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Dans le Château d'Obscurité

Les yeux écarquillés, immobile, je fixe les lourds battants de bois qui me séparent de la salle d'audience. À ma gauche, la respiration de la servante s'est faite rapide, saccadée. Un bref coup d'œil dans sa direction me suffit à comprendre qu'elle est terrifiée, mais que contrairement à moi, elle n'est pas surprise. Elle est morte de peur parce qu'elle sait exactement ce qui se déroule derrière cette porte.

Soudain, beaucoup de choses prennent alors sens : l'absence de personnel dans les couloirs, les pas pressés de mon escorte, les regards fuyants des servantes, l'air peiné, presque désolé du médecin. Tout le monde sait ce que fait le roi, ce qui se passe derrière cette porte. Et c'est là que je suis censée me rendre, seule...

Je vois comme au ralenti la main tremblante de la servante qui reprend sa route et vient percuter la porte avec fracas. Le bruit de son poing contre le bois résonne dans le couloir comme un coup de tonnerre durant les interminables secondes qui précèdent l'ouverture de la porte. Ma panique ne fait que s'accentuer, elle me crève presque le cœur alors que je vois apparaître dans l'encadrement le visage glacial du général Glozelle.

La partie non tétanisée de mon cerveau me permet de remarquer qu'il s'est lui aussi changé, troquant ses vêtements de voyage pour une armure d'apparat composée d'une tunique crème surmontée par un plastron noir et or. Tunique qu'une éclaboussure écarlate vient entachée. Du sang. Il y a du sang dessus. Ma cage thoracique se contracte violemment, expulsant tout l'air qu'il me restait dans les poumons. Je n'entends même pas les instructions qu'il donne à la servante. Je la vois seulement s'incliner rapidement et commencer à s'éloigner d'un pas rapide, trop heureuse de pouvoir quitter cet endroit.

Quand Glozelle avance d'un pas dans ma direction, sûrement pour m'inviter à le suivre, je me retourne vers elle, désespérée. Mais elle est déjà loin et ne se retourne pas une fois vers moi. J'aimerais me mettre en colère, mais je la comprends, je crois.

Comprenant que je n'ai aucune échappatoire, je regarde le général se déplacer et m'inciter à entrer dans la salle, tout en ajustant discrètement sa tunique, sûrement pour camoufler la tache de sang. Mais c'est trop tard. J'ai vu. Je sais. Après quelques pas hésitants, je passe rapidement à côté de lui et m'arrête après la porte, cherchant des yeux un corps. Il y a forcément un corps quelque part, quelqu'un vient de mourir ici.

Mais je ne trouve rien. Rien d'autre qu'une trace visiblement humide, comme si quelqu'un avait passé la serpillière juste à cet endroit précis. En Relevant la tête, j'entrevois quelques serviteurs sortir discrètement par une petite porte située entre deux colonnes.

-Ne restez pas plantée là comme une idiote, avancez ! tonne une voix grave depuis l'autre bout de la salle, me faisant sursauter.

Assis nonchalamment sur un immense trône entièrement recouvert d'or, se tient un homme à l'allure terrifiante. La quarantaine, les cheveux noirs coupés courts et une barbe taillée en pointe qui lui donne un air intimidant. Ses yeux sombres me scrutent attentivement, semblant lire en moi comme dans un livre ouvert. Jamais encore je n'avais ressenti un tel sentiment de danger face à un autre être humain. Mais Miraz, à cet instant, me fait me sentir comme une souris face au chat qui s'apprête à la dévorer. *

Tout dans son apparence inspire la crainte. Sa tenue, faite de velours noir bordé de fils d'or et couverte de joyaux étincelants, l'épée ouvragée qui vient ceinturer sa taille, et jusqu'à la lourde couronne parée d'or et de pierres précieuses qui repose sur son front. Cet homme est le roi et nul ne doit l'ignorer. Alors que je m'avance doucement vers lui, aucun son ne vient briser le silence de la salle. Il se contente de m'étudier, ses yeux glissant sur moi comme si je n'étais qu'un vulgaire objet dont il devrait décider que faire. Je ne sais pas si je dois le regarder dans les yeux mais je suis de toute façon bien trop apeurée pour le faire.

