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Le Premier Homme
Dès que l'aube pointe enfin, je quitte sans regret cet endroit. Fermement appuyée sur mon bâton de marche, mon baluchon bien en main, je ne m'attarde pas une minute de plus. Il faut absolument que je m'éloigne de cet endroit le plus vite possible. Plus que tout, je veux m'éloigner du souvenir de cette monstrueuse créature. J'ai encore son odeur, le bruit de ses pas, sa lourde respiration si profondément imprimés dans mon esprit, que durant toute la matinée je regarde régulièrement derrière moi pour m'assurer de ne pas être suivie.
Lorsque je me résigne enfin à m'arrêter, à bout de force, le soleil est à son point culminant. Mon cerveau, lui, ne s'arrête pas pour autant de ressasser encore et encore les événements de la nuit dernière. Chaque image, chaque bruit, chaque odeur me crient encore et encore le même mot : Minotaure*.
La chose que j'ai vu cette nuit, avec autant d'ombres et à la fois autant de détails est un Minotaure. La créature des contes et légendes que l'on nous enseigne à l'école. Comme dans le Labyrinthe et le fil d'Ariane**. Une créature mystique, mythologique, qui ne peut pas exister, mais qui cette nuit se trouvait à moins d'un mètre de moi.
Je n'ai pas de fièvre, et même si ma blessure à la tête n'est pas guérie, elle ne me procure au pire que des étourdissements. Je n'ai pas pu halluciner ce que j'ai vu, c'était forcément réel. Mais ça ne peut pas l'être. Alors que j'avale aussi rapidement que possible mon repas du midi, j'ai la déroutante impression de sentir mon esprit se scinder en deux parties distinctes : ce que je sais et ce que j'ai vu.
Mais plus encore, je suis sûre qu'il n'y a pas de Minotaure en Angleterre, ni même nulle part ailleurs dans le monde. Ce que cela implique est beaucoup trop énorme pour que mon esprit épuisé, en surchauffe et paranoïaque, ne puisse dresser un constat logique sur la raison de la présence ou même de l'existence des Minotaures. Et toutes les autres créatures légendaires, les dragons, les sirènes, les vampires ? Relèvent-ils toujours du mythe ou bien de la réalité ?
Toute la peur, la fatigue, la faim cumulée durant ces derniers jours, m'écrasent... Je sens que je vais craquer. Tout ceci ne peut être réel. Je suis peut-être morte ou grièvement blessée et la morphine et l'anesthésiant que me donnent les médecins me font imaginer toute cette étrange aventure. Rien de tout cela ne peut être réel. C'est impossible !
Au bord de la crise de nerf, je jette avec rage le trognon de ma pomme et décide de me vider l'esprit en m'attelant à une autre tâche. Je me laisse glisser jusqu'au bord de l'eau et commence à détacher les bords de mon pansement de fortune. Si je veux que la plaie reste propre, je dois la nettoyer régulièrement. Mais lorsque je finis de retirer complètement la bande, un constat bien plus réel et alarmant s'impose à moi : ma blessure est en train de s'infecter.
Après une nuit passée dans les bois et aucun soin ni médicament adapté, c'était à prévoir, mais j'avais espéré avoir de la chance. Je n'ai jamais vraiment vu de blessure infectée, mais les bords rouges et boursouflés de ma plaie ne me semblent vraiment pas de bon augure. Sans que je ne puisse rien y faire, mon cerveau imagine déjà les pires scénarios à la vue de cette jambe malade. En d'autres circonstances, j'aurais peut-être pris le temps de me calmer et d'analyser plus clairement l'état de ma jambe, mais la vision d'un pus jaunâtre s'écoulant me retourne l'estomac et me fait miroiter le spectre des infections les plus graves. En plus de devoir trouver de l'aide pour rentrer chez moi, il va falloir que je trouve un hôpital, et le plus rapidement possible.
Mécaniquement, je me nettoie les mains dans le ruisseau puis y plonge plusieurs fois la bande de tissu que je nettoie du mieux que je peux, et enfin, je passe doucement de l'eau sur la plaie en essayant de retirer un maximum de sang et de pus. J'hésite plusieurs minutes à remettre la bande de tissu mouillé sur la blessure, mais finalement je la range dans ma poche et déchire une autre large bande cette fois-ci dans le bas de ma chemise. Tout comme la veille, je l'enroule et l'attache solidement autour de ma blessure, et tandis que le tissu se teinte presque instantanément de rouge, je me relève, débordante d'inquiétude.
