Le Tyran Fou

Je suis consciente lorsqu'ils viennent me chercher. La joue posée sur le sol pour profiter du froid anesthésiant de la pierre contre mon cou contusionné, j'ouvre à peine les yeux pour voir la porte bouger. Je suis vaguement surprise, les soldats n'étaient pas revenus depuis notre dernière incartade, il y a un peu plus d'une semaine selon le professeur.

Vaincue d'avance, je referme les yeux, prête à prendre de nouveaux coups. Mais les minutes passent et rien ne vient. Avec une pointe d'étonnement teintée de méfiance, j'entrouvre à nouveau les yeux et tombe sur une paire de bottes. Au bout de cette paire de bottes, ce n'est pas l'un des habituels soldats mais le général Glozelle qui me regarde avec de grands yeux. Je serai presque tentée de lui sourire ironiquement mais ma lèvre à peine guérie ne m'y encourage pas.

Nous nous regardons pendant de longues secondes sans qu'il n'esquisse le moindre mouvement, se contentant de me regarder attentivement. Comme s'il ne savait pas ce que ses hommes s'amusent à me faire à chaque fois qu'ils ont du temps libre. Je ne me laisserai pas avoir par son petit air gêné. Si j'ai su résister à la souffrance, ce n'est pas pour me laisser amadouer par de la pitié mal placée.

Finalement, le général semble sortir de sa contemplation muette et s'écarte de l'entrebâillure. J'imagine un instant qu'il va repartir comme si de rien n'était. Mais deux soldats entrent, m'observent un petit moment avec surprise avant de saisir mes bras et de me soulever pour me tirer hors de la cellule. Les soldats sont bien plus grands que moi, mes pieds touchent à peine le sol lorsqu'ils me soulèvent. Je ne me débats pas, de toute façon ils sont trois et je peine à tenir debout.

Lorsqu'Ils se tournent, j'aperçois la porte de la cellule d'en face. Le visage inquiet du Docteur apparaît par la petite ouverture. J'aimerai le rassurer mais je me doute de l'endroit où nous allons et je n'ai que peu d'espoirs quant à ce qui m'arrivera d'ici peu.

J'essaie tout de même d'esquisser un petit sourire auquel il répond, crispé. Les soldats se détournent et moi dans leur sillage, si bien que je tourne désormais le dos au professeur, mais j'arrive à entendre les quelques mots qu'il m'adresse par-dessus l'épaule du général Glozelle.

-Il faut tenir bon jeune Katherine ! Rappelez-vous de ce dont nous avons parlé !

Je pousse sur mes épaules pour me redresser et tenter un mouvement de la nuque. La douleur est terrible et j'ai l'impression de m'arracher tous les muscles du cou, mais j'arrive à me tourner suffisamment pour lui adresser un grand sourire, le plus vrai possible. Je sais que je dois faire peur avec tout ce sang qui doit recouvrir mes dents et mon menton, mais je lui dois au moins ça. Je ne sais pas si nous nous reverrons, ni même quel destin attend le brave docteur Cornelius, mais je souhaite de tout cœur que les choses s'arrangent pour lui et que son prince Caspian vienne enfin le chercher. Je ne serai simplement pas là pour le voir.

En me retournant j'intercepte le regard surpris et méfiant du général Glozelle qui nous dévisage, le docteur et moi. Je suis bien tentée de lui dire le fond de ma pensée mais je me contente de lui envoyer un rictus narquois, et il se retourne avec un air contrarié.

La montée des escaliers se fait laborieusement, surtout parce que je suis bien incapable de les monter seule, ensuite parce que la largeur de l'escalier ne nous permet pas de passer à trois de front. Les soldats sont donc obligés de se relayer pour me faire grimper les étages, ce qui a le don d'irriter le général Glozelle qui piétine à chaque palier.

Cependant, je me rends rapidement compte que nous ne nous dirigeons pas vers la grande salle comme je l'avais imaginé. Nous ne montons que quelques étages et je devine que nous sommes toujours dans les cachots du palais. La seule différence entre le couloir de ma cellule et celui que nous sommes en train d'arpenter réside dans les grandes torches accrochées aux murs qui font danser les ombres.

