Résumé: Après l'avoir délié de son serment inviolable qui l'empêchait de "convoiter" Severus, Lucius Malfoy invite un Harry troublé et incertain à séjourner au Manoir.
La large allée bordée de platanes majestueux s'étendait à perte de vue en direction du Manoir. Cheminant sous le couvert de la voûte de feuilles, Harry devinait derrière les arbres imposants des prairies, des vergers, des jardins magnifiques qui participaient à la réputation de magnificence des lieux.
Il avait préféré transplaner hors de la propriété de Lucius, à l'extérieur de l'immense portail de fer forgé dont les grilles s'étaient ouvertes avec la lenteur et la majesté qui seyait au Manoir. Il aurait pu s'épargner cette marche et se présenter directement sur le perron mais il avait besoin de ce temps-là pour se faire à l'idée de l'endroit où il était, à s'y résoudre presque, la nécessité de se préparer à ce qui l'attendait, peut-être même aussi le besoin de retarder cette échéance de quelques ultimes minutes.
Mais ce semblant de promenade était malgré tout agréable et les jardins en valaient sans doute la peine. Les frondaisons des arbres laissaient percer quelques rayons de lumière qui éclairaient la pénombre de l'allée d'illuminations féeriques, l'air était doux et embaumait l'odeur de l'herbe fraîchement coupée. Il perçut au loin le hennissement d'un cheval qui sonnait comme un rire dans le lointain, résonant dans le silence peuplé de chants d'oiseaux de la campagne.
Une minuscule elfe de maison l'accueillit à la porte du Manoir et le fit pénétrer dans un hall plus vaste que celui de Poudlard et d'un luxe ostentatoire, au fond duquel un double escalier de marbre montait lentement vers l'étage, agrémenté de tableaux de maître et de magnifiques tapis. Tout n'était que richesse et apparat, bois précieux, objets d'art, miroirs et dorures... une profusion de faste et de raffinement destinée à impressionner le visiteur au premier coup d'œil.
L'elfe de maison avait marqué un temps d'arrêt avec un regard circonspect mais elle n'avait ni cape, ni gants, ni chapeau à débarrasser. Elle se contenta de prendre son maigre bagage qu'elle déposa dans un renfoncement du hall, expliquant qu'on lui ferait porter dans sa chambre et le conduisit en trottinant vers le salon où Lucius l'avait reçu la dernière fois.
Il se leva à son arrivée, s'approchant pour l'accueillir avec un sourire ravi. Severus, assis dans un large fauteuil de cuir, un épais grimoire sur les genoux, se contenta de le regarder et le saluer d'un signe de tête.
– Monsieur Potter... Quel plaisir ! J'ai cru que vous alliez nous faire faux bond et disparaître encore une fois, fit Lucius d'un air malicieux.
– Je m'étais engagé, Lucius...
– Il est des engagements parfois difficiles à tenir...
Il l'entraînait déjà vers le salon et l'invita à s'asseoir dans un fauteuil confortable tout en s'attardant lui-même debout. Tandis qu'il poursuivait la conversation de manière affable, Harry restait légèrement sonné. Sous le ton amical et chaleureux, il avait bien perçu le double sens des paroles de Lucius, à la fois sur sa disparition soudaine il y a douze ans et sur sa difficulté à tenir son serment inviolable aujourd'hui. En deux phrases lourdes de sous-entendus, son hôte avait eu l'art de lui souhaiter la bienvenue tout en faisant passer un message dont il n'arrivait pas à savoir s'il devait le prendre comme une menace ou un encouragement.
Sans y prêter guère d'attention, il conversait avec Lucius, répondant à des questions légères et futiles, sans pouvoir détacher les yeux de son petit manège insidieux. Lentement et tout en parlant, Lucius s'était déplacé comme s'il allait rejoindre son canapé et se trouvait à présent derrière le fauteuil de Severus.
Depuis qu'il l'avait soigné à Sainte-Mangouste, Lucius avait repris un peu de poids même s'il paraissait toujours un peu trop mince pour remplir ses vêtements précieux. Il avait malgré tout retrouvé son regard, brillant d'intelligence, et toute sa prestance et son élégance, une façon de se mouvoir qui rappelait à Harry les manières fluides et félines d'un danseur. Mais la main puissante qu'il posait sur la nuque de Severus et qui lui avait fait très légèrement baisser la tête, n'avait rien de la légèreté habituelle de ses gestes. Ce n'était même pas une démonstration de tendresse. Il signait par là davantage une marque de propriété; en maître habitué à diriger, Lucius montrait ce qui lui appartenait.
– Il va sans dire que nous sommes ravis de vous avoir au Manoir pour quelques jours...
Lucius relâcha sa prise sur la nuque de Severus et le contourna pour aller s'asseoir à son tour, le souffle un peu plus court qu'il ne l'aurait fallu. Son visage restait plus émacié que Harry ne s'en était aperçu lors de sa visite dans la salle de classe de Luna... il faisait sombre ce soir-là et il n'avait rien vu. L'âge de Lucius n'aidait sans doute pas à sa récupération, même s'il en paraissait facilement quinze de moins...
Un elfe de maison apparut à un signal que Harry n'avait pas perçu et posa sur la table basse un plateau chargé d'une théière fumante qu'il s'empressa de servir dans des tasses de porcelaine précieuse. Severus n'avait pas dit un mot depuis son arrivée, ni même levé les yeux de son grimoire. Il n'avait pas davantage réagi au geste de Lucius, même si Harry aurait juré qu'il avait imperceptiblement serré les dents. Il affichait un masque lisse et impersonnel qui lui laissait le sentiment d'une étrange distance.
– Je ne sais même pas au juste pourquoi je suis ici, Lucius ! sourit-il.
– Mais pour notre plaisir, Monsieur Potter ! Pour notre plus grand plaisir...
Lucius éclata d'un rire désarmant, plus innocent que ce que Harry voulait bien croire. Severus en revanche, avait levé vers lui ses yeux noirs comme la nuit et son regard était celui d'un prédateur.
– Je n'ai pas d'autre moyen pour vous remercier de tout ce que vous faites que de vous offrir quelques jours d'hospitalité et de détente, reprit Lucius aimablement. Je doute que quelque présent que ce soit ait une quelconque valeur à vos yeux.
– Sans doute..., admit Harry en souriant. Quoique... deux ou trois tableaux ou tapis de soie seraient du plus grand chic dans ma cahute au milieu de la forêt !
– J'imagine bien que la décoration n'est pas tout à fait à votre goût, s'amusa Lucius. Que voulez-vous... envers et contre tout, il faut préserver les apparences...
Ce rappel tinta désagréablement aux oreilles de Harry mais il ne vit sur le visage de l'aristocrate aucun indice de ce qu'il sous-entendait. Parlait-il de sa santé, de son couple ou d'autre chose que Harry n'envisageait même pas ? Si toutes les conversations avec Lucius étaient du même acabit, il se promettait quelques migraines à venir...
– Il n'y a rien à cacher..., lui rappela-t-il doucement.
– Tout dépend de ce que l'on vise, affirma Lucius avec un sourire sans joie.
– Maître, votre rendez-vous vous attend dans votre bureau, fit une petite voix aigrelette.
L'elfe de maison disparut aussitôt et Lucius se releva lentement avec un sourire d'excuse.
– Je vais devoir vous laisser, Messieurs. Le devoir m'appelle..., dit-il, puis s'adressant à Harry : Mais je vous laisse entre de bonnes mains. Severus va vous faire visiter la demeure et je lui laisse le soin de vous faire découvrir tout ce dont vous pourriez avoir besoin...
En d'autres circonstances, Harry aurait pu rire des sous-entendus mais malgré l'amusement certain de Lucius, il n'osa pas.
Le silence perdura quelques instants après son départ, puis il vit Severus refermer son grimoire en claquant les pages un peu trop fort pour ne pas dénoter un certain agacement.
– Allons-y, gronda-t-il entre ses dents. Demain, il sera redescendu de son petit nuage; je vous garantis qu'il sera un peu plus naturel !
Ils se levèrent et sortirent du salon pour rejoindre le corridor qui desservait de chaque côté une enfilade de pièces.
.
– Ici, commença-t-il en désignant la pièce où ils se trouvaient auparavant, c'est le Petit Salon. Celui que nous utilisons le plus souvent. Par opposition au Grand Salon, bien évidemment...
Son ton était grinçant tandis qu'il montrait la pièce précédente, plus vaste et toute aussi luxueuse.
– … qu'on utilise quand il y a plus de monde ou un côté plus officiel. Les deux portes juste avant, les plus proches du Hall d'entrée, c'est la Salle à Manger où nous prenons tous les repas. En face, la Bibliothèque, puis mon bureau.
Il montra un petit escalier en colimaçon juste en face du Petit Salon.
– En passant par là, vous rejoignez l'étage des chambres sans avoir à repasser par l'escalier central.
Il s'avança lentement vers le fond du corridor, désignant les portes une à une.
– Le bureau de Lucius... La salle de jeux des filles...
– Des filles ? releva Harry qui souriait intérieurement de l'agacement manifeste de Severus à faire la visite guidée du Manoir.
– Les filles de Draco ! siffla-t-il. Quoique ça tienne davantage du magasin de jouets, là-dedans !
Il ouvrit brièvement la porte pour montrer la quantité invraisemblable de jeux, jouets et livres en tout genre qui remplissaient la pièce. Harry esquissa une grimace devant la profusion qui lui semblait presque indécente.
– Oui, pourries gâtées, confirma Severus qui l'avait observé. Mais je vous conseille de ne pas le relever devant Lucius. Il est assez chatouilleux sur le sujet !
Harry éclata de rire devant l'air contrit de Severus qui sembla se détendre et laissa échapper un sourire.
– Et Draco laisse faire ?
– Draco trouvera toujours normal qu'un Malfoy ait tout ce qu'il veut, même s'il enrage que ce soit Lucius qui arrive à les gâter autant. Daphnée a réussi à imposer pas mal de règles chez eux...
– Draco mené à la baguette ? ironisa Harry.
– Plus ou moins, acquiesça Severus en souriant. Là, c'est la salle de cinéma... Il a fallu s'adapter pour que les filles puissent suivre leurs dessins animés favoris à la télé.
– C'est vrai que la femme de Draco est moldue...
En riant, Harry imaginait sans peine les débuts de cette mini-révolution chez Lucius qui avait sans doute dû se plier à des objets qui ne lui étaient pas familiers et se laisser peu à peu envahir par la jeune génération et sa technologie... Severus et lui avaient vécu longtemps dans ce monde sans magie, mais le choc avait dû être rude pour les deux Malfoy !
– Daphnée a eu gain de cause sur tout, s'amusa Severus. Et Draco et Lucius n'ont pas eu vraiment le choix ! Les filles ont aussi bien des mini balais volants que des vélos !... Après, il y a quelques pièces sans intérêt, fit-il en reprenant sa visite, et tout au fond, deux vérandas qui servent parfois de salon de thé en hiver ou le soir.
Ils repartirent sur leurs talons et regagnèrent le hall d'entrée, Harry ayant juste le temps d'apercevoir l'intérieur de la Salle à Manger et de la Bibliothèque qui semblait ruisseler de livres du sol au plafond.
– Je ne vous fais pas visiter l'aile nord, dit Severus en désignant le long corridor qui s'enfuyait face à eux. Elle ne sert que pour les réceptions ou les cérémonies officielles. En bas, antichambre, salle à manger, salle de bal et divers salons, et à l'étage, les suites... Tout ça ne sert plus beaucoup...
Ils gravirent lentement les marches de l'imposant escalier, le bruit de leur pas étouffés par le long tapis vert sombre qui couvrait le marbre.
– L'aile sud en revanche, concentre tous les appartements privés des Malfoy. En bas, les pièces à vivre où nous étions et à l'étage, les chambres...
Une succession de portes aux moulures dorées parsemait un nouveau couloir en face d'eux, parallèle à celui du rez-de-chaussée. Chacune portait un nom, écrit en belles lettres obliques dont la couleur semblait changer selon l'angle avec lequel on les regardait. Jardins de Bagatelle, Étoile de minuit, Trésor du soir... Harry étouffa le plus discrètement possible un rire que Severus remarqua cependant.
– J'ignorais Lucius si poète ! ne put-il s'empêcher de pouffer.
– Ce n'est pas Lucius ! grogna Severus. C'est Narcissa qui avait donné à chaque chambre le nom d'un parfum. Quand Lucius a voulu supprimer ça après sa mort, Draco s'y est fermement opposé. Il voulait les garder en souvenir de sa mère... Celles-ci sont les chambres de Draco et des filles.
Il gardait un air renfrogné, à la limite d'être vexé.
Tout en s'avançant dans le couloir, Harry lorgnait les noms sur les portes avec une envie de rire et une impatience grandissantes.
– Voici la vôtre...
Terre d'Orient... Ça va, l'honneur était sauf. En face, se trouvait l'escalier qui rejoignait le rez-de-chaussée, puis Severus désigna la porte juste à côté de l'escalier.
– Ma chambre...
Soupir d'Espoir... Harry frissonna d'un rire contenu. D'un air toujours plus sombre, Severus montrait déjà une porte un peu plus éloignée.
– La chambre de Lucius... enfin, la nôtre.
Harry s'approcha, autant pour lire le nom que pour s'éloigner de la colère de Severus. Nuit d'ivresse...
– Que de promesses ! pouffa-t-il le plus doucement possible, pas assez cependant pour que Severus ne l'entende pas.
– Oh, gardez vos sarcasmes, hein ! gronda-t-il d'un air mauvais. Vous pourriez bien dormir avec les elfes de maison si vous continuez !
– Ne m'en veuillez pas, Severus... mais je ne vous vois tellement pas vivre au milieu des dorures dans une chambre qui s'appelle Soupir d'Espoir !...
La colère de Severus libéra son rire trop longtemps retenu et Harry se dirigea vers sa chambre tout en restant à distance raisonnable. Il avait bien besoin de se rafraîchir un peu !
.
La pièce était à l'image du reste du Manoir, luxueuse, presque pompeuse. Des draps du lit aux rideaux du baldaquin et jusqu'à ceux des fenêtres, tout était de satin, de soie ou de damas et le canapé, du meilleur cuir italien. Une cheminée de marbre, éteinte pour l'instant, un secrétaire tout en marqueterie précieuse, des tableaux, des tapis, des sculptures... décidément trop pour lui. Harry avisa son maigre sac poussiéreux et usé à la corde posé sur un guéridon et éclata de rire à nouveau, saisi par l'ironie du contraste.
La salle de bains était du même acabit mais l'eau qui coulait au robinet, elle, n'était pas chargée de paillette d'or ! Il se rafraîchit longuement le visage, tâchant de retrouver son calme et de chasser le fou rire qui le menaçait et menaçait de faire exploser Severus.
Quand il le rejoignit, celui-ci patientait à l'entrée de la chambre, appuyé de l'épaule contre le chambranle de la porte, l'air toujours aussi sombre.
– Allez, venez, fit-il à Severus d'un ton apaisant en sortant de la chambre. Vous verriez dans quoi je vis, vous vous moqueriez sans doute aussi, mais pas dans le même sens. J'ai quitté un placard à balais pour une cabane dans les bois, ce n'est pas beaucoup mieux...
La mention du placard à balais de son enfance troubla Severus et il se relâcha quelque peu. Il finit par hausser les épaules et concéda :
– Des générations de Malfoy dans la même demeure, ça aboutit forcément à des excès...
Severus redescendit l'escalier en colimaçon vers le rez-de-chaussée et poursuivit vers les sous-sols. Tout en le suivant, Harry fut pris d'un frisson irrépressible face à l'obscurité qui régnait dans les étroites volées de marche. Malgré lui, les souvenirs affluaient en nombre, la peur, la captivité, la souffrance, les hurlements de Hermione torturée par Bellatrix, des images anciennes où régnaient la mort, le désespoir et la douleur. Et sa colère, sourde, aveugle, immense... d'une puissance étouffante et suffocante qui se déversait en lui et en dehors de lui...
– Qu'y a-t-il ? fit Severus en se retournant brusquement, les sourcils froncés.
Son mouvement trop soudain ne permit pas à Harry de s'arrêter à temps et il se retrouva à nouveau projeté par son élan dans les bras de Severus. Décidément, les escaliers avaient du bon ! Les souvenirs et la colère disparurent aussitôt, dissipés par le contact du corps tiède et l'étreinte puissante de Severus. C'était chaud et tendre et l'odeur épicée lui sauta au nez; une odeur rassurante et familière, comme celle que l'on retrouve le soir en rentrant chez soi, celle de la salle commune de Gryffondor, celle du Terrier ou de sa maison au fond de la forêt. Celle des bras autrefois tant aimés... Et le tremblement qui le saisissait à présent était celui d'une émotion délicate et précieuse.
Il sentit Severus attraper sa baguette et la pointer en l'air.