Je ramasse alors mes maigres affaires et reprends mon chemin, subissant un autre après-midi qui se déroule exactement de la même façon que le jour précédent, et celui encore avant, calme et silencieux. De temps en temps, je crois apercevoir un mouvement dans les fourrés, mais je finis par me résigner : seul le vent m'accompagnera dans ces bois aujourd'hui.
Les heures continuent de passer et le soleil entame bientôt sa descente vers l'ouest alors que je continue d'avancer le plus possible. L'idée de devoir dormir une nuit de plus dans ces bois et d'être de nouveau à la merci de créatures monstrueuses me pousse à marcher toujours plus, même lorsque la douleur de ma jambe devient insoutenable.
En début de soirée, le paysage autour de moi se teinte d'un joli orangé, éclairant d'une manière presque féérique les arbres et les plantes. Je me force à marquer un court arrêt au bord de la rivière pour changer la bande de tissu sur ma blessure et en profite pour avaler autant d'eau que possible, son effet coupe faim étant devenu la meilleure de mes armes contre le tiraillement de mon estomac, et avale deux pommes. Je décide finalement de ne pas m'arrêter pour dormir cette nuit. Malgré ma fatigue, ma faim et la douleur qui pulse lentement dans chacun de mes muscles, je sais pertinemment que la peur et les cauchemars me maintiendront de toute façon éveillée jusqu'au petit matin.
Alors que le soir commence à descendre sur la forêt, transformant les nuances d'orange en un gris bleuté bien plus inquiétant, je me décide à reprendre la route.
Les premières minutes sont laborieuses et je trébuche à de nombreuses reprises, mais progressivement ma vision s'adapte au changement de luminosité et il devient plus facile de s'orienter dans le noir. Comme les autres soirs, la végétation déjà bien silencieuse semble le devenir encore plus et je me raccroche désespérément au bruissement de la rivière pour ne pas sombrer dans la panique primaire qui s'enroule autour de moi comme un châle de terreur pure. Car je ne me fais pas d'illusion, dans cette forêt, l'homme est une proie et pas un prédateur.
La première partie de la nuit se déroule sans problème. La peur me maintient suffisamment réveillée et alerte, et ma démarche est assurée. Je parviens presque à me sentir en confiance l'espace de quelques instants. La lumière de la lune, qui perce doucement entre les branches, dessine suffisamment les contours de ce qui m'entoure et j'évite la majorité des obstacles sans problème. Je m'accorde quelques pauses pour boire et reposer ma jambe meurtrie en massant les contours de la plaie et les muscles de mon mollet abîmé dans l'espoir de diminuer un peu la douleur, mais plus le temps passe et moins cette technique porte ses fruits. L'ombre de la septicémie*** plane dans mon esprit et prend le pas sur ma logique et mes connaissances. Peut-être que je pourrais perdre ma jambe, ou pire, mourir d'une infection.
Le plus rapidement possible, je chasse ces idées sombres de mon esprit. J'ai décidé de ne pas me laisser abattre et envisager ma propre mort ou l'amputation de l'un de mes membres ne fait pas partie de ce que j'appelle « la pensée positive ». Alors, je me remets en marche, appuyée sur mon bâton, mon baluchon en bandoulière.
Mes cheveux blonds, sont secs et emmêlés comme un nid d'oiseau sur le haut de mon crâne. Ma peau blanche doit avoir un aspect maladif et mes joues me semblent creusées par la fatigue et la mal-nutrition. Mon petit séjour en forêt couplé au stress intense qui refuse de me quitter jouent sur mon métabolisme. Ma jupe taillée sur mesure me tombe presque sur les hanches et mes chaussettes peinent à tenir sur mes chevilles. Je dois vraiment être effrayante un peu comme une sauvage, ou la rescapée d'un crash ayant survécu jusqu'à l'arrivée des secours.
Occupée à savoir si je dois ou non profiter de mon apparence pour faire une frayeur aux autres, je ne prête plus attention à ce qui se passe autour de moi, et un craquement dans mon dos me fait violemment sursauter. Je me retourne aussi vite que ma jambe me le permet à la recherche de l'origine de ce bruit, mais ne tombe que sur l'obscurité la plus profonde. Dans un mouvement rapide mais silencieux, je m'accroupis le plus près possible du sol.