Les soldats me traînent jusqu'à une porte de bois similaire à toutes les autres à l'exception du rai de lumière que je vois percer dans un interstice. Je me fais la réflexion un peu stupide que ce château manque cruellement de signalétique mais l'idée me passe bien vite lorsque la porte s'entrouvre pour nous laisser passer.

Plus jeune, j'ai eu l'occasion de visiter avec mes parents des lieux tristement célèbres pour leurs sombres passés historiques, comme le château de Chillingham* notamment, mais rien d'aussi terrifiant que la pièce qui s'offre à moi. La salle en elle-même n'est pas très grande, à peine le double de ma propre cellule, mais le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle a été décorée avec des goûts pour le moins particuliers. Et qui n'ont rien pour me rassurer.

Çà et là, je reconnais quelques engins de torture, mais il y a aussi d'autres machines dont je ne saisis pas l'utilité mais qui me donnent froid dans le dos. L'un des soldats qui me soutient dérape dans une flaque de sang encore humide et nous manquons de tous tomber, mais il se rattrape et me laisse tomber sans préavis sur une chaise vissée au sol au centre de la pièce.

Je m'écrase lourdement contre son dossier de bois brute. Mes poignets et mes chevilles heurtent un peu durement les attaches en métal du siège et je laisse échapper un gémissement. Sans demander leur reste, les deux soldats déguerpissent après avoir salué rapidement le général. Ne reste plus que lui et moi dans la pièce et je le regarder s'adosser au mur à côté de la porte, unique ouverture de la pièce.

Je me demande un instant si c'est lui qui se chargera de mon interrogatoire, mais je ne l'imagine pas se salir les mains avec une tâche aussi ingrate que de la torture de prisonniers. Je dois avoir raison puisqu'à peine quelques secondes plus tard, la porte s'ouvre et laisse entrer deux nouveaux protagonistes. Vêtu de noir et de cuir, je n'ai aucun mal à reconnaître l'usurpateur Miraz. Si je ne l'avais pas trouvé particulièrement équilibré lors de notre première rencontre, il a à présent l'air totalement fou. Ses cheveux noirs semblent avoir blanchis, et je me demande un instant depuis combien de temps je suis enfermée pour que le roi ait l'air tant vieilli entre nos deux rencontres.

Mon regard quitte rapidement la silhouette de Miraz pour se porter sur le troisième homme que je n'ai encore jamais vu. Il m'est impossible de savoir à quoi il ressemble sous la cagoule en cuir noir qui recouvre son visage, ne me laissant rien voir d'autre que ses deux yeux sombres cachés par un tissu à peine transparent. Tout ce que je parviens à discerner, c'est la naissance d'une longue cicatrice à la base de sa nuque, qui semble remonter jusque haut dans son cou. Le reste de son corps est lui aussi, couvert de cuir noir. Je réalise alors avec effroi que cet homme est sans aucun doute un bourreau.

Je me rappelle clairement la description d'un de ces hommes, lue durant une visite avec mes parents. Dans mon monde, Bourreau était une vocation héréditaire, transmise de père en fils. Ces hommes et leurs familles vivaient en marge de la société. Ils étaient les seuls à pouvoir pratiquer tortures et exécutions au nom du roi.

La seule présence de cet homme ne peut signifier qu'une chose : les prochaines heures seront sans doute les pires de toute ma vie. Je me demande un instant si mourir ici signifie rentrer chez moi, à Londres. Je n'y avais pas pensé avant mais je suis presque sûre d'être tombée sur les rails du métro avant d'arriver à Narnia... Dans tous les cas, mort ou retour dans mon monde, j'aurai la réponse très bientôt et ça me terrifie.

Sur un mouvement de tête du roi, le bourreau s'approche de moi et silencieusement commence à attacher mes poignets et chevilles à la chaise avec les sangles prévues à cet effet. Je ne me débats pas, de toute façon c'est inutile. Un frisson de dégoût me traverse lorsque je remarque que le bourreau s'attarde un peu trop sur ma main blessée et caresse avec un peu trop d'intérêt le stigmate à peine cicatrisé.