– Lumos
Une lumière vive éclaira brusquement la voûte de pierre de l'escalier, dévoilant le visage inquiet de Severus à quelques centimètres du sien. Devant l'irruption de la lumière et le regard soucieux de l'ancien professeur, Harry parvint à chasser les réminiscences du passé qui l'assaillaient et à se recomposer une attitude normale. Il aurait été bon de rester ainsi dans cette étreinte qu'il appelait de tous ses vœux, mais il s'obligea à s'éloigner du corps interdit de son hôte.
– Qu'y a-t-il, Potter ? répéta Severus d'un ton ferme.
– Rien..., souffla-t-il. Puis devant le regard sévère, il avoua : Je... En haut, ça va... Les pièces ne sont plus aussi sombres qu'autrefois. Mais la dernière fois que j'ai descendu cet escalier vers la cave des Malfoy, c'était... sous Voldemort... et Hermione...
Les derniers mots s'étouffèrent malgré lui dans sa gorge et il ne savait même pas si Severus l'avait compris. Le regard soucieux et peiné qu'il posa sur lui affirmait cependant le contraire. Harry ne pouvait décemment pas avouer les souvenirs plus doux qui avaient chassé les plus pénibles.
– Hum... Désolé... Je connais les lieux tellement par cœur que je n'ai pas pensé à mettre de la lumière... Les anciens cachots n'ont plus rien à voir avec ce que vous avez connu. Tout a été entièrement refait...
Et sans lui laisser le temps de répliquer ou de faire demi-tour, Severus le fit passer devant lui et, gardant son bras autour de ses épaules, l'accompagna dans les quelques marches qui restaient.
– Je suis désolé, murmura Harry, encore plus troublé par ce bras autour de lui. C'est idiot...
– C'est nous qui sommes désolés, répondit vivement Severus en incluant Lucius. Moi le premier. Nous n'avons pas pensé que ce puisse être « compliqué » pour vous de revenir ici...
Sa gêne était palpable et sincère, aussi surprenant que ce puisse être, mais Harry se faisait l'impression d'être un imposteur en abusant de la crédulité de Severus.
.
Ils avaient débouché sur un large couloir aux parois vitrées qui renvoyaient de doux reflets métalliques sous la lumière tamisée. L'endroit dégageait une atmosphère tranquille et apaisante, quoiqu'un peu aseptisée; bien plus moderne en tout cas que les étages du dessus. Rien à voir en effet avec les cachots d'autrefois.
Severus avait toujours son bras autour de ses épaules et vint le moment où cela semblait légèrement incongru et où la bienséance exigeait qu'il le retire, ce qu'il fit avec une lenteur qui soulignait son regret.
– Ici, une salle d'entraînement de duel, indiqua-t-il en reprenant sa visite guidée pour meubler le silence troublant.
– De duel ? fit Harry, surpris.
– Oui. La salle est protégée pour que les sorts n'atteignent pas la structure du bâtiment et les murs sont conçus de telle sorte qu'ils puissent renvoyer les maléfices qui n'ont pas atteint leur cible pour simuler des attaques surprises...
Severus ouvrait la porte sur une vaste salle vide et capitonnée, dont les murs, le sol et le plafond semblaient pulser de magie.
– Mais pourquoi continuez-vous de vous entraîner encore aujourd'hui ?
– Parce que rien n'est jamais gagné d'avance, lâcha Severus avec un regard sombre. Depuis la disparition de Voldemort, la situation est calme. Mais on a déjà cru une première fois que la paix était gagnée avant qu'il ne finisse par revenir...
Devant le mouvement de protestation de Harry, il ajouta aussitôt :
– Si ce n'est pas lui, ce sera un autre, un jour... Nous ne sommes pas naïfs, Potter ! Le pouvoir a toujours attiré les sorciers, et souvent pas les mieux intentionnés. De par notre passé de mangemorts, Lucius et moi seront parmi les premiers à être approchés si un nouveau mage noir tente de voir le jour. Et ce jour-là, savoir se battre comme hier ne sera pas une option...
Harry fronça les sourcils. Le ton résolu et sombre de Severus ne laissait aucun doute sur son sérieux. Il vivait encore en se tenant sur ses gardes, méfiant et en alerte malgré l'apparente insouciance, malgré la présence partout des filles de Draco, malgré le Soupir d'Espoir et la Nuit d'Ivresse. Le contraste entre tous ces aspects de la vie de Severus avait quelque chose de profondément surprenant, et pénétrer ainsi dans son quotidien avec Lucius, presque son intimité, le bouleversait.
.
Harry imaginait sans peine les habitudes prises dans cette vie à deux, les repas en tête à tête dans la grande Salle à Manger, suivis d'un thé au Petit Salon, les heures de travail dans leurs bureaux respectifs, les soirées à lire devant la cheminée ou à se promener dans les jardins l'été, les nuits à dormir ensemble dans la chambre de Lucius...
L'hésitation de Severus, cette façon de nommer la chambre de Lucius, puis de préciser « la nôtre », l'avaient surpris. Il avait même encore sa propre chambre... Simplement pour maintenir les apparences lorsqu'ils recevaient du monde ? ou bien était-ce un fonctionnement tout autre qu'il ne comprenait pas encore. Harry ne doutait pas de l'intimité partagée par les deux hommes, l'esprit de Lucius le lui avait bien assez montré, et dans toutes les positions ! Mais l'intimité du quotidien, la façon de se parler ou de parler de l'autre, de se tenir l'un envers l'autre, les gestes effectués ou retenus... tout cela lui semblait bien plus difficile à appréhender. Et le trouble de Severus à son contact ainsi que son propre désir renaissant n'étaient pas sans compliquer encore davantage la situation.
Severus referma la porte de la Salle de Duel et s'avança vers le fond du couloir. Harry pouvait percevoir l'humidité plus importante à mesure qu'ils parvenaient plus près du rideau de magie qui obturait la pièce suivante.
– Sans doute mon endroit préféré au Manoir..., fit Severus en franchissant le voile miroitant.
La lumière était partout, éblouissante, et la surface de l'eau éclaboussait de reflets le carrelage clair. Dans un arc de cercle parfait, d'immenses baies vitrées laissaient filtrer les rayons du soleil et donnaient une vue superbe du jardin. Le seul mur qu'ils venaient de traverser semblait habillé de végétation sur toute sa longueur et Harry eut un pincement au cœur en ayant envie de s'y enfoncer comme s'il s'agissait de sa forêt tropicale. Au centre, une immense piscine en forme de croissant de lune luisait doucement, agitée d'un léger clapot qui troublait à peine la surface de l'eau.
– Pourquoi est-ce votre endroit préféré ? demanda Harry en quittant ses sandales.
Il s'approcha du bord de la piscine, s'accroupit et y plongea sa main. La douce chaleur de l'eau tournoyait autour de ses doigts, une masse souple et impalpable, accrochant la lumière comme un miroir scintillant. Il enfonça lentement son bras jusqu'au coude. L'eau coulait entre ses doigts comme du sable, comme l'air lorsqu'il volait autrefois sur son balai, offrant la résistance d'une douce caresse sur sa peau. L'envie jouissive de s'y plonger tout entier le parcourut soudain; le désir de cette sensation un peu charnelle, de se sentir touché, tenu, enveloppé de toutes parts dans un cocon mouvant et soyeux.
– Parce que c'est un endroit simple, sans fioritures et qui respire le calme, répondait Severus dans son dos.
Ce n'était pas faux. La quiétude doucement irisée de l'eau appelait la sérénité et la détente, et la sobriété du lieu était reposante. Harry s'y sentait aussi bien que dans la salle de Luna, étrangement serein. Il se rendit compte que l'eau lui manquait cruellement. Il ne s'était pas baigné depuis son retour en Angleterre, alors que dans sa forêt, il en avait souvent l'habitude, pour se laver aussi bien que pour se détendre.
– Vous l'utilisez beaucoup ?
– Tous les jours, répondit Severus. J'aime nager...
Tout en passant sa main dans l'eau, Harry esquissa un sourire. À quoi pouvait donc ressembler Severus à demi nu, simplement vêtu d'un maillot de bain ? Des images enfiévrées venues de l'esprit de Lucius lui échauffèrent les idées et il baissa ostensiblement les yeux vers la surface pour cacher son regard envieux.
Et même sans être à demi nu, un Severus immergé dans la piscine tout habillé serait bien tentant. Harry tourna légèrement la tête pour voir où il se situait exactement dans son dos... À quelle distance de lui, très précisément...
– N'y songez même pas un instant, Potter ! gronda Severus.
– Songer à quoi ? fit-il très innocemment.
– Ne faites pas votre gamin insolent ! Votre sourire ne trompe personne !
Une irritation méfiante vibrait dans la voix de Severus, mais il ne s'en tirerait pas comme ça ! Il était trop loin pour que Harry puisse le saisir et l'entraîner dans la piscine, mais pas assez pour échapper à la gerbe d'eau qu'il projeta brusquement d'un mouvement du bras, aidé discrètement d'un peu de magie.
Un immense éclat de rire le saisit devant l'air ahuri et scandalisé de Severus, ainsi qu'un intense frisson dans le ventre et le bas-ventre en voyant la chemise noire et indubitablement trempée coller à la peau de l'ancien professeur. Le tissu imbibé d'eau soulignait à merveilles le corps puissant, les formes attrayantes et les courbes des muscles dont il avait si bien perçu la force. De n'être que suggéré, il n'en était que plus tentant et Harry devait réprimer avec force son désir naissant.
Severus contenait à grand peine une exaspération vexée tout en le fusillant du regard. Harry se redressa lentement tout en restant à bonne distance, un sourire ravi et alléché en travers du visage. Pendant quelques instants, ils restèrent ainsi, partagés entre l'agacement de l'un et la joie potache de l'autre avant que Harry ne finisse par s'approcher et poser sa main sur le bras de Severus, malgré un geste de recul méfiant. Aussitôt, la magie le traversa et les vêtements de Severus séchèrent immédiatement, aussi impeccables et soyeux qu'en sortant des mains des elfes de maison.
– J'aurais pu vous laisser mariner un peu comme au Sarawak, fit Harry d'un air malicieux, mais je suis votre obligé pour ce séjour... Je ne voudrais pas vexer mon hôte !
Severus grogna devant le ton mielleux et ironique, incapable de dire un mot tant la crispation qu'il ressentait, venue de très loin en bas de son ventre, le laissait muet. Pour la première fois, il avait vu dans le regard de Potter une étincelle qu'il ne connaissait pas, qui n'était ni de l'ironie, ni de la moquerie, mais une lueur qui pétillait dans ses yeux, un reflet saisissant qui avait éveillé en lui une vibration intense.
Son trouble n'avait toujours pas quitté son cœur et son corps lorsqu'ils franchirent le rideau magique qui isolait la piscine. Harry le précédait de quelques pas, un sourire espiègle affiché sur le visage, rayonnant encore d'un rire intérieur. Severus pouvait sentir sa joie et sa légèreté aussi sûrement qu'il voyait les mèches sombres se balancer au rythme de sa démarche souple et silencieuse, aussi bien qu'il observait la silhouette carrée et trapue à peine vêtue d'un pantalon et d'une chemise blanche. Et il se doutait que Potter s'amusait tout autant du regard qu'il posait sur lui que de son air ahuri de tout à l'heure.
.
– Qu'est-ce que c'est, cette porte au fond ?
– Entrez. Vous verrez vous-même...
Harry se retourna brièvement pour lui jeter un regard curieux puis ouvrit doucement la porte métallique. Severus n'avait pas besoin de voir son visage pour en deviner l'expression médusée et admirative. Il resta à l'entrée de la vaste pièce, les bras croisés, adossé contre le mur tout en observant Harry qui découvrait les armoires vitrées remplies de centaines de bocaux d'ingrédients, les fioles de potions en tout genre, les paillasses de travail en bois précieux, les étagères chargées de grimoires tous plus rares les uns que les autres... Lucius lui avait fait aménager un laboratoire à faire pâlir d'envie les plus grands potionnistes du monde... qu'il n'avait quasiment jamais utilisé.
Passant d'une armoire à l'autre, penchant alternativement la tête à gauche et à droite pour lire les étiquettes, détaillant les produits, Harry laissait échapper de petits sons d'approbation, parfois envieux, ou un sifflement admiratif. Parvenu devant le meuble qui contenait ses ingrédients les plus rares, il se retourna à nouveau pour solliciter l'autorisation de l'ouvrir, que Severus lui accorda d'un hochement de tête. Harry ouvrit les tiroirs l'un après l'autre, avec précaution et presque une sorte de considération.
Quand il se retourna enfin, son regard brillait d'un respect mêlé d'excitation.
– Vous avez de quoi faire baver bon nombre de passionnés ! s'amusa-t-il.
Severus haussa les épaules, résigné. Sa petite collection lui apportait une certaine satisfaction mais il était bien conscient de la vanité de tout cela, cet amoncellement d'ingrédients rares et précieux qui ne servaient à personne et qui prendraient la poussière si les elfes de maison n'étaient pas là pour entretenir tout ça. Draco, parfois, profitait du laboratoire pour renouveler son stock de potions, mais aucun potionniste digne de ce nom n'en avait l'usage, et cela restait un gâchis monumental qui le crispait malgré lui.
– Comme Lucius vous l'a dit, le laboratoire est à votre entière disposition si vous en avez besoin. Ou même simplement envie...
Harry eut une petite moue gênée, aussi adorable que son excitation enfantine à peine retenue.
– C'est presque un sacrilège de vouloir en profiter ainsi, mais Sainte-Mangouste m'a envoyé un hibou ce matin et... je n'ai pas eu le temps encore...
Severus fit un large geste du bras.
– Vous pouvez vous servir... J'imagine que Sainte-Mangouste profite de votre présence en Angleterre...
– Je pense, oui, répondit Harry avec un sourire amusé. Ou alors, il y a en ce moment une avalanche de cas rarissimes !
Il s'attardait près d'une paillasse avec un air pensif, ses doigts effleurant le bois sombre.
– D'ailleurs, reprit-il, si vous avez besoin que je vous prépare quelques potions pendant que je suis au Manoir... C'est la moindre des choses ! Et ça déchargera Matt... Vous savez que j'ai rencontré votre petit protégé ?...
Sa voix hésitait entre la conversation badine et quelque chose de plus incisif et taquin.
– Je me doute... Comment l'avez-vous trouvé ?
– Charmant ! s'exclama Harry avec un sourire malicieux. Absolument charmant...
Un grognement échappa à Severus et il s'agaça avec un air renfrogné.
– Je ne parlais pas de ça !
Aussitôt, Harry afficha une moue d'une candeur innocente qui paraissait aussi indécente que son regard lubrique juste avant.
– Ah ?! Au niveau professionnel, vous vouliez dire ?...
Décidément, Potter prenait un malin plaisir à se moquer ouvertement de lui. Severus gronda à nouveau pour confirmer.
– Je n'ai pas beaucoup travaillé les potions avec lui..., commença Harry. Mais du peu que j'en ai vu, Matt a l'air très doué et plutôt inventif !
Le sourire espiègle qu'il affichait cachait certainement quelque chose mais Severus ne s'y attarda pas.
– Il l'est, affirma-t-il. Matthieu est un orfèvre. Juste. Précis. Doté de beaucoup de sensibilité et d'intuition. Il est capable de très grandes choses...
La tête légèrement penchée de côté, Harry l'observait d'un air incisif et curieux.
– Ça vous ennuie si je..., fit-il avec un geste pour désigner la paillasse. Puis, devant le signe de tête de Severus, il reprit : Merci... C'est drôle, tout le monde l'appelle Matt et vous êtes le seul à l'appeler Matthieu...
– Peut-être parce que je suis le seul à réussir à le prononcer correctement.
Un petit chaudron en cuivre avait fait son apparition sur le plan de travail et quelques flammes étrangement bleutées serpentaient mollement en dessous. Harry y jeta plusieurs louches d'eau, quelques pincées d'aconit et trois baies d'if aussitôt dissoutes tandis que s'échappaient des volutes de fumée rouge sang. Severus réprima un frisson en le voyant attraper les bocaux contenant l'armoise en poudre et les racines d'asphodèle.
– C'est un poison que vous préparez ?
– Seriez-vous inquiet ? fit Harry avec un sourire taquin. Non, plutôt un contre-poison. Mais les bases sont souvent les mêmes... Vous me parliez de Matt...
– Mmh... C'est un maître en potions, il n'y a pas grand chose à dire de plus...
Les mains autour du chaudron, Harry semblait pensif, puis les flammes prirent une couleur plus rouge et plus chaude et il retira ses mains avec un air satisfait. Ce qui ne l'avait jamais choqué auparavant surgit brusquement à l'esprit de Severus : Potter ne faisait en réalité jamais appel à une baguette pour pratiquer son étrange magie. Elle semblait sortir de lui spontanément et sans aide, tout au plus une légère concentration, une sensation bizarre dans l'air, comme une pesanteur ou une densité particulière, et pourtant la magie agissait, plus efficace encore que lui n'aurait pu le faire d'un sort, même formulé. Et venant de Potter, cela paraissait si simple et naturel qu'il n'en avait jamais été frappé avant.
– Vous avez pourtant utilisé le terme d'orfèvre... Venant de vous, c'est un compliment qui paraît presque irréel !