Contrairement à la nuit précédente, je suis cette fois totalement à découvert et il n'y a autour de moi aucun endroit où me cacher. La peur forme rapidement une brique compacte qui vient s'écraser dans le creux de mon estomac. Je ne dois pas céder à la panique. De l'autre côté du petit ruisseau, la forêt s'étend jusqu'à une petite colline arborée dont je n'arrive pas à distinguer le sommet. Mais je n'ai aucun doute, c'est bien de là que vient le bruit. Tout doucement, je me rapproche centimètre par centimètre de l'arbre le plus proche et me dissimule derrière.
Alors que je m'attends à voir débarquer comme la nuit dernière un Minotaure, je suis sidérée d'apercevoir en haut de la colline, juste sous le couvert des arbres, un faible halo de lumière dégagé par plusieurs torches en mouvement. Et au bout de ces torches, un groupe de créatures qui comme le Minotaure de la veille étaient encore des légendes pour moi il y a quelques jours.
Je fouille rapidement dans ma mémoire et dans mes cours de latin alors que plusieurs créatures se distinguent petit à petit dans l'ombres des torches. Un Minotaure, mais aussi des Centaures et des Faunes, plusieurs animaux sauvages marchant tous dans la même direction, menés par un nain et… un homme ?
Je suis obligée de me pincer le bras pour m'assurer que je ne suis pas plongée dans un autre de mes cauchemars. Je n'arrive pas réellement à comprendre ce que je suis en train de voir, mais cet homme... Ils sont encore loin et je n'arrive pas à distinguer les traits de son visage, mais il semble plutôt jeune, ses cheveux sont bruns et une longue épée scintille doucement, pendue le long de sa jambe. Et malgré l'obscurité qui nous entoure, il semble mystérieusement être plongé dans un halo de lumière, presque solaire qui retrace le moindre de ses mouvements, et qui m'attire si fort que je peine à rester sur place. Je n'arrive pas à mettre de mot sur la douce chaleur qui m'enveloppe et me pousse vers lui, mais elle me fait peur autant qu'elle me rassure. Je n'ai jamais vu cet homme et pourtant, je ressens un étrange sentiment de sécurité. J'essaie du mieux que je peux d'écarter cette sensation inconnue. Mais je ne semble pas être la seule à être touchée par cet étrange sentiment. L'attitude de ceux qui l'accompagnent me laisse à penser qu'ils ressentent la même chose, et je suppose alors que l'homme doit être leur chef.
La petite troupe ne semble pas se diriger vers moi, mais plutôt de là d'où je viens, suivant la pente de la colline en formation serrée. L'homme semble inquiet et concentré. Une créature que devine être un nain s'agite, une carte à la main, et semble lui indiquer plusieurs choses. Il l'écoute attentivement et hoche la tête à intervalle régulier. Mais ils sont interrompus par l'un des animaux. Il ressemble aux tigres que j'ai vu dans mes livres d'école. Pourtant, ils semblent l'écouter, ce que je ne comprends pas, vu que les animaux ne parlent pas... Et brusquement, ils tournent tous la tête à l'unisson pour regarder dans ma direction.
Toute occupée par mes observations, je ne m'étais pas aperçue que l'arbre ne me dissimulait plus, et c'est prise de panique que je sens le regard de l'homme plonger directement dans le mien. Le reste du groupe poursuit sa route à l'exception du tigre, du nain et de l'homme qui ne bougent toujours pas. Mes jambes ne cessent de trembler et je voudrais fuir le plus loin possible, mais je n'arrive pas à décrocher mon regard de celui de l'homme. Un nom me brûle les lèvres, mais je le retiens, ça ne peut pas être le sien. De longues secondes passent et je sens que le nain presse l'homme de prendre une décision.
Je profite du fait qu'il détourne son regard du mien quelques instants pour chercher mon bâton et mon sac de pommes. Mais ils sont au bord de la rivière, bien trop loin pour que je tente de les récupérer. Je lève de nouveau les yeux vers la colline et constate que le reste de la troupe a disparu. Mais l'homme lui, me regarde à nouveau. Il semble sur le point de dire quelque chose, mais finalement secoue la tête et se tourne vers le tigre à qui il adresse quelques mots.