Une fois complètement attachée, je me tourne vers Miraz dans l'attente de la suite des événements. Il est en pleine discussion à voix basse avec le général Glozelle, faisant de vagues signes dans ma direction. Ils ont beau n'être qu'à quelques mètres, je n'arrive pas à saisir le sens de leurs paroles. Le roi a l'air stressé, en colère, il perd les pédales, et je me rends compte à présent que même le général semble avoir peur de lui.

Finalement Miraz clôt la discussion et se tourne vers moi avec un sourire diabolique.

-Demoiselle, comme il est bon de vous revoir ! Il claque dans ses mains.

Je ne réponds pas, sa fausse gentillesse me rappelle notre première rencontre, j'ai envie de vomir.

-Déjà un mois, c'est fou comme le temps passe vite ! Mais dites-moi, il me semble pourtant que l'on vous avait donné une cellule individuelle. Comment vous êtes-vous fait toutes ces marques ?

Je lui jette un regard consterné, les sourcils froncés et l'air indigné. Est-ce tout ce qu'il a trouvé pour se moquer de moi ? C'est tellement puéril que je me demande un instant s'il n'est pas sérieux. Cet homme a tout d'un dictateur autoritaire, il ne peut pas ignorer mes nombreux passages à tabac. Sûrement les a-t-il lui-même ordonnés. Alors que perplexe je ne réponds pas.

Je sens immédiatement le changement qui s'opère dans l'air. Le visage du roi se contracte et je revis alors exactement la même scène qu'il y a quelques semaines. A tel point que je m'attends presque à recevoir une gifle dans les prochaines secondes. Mais elle ne vient pas. Pourtant tout indique que cela le démange, ses poings contractés, son sourire crispé et ses yeux largement écarquillés. Il a envie de me massacrer, je sens la haine qui suinte par tous les pores de sa peau.

Il ne bouge pas et le temps semble s'être suspendu. L'atmosphère est lourde et irrespirable. Miraz se trouve au centre de la pièce, face à moi, le bourreau se tient bien droit quelques pas derrière ma chaise, Glozelle s'est à nouveau adossé contre le mur, mais je note qu'il détourne systématiquement le regard à chaque fois que mes yeux croisent les siens.

-Vous êtes à nouveau muette chère enfant ? Il me semblait pourtant que vous aviez une jolie voix, susurre-t-il, perfide.

Je le sens prêt à craquer et je sais très bien que quoique je puisse dire, il le retournera contre moi. Je me contente de secouer la tête, bien au fond de ma chaise, le plus loin possible de lui.

-Si c'est ce que vous désirez très chère, nous nous contenterons de cela pour répondre à mes questions. Mais permettez-moi d'ajouter un peu de piquant. Vous allez vite comprendre, ricane-t-il sombrement devant mon air surpris.

D'un mouvement de la tête, il sonne alors le début de mon calvaire. Le bourreau se met au travail et se détourne de nous, farfouillant dans une grande caisse d'outils sanguinolents. De son côté, Miraz se saisit d'une chaise laissée dans un coin, qu'il installe face à la mienne, avant d'y prendre place.

Nous nous faisons face, lui avachi sur sa chaise et moi, bien droite, attachée à la mienne. Je le regarde se curer nonchalamment les ongles, pas le moins du monde perturbé par les bruits métalliques que produit le bourreau dans mon dos. Le général Glozelle lui, semble en prendre plein la vue. Je regarde ses yeux s'élargir à intervalles réguliers, visiblement une première pour lui aussi. Les paroles du Docteur Cornelius me reviennent en mémoire et j'avise rapidement le roi qui semble tout à fait dans son élément, contrairement à son général. Aucun doute, Miraz doit avoir recours à la torture depuis bien longtemps déjà. Il devait cependant se montrer extrêmement discret pour qu'un homme aussi bien informé que le général n'y ait vu que du feu.

Le bourreau revient à côté de nous, un étrange appareil en bois à la main. Je mets quelques instants à retrouver dans mes souvenirs la façon dont il compte l'utiliser. C'est un craquant à vis, un objet qui sert à broyer les doigts. Un long frisson me parcourt et, instinctivement, je referme les miens en poings les plus serrés possible. Ce mouvement fait sourire le roi qui me regarde, complice.