Le sourire moqueur de Potter l'agaça encore une fois.
– C'est pourtant ce que je pense, gronda Severus. Matthieu est capable... il a l'art de percevoir beaucoup de choses, la qualité des ingrédients, la façon dont ils vont réagir entre eux ou celui qui n'est pas approprié. Il est extrêmement observateur et son jugement est toujours très juste... Et puis, il a une capacité d'innovation digne d'un grand maître ! Il a simplifié bon nombre de potions qui n'étaient réservées qu'à une élite. Le véritasérum qu'il a créé se prépare en trois jours et il est bien plus puissant et fiable que l'ancien, ce qui fait que le Ministère ne jure plus que par lui. En ce moment, je sais qu'il travaille sur des dérivés du polynectar, mais appliqués à une seule partie du corps, ou un seul élément comme la couleur de peau... Tout ça est un jeu pour lui... et d'une facilité déconcertante !
Tout en parlant, il s'était approché de la préparation qui bouillonnait sur le plan de travail, à présent d'une jolie couleur lavande qui paraissait bien inoffensive malgré ce qu'elle contenait. À côté, Harry avait fait apparaître un parchemin sur lequel il écrivit d'une plume régulière « Racines de mandragore dorée. Merci Maya ». Lorsqu'il le toucha du bout du doigt, le parchemin tremblota doucement, enveloppé d'une lueur verte, puis disparut sans laisser de traces.
– C'est ce qu'il m'a semblé oui..., confirma Potter avec le même petit sourire agaçant.
– Le Ministère a même interdit sa potion pour devenir un animagus, sous prétexte que les dangers étaient trop grands si jamais quelqu'un de mal intentionné choisissait de se transformer en dragon ou autre bestiole de pouvoir... Mais Matthieu ne pense jamais à mal. Il est juste passionné et sans doute le plus doué de sa génération...
– Plus doué que moi ? releva Harry avec un sourire faussement vexé.
Severus haussa les épaules.
– Plus doué que vous, je ne sais pas. Vous n'en faites pas les mêmes choses... Mais plus doué que moi, c'est certain !
Contrairement à ce que pensait sans doute Potter, l'aveu ne lui coûtait pas. Il savait depuis longtemps la valeur et la compétence de son protégé, bien au-delà de ce que le Ministère pouvait envisager... C'en était même dommage que Matthieu aime autant l'enseignement et la transmission. Il aurait pu faire de bien plus grandes choses s'il avait quitté Poudlard pour se lancer dans une vraie carrière de potionniste. Ou au moins enseigner en faculté à des élèves qui auraient réellement profité d'un tel professeur... Mais il aimait les enfants, leur faire découvrir et apprécier les potions, leur inculquer cette soif d'apprendre et d'expérimenter qu'il possédait mieux que nul autre, transmettre sa passion et les faire vibrer d'impatience et d'excitation en attendant de voir ce qu'allait donner le mélange de quelques ingrédients savamment choisis. Nul doute que la prochaine génération comprendrait quelques potionnistes de renom, grâce à lui...
Après avoir éteint le feu pour laisser la décoction se reposer, Harry ne l'avait pas quitté du regard et l'observait toujours, ses yeux d'un vert profond particulièrement insondables.
– Vous en parlez avec autant d'éloges qu'il parle de vous..., dit-il lentement.
Sa voix contenait une étrange douceur, presque une forme de tendresse venue d'on ne sait où. À son corps défendant, Severus sentit le feu lui monter aux joues, tout en espérant que cela ne se verrait pas trop. Potter, en tout cas, ne sembla pas le remarquer ou s'abstint de tout commentaire ironique.
– Ah ?...
– Vous ne le saviez pas ? fit Harry d'un air indulgent et sans une once de moquerie. Il me semble même qu'il a employé le terme de « mentor »...
La lueur dans les yeux de Potter montrait qu'il n'avait rien perdu de son trouble et de son émotion, mais il se gardait de toute réflexion déplacée, esquissant simplement un sourire tranquille et chaleureux.
– Je..., balbutia Severus avant d'écarter tout autre propos d'un geste du bras, incapable d'ajouter un mot.
En réalité, il ne voulait pas savoir... Au fil des années, Matthieu était devenu un homme affable, d'une sociabilité qui paraissait presque déconcertante, ouvert, enjoué, tout le contraire de lui en fait, et bien loin de l'adolescent torturé qu'il était quand Severus l'avait pris sous son aile. Le jeune homme avait une nature solaire, mais il ne l'avait jamais oublié. Ils partageaient la même passion et Matthieu venait très régulièrement à la Librairie, consulter un livre que Severus venait d'acquérir, demander un conseil dont il avait rarement besoin, lui porter des potions ou bien simplement parler, de tout et de rien, de ses recherches, de ses élèves, des nouvelles du monde sorcier, de sa vie en général... C'était lui également qui s'était le premier intéressé au nouveau potionniste qui montait en puissance chez les médicomages. Matthieu avait mentionné Brian Evans en toute innocence, loin d'imaginer que ce nom résonnerait étrangement aux oreilles de Severus et que cela allait déclencher une curiosité et un attrait aux conséquences dangereuses. Pourtant, il ne lui en voulait nullement, plutôt reconnaissant au contraire de ce bouleversement qu'il avait si longtemps souhaité.
Severus, s'il se racontait peu, aimait cependant les moments qu'ils partageaient ensemble, la simplicité de Matthieu, sa fidélité malgré les années, son humour ravageur... Il l'avait toujours considéré comme... plus que son apprenti, en tout cas. Poser des mots sur ce qui les liait lui était impossible, mais Matthieu avait une importance rare dans sa vie. Il était sa filiation professionnelle, son élève, sa fierté.
Et malgré l'immense autodérision dont il était capable, même sur sa vie privée, Matthieu n'abordait jamais ce sujet précis, faisant preuve alors d'une étonnante pudeur empreinte d'émotion. Severus ne doutait pas qu'il lui portait quelque chose comme de l'affection, une sorte de respect ou même de reconnaissance, mais ce que pensait réellement le jeune homme lui était étranger, et il ne voulait pas creuser plus avant pour savoir ce que lui-même ressentait vis à vis de son « héritier ».
oooooo
Resté seul dans le laboratoire, Harry réfléchissait tout en parcourant des yeux un vieux registre de potions de soins, à la recherche d'un élément intéressant. Il n'avait pu que noter le trouble de Severus lorsqu'il avait parlé de Matthieu, son émotion manifeste et difficilement contenue qui l'avait conduit à s'éclipser sous un prétexte de toute évidence inventé. La même émotion que lorsque Matthieu parlait de Severus... une affection vibrante et bouleversante, bien au-delà d'un rapport professionnel ou d'une simple amitié. Se pourrait-il qu'il se soit passé quelque chose entre ces deux-là, malgré la présence de Lucius ? Matthieu assurait que non...
Severus était un homme secret, qui ne se confiait pas ou peu. Même Matthieu disait ne pas le connaître totalement... Harry savait qu'il n'apprendrait d'eux rien de ce qui les liait mais c'était assurément bien plus que l'un ou l'autre ne voulait bien avouer. Lucius peut-être...
Le plus surprenant de tout cela était sans doute cette impression persistante de toucher du doigt à quelque chose de très intime, très personnel. Comme lors de sa venue à Poudlard où Severus s'était laissé aller à des confidences sur son rôle de professeur, presque des aveux où il avait reconnu ses erreurs passées; en parlant de Matthieu, il s'était dévoilé tout autant, offrant au regard un aspect vulnérable de lui-même qu'il devait habituellement taire de toutes ses forces. Avait-il tant changé ou bien ces confidences n'étaient-elles réservées qu'à lui ? Et pourquoi se montrait-il ainsi à visage découvert ?
Harry ne pouvait nier qu'il avait été troublé par cette franchise désarmante. La sincérité, l'émotion de Severus, rien de tout cela n'était feint, et son humanité, si loin des souvenirs douloureux qu'il avait de lui, l'avait profondément touché.
.
L'apparition inopinée de Mayahuel le tira de ses pensées mais son visage renfrogné n'augurait rien de bon. Elle se campa devant lui, boudeuse, les mains sur les hanches.
– C'est donc ici ta nouvelle demeure, nadi ? Je préférais l'ancienne !
Elle fit mine de renifler une odeur nauséabonde et garda une moue contrariée.
– Ce n'est que provisoire, Maya, fit Harry en s'accroupissant devant elle avec un léger rire. Qu'est-ce qui ne te plaît pas ?
– La magie de Poudlard est très pure, mais ici ça respire la magie noire ! dit-elle en secouant la tête.
– C'est sans doute vrai, admit-il avec un sourire rassurant. Mais je peux t'assurer que Lucius et Severus n'ont plus rien à voir avec ce qui s'est passé ici autrefois...
La petite créature ne quittait pas son air pincé et parcourut l'ensemble du laboratoire d'un regard méfiant. Quand elle aperçut les réserves d'ingrédients, elle s'approcha lentement pour détailler la quantité impressionnante de bocaux, de fioles et de sachets méthodiquement rangés sur les étagères. Elle se retourna enfin avec ce qui pouvait passer pour un léger sourire sur les lèvres.
– Tu es tombé dans la caverne d'Ali Baba, nadi ?
Harry éclata de rire devant cet assentiment qui ne disait pas son nom.
– Tu connais ça, toi ?! Mais c'est presque ça, oui...
Mayahuel fourragea de sa main tatouée dans une poche du poncho qui lui tenait lieu de cape et en sortit plusieurs tubérosités noires comme de l'encre.
– Racines de mandragore dorée... fraîches du jour. Qu'est-ce que tu prépares ? fit-elle en avisant le petit chaudron de cuivre sous lequel Harry avait ranimé un feu tranquille.
– Merci, Maya ! Tu me sors une sacrée épine du pied ! C'est un contre-poison pour Sainte-Mangouste. Et si j'avais dû aller les chercher moi-même...
Harry prit délicatement les précieuses racines et entreprit de les couper en fines lamelles à l'aide d'un couteau en argent qu'il avait déniché dans les nécessaires à potion de Severus. Il avait un peu honte d'abuser ainsi de son hospitalité, se servant allègrement de son laboratoire et de son matériel, puisant dans ses ingrédients comme dans un gisement précieux, alors même que Severus ne pouvait utiliser tout cela... Mais après tout, cela faisait partie de la promesse de Lucius, et l'un comme l'autre lui avaient donné libre accès au laboratoire dans lequel Mayahuel furetait avec bonheur.
Tout en incorporant avec précaution les racines de mandragore à sa préparation qui bouillonnait doucement dans le chaudron, Harry se demandait comment Severus vivait encore le fait de ne plus pouvoir faire de potions. Était-ce cela qui l'avait fait fuir, plutôt que les confidences qu'il avait faites ? Voir quelqu'un réaliser ce dont il n'était plus capable, qui plus est dans son propre laboratoire ? Comme si un étranger prenait possession de son intimité la plus douloureuse, la blessure qui n'avait jamais cicatrisé...
.
Harry avait beau se creuser la tête, Severus restait une énigme, tantôt fier, fort et sarcastique, empli de désir, et la fois d'après, il apparaissait sensible, troublé, se laissant aller à des confidences et presque des aveux que Harry n'aurait jamais crus possibles... Il restait aussi insaisissable que ses intentions réelles. Dans quelle mesure avait-il choisi ou subi sa venue au Manoir ? Jusqu'où allait l'intervention de Lucius pour les rapprocher ?
Du peu qu'il en avait vu, Severus ne semblait pas maître en la demeure. « La chambre de Lucius... Enfin, la nôtre... », son retrait lorsque Lucius menait la conversation, sa façon de se laisser imposer cette main sur la nuque qui lui avait fait courber l'échine, cette visite du Manoir décidée par Lucius... Même après tant d'années, Severus ne régnait pas ici. Alors était-ce vraiment lui qui avait demandé sa présence ? Harry en doutait de plus en plus.
Il n'était cependant pas fâché de se retrouver un peu seul dans le laboratoire. La présence de Severus pouvait être aussi plaisante qu'elle était parfois éprouvante, mettant ses nerfs à rude épreuve. Aussi insaisissables et changeantes que celles de l'ancien professeur, ses propres réactions ne lui laissaient aucun repos. Il oscillait en permanence entre un attrait farouche et une gêne profonde, le désir de le voir nu dans la piscine et celui de le voir partir pour ne pas céder. L'envie et la culpabilité... Et le fait de voir Severus si humain, osant des confessions pudiques et troublantes, soucieux de lui, si simple et sensible malgré les apparences, ne faisait qu'augmenter sa propre confusion. Il mourrait d'envie de percer la carapace et de l'entendre enfin se livrer tout entier, sans filtre et sans faux semblants; il mourrait d'envie de pénétrer son esprit comme il l'avait fait avec celui de Lucius, mais Harry savait qu'il ne pourrait s'y résoudre. Il respectait bien trop Severus pour cela et ne prendrait que ce qu'il voudrait bien lui avouer, dusse-t-il rester avec ce sentiment d'inachevé encore des années.
.
– Tu es troublé, nadi ? lui parvint la voix lointaine de Mayahuel.
Il tourna la tête et la regarda longuement avant de revenir enfin à la réalité. Ses petits yeux noirs comme la nuit le fixaient étrangement, aussi insondables qu'un puits sans fond.
– Oui, je suis troublé, Maya, avoua-t-il doucement. Comment le sais-tu ?
– Je te connais, nadi... et même ta magie s'en ressent...
Elle leva la main et une aura vert émeraude se mit à luire doucement autour de lui, parcourue de volutes vaporeuses bien plus agitées qu'à l'ordinaire. Les remous et les tourbillons de sa magie montraient bien trop à son goût les questions et les sentiments qui bouillonnaient en lui et il en fut plus contrarié qu'il ne voulut bien se l'avouer.
Un éclat de rire lui parvint et il se rendit compte qu'il grimaçait devant cet aveu évident.
– Le temps finira par te donner les réponses que tu ne veux pas voir, nadi, fit Mayahuel avec un sourire confiant.
Harry grimaça encore plus. Les phrases sibyllines de la petite créature n'étaient jamais dénuées d'un peu de moquerie, et il ouvrit la bouche pour répliquer avant de rendre compte qu'elle avait déjà disparu dans un léger courant d'air.
.
ooOOoo
.
Le sommeil le fuyait désespérément.
Harry se tournait et se retournait dans l'immense lit aux draps de satin sans parvenir à trouver la position qui apaiserait le tumulte incohérent de ses pensées. Et puis il avait froid. Un froid que même la magie ou le feu ronflant dans la cheminée ne parvenaient pas à calmer. Un froid dense, paralysant, enraciné au plus profond de lui, dû à l'aigreur de l'isolement et de la solitude.
Poudlard ne lui avait pas fait la même sensation. Là-bas, il n'était qu'une solitude parmi des centaines. Chaque élève, esseulé loin de sa famille, éprouvait quelque part ce sentiment morbide, mais la vie en groupe, les repas en commun, la solidarité dans les dortoirs et les Salles Communes, une certaine forme de fraternité l'occultaient la plupart du temps. Harry y avait retrouvé des amis, des conversations passionnées ou plus intimes, des éclats de rire, du bruit, de la vie... Il ne s'était jamais senti seul à Poudlard, pas plus que dans sa forêt. Mais ici... Il était seul dans cette chambre plus grande que sa maison, dans ce Manoir qui lui était tellement étranger, tandis qu'ils étaient deux dans la même chambre, à quelques mètres de la sienne.
Il n'avait pu s'empêcher de guetter des bruits, des murmures, des pas étouffés par les tapis, une quelconque lueur sous la porte... Rien. Ce Manoir était aussi silencieux que s'il avait été vide, même s'il savait bien que ce n'était pas le cas. À peine percevait-il de temps en temps un craquement provenant des meubles dont le bois travaillait encore malgré les années, le souffle du vent dans les arbres du parc ou le hululement d'une chouette dans la nuit.
.
Harry s'interrogeait. Était-ce une forme de jalousie qu'il ressentait confusément ? Les savoir si près, ensemble, éveillait sa curiosité mais aussi quelque chose qui tenait vaguement de la colère. Que faisaient-ils ? Parlaient-ils de lui ? Avaient-ils fait l'amour ce soir, malgré sa présence ? S'ils dormaient, dans quelle position étaient-ils ? Lequel gardait sa main posée sur l'autre malgré le sommeil ?...
Ils étaient apparus bien plus détendus l'un et l'autre à la fin de la journée et pendant le dîner, agréables, sereins. Harry n'avait pas eu de difficulté à discuter avec eux, la conversation avait été facile et fluide, étonnamment plaisante, et ils avaient fini la soirée au Petit Salon, avec un verre de digestif au coin du feu et l'impression surprenante de se retrouver un peu en famille.
