Résumé: Severus a obtenu de Mayahuel des confidences sur Harry, et en particulier le fait qu'il a perdu, quelques années plus tôt, l'enfant auquel il s'était attaché comme un père. Il se promet de ne pas surprotéger son amant, mais sa maladresse revient trop spontanément, ce qui est finalement l'occasion d'une mise à plat de leurs incertitudes et de leurs insécurités. Luicus, lui, avoue à Harry leurs craintes de le voir disparaître de leur vie si la pression médiatique autour de son retour est trop forte.


Severus ôta son manteau qu'il confia à l'elfe de maison, quitta ses bottes pour ses chaussures d'intérieur et interrogea la créature :

– Lucius et Harry sont rentrés ?

– Le Maître est dans son bureau, Monsieur. Et Monsieur Harry n'est pas encore rentré, Monsieur.

Severus fronça les sourcils face à l'elfe qui baissa la tête d'inquiétude, puis soupira devant la servilité de ces créatures qui se sentaient coupables de ce qui n'était même pas de leur ressort.

L'absence de Harry l'inquiétait. Il craignait... ce qu'il craignait toujours au fond : que le jeune homme disparaisse aussi soudainement qu'il était réapparu dans sa vie, et tout ce qui aurait pu l'y pousser, en particulier sa visite au Ministère et à Gringotts de ce matin.

Il l'avait senti inquiet la veille au soir, plein d'incertitudes et d'un besoin de réassurance qui ne lui étaient pas habituels. Sur les sentiments que Severus lui portait, l'attrait et le désir qu'il éprouvait pour lui, et même sur des questions aussi futiles que son apparence... Derrière tout cela se cachaient des fragilités jusque là inavouées, une peur de l'abandon et l'angoisse de savoir si Severus serait encore présent après... Après quoi, il n'en savait trop rien, mais pour rassurer son amant, Severus s'était ouvert. Bien plus qu'il ne le faisait d'habitude. Bien trop; mais il devait avouer que cela faisait étonnamment du bien...

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Il trouva Lucius dans son bureau, en train de parcourir une liasse de documents qu'il annotait au fur et à mesure d'une plume studieuse. Severus se laissa lourdement tomber dans un fauteuil de l'autre côté du bureau, en face de son compagnon qui leva la tête avec un sourire amusé.

– Grâce et délicatesse, mon amour... comme toujours.

Severus leva un sourcil surpris : de tels petits noms affectueux n'étaient certainement pas dans les habitudes de Lucius et il se demanda pourquoi ici et maintenant... Sans doute une formule toute faite qui lui avait échappé.

– Où est-il ?

– Ah, je me disais aussi..., ironisa Lucius avant de répondre : Harry avait une course à faire avant de rentrer, et il voulait également passer à Sainte-Mangouste... Je l'ai laissé sur le Chemin de Traverse il y a une heure ou deux.

Severus se sentit vaguement penaud vis à vis de son compagnon; il manquait certainement de délicatesse, mais l'inquiétude qui le taraudait ne s'embarrassait pas de savoir-vivre.

– Comment ça s'est passé ?

Lucius reposa délicatement sa plume, repoussa ses papiers et s'appuya contre le dossier de son fauteuil, ses bras négligemment posés sur les accoudoirs. Son visage resta muet un instant, en pleine réflexion, avant qu'un sourire ne vienne l'égayer et rassurer Severus.

– Bien, très bien. Étonnamment bien, même, compte tenu de la situation et des angoisses qu'il en avait jusqu'à il y a quelques jours...

Severus fronça les sourcils à l'évocation de ce que Harry partageait parfois avec Lucius et qu'il ne partageait pas avec lui, et demanda d'un ton agacé :

– Et en plus explicite ?

– Je ne sais pas si je suis en droit de te raconter ce qui s'est passé, le nargua Lucius. Peut-être Harry préférerait-il te le dire lui-même... ou que tu ne le saches pas du tout ?

Severus grogna avec son air des mauvais jours et s'apprêtait à une réplique cinglante quand son compagnon reprit la parole bien plus sérieusement.