-Vous êtes définitivement une surprenante jeune demoiselle, il ricane.

Ma lèvre tremble mais je ne baisse pas les yeux, ça semble à la fois l'amuser et le contrarier, je ne sais jamais sur quel pied danser avec cet homme. Confiant, il croise les jambes et pose dessus ses deux mains fraîchement manucurées.

-Peut-être devrions-nous faire le point sur ce que je sais. N'est-ce pas, très chère ?

Question rhétorique, je ne réponds pas.

-Voici donc ce que nous savons. Il y a de cela près d'un mois, j'ai eu un différend avec mon neveu, le jeune prince Caspian. Tragiquement, la nuit même où venait au monde mon jeune fils, le prince a été enlevé par quelques-uns des derniers Narniens, survivants d'une époque révolue. Ce que nous pensions être un enlèvement s'est en réalité avéré être une odieuse tentative de coup d'État. Caspian, jeune et manipulable s'est trouvé monté contre nous par ces mêmes Narniens qu'il pense défendre mais qui se servent de lui sans vergogne.

Je baisse les yeux, consciente qu'ils doivent laisser transparaître tout le mal que je pense de sa version. D'une personne à l'autre, les versions d'une même histoire peuvent varier mais Miraz a totalement réécrit la réalité. Je ne moufte pas et il poursuit sa comédie.

-Très étrangement, à peu près à la même période, deux de mes soldats ont rapporté l'apparition de quatre jeunes gens ressemblant comme deux goûtes d'eau aux légendaires rois et reines de Narnia. Depuis lors, le nombre d'escarmouches entre Narniens et gens de mon peuple se sont multipliés. Chacun des témoins pouvant évidemment confirmer la présence au milieu des Narniens du prince Caspian et de jeunes personnes aux grandes connaissances militaires portent le nom de Peter, Edmund et Susan. Mais aucune reine Lucy rapportée par nos témoins. Et voilà que vous apparaissez à peu près en même temps que les trois autres souverains de Narnia, vêtue étrangement, sans aucune connaissance du pays ou de sa culture et que vous tombez directement dans les bras de mon général. Vous devez reconnaître qu'il y a matière à avoir des soupçons.

Je suis bien obligé d'admettre que, vus sous cet angle, les soupçons du roi ont l'air fondés, mais il fait erreur et je paye très cher cette vision erronée de la vérité. Je suis tentée de lui dire frontalement à quel point il se trompe mais je sais parfaitement que je suis bien la dernière personne qu'il acceptera de croire. Je reste muette mais il n'attendait visiblement pas de réponse.

-Nous sommes donc, vous et moi, ici, à avoir une discussion sur les raisons de votre présence dans mon château. Vous ne parlez à personne à l'exception du Docteur Cornelius qui, même avec la meilleure des volontés, n'arriverait pas à tuer une mouche. Vous ne souhaitez visiblement pas marchander avec moi, ni vous échapper pour lancer un assaut intérieur. Vous ne semblez pas être à la recherche de quelque chose. Vous êtes bien incapable de vous défendre contre les simples soldats de la garde. En réalité vous ne faites que rester dans votre cellule à pleurer comme une horrible morveuse en vous lamentant sur votre sort.

Il avance sa chaise qui grince contre le sol de pierre et s'approche jusqu'à ce que nos genoux s'entrechoquent avant de reprendre, tout près de mon visage.

-Or vous êtes venue ici de vous-même. Vous avez choisi d'être ici, il murmure à mon oreille.

S'il savait comme j'aimerais ne pas être là, ce que je serais prête à sacrifier pour effacer ces dernières semaines. D'un mouvement brusque des bras, il retombe en arrière sur la chaise, de nouveau complètement avachi.

-Donc je donne ma langue au chat ! Je n'ai pas trouvé la réponse à votre énigme ! Je n'ai pas la moindre idée de ce qui vous pousse à rester ici sans rien dire, mais je me doute que cela doit être extrêmement important. Vous avez gagné, je m'avoue vaincu ! Pour l'instant seulement... Et il m'adresse un clin d'œil complice.

