4

Les Quatre Cavaliers

C'est le chant des oiseaux qui me réveille. Ma tête me lance affreusement et je mets plusieurs minutes à me rappeler de l'endroit où je me trouve et comment j'y suis arrivée. Quand la douleur commence enfin à refluer, je me décide à ouvrir lentement les yeux. Le sang qui barbouille mon visage a collé mes cils sur mes joues, mais tous ces détails ne parviennent pas à me détourner des deux petits oiseaux qui chantent, joyeusement perchés sur une branche plusieurs mètres au-dessus de moi. Je n'ai jamais été très douée en ornithologie, une des passions de mon père, mais les petites plumes orangées à la base de leur cou me laissent à penser que ces deux-là sont sans doute de petits rouges-gorges.

Cette constatation simple me tire un petit sourire. C'est la première fois depuis le début de mon étrange voyage que je croise d'autres êtres vivants qui ne soient pas des créatures mythologiques terrifiantes. Je reste allongée là encore plusieurs minutes, le dos dans l'herbe, à regarder ces deux petites créatures qui gazouillent avec énergie.

Tant que je ne bouge pas, les nombreuses éraflures et entailles qui marquent ma peau ne se manifestent pas trop. De toute façon, les deux chocs que j'ai reçus à la tête semblent avoir plongé mon esprit dans un genre de brouillard cotonneux et béat.

Aussi, c'est avec toutes les peines et toute la lenteur du monde que je me résigne à m'asseoir. Distraitement, je jette un regard à ma montre, plus pour m'assurer qu'elle est toujours là que pour vérifier l'heure. Je ne m'attarde pas sur mes jambes marbrées de violet et de noir, sur mes cheveux collés à mon front ou sur le goût métallique dans ma bouche quand je passe ma langue sur mes lèvres craquelées. Il n'y a aucun doute, je fais peine à voir.

Par je ne sais quel miracle, le bandage de ma blessure au mollet a tenu bon et je me contente de le resserrer. Je n'ai pas le cœur à ajouter une inquiétude supplémentaire à la liste déjà trop longue de mes peurs en y jetant un coup d'œil. Je décide d'observer les alentours : derrière moi la forêt semble s'étendre à l'infini. Devant en revanche, je ne sais pas comment décrire ce que je vois.

A seulement trois ou quatre mètres de l'endroit où je me suis effondrée se trouve un talus haut de peut-être deux ou trois mètres. Et en haut de ce talus, je crois deviner... une route.

En soit, ce n'est pas grand-chose, mais c'est la première création humaine que je croise depuis que j'ai que j'ai atterri dans ce pays vidé de toute civilisation. Sans perdre une seconde, je cherche mon bâton de marche pour m'aider à me relever mais finis par me souvenir au bout de quelques secondes que je l'ai laissé au bord du ruisseau la nuit dernière, tout comme mon manteau et mes pommes. La faim profite de ce constat pour me frapper avec autant de force qu'un uppercut, mais rien n'arrive à me détourner de la perspective de retrouver l'humanité prochainement.

Je décide d'essayer de m'accrocher à l'arbre le plus proche et réussit à me hisser à la force des bras jusqu'à me retrouver debout. Après quelques pas chancelants je me lance enfin à l'ascension du talus.

À l'aide de mes mains, je m'accroche aux touffes d'herbe qui dépassent et pousse sur mes muscles pour me tirer, presque en rampant, sur la petite bande de terre aménagée par l'homme. Il me faut quelques secondes supplémentaires, front contre le sol pour reprendre mon souffle, et pour que les taches blanches qui brouillent ma vision disparaissent. Je suis vraiment dans un sale état. Une fois ma vue stabilisée, je me relève doucement pour inspecter les environs.