Mon cerveau, lui, fonctionne à toute allure. Il ressasse des années de cours de géographie, cherchant en vint l'existence d'un roi nommé Miraz. Mais rien ne vient, et j'ai une fois encore la dérangeante sensation d'être beaucoup plus loin de chez moi que je ne le croyais. J'ai la boule au ventre. J'aimerai prendre la parole et poser les questions qui tiraillent mon esprit depuis près de quatre jours maintenant mais je n'ose pas et préfère patienter jusqu'à ce qu'il ne reprenne la parole.

Mais il reste muet et je suis de plus en plus mal à l'aise. Nos regards se croisent alors que je m'arrête devant lui et je peux voir que cette situation l'amuse au plus haut point. Comme si tout cela n'était qu'un jeu. Mais pour lui çà doit être le cas. Après tout, ne vient-il pas tout juste de faire exécuter un homme ? s'occuper d'une gamine comme moi devrait être une partie de plaisir. Dire que je ne sais même pas ce qu'il attend de moi. J'ai les genoux qui tremblent, et je transpire à grosses gouttes de stress mal contenu.

-On m'a dit que tu avais erré dans les bois pendant quatre jours. Tu dois être affamée. Viens partager un repas avec moi déclare-t-il soudainement comme si de rien n'était et qu'il n'avait pas passé les dernières minutes à m'observer comme si le repas c'était moi.

Mais je hoche la tête, silencieuse et obéissante, alors qu'il m'indique d'un mouvement du bras une table que je n'avais pas remarquée et que des serviteurs se hâte de dresser. Il n'y a que deux places à chaque extrémité, aussi je me dirige naturellement vers celle située près de moi, dos à la grande porte. De son côté, le roi Miraz se lève et d'une démarche prédatrice, quitte son trône d'or pour rejoindre la table et y prendre place.

Plusieurs serviteurs portant de lourds plateaux garnis de nourriture entrent à nouveau par la petite trappe que j'ai aperçue tout à l'heure. En quelques minutes à peine, la table est chargée d'assez de denrées pour nourrir un village entier, mais je suis incapable d'en prendre ne serait-ce qu'une bouchée. Je sens bien que ce n'est pas qu'un simple repas et que la moindre erreur pourrait me coûter très cher. Mon regard glisse inconsciemment vers la tâche humide encore visible de l'autre côté de la salle.

Dans mon dos, le général Glozelle n'a pas bougé, aussi immobile qu'une statue, Mais sa présence pèse sur moi comme une lourde chape de plomb. Face à moi, le roi semble s'amuser comme un fou. L'une de ses mains tient une coupe aussi dorée que le reste de cette salle, à laquelle il boit goulûment ce que je devine être du vin. De l'autre, il attrape et porte avidement à sa bouche les différents mets à sa portée. De mon côté, j'ai la gorge tellement nouée que je ne touche à rien, de peur de vomir immédiatement. En désespoir de cause, je finis par me rabattre sur un minuscule morceau de pain que je mâche lentement sous le regard implacable du roi.

Les minutes passent et la pression ne redescend pas. Je fixe intensément mon assiette pleine, attendant qu'il passe aux choses sérieuses. Je ne me fais pas d'illusions, ce sentiment d'inconfort que je ressens depuis ma rencontre avec le général ce matin n'a fait que croître jusqu'à son paroxysme et je suis certaine à présent de m'être mise dans un sacré pétrin dont je ne connais pas encore les détails.

-Tu n'as pas dit un mot. T'aurait-on coupé la langue fillette ? Souffle le roi dans un sourire railleur.