D'un petit mouvement de la main, il fait signe au bourreau qui s'agenouille à côté de ma main gauche. Il force sur mes doigts toujours groupés en poings et je refuse de me laisser faire. Après quelques secondes, il pousse un soupir ennuyé avant de relever sa tête cagoulée vers moi.

-Vous devriez vous laisser faire, il soupire comme si tout cela le fatiguait. Si je n'arrive pas à atteindre vos doigts, j'ai bien d'autres outils qui pourraient tout simplement vous les couper.

Penché par-dessus l'épaule du bourreau, Miraz me regarde déplier les doigts avec une fascination non feinte. Il ne peut d'ailleurs pas s'empêcher quelques commentaires.

-Très bien ! Très bien ! Tout cela est encore plus excitant que je ne l'avais imaginé ! Il trépigne. Jeune reine vaillante, nous allons jouer à un nouveau jeu.

Je sens la tenaille qui glisse autour de mon petit doigt et érafle ma peau. Lorsque j'étais enfant, je m'étais coincé l'index dans une porte. Je me souviens encore de l'atroce douleur que j'avais ressenti lorsqu'il avait fallu replacer la phalange cassée dans son axe. Je ne peux même pas imaginer la douleur de ce qui va suivre.

Miraz, de son côté, s'est de nouveau rapproché, et ses genoux tapent à présent le rebord de ma chaise, entre mes jambes écartées par les sangles. Tout comme la première fois, son haleine d'alcool me parvient et je distingue sans mal la lueur folle au fond de son regard brun.

-Lors de notre dernière rencontre, je reconnais avoir été très cavalier avec vous. Permettez-moi de me rattraper en vous expliquant les règles cette fois, explique-t-il avec un sourire qui me rappelle sans mal celui du chat du Cheshire.**

Il semble attendre une réponse alors je hoche la tête pour lui montrer que j'ai compris. Satisfait, il poursuit.

-Bien. Tout comme la dernière fois, je vais vous poser des questions et vous allez y répondre. Si la réponse ne me plaît pas, nous devrons répliquer d'une manière adéquate, termine-t-il avec un coup d'œil à ma main gauche.

Je vais répondre, lui dire que de toute façon je n'ai pas les réponses à ses questions. Mais l'un de ses doigts vient s'écraser sur mes lèvres pour m'intimer le silence.

-Tut tut tut nous n'avons pas encore commencé à jouer très chère, un peu de patience ! Je n'ai pas encore posé la première question.

-Puisque vous avez l'air pressée de commencer, ne vous faisons pas attendre très chère, première question.

Il fait planer la tension, attend de longues secondes avant d'ouvrir la bouche, comme un présentateur qui ferait volontairement durer le suspense.

-Où se trouvent Caspian et son armée ?

Je réfléchie, cherche une réponse à lui donner mais je ne connais aucun lieu. Je me fustige de ne pas avoir posé plus de questions au docteur Cornelius. Rien ne me vient, je ne sais pas quoi répondre.

-Je ne sais pas, je tente l'honnêteté.

-Mauvaise réponse.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que le bourreau est rapide. D'un mouvement sec du poignet il pousse toutes les vis en métal qui s'enfoncent dans le rectangle de bois et viennent casser d'un coup mon petit doigt en plusieurs endroits. Un long hurlement m'échappe. La douleur est incommensurable, atroce. Immédiatement quelques gouttes de sang giclent sur la chaise, là où les os broyés sont venus transpercer la peau. La chair à vif s'enflamme, lancinante. La douleur n'atteint pas celle de mes côtes brisées, mais elle est concentrée dans un si petit endroit que je n'arrive pas à retenir mes larmes. Elles coulent, abondantes sur mes joues sales. Je me plie en deux sur ma chaise, mon front touchant presque les genoux du roi qui n'a pas bronché.

Après quelques secondes, alors que je peine toujours à respirer à cause de la douleur, une main vient saisir mon visage et me redresse violemment pour me renvoyer contre le dossier de la chaise. Le tyran a un petit air satisfait plaqué au visage. Rongé par une haine croissante pour cet homme, j'ai envie de lui arracher le visage à main nue pour faire disparaître son monstrueux sourire.