Sur des miles et des miles de chaque côté, cette route de terre s'étend à perte de vue, si loin qu'elle finit même par se fondre dans l'horizon. Mon enthousiasme s'éteint doucement alors que je comprends qu'il pourrait se passer des jours avant que je ne croise la moindre âme qui vive sur cette route de campagne. Mais Contrairement à lorsque j'étais dans la forêt, là au moins j'évolue sur une construction humaine, empruntée par des hommes plutôt régulièrement à en juger par son état. Ce n'est qu'une question de temps avant que je ne rencontre quelqu'un.

Je décide de prendre à gauche car j'estime qu'aller à droite me rapprocherait de la mer dont j'essaie au contraire de m'éloigner. Je marche pendant de longues minutes à une allure beaucoup plus lente que ces derniers jours. Sans doute parce que la semelle de ma chaussure droite s'est décrochée après seulement quelques pas, mais aussi et surtout parce que les fourmillements dans ma blessure ne cessent de s'accentuer, gagnant progressivement le reste de mon mollet, me forçant à trainer la jambe plus qu'à réellement l'utiliser.

Je finis par m'arrêter et me redresse, le front dégoulinant de sueur. A force de marcher sous le couvert des arbres, protégée par la fraîcheur de la forêt, j'ai oublié à quel point le soleil peut être un ennemi de taille dans mon périple. J'envisage de redescendre dans les bois et de longer le pied du talus quand le vent change soudainement de direction et qu'une brise chaude gorgée de poussière me frappe en plein visage, me forçant à me détourner pour protéger mes yeux et ma bouche. Mais je ne suis pas assez rapide et mes yeux me brûlent déjà. Je passe plusieurs minutes à tousser et cracher toute la poussière que j'ai avalé tout en frottant mes yeux douloureux et pleins de larmes.

Finalement, c'est la main en visière pour me protéger des rayons du soleil, que quatre petits points mouvant au loin attirent toute mon attention et me font oublier le goût désagréable de la poussière sur mes lèvres.

A peine distinguables, quatre silhouettes avancent dans ma direction à grande vitesse. Arrêtée sur le bord du chemin, il me faut plusieurs secondes pour comprendre que se sont en réalité des cavaliers, et encore plusieurs autres pour apercevoir leurs armures de métal noir. Des armures, des épées... Je sais bien que je ne suis plus en Angleterre mais néanmoins je ne connais aucun autre pays où les hommes portent encore des armures. L'idée d'être encore bien plus loin de chez moi que je ne le pensais me traverse comme un poison glacé, mais je n'ai pas le temps de m'y attarder car les quatre cavaliers sont déjà presque à ma hauteur. J'hésite un peu avant de me placer au centre de la route et d'agiter les bras avec de grands mouvements pour les obliger à s'arrête.

Et c'est ce qu'ils font. A quelques mètres de moi, les équidés ralentissent enfin et viennent m'entourer sans que leurs cavaliers n'en descendent. L'idée qu'ils puissent chercher à m'empêcher de fuir en m'entourant ainsi me traverse l'esprit mais je la chasse vite, trop heureuse de voir enfin des êtres humains. Je prends une brève seconde pour les observer plus franchement et trouver celui auquel je dois m'adresser. Trois d'entre eux sont vêtus de métal noir de la tête aux pieds et portent des casques représentant le visage d'hommes barbus* qui viennent couvrir leurs visages. J'avise rapidement leurs épées et les nombreuses autres armes blanches dont ils semblent couverts et me tourne vers le dernier.

Contrairement aux autres, il est vêtu de cuir, qu'il porte par-dessus une tunique sombre visiblement de bonne qualité. Il ne porte pas de casque et je détaille son visage. La petite quarantaine, le teint halé, des yeux sombres et des cheveux noir bouclés. Cet homme transpire l'autorité et l'épée qui pend à sa ceinture me fait penser qu'il doit sans doute être un guerrier important. Je n'ai pas le temps de réfléchir à comment expliquer ma situation qu'il prend la parole d'un ton dur et froid :

-Que faites-vous par ici demoiselle ?

Je suis surprise et intimidée par sa voix grave et autoritaire qui ne laisse aucune place à la discussion, mais je rassemble vite mes pensées et me racle la gorge.