Je tressaille devant la froideur à peine dissimulée de son ton. J'ai peur de lui répondre et de commettre une erreur, mais je n'ai pas d'autre choix que d'entrer dans son jeu. C'est le seul moyen d'obtenir des réponses.

-Non, votre majesté. Je souffle d'une petite voix.

-Tu m'appelles majesté. Sais-tu qui je suis ?

De nouveau j'hésite mais je réponds :

-Vous êtes le roi Miraz.

Je ne sais pas quoi ajouter d'autre. Je me sens idiote de ne pas avoir plus d'informations, mais aucune des personnes que j'ai rencontrées n'avait l'air de vouloir me parler. Miraz semble déçu et je me tends un peu plus, consciente du danger qu'il représente.

-Sais-tu au moins où nous sommes ?

Il me regarde droit dans les yeux, perdant brusquement son intérêt pour la nourriture. Je réfléchis quelques instants à ce que je pourrais dire, mais je suis soudain convaincue que dire une idiotie pourrait sonner la fin de mon existence. Car si j'ai peu d'informations, je suis consciente d'une chose : c'est un duel mortel. Un combat que j'ai déjà perdu, mais où j'espère pouvoir encore négocier ma survie. Je ne sais pas ce que le roi Miraz a contre moi, mais à en juger par son goût prononcé pour les assassinats, ma vie ne tient qu'aux réponses que je lui donne. Tétanisée, je secoue la tête pour dire non et cache mes mains tremblantes sous la table pour ne pas lui montrer à quel point il me fait peur. Il soupire de déception et gratte négligemment sa barbe, faisant tomber au passage quelques miettes sur la table. Je retiens ma respiration.

-Nous sommes à Narnia très chère. Ou plutôt devrais-je dire, il sourit encore, ce qu'il en reste.

Je ne sais pas quelle réaction le roi attendait, mais visiblement la mienne ne lui plaît pas. Je ne connais aucun pays qui porte le nom de Narnia, pas même une région ou une ville. Pourtant, pour une raison que j'ignore, ce nom me dit quelque chose, sans que je puisse mettre le doigt dessus. Comme une impression de déjà-vu. Je suis encore plus perdue qu'il y a cinq minutes, mais Miraz n'en a pas fini avec moi.

- Encore une question très chère. Laquelle des deux reines es-tu ?

Si la situation était préoccupante, elle est à présent carrément incompréhensible.

-Une reine ? Je demande.

Je regrette presque aussitôt ma réponse en voyant la colère se dessiner sur son visage.

-Oui une reine. Ne te fais pas plus idiote que tu ne l'es. Qui de Susan la douce ou de Lucy la vaillante es-tu ?

La situation empire et je suis totalement perdue. Susan la douce ? Lucy la vaillante ? Aucun de ces noms ne m'est familier, mais Miraz a l'air certain que je suis l'une d'elle.

-Votre majesté, je m'appelle Katherine, pas Lucy ou Susan. Je souffle en me ratatinant sur ma chaise.

Et soudain, les masques tombent, me permettant de voir enfin le vrai visage du roi. Son point s'écrase sur la table, envoyant valser par terre les plateaux de nourriture et les carafes de vin. Il se lève et me fixe avec une expression de pure haine plaquée au visage. Je vois de la folie dans ses yeux, noire, compacte et dirigée contre moi. Toute cette rage qu'il était parvenu à contenir jusque-là pour essayer de me tirer les vers du nez surgit comme un raz-de-marée. La véritable personnalité du roi Miraz.

Instinctivement, je recule ma chaise pour tenter de fuir, mais une poigne d'acier m'enserre les épaules et je n'arrive pas à retenir le gémissement de peur brute qui me traverse le corps. Le général Glozelle enserre mes bras et les plaque contre les accoudoirs de la chaise. J'ai beau me débattre comme je peux, je ne fais clairement pas le poids face à ce soldat entraîné et qui plus est n'a sûrement pas volé son titre de chef des armées. Mes pieds battent le sol de la salle dans l'espoir de le faire lâcher sa prise, en vain. Bientôt, le roi me surplombe de toute sa hauteur. Les yeux écarquillés, je fixe son visage aux traits déformés par la folie, qui sous le faible éclairage de la pièce n'a plus rien d'humain.