Les années les avaient mûris et les tourments de la guerre s'étaient éloignés, ils n'étaient plus que trois hommes avec un passé en commun qui se redécouvraient aujourd'hui après une longue absence. Il avait été question de voyages, de découverte, du temps qui avait passé sur les amis et les connaissances, de souvenirs partagés sans douleur, de quelques regrets aussi, sur des événements qui n'auraient pas dû être ou des personnes qu'ils n'auraient pas dû perdre... Au bout d'un moment, ils s'étaient regardés tous les trois et avaient éclaté de rire avant que la conversation ne glisse trop dans la mélancolie et un sentimentalisme digne d'un Poufsouffle.
Lorsqu'ils étaient montés se coucher, fort tard au demeurant, Lucius avait posé une main protectrice ou possessive, Harry n'arrivait pas à le déterminer, sur l'épaule de Severus. Il en avait ressenti une crispation désagréable dans le ventre, étonné de ce geste de proximité alors que pendant toute la soirée, ils étaient restés éloignés l'un de l'autre, ne partageant pas plus de regards, de sourires ou de connivence que deux bons amis. Ce cruel rappel à la réalité, juste avant de pénétrer dans sa chambre, l'avait étrangement meurtri.
Il les avait regardés s'éloigner vers la Nuit d'Ivresse un peu plus loin dans le couloir, et après un dernier « Bonne nuit », la porte s'était refermée sur les deux hommes et l'intimité de leur couple.
.
Harry finit par se lever et enfiler un pantalon. Debout devant les fenêtres, il avait une vue plongeante sur les magnifiques jardins du Manoir, figés par la nuit et éclairés par une pleine lune surprenante, très grosse, très basse sur l'horizon, teintée de reflets orangés qui lui donnaient une couleur bien plus chaude qu'à l'ordinaire. Chez lui, il se serait préparé un chocolat chaud avec de la cannelle et de la vanille avant de retourner se coucher, mais ici... Il ne savait même pas où se trouvaient les cuisines et il se doutait bien que solliciter les elfes de maison en pleine nuit causerait une effervescence malvenue.
Il hésita un moment à l'idée d'aller préparer quelques potions dans le laboratoire pour passer le temps mais il avait besoin de quelque chose qui lui occupe davantage l'esprit, qui vienne occulter ses propres pensées et les faire taire. Il s'était réveillé sur un cauchemar et depuis, des bribes de ce souvenir désagréable et des paroles de ses hôtes ne cessaient de repasser en boucle dans son cerveau.
Il ne savait pas d'où sortait ce mauvais rêve, qui en plus ne semblait pas en lien avec la bonne soirée qu'ils avaient passée... Il s'était revu tout en haut de cette montagne, dans cette antique cité perdue où il avait failli mourir, épuisé de malnutrition, de froid et de renoncement, prêt à lâcher prise. Le vent qui sifflait dans les pierres, un soleil pâle qui ne réchauffait pas sa peau nue, les nuages de coton sur le vert de la forêt, la faim lancinante qui ne le tenaillait presque plus tant elle était devenue une habitude, et ce sentiment de sérénité qui était venu devant l'abandon...
Il avait comme senti la caresse des plumes chatoyantes contre sa joue comme ce jour-là où le quetzal s'était posé sur son épaule et avait chanté des notes cristallines qui avaient fendu le silence glacé jusqu'à l'horizon... et Mayahuel était apparue. Il ne se souvenait plus de ce qui s'était passé ensuite, délirant de faim et de fièvre, mais il s'était réveillé dans sa maison dans la forêt, la saison avait changé et Mayahuel veillait sur lui. Elle cuisinait des tamales de nopal et l'abreuvait de jus de pitaya jusqu'à plus soif, elle prenait soin de son âme, aussi bien que de son corps épuisé. Quand il avait été rétabli, elle était restée et ils prenaient plaisir à de longues discussions le soir auprès du feu. Elle lui contait les légendes de son peuple, des histoires d'un autre temps et d'un autre monde. Elle était un puits de connaissance sur les règles de l'univers, la magie, les étoiles et la vie de la forêt. Parfois, elle l'accompagnait dans ses expéditions, l'avait sorti plus d'une fois d'un mauvais pas jusqu'à ce qu'il maîtrise à nouveau sa magie et qu'il n'ait plus besoin d'elle. Mais elle lui était restée fidèle malgré tout.
Depuis son retour en Angleterre, il devait bien avouer qu'elle lui manquait. Depuis son retour sur la scène internationale même. Elle s'était faite moins présente, préférant la chaleur et le soleil de sa forêt aux rudesses des climats étrangers et aux gens qui la regardaient comme une curiosité. Elle ne devait rien à personne, pas même à lui.
.
Harry fit quelques pas vers la cheminée pour se réchauffer auprès du feu. Ses pensées se portèrent à nouveau vers Severus et Lucius qu'il supposait paisiblement endormis dans leur chambre. Les deux hommes s'étaient rachetés une conduite pendant la guerre, menaient une vie tranquille et semblaient heureux ensemble... De quel droit venait-il troubler tout cela ?
À pas feutrés, pieds nus sur les tapis précieux, il se glissa dans l'escalier en colimaçon. Maintenant qu'il connaissait les lieux, il ne ressentait plus cette angoisse passagère qu'il avait éprouvée et il se faufila vers le rez-de-chaussée dans le silence de l'obscurité.
Il ouvrit sans bruit la porte de la Bibliothèque avant même de se rendre compte de la maigre lueur qui passait au dessous et étouffa une exclamation de surprise en apercevant Severus. Il était assis en face de lui, dans un des fauteuils moelleux qui faisaient cercle autour du foyer magique rougeoyant de braises, vêtu d'un simple kimono de soie noire par-dessus un pantalon tout aussi sombre. À travers l'échancrure du col, la blancheur de sa peau paraissait irréelle, presque phosphorescente. Sur ses jambes croisées, un livre ouvert dont il tournait régulièrement les pages, visiblement à la recherche d'un élément qu'il ne trouvait pas.
Severus leva vers lui un regard lumineux dans lequel brillait la lueur dansante du feu. Un instant, son visage parut refléter une tension inhabituelle puis il se détendit et retrouva l'expression neutre et maîtrisée que Harry lui connaissait si bien.
– Je peux faire quelque chose pour vous, monsieur Potter ? demanda-t-il calmement.
– Vous ne dormez pas ? balbutia Harry, encore sous le coup de la surprise.
– Pas plus que vous, visiblement... ou bien nous sommes ensemble dans le même rêve...
Severus afficha un petit sourire contraint et l'invita à venir s'asseoir.
– Je ne veux pas vous déranger, fit Harry. J'étais venu chercher un livre pour essayer de me rendormir...
– Vous ne me dérangez jamais, monsieur Potter, répondit Severus gracieusement. Je peux vous conseiller quelque chose de bien soporifique, si vous voulez... Plutôt un roman, un livre d'histoire, un traité de botanique... ? J'imagine que vous n'avez toujours pas lu l'Histoire de Poudlard, depuis toutes ces années ?
Sur sa silhouette sombre vêtue de noir, seuls brillaient le reflet du feu dans son regard, les mèches argentées qui encadraient son visage et sa peau si pâle. Mais Harry distinguait sans peine le sourire léger qui dansait sur ses lèvres.
– Toujours pas, fit-il avec un rire discret. Mais aujourd'hui, cela risquerait de m'intéresser ! Ceci dit, je préférerais un roman...
Severus repoussa doucement l'ouvrage sur ses genoux, se releva et se dirigea vers les étagères à sa droite. Il hésita un instant, la main déjà levée pour prendre un livre et demanda :
– Littérature autrichienne ?
– Pourquoi pas, fit Harry avec un sourire. Je m'en remets à vous.
ooOOoo
À la hauteur du soleil dans le ciel, Harry devina qu'il devait faire jour depuis un bon moment lorsqu'il ouvrit les yeux presque en sursautant. Une lumière généreuse baignait sa chambre et chauffait doucement les draps de satin. C'était un supplice de quitter un lit aussi délicieux mais il se força à se lever et à s'habiller après une douche rapide : il manquait à tous ses devoirs envers ses hôtes.
Le silence habituel régnait dans la demeure, et cela restait toujours surprenant après les semaines pleines de vie et de bruit qu'il avait passées à Poudlard. Il se glissa hors de sa chambre et descendit l'escalier en colimaçon qui lui faisait face.
Il aperçut immédiatement Lucius, installé dans un fauteuil près de la cheminée éteinte pour l'heure, en train de parcourir un journal qu'il replia à son approche.
– Monsieur Potter ! fit-il avec un large sourire. Je suis désolé de ne pas vous avoir attendu pour le petit déjeuner, mais vu l'heure... Je pensais que peut-être vous passeriez directement au déjeuner !
– C'est moi qui suis désolé, balbutia Harry, gêné. J'ai lu jusque fort tard cette nuit et...
– Ne vous excusez pas ! reprit Lucius en riant. Vous êtes ici comme chez vous, et vous faites à votre guise. Les elfes vous ont laissé dans la salle à manger de quoi vous rassasier. Allez manger tranquillement et rejoignez-moi pour le thé...
Harry s'éclipsa en le remerciant d'un air contrit et s'en alla remplir son ventre qui criait famine. Sur la table, il trouva de quoi nourrir un régiment et en fut d'autant plus mortifié. Il n'avait plus aucune notion de l'heure et il étouffa une exclamation de surprise en la découvrant sur l'horloge de la salle à manger. Il avait dû croiser Severus dans la bibliothèque une ou deux heures avant le lever du soleil et il n'avait ensuite pu se détacher de sa lecture jusqu'à la fin du livre, où il s'était bêtement rendormi sans s'en apercevoir, ivre de fatigue. En fait d'ouvrage soporifique, Severus lui avait donné tout le contraire, à dessein sans aucun doute. Quel message avait-il voulu lui faire passer à travers cette histoire troublante d'amitié, d'amour et de fascination ? Un aveu ?
Harry avala rapidement quelques toasts de marmelade et un verre d'un jus de fruit quelconque, qui contenait bien moins de soleil et d'énergie qu'il n'en avait l'habitude. Aussi goûteux que soit ce qu'on lui servait, la nourriture simple qu'il avait chez lui lui manquait. Les saveurs, les piments, les odeurs... Il avait quitté l'Angleterre depuis bien trop longtemps pour se satisfaire de ce qu'on y mangeait. Et il allait vraiment falloir qu'il descende aux cuisines pour se concocter un chocolat aux épices comme il l'aimait, ou bien qu'il apprenne aux elfes de maison comment le préparer...
Il rejoignit Lucius dans le Petit Salon avec sa tasse de thé et s'installa confortablement en face de son hôte qui l'accueillit en souriant.
– Vous avez trouvé de quoi vous satisfaire ? S'il vous manque quelque chose, n'hésitez pas à demander aux elfes.
– C'était parfait ! Merci ! répondit-il vivement. Je suis désolé pour ce matin, je...
– Harry, l'interrompit Lucius. Ne vous sentez obligé de rien... Ni de partager nos repas, ni nos habitudes si vous n'en avez pas envie. Considérez-vous comme en vacances de tout et en totale liberté.
Harry nota avec plaisir l'emploi de son prénom pour la première fois depuis qu'il était au Manoir, signe d'une certaine détente dans l'attitude de son hôte, mais n'en resta pas moins gêné de ses propos. Il ne pouvait décemment pas faire comme bon lui semblait dans cette maison; ce serait un manque de respect qui n'était même pas envisageable.
– Severus ne se joint pas à nous ? demanda-t-il pour changer de sujet.
– Severus est parti travailler depuis un bon moment, fit Lucius avec un sourire amusé. Il avait rendez-vous avec un client collectionneur ce matin...
– Il va être bien fatigué, rit-il. Je ne sais pas s'il a beaucoup dormi...
Lucius quitta son sourire pour un air circonspect, presque méfiant.
– Pourquoi donc ?
– Je l'ai croisé dans la bibliothèque cette nuit, fit Harry qui se sentit obligé de poursuivre devant le froncement de sourcil de Lucius. Je n'arrivais pas à dormir et je suis descendu chercher un livre. Severus était là, en train de lire ou de travailler, je ne sais pas... Il m'a conseillé un livre et je suis remonté me coucher...
– Pourquoi n'arriviez-vous pas à dormir ? se soucia brusquement Lucius. Le lit n'était pas à votre convenance ? Je peux...
– Non, non, c'était parfait ! s'empressa-t-il de répondre. J'ai juste fait un cauchemar... et impossible de me rendormir derrière.
Lucius eut un sourire compatissant.
– Il y a des potions de sommeil sans rêve dans le laboratoire, si vous avez besoin... Puis-je savoir quel livre il vous a conseillé ?
– La confusion des sentiments de Stefan Zweig... Une fois commencé, je n'ai pas pu le lâcher et du coup, je me suis rendormi très tard, ce qui explique...
Son geste d'excuse de la main se perdit dans le vague tandis que Lucius hochait la tête à la mention du livre. L'expression neutre de son visage ne cachait pas totalement qu'il en pensait bien plus que les apparences.
– Un livre symbolique, fit-il simplement.
Pour qui ? se demanda brusquement Harry. Pour lui ou pour Severus ?
Implicitement, Lucius admettait que le livre ne lui était pas étranger et qu'il en percevait le sens et la portée. C'était étrange de pénétrer ainsi dans des choses qui pouvaient être signifiantes pour ses hôtes sans qu'il n'en comprenne rien, des valeurs ou des objets qui pouvaient être porteurs de symboles qu'il n'envisageait pas.
– Severus est quelqu'un qui dort très peu, reprit Lucius en interrompant ses pensées. À peine quelques heures par nuit... Je me réveille maintenant rarement à ses côtés.
Sa voix contenait quelque chose comme du regret, une petite douleur sourde dissimulée par un vague sourire.
– Il se réveille vers quatre ou cinq heures et il va lire dans la Bibliothèque ou nager jusqu'au moment où il part travailler...
Ce qui expliquait l'usage quotidien de la piscine qui avait tant surpris Harry...
– Je ne suis pas sûr qu'il rentrera déjeuner ce midi, mais en tout cas, il sera là en fin d'après-midi...
Harry hocha simplement la tête, il n'avait pas très envie de poursuivre la conversation sur le même terrain, passablement gêné de glaner ainsi des renseignements sur Severus auprès de Lucius.
.
Il s'enfonça confortablement dans le dossier de son fauteuil tandis que Lucius se servait une tasse de thé dans une délicate porcelaine blanche. Posés sur la table basse près de la théière, une petite pile de journaux attendaient sagement la lecture du maître de maison. Harry reconnut La Gazette du Sorcier, ainsi que plusieurs quotidiens étrangers, et il esquissa un sourire :
– Je ne vous savais pas si polyglotte, Lucius...
– Les années passées au Ministère m'ont permis de maîtriser quelques langues étrangères, répondit-il modestement. Pour le reste, un bon sortilège suffit...
– Quelques langues étrangères ? s'étonna Harry d'un ton qui hésitait entre l'ironie et l'intérêt.
– Je me débrouille en allemand, en français et en russe... Et j'ai quelques notions de danois. Il fallait bien être autonome pour être sûr de comprendre toutes les subtilités des négociations diplomatiques... Je n'avais aucune confiance dans les interprètes ou dans les sortilèges de traduction. Pour lire un journal, c'est suffisant. Mais pour des conversations officielles, trop d'imprécisions, ou pire, de manipulations.
– Et vous vous tenez toujours au courant de l'actualité internationale ?
– Toujours, sourit Lucius. J'ai beau être retiré de la politique, on me demande encore mon avis sur certains sujets... Un éclairage différent, ou bien de rentrer en contact avec certains hommes politiques de qui j'étais proche...
– Les luttes d'influence, suggéra Harry avec un petit rire.
– C'est cela, acquiesça-t-il en souriant. J'ai toujours aimé ça...
– Vous êtes un manipulateur, osa Harry.
– Je prends cela comme un compliment...
Lucius buvait son thé tout en le regardant avec un sourire presque sournois. Il ne semblait pas offensé, ni offusqué; son attitude reflétait une assurance tranquille et cette espèce de certitude de parvenir toujours à ses fins.
– Ça ne vous manque pas ? Davantage ?
– La politique ? Si... Parfois, répondit Lucius sans hésiter.
– Pourquoi avez-vous... tout quitté ? demanda Harry pensivement. On ne vous voit pas homme à abandonner après un échec...
Lucius se cala dans le fond de son fauteuil et prit le temps de réfléchir avant de répondre lentement.
– La population sorcière anglaise est une société archaïque, conservatrice, presque réactionnaire. Elle préfère rester enfermée sur elle-même sans percevoir les nécessités de changement et de progrès. Ce que j'ai tenté de faire au Ministère a heurté bon nombre de gens qui ne sont pas mûrs pour cela. L'ouverture sur le monde, les enjeux qui dépassent notre simple pays... les gens n'ont pas envie de les voir, ils ne sont pas prêts. J'ai eu l'impression de me battre contre des moulins à vents, de dépenser une énergie considérable pour rien. J'y ai passé quatre ans de ma vie, en réunions, en négociations, en tractations, à ne vivre que pour ça...
Le regard de Lucius paraissait étrangement lointain, plongé dans ses souvenirs.