-Je … Je m'appelle Katherine. Je me suis réveillée dans une grotte au bord de la mer il y a quatre jours et depuis je cherche rentrer chez moi.

Ses sourcils se froncent immédiatement, le regard qu'il jette aux trois autres guerriers et sa main qui glisse très lentement pour se poser sur le pommeau de son épée ne me disent rien qui vaille. Je fais un pas en arrière tout en cherchant ce que j'aurais pu dire de mal mais le cercle formé par les chevaux ne me laisse aucune échappatoire, et l'homme reprend la parole.

-Vous dites que vous êtes arrivée il y a quatre jours ?

-Oui, j'étais…je veux dire j'attendais le métro et quelque chose m'a frappé à la tête, j'ai perdu connaissance et je me suis réveillée dans cette grotte. Vous pouvez m'aider ? Je demande, confuse.

Mais de nouveau l'homme ne fait plus attention à moi et échange un autre regard avec ses hommes. J'ai la féroce impression d'être en train de manquer une information importante, et la sensation rassurante d'être entourée par d'autres êtres humains commence à s'estomper, la tension la remplaçant doucement, remontant le long de ma colonne vertébrale à mesure que les secondes s'égrènent. Alors que je m'apprête à reprendre la parole pour demander des clarifications, l'homme descend de son cheval dans un mouvement souple et s'approche de moi rapidement.

-Veuillez pardonner notre méfiance, Dame Katherine, mais les lieux ne sont pas sûrs et nous nous devons de rester prudent. Je suis le Général Glozelle**, commandant des armées du roi Miraz. C'est pour moi un honneur de rencontrer quelqu'un comme vous. Dit-il en s'inclinant vers l'avant dans une brève révérence.

Je bégaye un malheureux « enchantée », surprise pour son soudain changement d'attitude. Son regard me balaie de haut en bas comme s'il cherchait à me percer à jour. J'aimerai lui demander ce qu'il entend par « quelqu'un comme moi », mais je n'arrive pas à ouvrir la bouche, trop impressionnée par la carrure de l'homme qui me fait face. Avec mon mètre soixante-huit j'ai plutôt l'habitude de me considérer comme grande, mais ce n'est rien en comparaison à la montagne de muscles qui me fait face. Il continue de me dévisager silencieusement durant plusieurs secondes durant lesquelles je tire nerveusement sur mes doigts jusqu'à ce qu'ils finissent par craquer bruyamment. Je suis sûre que si je n'avais pas eu le visage barbouillé de terre, de sang et d'autres matières encore, le général Glozelle n'aurait aucun mal à voir mes joues rouges de gêne. J'avais presque oublié que j'étais couverte d'égratignures et de saleté, le visage creusé par la faim et la fatigue. J'essaie discrètement de passer une main dans mes cheveux pour y remettre un minimum d'ordre mais mes doigts y restent coincés et je suis obligée de tirer un coup sec pour les en sortir.

-Si vous voulez bien Dame Katherine, nous allons vous mener devant le grand roi Miraz, il pourra sans aucun doute répondre à vos nombreuses questions lâche-t-il finalement, une expression indéchiffrable toujours collée au visage.

Je suis si heureuse qu'il brise enfin le silence pesant que j'ai envie d'accepter tout de suite, quand l'idée de rencontrer son roi me paraît soudain exagéré pour une simple fille perdue dans les bois.

-Je ne pense pas que rencontrer votre roi soit vraiment nécessaire. Vous pourriez peut-être juste m'indiquer la direction à prendre ? Je tente, peu sûre de moi.

Mais le regard de l'homme se durcit immédiatement et je comprends que je n'ai pas vraiment le choix, d'accord ou non, j'irai rencontrer ce roi Miraz.

-Le roi Miraz est la seule personne dans ce royaume à pouvoir vous donner les réponses que vous attendez demoiselle Katherine. Qui plus est, au château vous serez nourrie et soignée, ce qui dans votre état ne serait pas un luxe, dit-il en se redressant de toute sa hauteur, devenant encore un peu plus inquiétant si cela est possible.