Quand il lève la main à quelques centimètres de mon visage, je ferme les yeux, persuadée qu'il va me frapper, mais je ne sens contre ma joue que le tissu rêche d'une serviette de table qui vient essuyer avec beaucoup d'application les larmes de panique que je n'avais pas conscience d'avoir laissé échapper.

-Allons, allons, il ne faut pas se mettre dans cet état, souffle-t-il tout près de mon visage.

Si près que je sens l'odeur de vin et de sang qui émane de lui. Prudemment, j'ouvre un œil pour me rendre compte qu'il a de nouveau l'air de s'amuser comme un fou. Ma peur l'excite. Il s'en repaît.

Les mains du général sur mes bras me font mal et j'ai envie d'éloigner ma tête pour l'empêcher de me toucher, mais je n'arrive pas à bouger, tétanisée par la peur.

Patiemment, comme s'il se trouvait face à un jeune enfant, Miraz s'accroupit devant moi, les mains posées sur mes genoux recouverts par la longue robe en toile de jute. En posant les yeux sur mes mains tremblantes maintenues aux accoudoirs, il a un nouveau sourire carnassier. J'aimerai vraiment ne pas lui donner ce qu'il veut, ne pas lui montrer à quel point il me terrifie, mais c'est au-dessus de mes forces.

-S'il vous plait… Je murmure, des sanglots dans la voix.

-Hm ?

-S'il vous plaît, ne me faites pas de mal. Je termine avec un hoquet.

Il part dans un grand rire, balayant d'un geste mes supplications. Il va même jusqu'à essuyer une larme de rire imaginaire sur sa joue avant de reprendre.

-Mais enfin ! Il n'est pas question de te faire du mal très chère. Je veux simplement des réponses à mes questions, termine-t-il avec un petit quelque chose dans le regard qui me glace le sang.

-Mais je…je ne connais pas les réponses ! Je ne sais même pas où nous sommes ! Je le supplie presque.

-Je te l'ai dit, nous sommes à Narnia, et toi, tu es bien plus intelligente qu'il n'y paraît sous tes airs de petite fille perdue, me sermonne-t-il presque gentiment.

Je déglutis. Il a l'air tellement sûr de lui, certain de ce qu'il avance, que je pourrais moi-même avoir des doutes.

-Je m'appelle Katherine, je viens de Londres et je ne connais aucun lieu appelé Narnia. Je vous jure que je ne suis pas celle que vous pensez.

J'essaie vraiment de le convaincre.

-Arrête de mentir ! Hurle-t-il, en frappant violemment de ses poings mes genoux, m'arrachant un cri de surprise et de douleur. Mais je n'ai pas le temps de me reprendre qu'il poursuit. Je sais parfaitement qui tu es sale morveuse, et tu as le culot de te présenter ici, dans mon château, en prétendant ne rien savoir ?!

-Je vous jure que je ne sais rien ! Je hurle aussi, prise de panique.

La main qu'il claque sur mon visage a au moins le mérite de me faire taire. L'impact est tellement violent que ma tête tourne complètement sur le côté et que ma lèvre se fend, répandant du sang sur mes vêtements. Je ressens une vive brûlure là où sa main a frappé ma joue, accentuée à certains endroits par les bagues qu'il porte presque à chaque doigt.

Je crois que quelque chose se bloque en moi et m'empêche de prendre totalement la mesure de ce qui est en train de se passer et de ce qui reste à venir. Je me sens soudainement vide, hors de moi, sous le choc.