-Je vous avais prévenu demoiselle, vous n'avez rien à gagner à me mentir, il soupire comme si cette situation l'attristait, puis il claque dans ses mains. Passons à la question suivante ! Par quel moyen êtes-vous arrivée à Narnia.

-Une grotte, je siffle.

-Une grotte ? Pouvez-vous être plus précise jeune fille, appuie-t-il avec un petit sourire crispé.

-Près de la mer, je déglutie, je me suis réveillée dans une grotte sur la plage.

Le roi devient en quelques secondes presque aussi livide que moi sans que j'en comprenne la raison, mais ma réponse doit lui convenir parce qu'il ne donne pas l'ordre de me briser l'annulaire et qu'il se tourne plutôt vers le général Glozelle pour lui lancer un regard de connivence que je ne sais pas interpréter.

L'air un peu moins sûr de lui, Miraz se tourne à nouveau vers moi quelques instants plus tard, prêt à poser une nouvelle question.

-Où est le lion Aslan ?

-Je l'ignore, il a disparu en même temps que les rois et reines de Narnia, je déclare en me basant sur les dires du professeur.

-Réfléchissez un instant, idiote, il ricane. Si vous êtes ici, le grand lion est forcément dans les parages. Je veux savoir où.

-Je ne sais vraiment pas, je gémis alors qu'une première vis se resserre sur mon doigt.

-Croyez bien que j'en suis désolé pour vous.

Je sais que c'est faux mais le craquement écœurant des os de mon annulaire et les plaintes entremêlés de sanglots qui m'échappent sans retenue me détournent de ses paroles. Je sens le sang qui pulse dans mes doigts blessés et la sensation traumatisante des éclats d'os qui transpercent les muscles et les veines jusqu'à sortir au grand jour. La douleur est intenable, mes oreilles sifflent et je suis à deux doigts de vomir mais j'arrive encore à entendre les soupirs d'ennui du despote face à moi.

-Un peu de tenue. Je veux que vous me disiez ce que vous savez sur les armes magiques de vos frères et de votre sœur.

J'ai la tête qui pend de nouveau en avant, le menton contre le tissu en jute de ma robe en lambeau. Le regard hagard, je réunis difficilement les informations que le professeur m'a révélées au cours de toutes nos conversations à rallonge. J'ai la bouche pleine de salive mélangée de bile et je peine à entrouvrir les lèvres pour répondre.

-La reine Susan possède un arc aux flèches rouges, je commence.

-Je le sais déjà ça, il me coupe la voix tendue par la colère.

-Le roi Peter possède une épée forgée par le souffle d'Aslan lui-même, on dit qu'elle est la plus puissante des armes jamais créé à Narnia, je commence, peu sûre de moi.

-Continuez, il souffle.

-La reine Lucy possède un flacon de Cordial qui peut guérir à peu près toutes les blessures…

-Fascinant, il murmure, et le roi Edmund ?

-Il n'a pas reçu d'arme magique, il était aux côtés de la sorcière blanche lorsque son frère et ses sœurs ont reçu leurs présents.

-C'est décevant ! S'exclame-t-il avant de faire un geste vers le bourreau qui me brise sans ménagement le majeur.

Je crie encore et convulse de douleur sur ma chaise. Mes yeux se révulsent et je vomis sur mes genoux un mélange de bile et de sang. Je suis prise d'une violente quinte de toux qui m'empêche de respirer et semble beaucoup amuser le souverain qui s'est rapidement écarté après m'avoir vu vomir.

-Pourquoi !? Je tousse, les yeux brûlés par le sel de mes larmes.

-Pourquoi ? Il répond. Mais parce que j'en ai envie !

N'y tenant plus, je rassemble au mieux un peu de salive, de bile et de sang que je lui crache sur les genoux avec toute la haine dont je suis capable et Dieu sait qu'elle me ronge. Le visage du roi se tord dans une grimace mais il a l'air moins en colère que je ne l'aurais pensé. Ce qui, en soit, n'est pas vraiment une bonne chose. Mais, dévorée par la douleur, je ne pense même pas aux conséquences de mes actes.