Il se décale alors d'un pas pour m'inviter à m'approcher de son cheval. Je réfléchis à toute vitesse en m'approchant de lui, pesant les pour et les contre. D'un côté le général Glozelle me semble antipathique, ne m'inspire aucune confiance, et est bien trop lourdement armé pour un pays en paix.

Mais d'un autre côté je suis seule, blessée et sans nourriture dans un pays que je ne connais pas. Si je ne les suis pas, je vais sûrement mourir de faim d'ici quelques jours. Et de toute façon, ai-je vraiment le choix ?

En suivant le fil de mes pensées, je regarde le général enfourcher sa monture et se pencher vers moi, une main tendue dans ma direction. Sans trop savoir à quoi m'attendre je la saisis et retiens difficilement un cri de surprise quand il tire violemment sur mon bras, me projetant à l'avant de son cheval. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, je suis assise en amazone sur le devant de la selle et presque écrasée contre le torse du général.

Cette position est gênante et inconfortable, les quelques pièces de métal qui ornent le plastron du général s'enfoncent douloureusement dans mes côtes et mon épaule. Aussitôt installée, le petit convoi reprend sa route au grand galop si bien que je manque de tomber plusieurs fois dans les premiers mètres. Je n'évite la chute que parce que les bras du général, placés de part et d'autre de mon corps, me servent de garde-corps, mais je dois m'accrocher fermement à la selle pour ne pas glisser. J'ai déjà fait de l'équitation quand j'étais plus jeune, un été où nous étions partis en vacances dans un cottage près d'une écurie. Le propriétaire m'avait gentiment proposé de m'apprendre à monter, et j'avais tellement apprécié que j'y étais retournée chaque jour jusqu'à la fin des vacances. Mais la chevauchée en amazone me met le corps à rude épreuve, et déjà, au bout de quelques minutes seulement, j'ai le dos en miette et les cuisses brûlantes. Autour de nous le paysage reste toujours le même, toujours cette forêt à perte de vue, sans aucune habitation à l'horizon, et ce pendant de longues et inconfortables heures. Les quatre hommes ne parlent à aucun moment, plongeant notre petite troupe dans un silence inquiétant. Le seul point positif vient du fait qu'après de nombreux kilomètres, les douleurs de mon corps et l'inconfort provoqué par les mouvements de la monture, sont amoindris par l'épuisement qui m'assomme soudain, et le reste du trajet se déroule pour moi comme une traversée dans le brouillard, bordé de lion et de créatures imaginaires.

Je ne reprends pied dans la réalité que lorsque le cheval sous moi se stoppe brutalement sa course, manquant de me projeter sur la route. Étourdie, je relève la tête et regarde autour de moi à la recherche de ce qui aurait causé notre arrêt forcé, mais je ne trouve rien.

-Nous voici arrivés à destination, ma Dame. Gronde la voix du général Glozelle derrière moi.

Je suis du regard le mouvement de son bras qui se dresse et me désigne un immense château comme je n'en ai jamais vu auparavant, baigné dans la lumière du soleil déclinant. Une monstruosité de pierres noires, perchée sur un escarpement rocheux, fait de tours et de murailles, et reliée au reste du monde par un pont levis. Un bastion de granit digne des plus grands ingénieurs médiévaux, aussi impressionnant qu'inquiétant.

Alors que je peine encore à discerner les nombreuses tourelles qui s'élèvent telles des épines vers le ciel, le général Glozelle éperonne sa monture et nous filons à nouveau. A mesure que nous approchons, le jour termine sa course et la nuit nous enveloppe de son manteau d'obscurité, si bien que nous franchissons le pont-levis dans le noir total, seulement éclairé par quelques torches éparses. Mon regard se porte sur ce qui m'entoure, découvrant de petites maisonnées de pierre accolées les unes aux autres et dont j'arrive, à travers les quelques fenêtres encore ouvertes, à distinguer les habitants.