Il attrape de nouveau mon visage, écrasant mes joues entre ses doigts, et me force à croiser son regard. Les yeux écarquillés, barbouillés de larmes, je vois à quel point il est déterminé à obtenir ces réponses. J'arrive à voir à quel point il veut me faire mal, à quel point il hait celle qu'il croit avoir en face de lui. Je me demande pourquoi il ne me tue pas maintenant.

-Tu es bien plus coriace que je ne le pensais. Tu dois être Lucy, la reine vaillante, dit-il d'un air pensif.

Je ne relève même pas. Le contredire signifie immanquablement plus de souffrance et j'ai si peur... Tellement peur de cette souffrance que son regard sur moi semble promettre.

-On dit que tu es celle qui est le plus proche d'Aslan, le Dieu des Narniens. Je me demande s'il viendra te sauver cette fois.

Il est toujours pensif, mais je vois la flamme qui brûle dans ses yeux. Je n'ose même pas penser à ce qu'elle pourrait représenter. Mais quelques instants plus tard, trop tard, j'aperçois le couteau dont il vient de se saisir. Un couteau à viande dont la lame scintille à la lumière des torches. Miraz joue avec, marche devant moi en faisant tournoyer l'arme et en me regardant intensément. Comme s'il réfléchissait à l'endroit où enfoncer la lame. J'essaie de retenir mes sanglots du mieux que je peux, mais j'ai du mal à respirer à cause du stress, et bientôt les hoquets se succèdent, de plus en plus forts et de plus en plus rapides.

Et puis soudain, son visage s'illumine, comme s'il avait enfin trouvé la réponse à une question compliquée, et d'un pas rapide, il se dirige vers moi, couteau à la main. Je ferme les yeux. Il va me tuer, c'est sûr, et de la plus douloureuse des manières.

Je sens le métal froid qui effleure mon visage, retrace le contour de mes yeux, le tour de mes lèvres, s'attarde longuement sur l'hématome récent de ma joue.

-Il serait dommage d'abîmer un si joli minois. N'est-ce pas ? Demande-t-il d'un ton doucereux. N'est-ce pas ?

Contrainte, je hoche la tête et la pointe de la lame vient s'enfoncer dans ma joue, juste sous mon œil. Je retiens une plainte tandis que le spectacle de mon sang coulant sur la lame semble le fasciner. L'arme reprend son chemin et étale dans son sciage une traînée de liquide chaud sur mon visage.

Rapidement, son intérêt se porte ailleurs que sur mon visage terrifié. Je sens le métal glisser dans mon cou, suivre la ligne de ma carotide, remonter le long de ma trachée, griffer la base de ma nuque. Puis il passe la lame par-dessus mes vêtements, appuie un peu plus fort dans le creux de mon ventre, s'arrête entre mes seins et me pique sournoisement jusqu'à faire naître une fleur de sang sur le tissu. Puis il lui fait reprendre son chemin, gratte mes clavicules, redescend pour venir effleurer mes cuisses. Chaque mouvement, bien que dénué de douleur, fait grimper en moi une terreur sourde. J'ai de nouveau fermé les yeux, épouvantée, pour ne pas voir le plaisir sur son visage.

-Tu vas tout me dire. Tout ce que tu sais sur mon imbécile de neveu et la cohorte de bêtes de foire qui lui sert d'armée, susurre-t-il à mon oreille.

J'ouvre lentement des yeux écarquillés, et pose un regard rempli d'appréhension sur la lame désormais immobile. Je n'ai pas senti la main du général se déplacer le long de mon bras pour venir plaquer le dos de ma main bien à plat contre l'accoudoir. Au centre de ma paume, se trouve désormais la pointe du couteau déjà enfoncée de quelques millimètres, prête à la transpercer sans préavis.

Je regarde Miraz, me persuadant qu'il ne va pas vraiment faire ça, qu'il bluffe, qu'il me terrifie dans le but d'obtenir des réponses. Qu'il sait que la torture est inutile parce que je n'ai pas les réponses à ses questions. Je ne sais même pas qui est ce neveu dont il parle avec tant de haine. Je ne sais rien, rien du tout.