– Lorsque j'ai été évincé du pouvoir... il y avait beaucoup d'amertume. Et un certain épuisement. Cela a été une bonne chose en fait, parce que j'étais en train de m'y perdre. J'y mettais trop de moi-même, sans me rendre compte du piège que c'était. Et Severus le vivait très mal. Cette absence permanente, cette obsession... J'ai pris un recul forcé et salutaire. Mais je garde une certaine sphère d'influence qui me permet de faire avancer de petites choses dans l'ombre. C'est parfois bien plus efficace que d'être exposé en pleine lumière...
Il se tut sur un sourire et un regard plus animé tandis que Harry restait songeur. Lucius avait toujours paru vivre pour le pouvoir, même au temps où il était un mangemort. Il ne pouvait être que dans les premiers, de ceux qui donnaient les ordres et les directives au plus grand nombre, de ceux qui règnent. Fallait-il que cette expérience de la politique ait été difficile et que Severus en ait souffert pour qu'il y renonce ainsi !
.
– Vous avez changé, Lucius, dit doucement Harry. Il y a quelques années, vous auriez préféré le pouvoir et la lumière à l'ombre, quel qu'en soit le prix...
– C'est sans doute vrai, admit-il avec le sourire. Mais j'ai essayé... et je m'aperçois que je suis tout aussi efficace à œuvrer en sous-main sans être sous le feu des projecteurs. Je n'en ai plus besoin, peut-être...
Lucius le regarda un instant en silence puis reprit :
– Vous savez, Harry... Vous êtes resté absent pendant très longtemps. Les gens ont changé. Il s'est passé tout un tas d'événements importants ou anodins dont vous n'avez aucune conscience... Personne n'est plus aujourd'hui tel que vous l'avez connu.
Un soupir presque douloureux lui échappa. On lui avait déjà dit ça – il ne savait même plus qui – et plus le temps passait, plus il prenait la mesure du monde qui avait évolué en creux pendant son absence.
– Je m'en rends compte, fit Harry à mi-voix. Peu à peu... cruellement parfois. Pour moi, le temps a coulé comme un sablier infini, sans hier, sans lendemain. Les jours n'avaient plus d'importance, seuls comptaient les saisons, les gens rencontrés, les échanges, les apprentissages... Un repas près du feu n'était qu'un énième repas près du feu. Il n'y avait pas d'événements marquants pour rythmer la vie, pas de naissances, de mariages, d'anniversaires, pas de Noël, de repas de famille ou de fêtes... Ou du moins, quand j'ai vécu dans certaines tribus, ces événements ne me concernaient pas directement, je n'en étais que spectateur. Et après, dans la forêt... le temps n'avait pas d'importance. Je n'ai pas vu couler les années...
– Je comprends..., fit Lucius. Nous n'avons pas vécu de la même manière. Mais ne soyez pas étonné si les gens ressentent une forme de colère en vous revoyant...
– Vous parlez de Draco ?
– Entre autres... Draco vous a pardonné votre absence, Harry. Il en a compris la nécessité... Mais il ne vous a pas pardonné votre silence.
– Entre autres ? releva Harry. Severus aussi ?
– Sans doute...
Severus avait-il éprouvé de la colère à son encontre ? C'était donc que cela lui avait importé au-delà des apparences...
– Heureusement que ce n'est pas votre cas ! fit Harry avec un petit rire nerveux.
– Nous n'étions pas proches, dit Lucius en haussant les épaules. Et aujourd'hui... j'aime assez ce que vous êtes devenu...
Harry répondit au sourire charmeur de Lucius d'une manière un peu crispée. Il savait qu'il devait s'attendre à des reproches, à devoir se justifier, mais ses retrouvailles avec Luna et Neville s'étaient passées sans anicroches et il en avait presque oublié que ce ne serait peut-être pas le cas avec tous. Draco, Severus et peut-être d'autres encore, ne lui pardonneraient pas si facilement cet exil volontaire jusqu'à la disparition, et ce retour qui lui paraissait si normal et qui leur laissait à eux un goût d'amertume. De colère.
Severus n'en avait rien montré pour l'instant. Il n'avait exprimé qu'une sorte de regret, avec quelque chose comme de la tristesse, la conscience du temps perdu. « J'aurai aimé ne pas vous perdre de vue si longtemps... ».
Matt avait dit qu'il avait été bien sombre cette année-là mais au fil des années, la colère avait laissé place à une résignation amère et douloureuse.
Qu'en serait-il de Draco ?
– Je dois m'attendre à des orages le jour où Draco arrivera ? fit-il avec une grimace contrariée.
– Peut-être... Je ne sais pas, répondit Lucius, évasif. Nous verrons déjà ce qu'il dira lorsque je le préviendrai de votre présence...
Un petit sourire malin s'afficha lentement sur ses lèvres à mesure que Harry prenait conscience de la situation.
– Vous voulez dire... Il n'est pas encore au courant ? s'offusqua-t-il.
– Je n'étais pas sûr que vous viendriez...
– Je vous avais promis, Lucius, répliqua Harry, quelque peu contrarié. Et c'est peut-être lui qui ne voudra plus venir en me sachant là...
– Draco est un homme de parole. Il viendra.
– Est-ce à dire que je ne le suis pas ?
Lucius leva une main en un geste d'apaisement tout en lui adressant un sourire rassurant.
– Vous avez prouvé que vous l'étiez...
Harry conserva un instant un air circonspect, hésitant entre la contrariété et la méfiance, avant de brusquement se souvenir d'une conversation avec Luna.
« Je peux seulement te dire que tu dois aller au Manoir et revoir Draco »...
Avec un long soupir qui surprit Lucius, il se relâcha au fond du fauteuil et abandonna instantanément toute envie de manifester son mécontentement ou de dire le fond de sa pensée. Il se tramait des choses dans son dos qu'il ne mesurait pas et certaines actions s'imposaient visiblement à lui sans qu'il ait son mot à dire. Et apparemment Draco non plus. Restait à comprendre ce qui devait sortir de ces retrouvailles et que Lucius et Luna semblaient attendre de pied ferme. Servaient-ils même des intérêts communs ?
– Soit..., fit-il d'un ton résigné alors que Lucius s'interrogeait toujours sur son brusque changement d'attitude. Sachez quand même que je n'apprécie pas d'être ainsi manipulé, Lucius. J'aimerais simplement savoir de quand date votre dernière conversation avec Luna ?
Un frémissement imperceptible dans le regard, une légère dilatation de la pupille, lui montrèrent qu'il avait touché juste, avant qu'un large sourire n'apparaisse peu à peu sur le visage de son hôte. Il y avait bien une connivence quelconque entre ces deux-là, mais dont il ne devinait pas les desseins.
Lucius joignit les mains, les coudes posés sur les accoudoirs du fauteuil, dans une attitude de réflexion distante. Mais son regard et son sourire ne cachaient rien de sa satisfaction.
– Je suis vraiment heureux de votre retour, Harry, dit-il très sincèrement. Et j'espère que Draco le sera aussi...
– J'aimerais juste que vous cessiez ces tractations dans mon dos, soupira-t-il. Si vous avez quelque chose à me demander, faites-le. Mais je ne suis pas un sujet de négociation; nous ne sommes pas en politique.
– Je... Croyez bien que ce n'est pas dans mes intentions, Harry, assura Lucius. Je n'ai personnellement rien à vous demander qui ne concerne autre chose que Severus.
Le « personnellement » lui heurta les oreilles mais Harry s'abstint de relever pour dire simplement d'un ton las :
– Que voulez-vous de moi pour Severus ?
– Seulement son bonheur...
.
L'attitude de Lucius le laissait sur sa faim. Il en disait trop ou trop peu. Sa relation avec Luna, sa volonté de le faire venir au Manoir, ce qu'il attendait de lui vis à vis de Severus ou de Draco... Sous des apparences de franchise, rien de ce qu'il disait n'était clair ou dénué de sous-entendus. Et pourtant, Harry n'arrivait pas à en vouloir à cet homme qui manipulait le double langage comme une langue maternelle et chez qui il n'arrivait cependant pas à déceler des intentions négatives. Que ce soit dans son regard, ses paroles ou ce qu'il percevait de sa magie, les intentions de Lucius n'étaient pas mauvaises. Il ne pouvait que se laisser faire sans comprendre. Mais pas sans en tirer quelques avantages s'il le pouvait.
– Puisque nous en sommes là, fit Harry avec un rictus amer, j'aimerais vous poser une question à propos de Severus...
Lucius hocha la tête en un signe d'assentiment qui semblait lui laisser toute marge de manœuvre qu'il souhaitait.
– Cette année-là, comment avez-vous fait pour le sevrer des produits qu'il prenait ?...
Une ombre coupable passa dans le regard de Lucius et son visage se ferma brutalement. Il semblait hésiter à répondre, puis se décida.
– Ce n'est pas quelque chose dont je suis fier, Harry, commença-t-il lentement. Je ne l'ai fait que parce qu'il le fallait... parce que c'était nécessaire. Pour lui et pour moi. Et quoi qu'il nous en ait coûté...
Il s'interrompit un instant en passant une main lasse sur son visage. Sa voix était plus basse lorsqu'il reprit :
– J'ai usé de potions de sommeil sans rêve. Tous les jours. Parfois plusieurs par jour quand la douleur et le manque le réveillaient. Et... je l'ai stupéfixé. Pour calmer les effets du sevrage. Tout le temps... Je ne levais le sortilège que pour qu'il se nourrisse un peu et qu'il prenne une potion de sommeil. Et je le stupéfixais à nouveau. Ça a duré des semaines. Il a fallu l'enfermer dans la salle de duel pour contenir sa magie qui débordait par moments. Il a souffert le martyr... des migraines infernales que les produits ne calmaient plus... Et j'ai refusé de lui donner des potions contre la douleur pour ne pas créer une autre dépendance. Au bout de plus d'un mois, il a fallu cesser. Il était trop affaibli, dénutri, ses reins et son cœur menaçaient de lâcher. Un stupéfix de plus l'aurait tué. Mais le plus dur était fait...
Lucius soupira et tourna la tête vers la cheminée, le regard fixé sur d'imaginaires flammes dans l'âtre froid.
– Quand il s'est réveillé pour la dernière fois du sortilège, nous sommes partis en voyage. Tout de suite et très loin... Il avait besoin de reprendre des forces et de se tenir loin de ses démons. Nous avons cherché du soleil et de la chaleur, toujours plus de chaleur pour lutter contre le froid qu'il ressentait en permanence. Pour lutter contre la douleur... Et à la fin de l'été, il a pu retourner à Poudlard et assurer à nouveau ses cours.
Harry ne pouvait détacher son regard du visage rongé par le remords, agité des soubresauts sombres de la mémoire.
– Vous avez choisi une manière bien radicale..., dit-il doucement.
Les yeux de Lucius se tournèrent instantanément vers lui, deux billes d'un gris d'acier, aussi sombres et dures qu'un orage de fin du monde.
– Je ne l'ai pas fait de gaieté de cœur, monsieur Potter ! fit sa voix cinglante. Je l'ai presque tué. J'ai eu l'impression de le torturer pendant des semaines ! Jour après jour ! Mais je l'avais promis, continua-t-il en s'adoucissant. Je lui avais promis. Severus me l'avait demandé deux ou trois mois auparavant. Il n'avait eu de cesse de m'arracher cette promesse jusqu'à ce que je lui cède. Il fallait seulement attendre les vacances, qu'il puisse s'éloigner de Poudlard...
Harry déglutit péniblement, les informations se bousculant en tous sens dans son esprit. Il peinait à reconstituer la chronologie de ces événements si anciens et si proches à la fois. Pendant que lui s'était enfui à l'autre bout de l'Europe, Severus souffrait mille tourments pour se défaire de sa dépendance et il n'avait pas été là. Il n'avait rien su ou rien compris des projets de Severus pour se libérer enfin de ce qui le rongeait et il avait préféré se sauver égoïstement pour ressasser sa douleur et son amour impossible.
Mais en étant honnête, il se rendait bien compte qu'il n'avait pas pu. Il n'aurait pas pu. Il avait été au bout de ce qu'il pouvait faire pour Severus. Au bout de ce qu'il pouvait donner sans se perdre lui-même. Il était parti peut-être égoïstement, mais pour se sauver, pour se préserver et non pas pour s'enfuir. Il avait tant espéré, tant sacrifié, tant tremblé pour lui qu'il n'avait plus eu la force de continuer. Il ne pouvait pas s'en vouloir aujourd'hui de ce qui avait été impossible et impensable hier. Si seulement Severus lui avait parlé de ses intentions, s'il lui avait confié quoi que ce soit... peut-être qu'il aurait pu l'accompagner dans cette épreuve, dans un dernier sursaut d'énergie... Mais Severus n'en avait rien dit. Comme il avait tu bien des choses cette année-là.
Lucius avait été là, lui. Fidèle, dans l'ombre, depuis si longtemps... Il avait su faire ce qui lui était impossible, être celui qu'il n'avait pas su être.
– Pourquoi... ? hoqueta Harry, et sa voix lui parut être un gémissement. Pourquoi ne m'a-t-il rien... ?
Il fut obligé de se taire, quelque chose dans sa gorge semblait enfler démesurément. Lucius posa sur lui un regard très doux avant de lui répondre :
– Severus et moi n'avions pas les mêmes rapports qu'entre vous et lui. Même si nous nous aimions déjà depuis longtemps, il ne me considérait pas de la même manière. Vous, il ne voulait pas vous blesser davantage, alors que moi il m'appréciait, il me vouait des sentiments fidèles, il me faisait confiance, mais cette confiance signifiait aussi qu'il ne cherchait pas à me protéger. Que je puisse souffrir de ce qu'il exigeait de moi lui importait peu, il savait que je le ferais simplement parce qu'il me l'avait fait promettre. Il savait pouvoir me demander ce qu'il ne pouvait pas vous demander à vous.
Harry ouvrit la bouche pour protester mais il ne fut capable d'en sortir aucun son et se contenta de secouer la tête.
– Vous souffriez déjà tellement de le voir dans l'état où il était... Auriez-vous été capable de lui infliger de plus grandes souffrances encore... ? Aussi longtemps qu'il l'aurait fallu ? insistait Lucius doucement. Je ne crois pas... Et il était persuadé que non. Et puis nous avions ici le lieu qu'il fallait. Il se sentait en sécurité au Manoir et il m'a aidé à aménager la salle de duel... Il avait envisagé tous les risques...
– Pourquoi ne l'ai-je pas au moins su ? fit Harry d'une voix étranglée.
– Il comptait vous le dire. Il comptait vraiment vous mettre au courant. Mais il ne voulait pas que vous tentiez de le dissuader... Il a attendu la toute fin de l'année scolaire, la dernière minute. Nous devions commencer le soir même... Mais vous êtes parti avant qu'il n'ait eu le temps...
Ce soir-là où il avait senti que Severus avait voulu lui parler... Il avait fait taire ses sentiments et il était parti. Seul et loin. Tandis que Severus entrait dans une spirale de douleur pour parvenir à se libérer de ses dépendances.
.
Harry porta machinalement sa tasse vers ses lèvres, mais le thé était froid depuis bien longtemps, lui tirant une grimace de surprise et de désappointement. Les deux mains autour de la fine porcelaine, il glissa sa magie pour réchauffer le liquide avant de s'apercevoir au bout de quelques instants que son trouble et son manque de concentration n'avaient réussi qu'à le mener à ébullition. Il posa brusquement la tasse où le thé bouillonnait encore, sans égard pour la vaisselle délicate de son hôte et s'en voulut de sa réaction.
– Il ne faut pas vous en vouloir, Harry...
Lucius ne l'avait pas quitté des yeux, observant le moindre de ses faits et gestes, ainsi que la tasse fumante sur la table basse.
– Vous vous trompez... Je...
– Je ne sais pas si c'est d'avoir vécu seul si longtemps, l'interrompit Lucius. Ou bien si c'est lié à la nature particulière de votre magie... mais vous cachez mal vos sentiments, Harry. Parfois, vous vous laissez emporter et votre magie transpire vos émotions en dehors de vous sans que vous vous en rendiez compte. C'est présent autour de vous, dans l'air, dans ce qui émane de vous... comme une espèce d'aura. Et là, vous suintez la culpabilité.
On lui avait déjà dit cela aussi... Mais qui ? Et quand ? Ou bien il avait eu cette impression auparavant, quand Luna avait fait irruption dans son salon en disant avoir perçu sa colère, quand Severus semblait deviner son humeur... Harry savait d'où cela venait mais il l'avait oublié depuis si longtemps. C'était comme une fenêtre ouverte sur son âme et sa magie qui déversaient leur trop-plein autour de lui, un bouillonnement de sensations, d'émotions, de pulsions... Il s'empressa de fermer cette fenêtre et de dresser une barrière hermétique autour de lui-même et ce fut brusquement comme si l'atmosphère de la pièce paraissait plus légère et plus sereine. Il avait retiré cette sensation pesante dans l'air qui étouffait les bruits et maintenait une chape de plomb oppressante.
.
Il se redressa légèrement et posa les mains sur les accoudoirs de son fauteuil. Il n'eut pas besoin de dire un mot que Lucius avait déjà compris son intention et lui faisait signe gracieusement.
