison. Mais il ne se retourne pas, ne jette même pas un regard dans ma direction, et j'ai le cœur si lourd au fond de la poitrine.

Des cris et des exclamations derrière moi me sortent de ma contemplation, mais je n'ose pas détourner le regard. Si je me retourne pour en connaître la cause, qui sait si le soldat ne disparaîtra pas. Alors, même lorsqu'un vent violent se lève, fouettant durement mon visage et brûlant mes yeux, je ne détourne pas le regard de cet homme désespérément dos à moi. Je sens des larmes brûlantes couler sur mes joues, et alors que je n'arrive plus à garder les yeux ouverts, ma vision se brouille brutalement et la nausée me prend. J'ai l'impression de me retrouver plongée tout entière dans les souvenirs de quelqu'un d'autre. Mes poings se contractent et j'ai peur un instant de tomber sur les rails, à la merci du métro que j'entends arriver. Je titube violemment, cherchant mon équilibre.

Je suis certaine d'avoir les yeux fermés mais des flashs de lumière se succèdent dans mon champ de vision, me montrant des scènes que je ne comprends pas… Deux enfants et un homme à l'air fou discutant dans un grenier miteux, des bagues somptueuses ornées de pierres précieuses jaunes et vertes, une forêt merveilleuse parsemée de petites mares aux eaux turquoises et baignées dans une douce lumière, des ruines immenses et terrifiantes baignées dans les rayons d'un soleil rouge écarlate, une femme puissante, monstrueuse, terrifiante, des bagues parées de pierres vertes et or, un Lion majestueux, des animaux sortant de terre et parlant entre eux, un réverbère, un petit garçon assis sur le dos d'un cheval ailé, un verger plein de pommiers aux fruits argentés, la même femme si belle mais remplie de colère dévorant l'une des pommes, les bagues vertes et or, le Lion, la femme, la sorcière, le froid, la glace, la peur, une armoire et quatre enfants, une table de pierre, une violente bataille, le Lion et la sorcière, des trônes, les bagues brillant dans la lumière des flammes, les pleurs d'une femme, ses hurlements de douleur, les bagues, la sorcière, le Lion, les bagues, un garçon brun, les bagues, des pleurs, les bagues, un prince, les bagues, les bagues…les bagues…

Mon crâne menace d'imploser, écrasé par la douleur. J'ai l'impression que tout mon corps va se déchirer, mes yeux brûlent et j'ai les oreilles qui bourdonnent, mes tympans sont sur le point d'éclater, agressés par le bruit assourdissant de la sirène du métro. La douleur de mon corps ne peut pas être plus vive.

Traversée par une flèche de douleur aiguë, je tombe à genoux à la limite du quai, incapable de soutenir le poids de mon propre corps. Au prix d'un effort qui me coûte mes dernières forces, j'ouvre les yeux pour demander de l'aide, qu'on arrête ce bruit effroyable qui me déchire de l'intérieur. Mais le quai, si bondé il y a quelques instants, est totalement vide. Il ne reste que le métro qui passe, bien trop rapidement, devant mes yeux baignés de larmes.

Terrifiée et au bord de l'évanouissement, j'essaie de me relever sans me prendre les pieds dans ma valise. Je veux remonter à la surface et quitter cet endroit maudit. Il faut que je quitte ce quai, maintenant.

Mais alors que je tente péniblement de m'élancer dans la direction des escaliers, j'aperçois un mouvement à ma droite et sent une main qui heurte mon dos. Je n'ai le temps ni de me détourner, ni d'esquiver le coup, que des morceaux de carrelage décollés du mur me percutent violemment, me faisant basculer droit sur les rails du métro. Durant les quelques secondes qui précèdent ce que je devine être ma mort, je ne parviens qu'à sentir l'odeur de mon propre sang et la sensation incompréhensible du sable humide contre ma joue.

Alors, je sombre.