Un autre craquement brise le silence relatif de la pièce et je hurle, longtemps, jusqu'à la limite de l'inconscience. Je ne m'étais même pas aperçue que le bourreau avait changé de doigt, installant son engin de torture sur mon index à présent tout aussi détruit que les autres. J'ose un regard vers ma main et la vision qui s'offre à moi me soulève le cœur même si je n'ai plus rien à vomir. Je sanglote devant la triste vision de mes quatre doigts ravagés, sûrement inutilisables pour toujours.

Si j'avais été à Londres, peut-être qu'une lourde intervention de chirurgie et des mois de rééducation m'auraient permis de ne pas finir totalement estropiée. Mais ici, coincée dans un pays arrêté pour toujours au moyen-âge, je ne pourrais plus jamais utiliser ma main.

Quelque part, je suis rassurée de savoir que je vais bientôt mourir parce que je ne veux pas survivre à ça. Je ne veux pas me battre et tenir pour passer une vie privée de mes mains, handicapée et dépendante à tout jamais.

-Je veux savoir combien sont les Narniens, reprend le Miraz avec un dédain certain pour ma condition.

Je l'avais presque oublié. Je relève à peine les yeux pour croiser son regard mais je rencontre celui du général Glozelle dont le teint a pris une teinte verdâtre. Il a réellement l'air sur le point de tourner de l'œil.

-Je ne sais pas, des centaines de milliers j'imagine.

Je vois les épaules du roi se tendre et se détendre lorsqu'il comprend que je n'en ai aucune idée. Je m'attends à ce qu'il parle, à ce qu'il hurle mais il ne dit rien et le bourreau me brise le pouce. J'ai l'impression de perdre la tête tant la douleur me percute et me dévaste. Cinq doigts. Tordus dans des angles improbables, brisés, éclatés. Mais il a encore des questions alors le bourreau s'exécute et s'approche de mon autre main, comme un félin sur une proie déjà à terre.

Et ça continue, encore. Une question, un doigt et ainsi de suite. Caspian a-t-il prévu de demander l'aide des pays frontaliers ? L'auriculaire. N'ont-ils qu'une seule base ou plusieurs postes avancés ? L'annulaire. Est-ce que des Telmarins se sont joints à la résistance Narnienne ? Le majeur. Ont-ils les moyens de tenir un siège ? L'index.

Je me dis que ça n'en finira jamais, qu'il y aura toujours plus de douleur, infiniment plus. J'ai la voix brisée à force de crier et j'ai mordue mes lèvres tellement de fois qu'elles ne sont plus que deux morceaux de chair ensanglantés. Je suis terrifiée, je n'arrive plus à mouvoir mes doigts, je ne ressens plus rien à part de la douleur, plus aucune sensation. Le touché de ma peau contre le bois, les échardes enfoncées sous mes ongles, rien du tout.

Une main vient saisir mon visage avec force et m'oblige à relever la tête. A travers ma vision trouble je distingue la silhouette autoritaire qui me surplombe de toute sa hauteur. Il me donne de petites claques mais je peine à garder les yeux ouverts plus de quelques instants. Je ne sais plus combien de fois je me suis évanouie mais je n'ai plus envie de lutter pour garder conscience. J'ai envie de sombrer, de me laisser avaler par la douleur.

-On reste éveillée jeune fille, il crie dans mes oreilles, j'ai encore beaucoup de questions à poser !

Une plainte m'échappe, n'en n'aura-t-il jamais fini avec ses questions. Depuis le temps, il devrait avoir saisi que je n'ai aucune réponse à lui donner. Avec un tressaillement, je sens le cadre de bois glisser autour de mon pouce, le dernier de mes doigts. Le petit objet est couvert de sang, de morceaux de chair, si je plisse les yeux, je suis certaine d'y voir des bouts d'os, coincés dans le sillon des vis. J'ai envie de vomir.

-Je veux savoir quand Caspian et les siens attaqueront mon château.