– Bien sûr, je comprends, fit-il en inclinant la tête. Le déjeuner sera servi vers treize heures, si jamais vous avez déjà faim. Et si vous avez besoin de moi d'ici là, vous me trouverez ici ou dans mon bureau...
Harry se leva lentement il ne tenta même pas de se justifier, d'arguer d'une quelconque potion... Lucius n'avait pas besoin de cela, il semblait comprendre bien des choses sans qu'il n'ait besoin de les formuler et il lui était reconnaissant pour cela.
– Merci, se contenta-t-il de dire très sincèrement avant de quitter le Petit Salon et de se diriger vers l'escalier en colimaçon.
.
Il hésita à regagner sa chambre mais l'idée de rester enfermé entre ces quatre murs, aussi grande que soit la pièce, le mit mal à l'aise. Il descendit l'escalier presque sans l'avoir décidé et entra machinalement dans le laboratoire. Le contre poison qui mijotait sur des flammes dorées avait adopté une couleur douce entre le vert et le bleu, pas encore assez claire à son goût et Harry le remua lentement jusqu'à obtenir ce qu'il souhaitait. Il éteignit les flammes et jeta un sort de conservation en attendant le refroidissement du mélange. Dans quelques heures, il pourrait le faire parvenir à Sainte-Mangouste.
Il fit quelques pas hésitants dans le laboratoire, cherchant une raison d'être là, un sens, une signification quelconque à tout cela... Il avait besoin d'être seul. Le besoin irrépressible de pouvoir se laisser aller à ses souvenirs, ses sentiments, ses regrets, sa douleur dans leur entièreté, sans mettre quiconque mal à l'aise de ce déversement d'émotions, et en premier lieu lui-même. La solitude était une forme de paix.
Il sortit dans le couloir, la salle de duel paraissait une bonne option : un débordement de magie involontaire resterait contenu dans la pièce, aussi futile et insignifiant qu'en plein désert... Mais il ne savait pas quelle puissance les sortilèges de la salle étaient capables d'absorber et il eut brusquement peur de mettre à mal la solidité du Manoir. Il pouvait tout aussi bien partir, ne serait-ce que quelques heures... Lucius n'en saurait probablement rien, tant qu'il rentrait pour le déjeuner...
Il hésitait encore devant la porte lorsque l'atmosphère plus humide de la piscine filtra légèrement à travers le rideau magique qui fermait la rotonde. Harry avait beau avoir vécu aux quatre coins du monde – ou peut-être à cause de cela – il avait beau pratiquer une forme de magie parmi les plus puissantes, il n'en restait pas moins qu'il croyait aux signes et à une certaine mystique, et la perception de l'eau à cet instant précis en était un.
L'eau résonnait comme un appel. La moiteur, la douce chaleur de la salle, la façon dont son corps reconnaissait l'humidité contenue dans l'air, tout cela vibrait en lui comme s'il était de retour dans sa forêt, au milieu de nulle part et pourtant chez lui, loin d'ici, loin de Lucius et de ses vérités dérangeantes, loin de Severus et des sentiments mêlés qu'il lui inspirait, loin des questionnements incessants dont il n'était pas certain de vouloir connaître les réponses, loin de ses hésitations, de ses regrets, loin des douleurs du passé et de celles d'aujourd'hui.
Harry laissa ses sandales à l'entrée de la rotonde, déboutonna sa chemise et la laissa glisser au sol, suivie de son pantalon. Il ne fit pas attention au soleil éclatant qui inondait la salle de lumière, pas plus qu'aux jardins piquetés de fleurs qu'on pouvait voir au travers des baies vitrées; son regard restait rivé sur la surface miroitante et délicate de laquelle il s'approchait avec bonheur. Il se laissa lentement glisser dans l'eau.
oooooo
Il se laissait porter, flottant entre deux eaux. Quelques oscillations des jambes le maintenaient loin de la surface et du fond, dans un univers mouvant et lumineux qui paraissait si hospitalier et si agréable. La caresse de l'eau sur sa peau le rassurait, le détendait comme elle seule savait le faire, douce et pénétrante à la fois, tiède comme la chaleur d'un corps et enveloppante comme des bras.
Il lui avait fallu un temps infini, immergé, avant de parvenir à se libérer de ses tensions, des kilomètres de nage avant de sentir ses muscles douloureux de l'énergie dépensée, avant de se sentir épuisé, vidé, et enfin serein de trop de fatigue et d'avoir tari la source de ses émotions. Peut-être sa colère avait-elle éclaté à un moment, projetant de l'eau jusque sur les baies vitrées qui avaient paru ruisseler de pluie... Peut-être le sel de certaines gouttes qui avaient perlé sur son visage venait-il de lui, il ne s'en souvenait pas clairement.
La seule chose dont il était certain était la paix retrouvée, cette sensation d'apaisement et de délassement, aussi légère et fluide que l'eau qui le portait, et cet élan puissant dans la poitrine qui grandissait à mesure qu'il pensait à lui.
.
Un changement de luminosité soudain le surprit et le fit émerger au beau milieu de la piscine. Severus se tenait là, debout, voilant la lumière qui tombait dans l'eau, un sourire sarcastique sur le visage.
– Vous tentez de battre un record d'apnée jusqu'à la noyade, Potter ?
– Vous seriez venu me faire du bouche à bouche, Severus ?
Harry éclata de rire et passa une main sur son visage pour en chasser l'eau qui ruisselait depuis ses cheveux tandis qu'un léger sourire éclairait le regard de Severus.
– Si vous daignez vous joindre à nous, le déjeuner sera servi dans cinq minutes, ajouta-t-il sur un ton plus doux que ne l'étaient ses paroles.
De quelques brasses, Harry rejoignit le bord de la piscine et se hissa hors de l'eau, la peau frissonnante de la fraîcheur relative de l'air. Il ferma les yeux et se concentra quelques instants sur sa magie pour se sécher. Lorsqu'il les rouvrit, il fut étonné de sentir le poids du regard de Severus sur lui, insistant, jusqu'à se rendre compte qu'il était capté par une certaine partie de son anatomie, sans en montrer la moindre gêne.
– Eh bien, Potter ? Vous avez oublié jusqu'à l'usage du maillot de bain ou des sous-vêtements ? dit-il d'un air narquois.
Harry se sentit bêtement rougir sous le regard avide. Comment diable savait-il pour les sous-vêtements ?
– Effectivement, concéda-t-il avec un sourire. Cela vous gêne ? Vous m'avez pourtant déjà vu dans le plus simple appareil...
Ce fut au tour de Severus de rosir légèrement à la mention de la seule nuit qu'ils avaient passée ensemble, bien des années auparavant, sous l'emprise d'une potion de séduction.
– Vous aviez une fâcheuse tendance à l'époque, à ne pas savoir différencier des œufs gelés de Serpencendre et des yeux de tritons, lança-t-il avec un sourire malin. Je vous laisse vous rhabiller et nous rejoindre...
Un frisson glacé parcourut le dos de Harry, le plongeant dans les affres du doute. Se pouvait-il qu'il ait raté sa potion ce jour-là, qu'il ait bêtement confondu, dans sa précipitation, un ingrédient avec un autre ? Que Severus n'ait été sous l'emprise d'aucune potion mais qu'il se soit simplement laissé aller à ses propres envies ? Qu'il se soit même servi de l'effet que Harry pensait avoir obtenu avec son philtre pour obtenir ce que lui-même désirait ?
Il remonta en grommelant vers la Salle à Manger, accueilli par un Severus aux yeux brillants de malice.
.
ooOOoo
.
– J'ai annoncé votre présence à Draco, fit négligemment Lucius au détour d'un sentier.
Severus avait déjeuné rapidement en leur compagnie, puis il était reparti à la Librairie pour l'après-midi. Profitant du soleil et de la douceur printanière, Lucius avait convié Harry à se promener pour découvrir les jardins du Manoir, les massifs, les sous-bois, l'étang au loin et jusqu'au haras aux confins de la propriété.
Harry s'immobilisa pour le regarder, presque alarmé de la détente apparente de son hôte.
– Et comment a-t-il réagi ?
– Comme vous ! fit Lucius en riant. Il m'a traité de fieffé manipulateur et il m'a voué aux gémonies... Je lui ai dit que s'il ne me montrait pas un peu plus de respect, je viendrais en personne punir son insolence. Rien que de très habituel, en somme...
Harry reprit son chemin pour rejoindre Lucius qui s'éloignait en souriant.
– Il n'a rien dit de plus ? hasarda-t-il. Me concernant ?...
– Pas à moi, en tout cas. Mais ne vous en faites pas, il viendra. Sauf si vous ne désirez pas le voir...
Lucius lui jeta un regard entendu.
– Évidemment que j'en ai envie ! marmonna-t-il. J'en crève d'envie depuis que vous m'en avez parlé !... Ce qui n'empêche pas que je craigne sa réaction.
Une fois de plus, Harry fut surpris de sa facilité à se confier et à se dévoiler devant Lucius. Malgré les manipulations dont il le soupçonnait, l'homme derrière le stratège lui inspirait confiance et il n'avait ni honte, ni crainte à lui confier ses sentiments.
– Une fois franchie la première rencontre, vous vous retrouverez comme autrefois, assura Lucius. Draco a beaucoup changé mais vous ne l'en aimerez que mieux...
– En quoi a-t-il changé ?
Lucius ralentit le pas tout en réfléchissant, et finit par s'arrêter pour lui faire face.
– Il a pris beaucoup de recul par rapport à la société sorcière. L'aristocratie, le poids des conventions, ce qui est convenable et ce qui ne l'est pas... Il s'est éloigné de tout ça. Il s'en est libéré quelque part. Il est devenu beaucoup plus... humain. Peut-être est-ce l'influence de Daphnée, peut-être est-ce depuis qu'il est devenu père... Je ne sais pas. Mais il est un homme plus qu'estimable...
La sincérité de Lucius était étonnante, simple et dénuée de tout artifice. Harry n'avait pas souvenir de l'avoir déjà vu ainsi.
– Pourquoi vous êtes-vous fâchés alors ?
Une grimace échappa à Lucius, signe fugace de sa gêne, mais il ne se tut pas pour autant.
– Je suis un pur produit de l'aristocratie des Sangs-Purs, Harry... J'ai été façonné par des idéaux d'un autre siècle. Que j'ai transmis malgré moi à Draco, et dont il a su se libérer plus vite que moi, sans doute. Mais l'importance du nom des Malfoy, de la généalogie, de la transmission des valeurs de notre famille... Le simple fait d'avoir un héritier à qui transmettre l'empire des Malfoy, la préservation de la lignée... tout cela est imprégné en moi depuis ma naissance.
Après un silence, il reprit :
– Lorsque Draco a rencontré Daphnée, je gravitais dans les hautes sphères de la politique et j'avais déjà l'intention de me porter candidat pour être Ministre. Cette... « mésalliance », c'était comme ça que cela m'apparaissait à l'époque, ne pouvait que me porter préjudice, ainsi qu'à Draco s'il se décidait à reprendre un jour les rênes de la famille Malfoy. Cette femme n'était rien, pas même une demi-sang, pas même une Sang-de-Bourbe, pas même une Cracmol. Elle ne connaissait rien à notre monde, à la magie, à ce que le nom des Malfoy pouvait représenter dans le monde sorcier. Les premières rumeurs et les premiers articles dans les journaux ont commencé à circuler, et j'ai sommé Draco de mettre un terme à cette relation.
L'étonnement emplissait le regard de Harry et il ne put s'empêcher d'interroger Lucius.
– Comment... ? Alors que vous avez été si progressiste en tant que Ministre, comment avez-vous pu vous arrêter à des considérations pareilles ?
– On a tous nos propres contradictions, Harry, fit-il avec un rictus peu amène. Je n'en suis pas exempt... J'ai fait passer mes intérêts et ceux de ma carrière en premier, loin de me soucier des priorités de Draco. Et... mes idées n'étaient pas aussi « modernes » qu'elles le sont devenues par la suite. Grâce à cette confrontation avec mon propre fils, sans doute. Mais à l'époque, le peu que je pouvais tolérer dans la société ne pouvait avoir lieu dans ma propre famille. Il était impensable que moi, Lucius Abraxas Malfoy, futur ministre, je ne tolère l'union de mon fils avec une moldue...
Lucius poursuivait lentement son chemin en direction d'une tonnelle installée sous le couvert d'un arbre, évitant de le regarder.
– Jamais je n'ai vu Draco dans une fureur pareille. La colère l'a emporté sur la raison. Ses paroles... et les miennes... ont dépassé l'entendement. Il était prêt à renoncer à tout, au nom, à la fortune, au statut... Mais il est mon seul et unique enfant, le dernier des Malfoy après ma mort, et s'il y avait la moindre chance... J'ai cédé.
Ils avaient rejoint un petit salon de jardin en fer forgé, où Lucius se laissa tomber lourdement sur une chaise. L'air embaumait l'odeur des roses et de l'herbe fraîchement coupée, un parfum de renaissance.
– Ils ont attendu deux ans avant de se marier... le temps pour moi de devenir Ministre. Et certainement d'ouvrir un peu les yeux...
Il se tut enfin, triste et las, fuyant son regard, avant de fermer les yeux et d'offrir son visage à la caresse du soleil. Harry était resté debout, appuyé contre un arbre, et il l'observait, à présent si fatigué par les ombres du souvenir. Il savait ce que représentait cette période aux yeux de Lucius son esprit lui avait bien montré la noirceur qui entourait ces événements et les stigmates que cela avait laissé dans sa relation avec Draco.
.
– Qu'est-ce qui a fini par vous rapprocher ?
Lucius ouvrit les yeux et le regarda, surpris, comme s'il redécouvrait sa présence après le long silence qui avait régné entre eux.
– Severus, avoua-t-il enfin. Et Daphnée... Severus et Draco se rencontraient toujours de temps en temps, hors de ma présence. Ils l'ont toujours fait... Après tout, Severus est le parrain de Draco ils ont toujours entretenu de bonnes relations. Il avait rencontré Daphnée, il l'appréciait... Et un jour, il m'a tendu un piège...
Un petit rire enjoué le parcourut soudain, issu d'un souvenir plus joyeux et qui sembla le ramener à la vie.
– Nous étions partis en week-end en Italie, Severus devait rencontrer un collectionneur... Pendant ce rendez-vous, je l'attendais à la piscine de l'hôtel et... Bien entendu, Daphnée est arrivée là, juste à côté de moi, et je me suis retrouvé pris au piège...
– Pourquoi n'êtes-vous pas simplement parti si vous ne teniez pas à la voir ? osa Harry.
– Au départ, je ne savais pas qui elle était ! Je ne l'avais jamais rencontrée ! fit Lucius avec un rire léger. Puis il grimaça et avoua à mi-voix : Et Severus avait fait en sorte de... d'éveiller suffisamment de désir en moi pour je ne puisse pas me lever de manière décente avant un bon moment ! Elle le savait, elle en a ri et finalement moi aussi... Elle m'a dit qui elle était, nous avons commencé à parler et de fil en aiguille... Quand Severus est revenu, nous l'avons invitée à dîner...
Lucius leva enfin le regard vers lui, bien plus pétillant que quelques minutes auparavant, encore amusé de ce souvenir ancien.
– Daphnée... Daphnée est une femme merveilleuse, et Draco a vraiment beaucoup de chance de l'avoir rencontrée. Moi-même, si elle avait été un homme, j'aurais pu me laisser tenter ! insinua-t-il en riant. Et ce n'est pas peu dire !
En effet, pour quelqu'un comme Lucius, ce n'était pas rien d'admettre pouvoir succomber à un moldu et Harry en fut stupéfait.
– Daphnée est une perle, capable de faire tomber sous son charme un cœur de pierre. Elle est douce et bienveillante, drôle, et d'une culture impressionnante... Elle m'a envoûté ! confia-t-il en souriant. Après ce premier contact, nous nous sommes revus régulièrement, juste elle et moi. Draco était au courant, mais il ne voulait toujours pas me voir. Elle, elle m'avait mis au défi... Elle connaissait mon mépris pour la population non-sorcière et elle s'était mise en tête de me faire aimer au moins un artiste dans chacun des grands arts classiques : la peinture, l'architecture, la littérature, le cinéma... Une fois par semaine, souvent le lundi soir, je la retrouvais pour aller voir un film, un concert, une exposition... Peu à peu, nous sommes devenus très proches...
– A-t-elle réussi son pari ? le taquina Harry en s'asseyant à son tour.
– Pourquoi croyez-vous qu'il y ait de la littérature non-sorcière dans la bibliothèque des Malfoy et tous les classiques de l'âge d'or américain dans la salle de cinéma ? fit Lucius en éclatant d'un rire léger qui résonna dans le silence de la campagne.
– Et quel est l'artiste qui l'a emporté dans chaque catégorie ? glissa-t-il à nouveau, intrigué.
Lucius se recula légèrement sur sa chaise et une vague coloration sur son visage dévoila sa gêne, aussi surprenante qu'elle puisse être.
– Mais... c'est très personnel, ça !...