Plus nous grimpons dans la cité et plus la végétation se fait rare, remplacée par d'immenses statues de personnages qui doivent être importants à en juger par la qualité des détails. Plusieurs fois, nous croisons des groupes de soldats sûrement en patrouille, qui s'écartent sur notre passage, non sans nous avoir lancé quelques regards intrigués, et ce n'est qu'après une longue ascension dans les rues de la ville que nous ralentissons enfin.

De l'autre côté d'un énième pont-levis, protégé par une impressionnante muraille qui m'empêche presque de voir de l'autre côté, se trouve un immense bâtiment de pierre sombre. Je poursuis mon observation tandis que nous nous engageons sur le pont et passons sous la herse aux pointes acérées, jusqu'à pénétrer dans une petite cour intérieure. Au-dessus de ma tête, péniblement éclairée par la lumière des flammes et de la lune, s'agite un étendard immense dont la couleur orange accroche mon regard tout autant que l'aigle noir aux ailes déployées*** qui y figure. Jamais auparavant, je n'avais vu pareil drapeau.

Alors que les chevaux s'arrêtent face à ce que je devine être l'écurie, c'est Le corps douloureusement courbaturé que j'attrape avec reconnaissance la main que le général me tend pour m'aider à descendre. Des palefreniers guident les montures à l'intérieur et je remarque le général en pleine discussion avec l'un des gardes postés devant le bâtiment. Au bout de quelques instants, celui-ci détale en direction du château tandis que le général me guide à travers la cour jusqu'au pieds de l'escalier qui mène au palais. Nous y attendons plusieurs minutes avant que le garde des écuries ne revienne, accompagné par quatre autres personnes : un homme et trois femmes, qui me jettent des regards curieux sans aucune discrétion tout en chuchotant trop bas pour que je puisse les entendre. Avec quelques instructions pour les trois femmes et sans plus d'explication, le général Glozelle me jette presque dans leurs bras et se dirige rapidement vers l'intérieur de la bâtisse où il disparaît sans que je n'aie pu l'interpeller.

Condamnée à suivre mes nouveaux accompagnateurs, je les laisse me guider vers une entrée différente, puis au travers de nombreux minuscules couloirs. J'ouvre plusieurs fois la bouche pour tenter de leur parler, mais leurs regards fuyants et l'empressement de leurs pas me laissent deviner qu'aucun ne répondra à mes questions.

Nous arrivons dans une petite pièce agrémentée d'une table et de quelques chaises, d'une commode munie d'un petit miroir et d'un grand baquet vide. On me fait asseoir dans un coin pendant que les trois femmes entrent et sortent de la pièce à tour de rôle pour revenir avec de grands brocs remplis d'eau chaude, qu'elles versent dans la petite baignoire dont s'échappe à présent une délicieuse vapeur brûlante, qui me donne immédiatement envie de m'y plonger.

Tandis que l'homme s'éclipse, refermant silencieusement la porte derrière lui, les trois servantes m'encerclent, tirant sur mes vêtements pour me déshabiller. J'essaie de les retenir mais leurs mouvements sont si habiles et mes vêtements dans un tel état, qu'avant même d'avoir pu protester je me retrouve nue.

-S'il vous plaît, je peux faire ça seule… je tente, affreusement gênée par ma propre nudité.

L'une d'entre elles me lance un regard glacial et je comprends qu'il vaudrait mieux la laisser faire.

-C'est notre travail que de vous assister, ma Dame, s'il vous plaît laissez-nous faire.

Vaincue, je pénètre doucement dans la bassine. L'eau me brûle la peau douloureusement et la totalité de mes plaies s'enflamme si violemment que je me mords la lèvre presque à sang pour retenir un cri de douleur. Quelques longues secondes supplémentaires me sont nécessaires pour m'asseoir entièrement, puis quelques-unes de plus pour à m'immerger. Une fois la douleur anesthésiée et les picotements disparus, je m'autorise un long soupir de plénitude, les yeux fermés et l'eau jusqu'au menton. Je n'ai pas besoin de regarder pour savoir que l'eau, quelques secondes auparavant translucides, a pris la couleur brun gris de la crasse qui me recouvrait le corps.