-Tu vas me dire où se trouve votre campement et combien de tes petits amis Narniens vous avez réussi à recruter, tonne-t-il d'une voix dure tout en appuyant un peu plus sur la lame.

-Je ne sais pas ! Je ne sais vraiment pas ! Je crie en essayant de soustraire ma main à l'emprise du couteau.

-Mauvaise réponse.

Fermement, le roi appuie sur ma main enfonçant de quelques millimètres supplémentaires le métal dans ma peau.

-Quel est votre plan d'attaque ? Qu'est-ce que Caspian compte faire ?

-Il n'y a pas de plan ! Aucun plan, je le jure !

-Ne me mens pas, assène-t-il poussant la lame un peu plus loin encore.

-Je vous en supplie ! Pitié arrêtez j'ai mal !

Les ongles de mon autre main grattent la chaise jusqu'à se fendre tandis que mes pieds battent les pavés pour essayer de m'éloigner le plus loin possible de lui. Mais je n'y arrive pas et la douleur est atroce,me donnant l'impression de perdre la tête.

-Tu n'auras aucun repos. Pas une seconde de répit. Pas avant de m'avoir dit ce que Caspian a en tête !

Son front est collé au mien alors qu'il pousse le couteau toujours plus loin. En fait, il n'attend même plus que je réponde pour enfoncer la lame. Je hurle en sentant le métal racler mes os et déchirer mes muscles. Je pense m'évanouir plusieurs fois tant la douleur est forte, mais la poigne du général Glozelle me maintient éveillée tout du long. Je pleure à chaudes larmes en répétant sans cesse que je n'ai pas les réponses à ses questions, mais il ne m'écoute plus, trop occupé à me clouer à cette maudite chaise.

Je pleure, je hurle durant ce qui me semble être des heures entières pendant qu'il trifouille la plaie avec le couteau. Je fais de mon mieux pour rester immobile et ne pas enfoncer la lame plus loin encore.

J'arrête finalement de crier, j'atteins ma limite. De toutes façons le roi me l'a fait comprendre : il finira par me tuer quand il aura fini de jouer. Un instant, je pense au garçon de la forêt sur lequel je peux enfin mettre un nom. Je me demande ce qu'il se serait passé si je n'avais pas fui, si j'avais choisi les Narniens plutôt que les hommes. La fin, aurait-elle été différente ?

Miraz semble comprendre qu'il ne tirera rien de moi. Je me dis qu'il va en finir maintenant, que je vais mourir. Je suis tellement épuisée et j'ai si mal, je n'arrive même pas à avoir peur à l'idée de ma propre mort. Je veux juste que tout ça s'arrête.

-Votre majesté ? La reine vous fait demander, intervient une voix derrière nous.

Je n'avais même pas remarqué que nous n'étions plus seuls, mais à bien y regarder, la table a été débarrassée et les plats tombés ont disparu.

Le roi se redresse, entraînant avec lui le couteau qu'il arrache de ma main et qu'il vient jeter sur la table. Du coin de l'œil, je le vois s'étirer comme un chat et essuyer ses mains tâchées de mon sang sur une serviette apportée par un serviteur. Lentement, le général Glozelle lâche mes bras et se recule de quelques pas pour s'assurer que je ne tente pas de fuir, mais j'ai à peine la force de ramener ma main blessée contre moi.

L'homme qui a parlé reprend la parole, mais je ne l'écoute pas, retranchée dans mon propre esprit. Les trois hommes échangent quelques minutes puis j'entends le bruit d'une porte qui claque et nous sommes de nouveau seuls. Mais pas pour longtemps, car le roi fait appeler deux gardes qui ne tardent pas à se présenter.