L'embarras pudique de Lucius avait quelque chose de très rafraîchissant et de très authentique. Il n'y avait plus là ni manigances, ni faux-semblants, juste une franchise désarmante et Harry eut la brusque envie de le prendre dans ses bras. Il était touché par Lucius, comme il l'avait été à l'hôpital, percevant enfin sous la carapace l'homme tendre, fragile ou romantique qu'il pouvait être.
Et tout aussitôt il se demanda qui pouvait être cette femme qui avait su séduire deux Malfoy l'un après l'autre, bien que d'une manière différente, et même Severus qui n'en avait dit que du bien. Il lui tardait de faire sa connaissance et de comprendre enfin ses secrets.
.
– Quand avez-vous fini par revoir Draco ? demanda-t-il au bout d'un long moment.
– Quand elle le lui a ordonné, répondit Lucius avec un sourire malicieux. Elle a estimé que j'avais fait assez d'efforts, et lui aucun. Il n'a pas eu le choix !
Avec un soupçon de raideur, Lucius se releva et d'un signe de tête, l'invita à repartir.
– Vous êtes sûr ? demanda Harry. Vous avez l'air fatigué... Nous pouvons rester ici encore quelques instants...
– Allons-y, assura Lucius avec un sourire serein. Vous savez... Je suis fatigable, parfois fatigué, il me manque encore un certain nombre de kilos pour avoir une apparence décente... mais je vais bien.
Harry se leva sans conviction.
– Promettez-moi simplement de ne pas faire le fier et de me dire si vous voulez vous arrêter, fit-il en le rejoignant. Il n'y pas d'apparences qui tiennent avec moi !
Lucius lui sourit pour toute réponse et Harry appuya ses propos d'un regard insistant. Il pressentait que Lucius n'était pas encore complètement remis et qu'il était moins vaillant qu'il ne voulait bien l'avouer ou le montrer. La fierté mélangée à une pointe d'orgueil, l'habitude trop ancienne de vivre dans un monde d'apparence où le moindre signe de faiblesse était la porte ouverte à des tourments plus grands encore... Lucius ne dirait rien.
Mais Harry ne voulait pas de faux-semblants entre eux. L'honnêteté de Lucius dans leurs conversations lui plaisait, il appréciait l'homme qu'il découvrait et il ne voulait pas qu'il se retranche vec lui derrière les mêmes conventions qu'avec les autres. Il n'en demanderait pas davantage, mais il ne voulait pas de mensonges.
.
Ils avaient rejoint une large allée gravillonnée qui s'en allait à travers les prairies vers une bâtisse de bois tout au fond du domaine. En s'avançant peu à peu, Harry reconnut de vastes écuries assorties de greniers et de locaux de rangement, le tout d'une propreté irréprochable bien que les lieux soient déserts.
Dans le pré le plus proche, ceinturé d'une jolie clôture blanche, quatre chevaux broutaient tranquillement. En les voyant s'approcher de la barrière, l'un d'eux émit un faible hennissement et vint à leur rencontre d'un pas lent, une bête massive et puissante dont les muscles secs roulaient sous le cuir à chaque enjambée. Arrivée à leur hauteur, elle les détailla d'un œil sombre plein d'intelligence tout en conservant une certaine distance vis à vis de Harry. Un frisson parcourut son encolure, puis elle étendit lentement le cou vers Lucius, venant chercher de ses naseaux frémissants un contact ou une friandise. Il leva la main et la posa sur le chanfrein, allant et venant en une longue caresse, le cheval venant appuyer sa tête contre la main de l'homme en toute confiance, les yeux mi-clos. Harry se sentit presque de trop à cet instant, comme un étranger témoin d'une grande intimité qu'il n'avait pas à connaître, risquant de troubler l'instant de grâce entre Lucius et le cheval.
Puis la bête releva la tête, la balança un instant de haut en bas en un étrange salut, puis s'éloigna au petit trot pour rejoindre ses congénères.
– Des chevaux ? s'étonna Harry en interrogeant Lucius du regard.
– Les deux plus petits sont ceux des filles de Draco, expliqua Lucius le plus naturellement du monde. Elles pratiquent l'équitation très régulièrement dans un club hippique près chez elles. Et elles adorent ça. Alors j'ai...
– … juste acheté des chevaux à vos petites-filles et aménagé les écuries qui vont avec?! se moqua-t-il en riant.
Lucius admit en souriant de bonne grâce.
– Un chat aussi, qui est cependant davantage devenu celui de Severus. Dans leur vraie vie, elles ne peuvent pas monter à cheval aussi souvent qu'elles le veulent. Alors quand elles viennent ici... elles en profitent.
– Et celui qui est venu vers nous ?
– C'est le mien, fit Lucius avec un sourire lumineux.
La surprise et l'étonnement durent se lire sans peine sur son visage car Lucius ajouta d'un air plus pincé.
– Oui, monsieur ! Je me suis mis à l'équitation moi aussi, pour pouvoir les accompagner lorsqu'elles montent en promenade dans le domaine. J'ai même pris des cours avec un moldu jusqu'à savoir me débrouiller, et j'avoue que je ne me défends pas trop mal !
Harry ne put s'empêcher de rire discrètement de l'attitude faussement vexée de Lucius, et surtout d'imaginer le grand sorcier Lucius Malfoy, ancien Ministre, être obligé d'aller prendre des cours d'équitation chez les moldus. Les premières séances avaient dû être épiques ! Il s'imagina sans peine l'aristocrate blond jeté à bas de sa monture par une bête récalcitrante, les cheveux emmêlés et pleins de sciure, ou couverts de boue, ivre de rage de voir sa fierté et sa dignité entachées par un animal qu'il aurait bien réduit en chair à pâté d'un coup de baguette magique.
Quoique... Cela correspondait davantage à l'ancien Lucius. Celui d'aujourd'hui paraissait plus doux et plus patient, il serait sans doute remonté sur le cheval, plaçant davantage sa fierté dans le fait de ne jamais se laisser abattre et de recommencer jusqu'à parvenir au résultat qu'il souhaitait.
– Le dernier ? demanda Harry en désignant une bête à la robe plus claire. C'est celui de Severus ?
– Certainement pas ! s'exclama Lucius en éclatant de rire. Ne parlez pas de chevaux à Severus, il les a en horreur ! Il a bien essayé une fois ou deux pour faire plaisir à Minerva et Iris... mais je vous assure que de le voir en selle a de quoi faire pleurer de rire ! Depuis il ne veut plus en entendre parler ! Non, ajouta-t-il plus sérieux, le dernier cheval est celui de Daphnée. C'est une cavalière émérite et elle monte beaucoup avec ses filles...
Harry se tourna vers Lucius et l'observa longuement, détaillant le visage aux traits lisses, les yeux gris brillants d'une lueur d'amusement, les longs cheveux d'un blond glacial retenus par un ruban noir noué sur la nuque. Il était grand et fin, trop fin peut-être encore, mais il émanait de lui une assurance et une beauté intemporelle, une noblesse que les années n'avaient en rien altérée et il poussa un gloussement espiègle.
– Et bien ? fit Lucius d'un air méfiant.
La façon dont il l'avait scruté du regard ne lui avait pas échappé et Harry se mit à rire devant les sourcils froncés et le regard de plus en plus sombre sans plus pouvoir s'arrêter.
– Eh bien... Il y a que... J'ai juste du mal à réaliser que... Vous parlez de vos petites-filles ! Vous êtes un grand-père à présent ! C'est juste... impensable ! Vous avez l'air si jeune et...
Lucius eut un hoquet de surprise puis toutes les expressions passèrent sur son visage, de la colère à la mortification, en passant par la gêne et une légère rougeur aux joues.
– Comment vous appellent-elles, continua Harry en riant toujours. « Papy » ?
– Je vous trouve bien impertinent à mon égard !
La colère feinte de Lucius et son ton froid étaient démentis par son regard pétillant. Harry se laissa aller à rire de bon cœur. Il savait, pour avoir intimement pénétré dans son esprit, que Lucius n'était pas dénué d'humour et qu'il pouvait se permettre bien des impertinences. Pour il ne savait quelle raison, lui peut-être davantage que tout autre, et tant que cela restait dans un cadre privé. La tolérance de Lucius avait sans doute ses limites quant à l'humiliation publique ou l'étalage de sa vie à la face du monde.
– Tout de même, avoua Harry au bout d'un moment d'une voix pensive. J'ai du mal à m'y faire... Autant ça ne me choque pas que Draco soit devenu père, autant vous et Severus ayant sauté une génération... ça paraît...
Il laissa sa phrase en suspens, sans savoir quoi dire au final. Il avait peine à exprimer l'incongruité de la situation à ses yeux. L'image qu'il se faisait de grands-parents, âgés, des cheveux blancs encadrant un visage à la peau parcheminée, dodelinant de la tête et ressassant le passé d'une voix chevrotante, ne correspondait en rien à ses hôtes et il n'arrivait pas à associer le terme de grand-père à la personnalité de Lucius.
Il était curieux de voir comment il se comportait face à ses petites-filles et comment elles se comportaient face à lui. Le plus naturellement du monde sans doute mais il peinait à l'imaginer concrètement. Les mots qu'ils s'échangeaient, les petits noms, les gestes d'affection...
Il n'avait jamais cru Lucius capable de s'épancher en câlins ou marques de tendresse; les rapports qu'il entretenait avec Draco autrefois étaient toujours empreints d'une certaine distance et d'une rigidité toute aristocratique. Le fils avait longtemps vouvoyé le père, comme Lucius le faisait avec son propre père sans doute. Mais Harry avait vu dans son esprit bien des images, bien des souvenirs qui l'avaient surpris. Le temps l'avait-il tant changé ?
.
Accoudé à la barrière à côté de lui, son regard rivé sur les chevaux qui s'éloignaient au loin pour gagner un ruisseau, Lucius souriait doucement, serein.
– Vous êtes partis longtemps... Vous n'avez pas vu la continuité des choses, les jours qui défilent lentement et qui apportent chacun un peu plus d'eau au moulin... Vous revenez, et vous ne considérez la situation qu'à un moment donné, sans voir tout ce qui l'a précédée. Dans ces douze années, je suis devenu Ministre et j'ai quitté le pouvoir, Severus a arrêté d'enseigner et il a ouvert sa Librairie, Draco s'est marié et il est devenu père, et moi grand-père par la force des choses... La somme de tous ces changements semble être un énorme bouleversement, mais ils sont tous arrivés peu à peu...
– C'est comme si nous n'avions pas vécu dans le même espace-temps, fit Harry pensivement.
– Peut-être... Mais vous avez aussi vécu tout un ensemble de choses qui vous ont transformé. Vous n'êtes plus le même, loin de là ! Mais c'est sans doute moins difficile pour nous de vous redécouvrir...
Dans ce « nous », Lucius englobait visiblement toutes les personnes qu'il avait revues depuis son retour et celles qu'il lui restait encore à voir, tous ceux qu'il avait fuis et qu'il retrouvait aujourd'hui.
– Pourquoi ?
– Parce que vous êtes seul, fit Lucius comme une évidence. Nous n'avons que vous à redécouvrir, et non pas la multitude de gens que vous connaissiez autrefois... C'est plus facile. Et on vous retrouve assez bien sous les apparences, tel que vous auriez dû être s'il n'y avait pas eu la guerre, Voldemort et tout le reste... Et puis vous êtes attachant...
Harry secoua la tête sans comprendre. Lucius le mettait presque mal à l'aise et il ne voulait surtout pas lui demander d'explications sur ses propos. Il se recula et commença à prendre le chemin du retour, suffisamment lentement pour que Lucius le rejoigne.
.
Longtemps, ils marchèrent sans un mot, aussi pensif l'un que l'autre... Ou bien Lucius respectait simplement son besoin de réflexion. À dire vrai, Harry ne réfléchissait pas. Il se sentait vide et vidé, étrangement serein comme dans l'eau le matin même avant que Severus ne vienne le chercher pour le déjeuner. Il ne pensait à rien et se contentait de suivre l'allée vers le Manoir, seulement conscient de la lumière des jardins autour de lui, du chant des oiseaux dans la tiédeur de l'air et des graviers qui parsemaient le chemin sous ses sandales. La nature avait quelque chose de très tranquille, une immobilité salutaire, persistante, pérenne, tout en conservant une sève qui lui était propre et qui ramenait imperturbablement les végétaux à la vie, avec ce léger grain de surprise qu'étaient le vol d'un papillon, le mouvement d'un animal qui disparaissait dans le massif ou bien la course d'un nuage solitaire qui venait faire pâlir quelques instants la lumière du soleil.
Il percevait dans l'aura de Lucius une légère inquiétude devant son silence prolongé et il tourna la tête vers lui avec un sourire rassurant. Il finit par rire même, aussi surprenant que cela soit pour lui-même, un rire insouciant, presque enfantin, libérateur, tandis que Lucius le regardait d'un air incertain.
– Je suis attachant, Lucius ? Méfiez-vous de vos paroles ! le taquina-t-il. Je pourrais croire que vous en voulez à mon innocence !
– Allez savoir ! répliqua Lucius en riant sans se laisser désarçonner.
Harry hésitait. Dans le fond, il y avait encore un sujet qu'il voulait aborder avec Lucius, et il sentait celui-ci prêt à bien des confidences qu'il n'aurait jamais espérées, mais il ne voulait pas non plus rompre la bonne humeur retrouvée de son hôte.
– Que voulez-vous savoir, Harry ? demanda posément l'aristocrate.
Il grogna de dépit contre lui-même.
– Vous me troublez, Lucius, ironisa-t-il. Vous devinez trop facilement ce que je pense...
– Je vous ai déjà dit que vos humeurs étaient trop transparentes. Ou alors vous ne cherchez pas assez à vous cacher de moi... ? fit Lucius sur le même ton. Quelle est cette question que vous hésitez tant à poser ?
– Il y en aurait plein, avoua Harry en souriant avant de redevenir plus sérieux. Mais je... Minerva... c'est une Cracmol, n'est-ce pas ?
Un frémissement parcourut Lucius et ses yeux se posèrent brièvement sur lui avant de s'échapper.
– Qui vous l'a dit ? demanda-t-il d'une voix qui s'efforçait de rester neutre. Severus, je suppose ?
– Oui...
– Et vous voulez savoir comment nous réagissons par rapport à ça ?
– Quelque chose comme ça...
Lucius soupira et croisa ses mains derrière son dos. Son regard se portait vers le lointain, vers l'indéfini plus que vers le Manoir.
– Pour moi... c'est quelque chose de douloureux, avoua-t-il brusquement. Ça reste incompréhensible... et injuste... C'est la fille aînée de Draco, la première d'une nouvelle génération de Malfoy, et elle n'est ni un garçon, ni même une sorcière à part entière... Je crois que pour lui, ça n'a pas d'importance. Il vit dans le monde non-sorcier avec Daphnée depuis si longtemps qu'il n'a plus ce sentiment d'appartenance. Dans sa vie quotidienne, en dehors du travail, il utilise très peu la magie et elle n'est plus si importante qu'autrefois. Quand Minerva est née, il était surtout soulagé qu'elle aille bien, qu'elle soit « normale », et que l'accouchement se soit bien passé. Quoi qu'on en dise, les unions entre sorciers et moldus sont souvent compliquées : beaucoup de fœtus ne voient jamais le jour et les grossesses sont difficiles. Daphnée a eu pas mal de soucis pendant qu'elle portait l'enfant, et la voir en bonne santé a été l'essentiel... En grandissant, la petite ne montrait pas de dispositions particulières pour la magie, et ils ne s'en sont pas inquiétés. Iris est née peu de temps après, en bonne santé elle aussi et ce n'est que lorsqu'elle a grandi qu'ils se sont aperçus des différences entre les deux petites filles... Dès l'âge de deux ans, Iris parvenait à modifier l'apparence de ses poupées, à leur teindre les cheveux, ou à faire voleter ses cubes de bois... Et le jour où elle a réussi à subtiliser la baguette de Draco, ils se sont retrouvés avec une balançoire dans le salon et Iris qui s'amusait comme une folle. Quand Draco a compris la différence de Minerva, il n'en a rien dit. Cela n'a rien changé. Elle était juste une moldue comme sa mère, et cela lui importait peu... Moi... Je me posais déjà des questions depuis un certain temps, et j'ai fini par l'interroger...
Lucius se tut et haussa les épaules tout en continuant à marcher.
– Vous avez été déçu ? fit doucement Harry.
– Non. Je ne dirais pas que j'ai été déçu... Mais j'ai été blessé, avoua-t-il d'une voix sombre. Cela m'a fait mal. C'était déjà difficile pour moi que l'aînée de Draco ne soit pas un garçon... Mais sans pouvoirs magiques... je ne pouvais pas imaginer cela... Ce n'était pas dans l'ordre des choses. Cela allait à l'encontre de tout ce que l'on m'avait inculqué, de tout ce que j'étais... N'allez pas croire ! J'adore cette enfant, elle est merveilleuse, seulement... Mon propre fils avec une moldue, sa fille une cracmol... Je ne peux m'empêcher de goûter l'ironie du sort... Ou d'y voir même une forme de punition.