Mon cerveau fait soudain le vide pour laisser la place à la pire des terreurs quand je vois le tigre descendre de la colline, marchant droit dans ma direction. Tout mon corps, que je pensais cloué sur place, se remet brusquement en marche et je ne perds pas une seconde avant de m'élancer rapidement dans la forêt face à moi. Je n'essaie même pas de récupérer mes affaires, je sais à quel point les tigres sont rapides. Il me semble pourtant entendre une exclamation venant de l'homme alors que je zigzague le plus vite possible entre les arbres, mais je ne m'arrête pas. Être tuée et dévorée par un tigre ne fait clairement pas partie des projets que je me suis fixés.
Un bruit de course à quelques mètres seulement derrière moi me force à accélérer encore, tirant sur ma jambe blessée. Je sens le sang imbiber ma chaussette, mais je n'ai pas d'autre choix que de courir le plus loin et le plus longtemps possible pour espérer distancer l'animal.
Après ce qui me semble être des heures de course dans la forêt, mon corps tout entier n'est plus que souffrance. Au loin, j'aperçois quelques pâles rayons de soleil, je suis épuisée et seule la force de ma peur me maintient encore debout. Je me suis depuis bien longtemps éloignée de la rivière et du repère qu'elle constituait. Je n'ai plus d'eau, plus de nourriture et je suis à présent totalement perdue dans cette forêt sans fin. Je ne sais même plus pourquoi je cours, il est évident que le tigre a arrêté de me suivre depuis bien longtemps. J'ai les genoux et les paumes de main en sang à force de tomber et de me relever. Plusieurs fois, des branches basses ont fouetté mon visage m'arrachant des gémissements de douleur. Mes poumons sont en feu, j'ai du mal à respirer.
Une racine me fait à nouveau trébucher, mais je parviens à me maintenir debout. Il y a un moment déjà que les larmes dévalent sur mes joues, autant de peur que de douleur, et plus les minutes passent, plus ma vision s'assombrit. Je sais que je suis sur le point de m'évanouir, mais je force une dernière accélération et jette un énième regard derrière moi à la recherche du félin. Lorsque je suis sûre qu'il n'est pas derrière moi, je me retourne pour poursuivre ma course.
La branche basse que je percute avec ma tête de plein fouet ne me fait aucun cadeau. Épaisse et solide contre mon visage, le choc est si violent que j'ai l'impression que mon front et l'arrête de mon nez se brisent sous la force de l'impact. Presque immédiatement, je sens du sang chaud obstrue ma vision déjà floue, mais je n'ai pas vraiment le temps d'y réfléchir. Je ne sens plus que les épines de pin qui rentrent dans la peau blessée de mon visage avant de sombrer dans le noir total.
* Dans la mythologie grecque, le Minotaure est un monstre mi-homme et mi-taureau né des amours de Pasiphaé (épouse du roi Minos) et d'un taureau blanc envoyé par Poséidon. Mais, car Minos avait sacrifié une autre bête à la place du taureau blanc, vexé, Poséidon rendit la femme de Minos amoureuse du taureau. Dans les textes anciens, le minotaure porte aussi le nom d'Astérios, ou Astérion, du nom du roi de Crète Astérion. Situé au centre de la Crète, un labyrinthe est construit spécialement par Dédale afin que le Minotaure ne puisse s'en échapper et que nul ne découvre son existence. Tous les neuf ans, Égée, roi d'Athènes, est contraint de livrer sept garçons et sept filles au Minotaure qui se nourrira de cette chair humaine.
** Ariane, fille du roi de Crète Minos et de Pasiphaé, demi-sœur du Minotaure, fût séduite par le héros Thésée. Elle aide celui-ci à s'échapper du Labyrinthe. C'est le secours qu'elle apporte à Thésée, contre la promesse de l'épouser, qui permet à ce dernier d'obtenir la victoire sur le Minotaure. Elle lui fournit un fil qu'il déroule derrière lui afin de retrouver son chemin dans le labyrinthe. Mais, après avoir tué le Minotaure, le héros l'abandonne sur l'île de Naxos.
*** La septicémie ou sepsis est une infection provoquée par la présence de bactéries dans le sang et est diffusée dans tout l'organisme. L'infection peut commencer localement avec un couteau de cuisine, une écorchure survenue à vélo, une éraflure en jardinant et, si la plaie est mal désinfectée, ce généralisée, en particulier chez des patients dont le système immunitaire est affaibli. Les principaux symptômes de la septicémie sont la fièvre ou l'hypothermie, une respiration et rythme cardiaque accélérés et une augmentation ou diminution du nombre de globules blancs du sang. On estime que la septicémie cause chaque année environ onze millions de morts dans le monde. En 2017, elle représente un décès sur cinq.