Je ne bronche pas quand ils me soulèvent par les bras et qu'ils me traînent sans ménagement vers la porte en s'arrêtant face au roi et au général. Ce dernier a l'air troublé, hésitant et ne tarde d'ailleurs pas à l'exprimer.

-Votre Altesse, que faisons-nous d'elle ?

-Emmenez-la aux cachots, déclare le roi d'un air ennuyé. Nous n'avons pas eu de réponses aujourd'hui, mais ce n'est pas très grave.

Il se rapproche lors lentement de mon visage et plus précisément de mon oreille, pour déclarer sur un ton amical, presque de confidence.

-Nous avons tout notre temps.

Un long frisson m'agite la colonne vertébrale et je fais de mon mieux pour retenir toute réaction. Mais je dois me trahir, car son sourire s'agrandit un peu plus alors qu'il se recule et sort de la salle sans se retourner.

Le général adresse un bref signe de tête aux deux gardes qui me traînent à travers les couloirs plongés dans l'obscurité. Je ne marche même pas, je me contente de les laisser me traîner. Je n'ai plus de force et ma main me brûle terriblement.

Plus nous avançons et plus les couloirs rapetissent. Ils me tirent dans un escalier qui me semble infini et s'enfoncent dans les entrailles de la terre pour finalement s'arrêter devant une porte en bois dotée d'un énorme verrou.

Sans ménagement, ils me poussent à l'intérieur et je tombe, incapable de me repérer dans l'obscurité la plus totale. Je lâche un cri quand ma main blessée entre en contact avec ce que je devine être de la paille.

Utilisant mes dernières forces, je rampe jusqu'au mur le plus éloigné de la porte et me recroqueville sur moi-même en espérant trouver un peu de chaleur. Là, enfin seule, entourée par la douleur et les ténèbres, je me laisse aller à pleurer. Les larmes roulent sur mes joues à mesure que je prends réellement conscience de ce qui vient de m'arriver et de ce qui je le sais arrivera encore. Toute seule dans la nuit, j'aimerais tellement que Narnia ne soit qu'un rêve...


* Né en 2263 Miraz est le fils cadet du roi Caspian VIII, le petit frère de Caspian IX et l'oncle du prince Caspian X. En 2280 à la mort du roi Caspian VIII, son grand frère Caspian IX monte sur le trône. Après la naissance de son neveu, Miraz perd sa place dans l'ordre de succession au trône. Jaloux et assoiffé de pouvoir, en 2290 il fomente un régicide et assassine son frère. La femme de Caspian IX et mère de Caspian X assure quelque temps la régence avant d'elle aussi décéder laissant la place de régent du royaume à Miraz qui s'autoproclame roi de Narnia. De 2290 à 2303, Miraz gouverne le pays tout en gardant à ses côtés son neveu en attendant d'avoir lui aussi successeur légitime. A la naissance de celui-ci en 2303, Miraz tente donc logiquement d'assassiner le prince Caspian X devenu inutile et gênant déclenchant ainsi les évènements du tome cinq des Chroniques de Narnia : Le Prince Caspian.


Les choses sérieuses commencent pour Katherine et les prochains chapitres s'annoncent très sombres… Qu'avez-vous pensé de Miraz ? Dans les films il est montré comme un homme arrogant et cruel mais je trouvais que l'on ne soulignait pas assez l'aspect dictateur solitaire de sa personnalité. Durant sa période de règne il a typiquement éliminé toutes les personnes pouvant s'opposer à lui jusqu'à ne garder qu'un cercle très réduit de fidèles obéissants. C'est un sadique paranoïaque, violent et déséquilibré qui ne se fie à personne et considère même ses proches comme des traîtres potentiels. Qui plus est, sa psychose autour du soulèvement de Caspian et des Narniens le ronge petit à petit, le laissant en proie à la folie. Mais peut-être avez-vous un autre point de vue ? J'aimerai beaucoup connaitre votre avis à ce sujet !