Sa voix transpirait une amertume glacée qui arracha un frisson à Harry.
– Une punition de quoi, Lucius ? fit-il doucement. Ni vous, ni Draco n'êtes coupables de rien...
– De trop d'orgueil et de vanité peut-être...
Ils grimpèrent lentement les escaliers qui menaient vers le perron du Manoir. Harry savait que d'une façon ou d'une autre, la conversation était terminée, et Lucius en semblait soulagé.
– Comment ça ? essaya-t-il néanmoins.
– Cela suffit, Harry, trancha Lucius avec un pâle sourire. Vous m'avez arraché bien assez de confidences pour toute une vie et je ne vous dirai rien de plus.
Un elfe de maison leur ouvrit la porte et s'effaça pour les laisser entrer. Lucius s'avança dans le hall avec un signe de tête vers la créature et se dirigea vers le couloir qui menait à son bureau. Il s'arrêta un instant, et sans même se retourner, il ajouta :
– C'est à votre tour de vous ouvrir davantage...
– Vous savez déjà tout de moi, Lucius ! protesta Harry.
– Pas tout. Et je ne suis pas le seul à rechercher vos confidences !
.
oooooo
.
Harry descendit vers le laboratoire et entreprit de mettre en flacon le contre-poison maintenant terminé et refroidi. Il transplana vers Sainte-Mangouste pour y déposer son précieux chargement, et se fit happer pour répondre à quelques questions des médicomages et donner son avis sur un cas médical. Puis il écourta rapidement sa visite et retourna au Manoir où Lucius était toujours enfermé dans son bureau.
Il ne voulut pas le déranger et avisa la porte juste en face, reconnaissant la salle de cinéma dont Severus et Lucius avaient fait mention. Il pénétra dans la pièce sombre aux fenêtres voilées de lourds rideaux. Trois canapés accueillants formaient un arc de cercle en face d'un vaste écran situé à mi-hauteur entre les fenêtres occluses. Sur les murs de droite et de gauche, deux bibliothèques parsemées d'objets d'art et de décoration contenaient toute la vidéothèque du Manoir. Un côté pour les filles de Draco avec leurs dessins animés favoris et l'autre appartenait vraisemblablement à Lucius et Severus. Il se pencha sur les étagères avec curiosité mais sa culture du cinéma moldu n'était pas très étendue. Chez les Dursley, il n'avait pas vraiment le droit de regarder la télévision et il était impensable de l'emmener au cinéma. Il y avait été quelquefois avec Draco ou Charlie, mais la plupart des titres qu'il voyait ne lui disaient rien. Il aurait bien aimé savoir quel était le film préféré de Lucius ou de Severus dans tous ceux-là, mais les confidences étaient terminées pour l'instant, à son grand désappointement.
Il quitta la salle peu après et se dirigea vers la Bibliothèque. Là aussi se trouvaient sans doute des ouvrages qui tenaient à l'intimité des deux hommes et il s'attarda longuement sur les rangées de livres.
.
Les heures défilèrent sans qu'il ne s'en rende compte, captivé par la richesse de la bibliothèque des Malfoy en livres anciens sur la magie, l'histoire et la médecine sorcière. Il avait laissé de côté toute la partie moldue et les livres d'économie et de politique de Lucius, mais le reste représentait déjà un fond incroyable et il avait feuilleté bon nombre d'ouvrages dont il avait noté les titres sur un parchemin qui s'allongeait démesurément, pour pouvoir les retrouver et les lire ensuite.
Plongé dans un livre de botanique du Moyen-Orient, il n'entendit pas Severus entrer, pas plus qu'il ne perçut sa présence. Il fallut qu'il s'approche dans son dos et se penche par dessus son épaule pour voir ce qu'il était en train de lire pour que Harry réagisse enfin.
Il se redressa brusquement, frémissant, ses épaules frôlant le torse de Severus et il resta immobile, sans un mot. Son odeur était reconnaissable entre mille, tout comme cette espèce de magnétisme qui le faisait toujours vibrer comme un diapason. Lentement, Severus se pencha vers la table, l'obligeant à se coller contre lui et à s'incliner même très légèrement, et saisit d'une main délicate le livre pour le refermer à demi et lire ainsi le titre sur la couverture. À travers le mince tissu de sa chemise, Harry percevait la chaleur de Severus et la respiration qui soulevait régulièrement sa poitrine. Sa présence au-dessus de lui avait quelque chose de très animal, charnel et dominateur. Il plaqua un peu plus sa tête et son dos contre lui, fermant les yeux et retenant son souffle sans même s'en apercevoir.
– Vous avez trouvé votre bonheur, monsieur Potter ? fit sa voix rauque, s'attardant étrangement sur son nom.
Le vague gargouillis qu'il émit du fond de sa gorge lui fit comprendre qu'il serait incapable de parler tant que Severus garderait cette position. Il se sentait pris au piège avec ravissement, souhaitant ardemment que l'instant se prolonge jusqu'à plus soif. Ou plus faim.
Au bout d'un temps qui lui parût interminable et bien trop court à la fois, Severus se redressa et se recula légèrement, lui laissant une impression de froid pénétrant.
Il fit quelques pas et vint s'asseoir dans un fauteuil non loin de lui, son regard dense et profond l'observait avec insistance. Harry reprenait péniblement son souffle, encore tendu et troublé. Et brusquement inquiet de ce que Severus pouvait percevoir de lui. Était-il comme Lucius qui disait percevoir ses humeurs ou bien arrivait-il davantage à verrouiller cela avec lui ? En tout cas, il n'en montrait rien et après une brève incursion dans sa propre magie, Harry fut rassuré.
– J'espérais vous trouver dans la piscine..., glissa la voix si délicieusement grave de Severus.
Harry remarqua soudain que ses cheveux noirs et argentés étaient humides et encore plus échevelés que d'habitude.
– Vous pensiez vous rincer l'œil ? se moqua-t-il en repensant au matin même.
– Je pensais vous rejoindre et m'ouvrir l'appétit avant le dîner...
Il éclata de rire tout en rosissant légèrement tandis que Severus restait imperturbable, son regard aussi incisif et pénétrant que les flèches d'un cupidon.
– Quelle heure est-il ? demanda brusquement Harry.
– Dix-neuf heures... Pourquoi ? Vous avez rendez-vous ?
Harry sourit devant la remarque acide.
– Avec vous... et Lucius ? minauda-t-il. J'ai déjà raté le petit-déjeuner à cause de vous. Je ne voudrais pas paraître incorrect à ses yeux...
– Commencez donc par vous rhabiller alors, fit Severus narquois en désignant d'un mouvement du menton sa chemise déboutonnée et largement ouverte sur son torse. Si cela ne tenait qu'à moi, rien ne vous y obligerait mais Lucius est habitué à des tenues plus décentes...
Harry passa une main négligente sur sa peau qui lui parut plus pâle qu'à l'ordinaire et entreprit de refermer les boutons un à un.
– J'aimerais bien savoir ce que vous avez fait cette après-midi, d'ailleurs, pour qu'il soit si fatigué ! gronda Severus.
– Comment ça ? fit Harry sans comprendre.
– En rentrant, je l'ai trouvé assoupi sur le canapé de son bureau.
Le ton de Severus était peu aimable, avec une pointe de méfiance qui le fit sourire.
– Seriez-vous jaloux ? se moqua-t-il gentiment. Nous sommes simplement allés nous promener dans les jardins et jusqu'aux écuries...
Severus fronça les sourcils et il ne sut si c'était à cause de la promenade ou de la distance que cela représentait. Lucius avait dû en effet être bien fatigué pour s'endormir sur son canapé en pleine journée...
– J'imagine ce qu'il a pu vous raconter! grogna Severus.
– Il a simplement dit que vous seriez ravi de m'initier à l'équitation ! plaisanta Harry en se souvenant des moqueries de Lucius.
– Je serais ravi de vous initier à beaucoup de choses, monsieur Potter..., répondit-il d'un ton doucereux. Mais certainement pas à monter sur ces foutus canassons !
Harry éclata d'un rire bienvenu pour ne pas montrer le trouble qu'il avait ressenti aux paroles de Severus et à sa voix dangereusement suave. Il n'en menait pas large malgré tout, le simple regard sombre et pourtant tellement enfiévré de Severus lui arrachait presque un gémissement de désir.
.
– J'ai croisé Matthieu sur le Chemin de Traverse aujourd'hui, fit négligemment Severus au bout d'un long silence. Il vous salue et se demandait si vous aviez eu besoin d'une potion contre la gueule de bois hier matin...
– Nous n'avions pas tant bu ! protesta Harry en souriant.
Il avait peine à croire que sa dernière soirée avec Matt remontait seulement à deux jours. Tout ça lui paraissait si lointain et il s'était passé tant de choses depuis qu'il était ici... La densité du temps au Manoir et des conversations qu'il avait pu avoir avec ses hôtes avait relégué sa vie à Poudlard à une période déjà ancienne et il en était désolé. Il se rendit compte brusquement que Matt, Luna et Neville lui manquaient, et même le château...
Ils n'avaient pourtant pas tant bu ce soir-là, mais surtout échangé au sujet de Severus et du ressenti de Harry. Il savait que ce message était une façon détournée pour Matt de savoir s'il n'avait pas trop déchanté de son arrivée au Manoir et de se retrouver confronté à la présence quasi-permanente de Severus... Il sourit légèrement, plus à lui-même qu'à autre chose. Une visite prochaine à Poudlard allait s'imposer...
– Suffisamment pour comparer Lucius à une princesse russe ! railla Severus.
Harry sursauta et sentit le feu lui monter aux joues. Ils avaient bien plaisanté au sujet d'Irina, de Lucius et de leurs maintiens aristocratiques mais ça n'était pas bien méchant. Il en était quand même vaguement gêné à présent, mais sa confusion était surtout due à la confidence de Matthieu et à ce qu'elle supposait de connivence entre les deux hommes. Jusqu'où allait cette intimité et jusqu'où Matthieu avait-il poussé les confessions ? C'était la seconde fois qu'il était alarmé par cette proximité entre Severus et Matthieu et cela ne lui disait rien qui vaille, malgré les assurances de l'un et de l'autre.
.
Et surtout, Harry ne voulait absolument pas rester sur ce terrain de conversation-là, qui pouvait s'avérer bien trop dangereux. Dans son esprit, cette soirée modérément alcoolisée faisait écho à ce que lui avait dit Lucius dans la journée, et il attaqua sur ce sujet pour détourner l'esprit de Severus des aveux qu'avait pu lui faire son ancien élève.
– Je... Je me demandais d'ailleurs, hésita-t-il en contournant le regard de Severus. Hier soir, vous avez pris un digestif après le repas... et l'autre jour, à Poudlard, vous avez bu le verre d'alcool que je vous ai proposé sans rien dire...
Malgré la lumière déclinante de la fin de journée, il vit distinctement Severus blêmir et ses mâchoires se crisper un instant.
– Vous surveillez encore ce que je bois, Potter ? claqua sa voix glaciale.
– Non mais je... m'interrogeais, avoua-t-il.
Au bas du visage anguleux de Severus, Harry pouvait voir les puissants masséters qui roulaient sous la peau pâle tandis qu'il essayait de garder son calme et de réfréner sa colère.
– Quoique vous en pensiez, lâcha-t-il au bout d'un moment, il m'arrive encore de boire de l'alcool. Ça ne fait pas de moi quelqu'un de dépendant comme ça a pu être le cas. De toute façon, au bout de deux ou trois verres, l'alcool me rend malade. Physiquement. Je suis donc incapable de commettre les excès qui ont pu avoir lieu autrefois.
Harry hocha lentement la tête, à la fois rassuré et conscient de ce que l'aveu pouvait représenter pour Severus.
– Lucius m'a parlé de votre... « sevrage »...
Il ne savait même pas pourquoi il avait dit cela. Par honnêteté peut-être. Il ne voulait pas que Severus ait l'impression qu'il se renseigne sur lui dans son dos, même si c'était partiellement le cas. Il trouvait plus correct d'avouer qu'ils en avaient parlé, aussi intime et personnel que ce soit pour lui.
Les yeux noirs de Severus s'assombrirent encore et brillèrent d'une colère difficilement contenue. Ses mains s'étaient crispées sur les accoudoirs du fauteuil, son corps était tendu comme un arc, prêt à bondir, et Harry n'aurait pas été étonné de voir soudain sa baguette jaillir dans sa main pour lui lancer un sort.
– Que vous a-t-il dit ? gronda sa voix étrangement basse et rauque.
– Il m'a expliqué ce qui s'était passé, dit simplement Harry d'un ton apaisant.
Il voulait être honnête avec Severus, il ne cherchait ni la confrontation, ni l'affrontement.
– … et ce que cela avait représenté pour lui.
Le regard de Severus brilla étrangement, sembla se perdre dans d'anciens tourments, puis il baissa lentement les yeux. Harry ne se souvenait pas l'avoir jamais vu baisser ainsi le regard devant lui, ni même céder ou capituler en face de qui que ce soit.
– Je n'aurais pas dû lui demander cela, confessa-t-il. Mais il le fallait...
Sa voix était douloureusement nouée et Harry craignit soudain de le pousser trop loin dans ses retranchements. La souffrance qu'il percevait chez Severus résonnait profondément en lui, trouvant un écho dans ses propres chagrins et ses propres erreurs.
– Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé... ? demanda-t-il doucement.
.
Le silence se prolongea tant qu'il crut que Severus ne répondrait jamais à sa question. Son regard restait lointain, perdu vers la fenêtre et la nuit qui tombait sur le jardin.
– J'ai voulu le faire... vous le dire, mais ce n'était jamais le bon moment.
Il parlait sans avoir même tourné la tête et Harry frémit au souvenir de conversations avortées.
– Je n'avais pas l'intention... Je ne voulais pas vous mettre à l'écart, mais... Il y a beaucoup de choses que je regrette... Et puis vous êtes parti. C'était trop tard. Je n'ai pas su... Et je devais d'abord m'occuper de ça.
Le silence entre eux semblait si épais, si lourd que Harry retenait son souffle sans même s'en apercevoir, les yeux rivés sur la silhouette sombre de Severus qui fuyait toujours son regard.
– Je suis désolé.
Severus tourna enfin la tête vers lui après ces trois mots et il eut du mal à soutenir la sourde culpabilité qu'il lisait dans ses yeux. Ils se fixèrent longuement, aussi tourmenté l'un que l'autre. Harry sentait pulser dans le creux de son ventre une vieille douleur pas encore apaisée par ces mots d'excuse, bien qu'il soit bouleversé de les avoir entendus.
Il posa ses mains sur les bras de sa chaise et se leva lentement, refermant le livre qu'il lisait à l'entrée de Severus.
– Comprenez simplement que j'avais besoin de l'entendre...
Il prit l'ouvrage et sortit de la Bibliothèque, laissant Severus dans l'obscurité de la pièce et de ses regrets.
.
oooooo
.
Harry déposa le livre sur le secrétaire de sa chambre et se posta devant les fenêtres. Il n'avait allumé aucune lumière en entrant, seul un feu calme dans la cheminée jetait des lueurs orangées et tremblantes sur les meubles et le lit à baldaquin. Au dehors, il ne regardait rien, ni les ombres dans la nuit, ni les massifs sombres, ni les grandes formes noires des arbres dans le lointain. Une fois de plus, il ressentait ce froid persistant qui venait de dedans, de son cœur, de son ventre, du plus profond de lui-même et qu'il ne savait comment chasser. Une larme venue de nulle part glissa lentement le long de sa joue jusqu'à échouer au bas de son menton et resta là à hésiter sans savoir que faire. Si même se laisser aller n'était pas simple !
Il croisa les bras et appuya son front contre le froid de la vitre, encore plus glacial que ce qu'il ressentait. Sans même qu'il y pensa, ses yeux se fermèrent, non sans avoir papillonné pour refouler les autres larmes qu'il ne saurait verser. Le froid sur sa peau lui faisait un bien étrange, comme la solidité bienvenue d'un fragment de glace qui absorberait le tourbillon trop grand de ses sentiments. Il avait l'impression de se vider l'esprit ainsi, de transmettre ailleurs, dans la nuit, dans l'obscurité du néant, un trop-plein qui menaçait de déborder. En lui, tout était emmêlé en un nœud inextricable, liant étonnamment des émotions parfois contraires, de la colère au soulagement, de la sérénité à la souffrance.
L'envie presque impérieuse d'une bonne cuite avec Matt le tenaillait, d'entendre des rires et des conversations futiles, de ressentir l'ivresse de voler et de ne plus penser à rien. Il ne voulait pas forcément être ailleurs, ni fuir loin de Lucius et de Severus, il voulait juste que les choses soient simples, et faciles. Légères. Pour une fois.
Merci à ceux qui commentent ou qui mettent en favoris. N'hésitez pas à laisser un commentaire; je suis curieuse de vos avis et de vos réactions. Un remerciement particulier à Marion, à qui je ne peux pas répondre personnellement puisqu'elle commente sans compte FF ;)
Au plaisir de vous lire
La vieille aux chats