– À notre arrivée au Ministère ce matin, tout était encore calme. Il y avait du monde dans le Hall et dans les couloirs, bien plus que d'habitude, mais seulement des curieux des autres départements qui avaient été prévenus par le bouche à oreille. Harry n'a pas paru le remarquer ou s'en alarmer. Pas plus qu'en entrant dans le bureau du Département de la Justice où on nous attendait. Il y avait pourtant une douzaine de personnes, dont une bonne dizaine n'avaient rien à faire là ! Le briseur de sorts a testé son sang sans aucun problème, mais au moment de tester sa magie, il a eu une hésitation. Et à présent que je connais bien Harry, je peux aussi affirmer qu'il a eu lui-même un doute... Personne ne s'en est rendu compte, mais il a fait quelque chose avec sa magie, comme s'il l'avait réduite, réabsorbée, et le briseur de sorts a réagi aussitôt en confirmant son identité. Du coup, nous avons eu droit à toute une séance de courbettes et de révérences, et à un tour dans le bureau du Ministre... Cet imbécile n'en pouvait plus de suffisance et de fierté, comme si tout cela était grâce à lui ! Il m'a même prié de sortir pour rester en tête à tête avec Harry !

Tout en gardant un sourire neutre, Severus ricana intérieurement du ton offusqué de son compagnon.

– Harry m'a fait signe qu'il s'en débrouillait et je les ai laissés tous les deux. Ils ont discuté cinq minutes et puis j'ai entendu un grand éclat de rire, et quelques instants plus tard, Harry sortait avec un sourire tout ce qu'il y a de plus Serpentard sur le visage et Rowle avec un air plutôt contrarié ! Je ne sais pas ce qu'ils se sont dits mais je pense qu'il n'a pas été dans le sens du Ministre !... Ensuite nous sommes allés au Bureau des Aurors qui nous ont promis leur aide pour « nettoyer » le Manoir des Lestrange et tout ce dont on aurait besoin. Certains anciens avaient côtoyé Harry dans les réunions de l'Ordre du Phénix... Je pense que c'est à ce moment-là qu'il a été le plus... sensible...

Severus serra les dents devant ce qu'insinuait Lucius mais il n'avait pas dit « ému » ou « bouleversé »... juste « sensible », ce qui était bien moindre que ce qu'ils avaient craint. Et le regard rassurant de son compagnon lui faisait comprendre que nul autre que lui n'avait dû s'apercevoir de ce flottement passager.

– Je lui avais proposé de quitter le Ministère pour Gringotts par la cheminée d'un bureau, en toute discrétion, et surtout en évitant le Hall où la foule des grands jours s'était rassemblée, mais il avait refusé... Nous sommes donc remontés dans l'Atrium...

Lucius soupira et passa une main lasse sur sa nuque pour rassembler ses cheveux lâches par-dessus son épaule en une longue masse torsadée, brillante de mille reflets chatoyants. Severus frémit devant ce geste devenu rare mais qui lui avait toujours arraché des frissons de désir depuis aussi loin qu'il connaissait son compagnon. Dire qu'il avait une fascination trouble pour la chevelure de Lucius était sans doute exagéré, mais il avait été plus que véhément lorsque celui-ci avait voulu les couper ! Severus soupira à son tour devant ce désir impromptu et inopportun et invita Lucius à poursuivre d'un signe de tête.

– Il y avait au moins... plusieurs centaines de personnes. Des curieux, des anciens fans, des adorateurs de la première heure... et une masse compacte de journalistes et d'appareils photo... Mais il a été magnifique ! s'enthousiasma-t-il avec un grand sourire. Tu verras les articles dans l'édition spéciale de ce soir, mais il a été parfait. Souriant, simple, chaleureux, affable tout en gardant une certaine distance, plein d'humour... Je crois qu'il a donné exactement l'image qu'il voulait donner : celle de quelqu'un d'assez ordinaire qui revient dans son pays et qui s'étonne de l'étonnement des gens... Il n'a rien nié, rien caché, ni ce qu'il a fui, ni ce qu'il est devenu, sa carrière de potionniste sous un nom d'emprunt, son retour en toute discrétion, son désir de vivre enfin sous son vrai nom comme n'importe qui, son emploi à Sainte-Mangouste... La seule chose dont il n'a pas parlé, c'est de nous, acheva Lucius avec un sourire. Enfin... de toi.