Je sens mes muscles se dénouer lentement, un à un. Les traînées de sang qui marquaient mon corps çà et là ne sont déjà plus qu'un mauvais souvenir, comme si rien de tout cela n'avait vraiment eu lieu. J'aimerais que cet instant dure une éternité, mais un raclement de gorge me fait soudainement reprendre pied avec la réalité. Autour de la cuve, les servantes patientent, semblant attendre quelque chose. Je mets quelques secondes à comprendre, grâce aux éponges et aux petits flacons dans leurs mains, qu'elles sont sur le point de me laver. Je me souviens de mon professeur d'histoire, nous expliquant que c'est ainsi que l'on procédait au Moyen-âge. Le Moyen-âge..., je leur adresse alors un faible mouvement de tête.

Les premiers mouvements sont doux et hésitants, mais voyant que je ne me débats pas, deviennent plus assurés. L'une d'entre elles m'arrache presque le cuir chevelu en essayant de démêler les nœuds, mais je n'ose pas protester, surtout quand elle pousse un petit cri de surprise en découvrant leur blond naturel, dissimulé sous une couche de poussière. J'avais déjà remarqué que les gens d'ici ont plutôt le teint mat et les cheveux noirs ou bruns, mais à la façon dont elle manipule à présent mes mèches avec une quasi-dévotion, je devine que les cheveux blonds ne doivent pas être monnaie courante.

Les deux autres frottent entièrement mon corps, à la recherche de la plus petite particule de saleté à éliminer, à l'exception des plaies qu'elles contournent soigneusement. Elles frottent si méticuleusement que le passage régulier de leurs grosses éponges irrite douloureusement ma peau. Après la brosse et les éponges vient le tour du gros savon verdâtre avec lequel elles me nettoient le corps et les cheveux, imprégnant ma peau d'une entêtante odeur de menthe poivrée. Puis, Une fois que je leur parais assez propre, elles me rincent alors en déversant sur moi un seau d'eau claire puis m'aident à sortir avant de m'enrouler dans un grand drap râpeux et désagréable.

En me frictionnant vigoureusement, elles arrachent certaines croûtes qui se remettent à saigner, mais dont elles ne se préoccupent pas. Aussi rapidement qu'elles m'ont débarrassée de mes vêtements, je me retrouve hors du drap à les regarder s'agiter autour de moi pour me trouver des vêtements à la bonne taille. Je vois passer plusieurs robes toujours dans les tons beiges et visiblement pas de première jeunesse. Finalement, leur choix semble s'arrêter sur une robe toute aussi beige que les autres, constituée d'un seul morceau taillé dans un tissu rêche et épais, mais qui contrairement aux autres présente au moins l'avantage relatif de n'avoir aucun trou. Une fois la robe passée, elles me nouent un une sorte de ceinture en cuir qui vient cintrer ma taille et atténue un peu l'effet « sac » de la tenue, mais pas la sensation d'inconfort. Puis elles ajoutent un gilet en laine usé jusqu'à la maille et une paire de chaussures en toile à semelles de cuir brun. Curieuse, je regarde le résultat dans le petit miroir qui surplombe la coiffeuse. Vêtue ainsi, j'ai l'air de la parfaite paysanne décrite dans les livres d'histoire. L'image est troublante, mais au moins je suis propre. Mes cheveux ont retrouvé un semblant d'ordre et même si mon visage nettoyé est toujours constellé de griffures en tout genre, je n'ai plus l'air d'une sauvageonne. Les trois servantes semblent être arrivées à la même conclusion car après m'avoir attaché les cheveux en une queue basse retenue par une lanière de cuir, elles quittent toutes les trois prestement la pièce.