Les paroles du docteur Cornelius me reviennent en tête. Le pauvre docteur tout seul dans sa cellule miteuse, tellement certain que son prince viendra le libérer. Je ne serai pas là pour le voir mais j'espère sincèrement qu'il a raison, que Caspian viendra libérer son peuple et qu'il tuera Miraz. De nouveau un éclair dévorant de haine pure me ronge les entrailles. Je sers les dents à m'en faire éclater la mâchoire.

-Il viendra, je ne sais pas quand mais il viendra et il vous fera payer pour tous vos crimes, je lâche avec véhémence.

Je vois un rictus crispé apparaître sur le visage du roi tandis que ses sourcils remontent très haut sur son front.

-Oh, vous croyez ? J'ai hâte de voir ça, il susurre à mon oreille avant de reprendre. Mais vous avez raison, Caspian a besoin d'une bonne leçon, je vais commencer par lui donner un exemple de ce qui l'attend s'il ose me défier.

D'un mouvement souple il se redresse, fait un geste vers le bourreau qui resserre les vis me brisant le dernier doigt. Comme pour les autres, je suffoque à mesure que la douleur s'empare de moi et rejoint le feu créé par ses consœurs. Le sang gicle à nouveau quand le bourreau retire le craquant de bois et je dois me faire violence pour ne pas tenter de bouger le pouce. Mes larmes dévalent mes joues sales et viennent rejoindre les éclaboussures de sang sur ma robe de toile. Je me sens sombrer, ma conscience reflue lentement et la pièce s'assombrit. Mais Miraz saisit de nouveau mon visage et colle nos fronts, ses yeux plongés dans les miens à moitié fermés.

Un mouvement sur la droite attire mon regard et je détourne les yeux de ceux du roi pour mieux voir arriver le point orné de bagues de ce dernier qui vient s'abattre de toutes ses forces sur mon visage m'envoyant presque instantanément dans l'inconscient. Mais pas assez rapidement pour m'empêcher d'entendre les paroles qu'il m'adresse.

-Vous avez raison petite majesté, vous serez le parfait exemple de ce qui arrive lorsque l'on ose me résister.


* Le château de Chillingham est un château médiéval situé dans le village de Chillingham, dans le nord du Northumberland, en Angleterre, près de la frontière avec l'Ecosse. Il s'agit aujourd'hui d'un des lieux touristiques les plus prisés d'Angleterre. Cet édifice a joué un rôle stratégique de défense dans la guerre sanglante qui opposait la couronne d'Angleterre au royaume d'Ecosse. Les récits rapportent de nombreuses scènes de tortures de prisonniers écossais durant de longues années, avec un outillage adapté aux pires sévices. On estime même que sur une période de trois ans, plus de 7 500 personnes auraient été torturées dans ces cachots.

L'histoire la plus récente de Chillingham, est celle dite du garçon bleu. Dans le salon rose du château, de nombreuses personnes ont rapporté avoir vu, la nuit, la présence d'une forme bleue ou d'une silhouette teintée de bleu, juste après un hurlement strident. Le mystère de ce fantôme bleu a été percé lors de travaux de rénovation du château. En sondant les murs de la pièce, les ouvriers ont découvert le corps d'un jeune homme encore habillé de vêtements bleus. Il avait sans doute dû être emmuré vivant.

**Le chat du Cheshire est un chat de fiction, qui apparaît dans le roman Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1865). Il est souvent représenté avec un grand sourire. Ce chat a la faculté d'apparaître et de disparaître selon sa volonté, suscitant l'amusement chez Alice. À un certain point de l'histoire, le chat disparaît complètement jusqu'à ce qu'il ne reste de lui que son sourire. Alice remarque alors qu'elle a « souvent vu un chat sans sourire mais jamais un sourire sans chat ». C'est cette disparition qui a rendu le chat célèbre auprès du public.


Les choses prennent une tournure critique pour Katherine dans ce chapitre et la folie de Miraz est de plus en plus apparente. Jusqu'où pensez-vous qu'il soit prêt à aller pour obtenir des réponses ? Réponse dans le prochain chapitre : "L'aigle de Telmar"

Allez ! Pour chaque review publiée, c'est un doigt de Kate sauvé !

(Par soucis de délais rédaction/correction, les chapitres ne sortiront à présent que tous les premiers du mois uniquement. Merci de votre patience !)