Quelques minutes plus tard, l'homme qui m'avait accompagné plus tôt refait son entrée. D'un mouvement ample du bras et sans un mot, il m'indique de prendre place sur l'une des chaises de la pièce et j'obéis rapidement. Toujours silencieusement, il s'agenouille près de moi et examine attentivement chacune de mes plaies jusqu'à la plus petite égratignure, y déposant onguents et bandages avec beaucoup d'application. Alors qu'il examine ma plaie à la tête, je l'entends grincer des dents, mais la situation ne doit pas être trop grave, car il s'en désintéresse rapidement pour se pencher sur mon mollet, toujours enveloppé dans son pansement de fortune, que les servantes n'ont pas osé retirer devant mes gémissements à peine contenus.

Alors qu'il déroule d'une main experte les morceaux de tissus, je ne peux retenir un mouvement de recul qui lui fait redresser la tête pour m'adresser un rapide coup d'œil et un sourire encourageant. Il ne peut cependant pas retenir le pincement de ses lèvres lorsqu'il découvre la blessure visiblement infectée. Avec précaution, il en inspecte les contours et tapote dessus ce qui doit faire figure de désinfectant local. J'ai peur un instant que l'on doive recoudre la plaie, mais là non plus la situation ne semble finalement pas si désespérée, car une fois son nettoyage terminé, l'homme relève de nouveau la tête dans ma direction et m'adresse quelques mots. Les premiers depuis que je suis entrée dans cet étrange château.

-La plaie est sale et profonde, mais elle a déjà commencé à cicatriser par elle-même. C'est bon signe, souffle-t-il d'une voix basse et grave qui se veut rassurante.

D'un geste précis il étale sur la plaie un genre de cataplasme compact et malodorant, qui malgré son air peu engageant apaise presque immédiatement la brûlure de la plaie, puis enroule de nouveau mon mollet dans un bandage serré. L'homme que je considère désormais comme le médecin du château, ajoute quelques recommandations d'usage, mais je n'ai de toute manière pas l'intention d'aller crapahuter dans les bois avant un long moment. Avant qu'il ne passe la porte, son matériel sous le bras, je le remercie et il m'adresse un bref hochement de tête avec dans le regard un je ne sais quoi que je n'arrive pas à déterminer. De l'inquiétude mêlée de compassion, et de ce que je crois être de la peur. Je décide de tenter le tout pour le tout.

-S'il vous plaît ? Pouvez-vous me parler du roi Miraz, je dois le rencontrer toute à l'heure et je ne sais pas… mais je m'interromps devant l'air paniqué de l'homme qui vient de me soigner.

Une seconde plus tard, sans que j'aie pu finir ma phrase, le médecin a quitté la pièce et je me retrouve à nouveau seule dans la pièce.

Je suis épuisée et ne rêve que de m'allonger et de dormir pendant des jours... Mais la pièce ne compte aucun lit et je me doute que le roi doit désormais m'attendre. J'entrouvre silencieusement la porte, que je suis presque surprise de ne pas trouver verrouillée. Devant moi S'offre un immense couloir de pierre recouvert de tentures épaisses, éclairé par une rangée de torches suspendues le long des murs. Je devine à travers les fenêtres que la nuit est tombée depuis un moment déjà et que la majorité des habitants du palais doivent être couchés. Peut-être m'ont-ils oublié ? J'aimerais qu'ils m'aient oubliés, même quelques heures, le temps pour moi de faire le point sur la situation et de dormir.

Je fais quelques pas dans le couloir, sans vraiment savoir où aller. J'ai totalement oublié la route empruntée pour venir jusqu'ici et je serais bien incapable de trouver seule la sortie de ce dédale de couloirs. Peut-être que je pourrais déambuler jusqu'à trouver quelqu'un qui puisse m'indiquer une chambre et l'emplacement des cuisines du château. Je me sens de plus en plus perdue, quand une voix s'élève dans mon dos, me faisant violemment sursauter.

-Ma Dame ?

Je me retourne rapidement et tombe nez à nez avec une servante que je n'avais pas entendue approcher. Vêtue de la même tenue que celles qui m'ont donné le bain, elle tient un chandelier qui éclaire faiblement l'espace entre nous. En la regardant attentivement, je devine que nous devons avoir à peu près le même âge, ses longs cheveux noirs sont noués en une tresse, elle-même attachée en chignon. Elle a le teint olive et les yeux en amande et je ne peux que reconnaître sa beauté.

-Vous devez me suivre ma dame, le roi vous attend souffle-t-elle doucement.

Nous marchons silencieusement pendant un long moment et je ne peux qu'admirer sa capacité à se repérer et à nous guider dans l'obscurité quasi-totale. Durant le trajet, nous ne croisons personne, ce qui me paraît étrange. J'avais toujours imaginé le château d'un roi grouillant de servantes et de chevaliers, même en pleine nuit. Mais les couloirs restent désespérément vides, ne faisant qu'augmenter mon stress ; d'autant plus que je remarque qu'à mesure que nous approchons de l'endroit où doit se trouver le roi, la jolie servante est de plus en plus tendue, comme apeurée. J'aimerais lui demander ce qui l'inquiète à ce point mais je n'ose pas. Tous les gens que j'ai croisé jusqu'à présent semblaient décidés à ne pas m'adresser la parole, et je suppose qu'il doit en être de même pour elle.

À mesure que les minutes passent, ses pas se font plus pressants, rapides et j'ai du mal à la suivre avec ma jambe blessée. Elle s'arrête soudain si brusquement que je manque de la bousculer, toute concentrée à essayer de la suivre. Je m'apprête à m'excuser lorsque je remarque où nous nous trouvons.

Devant moi s'élève une gigantesque porte en bois aux motifs ouvragés, sculptés à même le battant, un véritable travail d'orfèvre. Sous mes yeux se déroulent des scènes de batailles, où des hommes affrontent des hordes de créatures mythologiques. Des créatures comme celles que j'ai vues dans la forêt. Chaque détail est si finement rapporté, si fidèle, que j'ai l'impression d'assister à une véritable guerre miniature. Non. Pas une guerre, un massacre. Car il n'y a pas de doute possible, les hommes triomphent sur les créatures.

Finalement, je me détourne de ma contemplation pour regarder la servante sans savoir quoi faire. Je ne sais pas si je dois m'annoncer moi-même ou attendre que l'on m'invite à entrer, mais je la vois lever la main vers la porte pour signaler notre présence. Cependant, son mouvement s'arrête net avant d'heurter le bois et son corps, tout comme le mien, se fige, tendue à l'extrême.

À l'intérieur de la salle où je suis censée rencontrer le roi Miraz, un cri vient de s'élever. Et pas n'importe quel cri, un hurlement déchirant, véritable gémissement de douleur, suivi de plusieurs longues plaintes d'agonie venant briser le silence.


* Tous les soldats de l'armée Temarinne possèdent le même type d'armures à savoir : une cotte de mailles surmontée par un pardessus en cuir clouté, des gants de cuir renforcés par des plaques de métal sur le dessus des mains et les doigts, un pantalon en toile épaisse, des bottes auxquelles s'ajoutent des jambières de cuir rigide et un casque en métal couvrant la totalité du crâne ainsi que le visage. Le devant du casque servant à protéger la face du soldat représente le visage d'un homme barbu, sans doute le faciès idéalisé du soldat Talmarin. En plus de son épée et en fonction de son rôle, le soldat Telmarin dispose également d'une lance, d'une arbalète ou d'un bouclier.

** Le général Glozelle est un seigneur Telmarin placé à la tête de l'armée du royaume par le roi Miraz. Lui et son cousin, le seigneur Sopespian sont des acteurs majeurs de la révolution ayant conduit à la mort du roi Caspian IX, père du prince Caspian X.

*** Le drapeau des Telmarins émigrés à Narnia est identique au drapeau du royaume de Telmar situé à l'ouest du continent. En forme d'Écu, il représente un aigle aux ailes déployées sur fond orange.