– Ça te mettrait dans une position embarrassante, releva Severus.

– Je ne suis pas sûr que ce soit pour cela qu'il l'ait fait...

Ils n'avaient même pas parlé de cette éventualité, comme si elle tombait sous le sens. Severus avait fait toute confiance à Harry sur ce sujet, pensant avec assez de bon sens que le jeune homme ne tiendrait pas à révéler leur relation à n'importe qui, surtout étant donné la particularité de leur situation et la position politique de Lucius. Ceux qui savaient la vérité devaient se compter sur les doigts d'une main : Draco en premier lieu, et Matthieu. Peut-être également Luna, au vu des bribes que Lucius avait parfois laissé échapper. Peu ou prou des membres de la famille, ou tout comme... Luna était la meilleure amie de Draco et la marraine de ses filles; elle ne ferait certainement rien qui puisse leur nuire à tous les trois.

– À Gringotts, poursuivait déjà Lucius, tout a été beaucoup plus simple, et plus rapide. Je ne sais pas ce que Harry leur a fait, mais les gobelins ont été d'une courtoisie et d'une obligeance rares envers lui...

– Ils ont un sens de la droiture et de l'honneur très particulier, intervint Severus. Je pense que le geste de Harry de donner l'héritage des Lestrange à Poudlard va dans le sens qu'ils se font de la justice. Ils sont friands de noblesse et de gestes désintéressés...

– Sans doute, acquiesça Lucius. Nous avons consulté l'inventaire avec eux et Harry a donné ses consignes sur ce qu'il convenait de faire avec chaque élément. Quand nous sommes descendus au coffre, l'argent avait déjà été transféré dans celui de Poudlard... Une sacrée somme, au demeurant ! Cette garce de Bellatrix était presque aussi riche que moi à l'époque !

– À l'époque ! ricana Severus. Depuis, ton argent a fait des petits !

– Tu sais bien que je n'en garde pas un centième...

Severus haussa les épaules. Pour ce qu'il en savait, lui qui ne mettait jamais le nez dans les affaires de son compagnon, Lucius était riche à millions et quelles que soient les sommes qu'il distribuait sous couvert d'anonymat à des fondations ou diverses œuvres, l'argent ne serait jamais quelque chose dont ils auraient besoin de se soucier.

– Il ne restait dans le coffre que des bijoux que les gobelins vont se charger de refondre, des livres et quelques artefacts de magie noire qu'ils avaient déjà neutralisés avant notre arrivée.

– Des livres ? releva Severus. Je serais intrigué de voir de quoi il s'agit...

– Vois ça avec lui... Il ne savait qu'en faire...

Voyant que Lucius avait terminé son récit, et en le remerciant intérieurement de sa précision et de son détail, Severus se détendit dans son fauteuil, allongeant devant lui ses jambes qu'il avait tenues serrées et crispées pendant toute leur conversation.

– Bien... Aucune anicroche alors ?

– Pas vraiment, concéda Lucius. Mais je crois qu'il avait un peu perdu de vue que dans la globalité de l'héritage, il y aurait aussi celui d'Andromeda, de Tonks et de Remus... Je sais que tu détestais le loup-garou, mais je pense que Harry aura davantage besoin de ton soutien que de tes critiques sur ce sujet-là...

– Je te remercie de tes précieux conseils avisés, grinça Severus plus qu'agacé. Et pour ta gouverne, je ne détestais pas Remus. Je lui ai même préparé sa fichue potion pendant des années !

Lucius esquissa un sourire crispé et un geste de la main en signe d'excuse, puis se leva brusquement.

– Désolé. Oublie ça.

Severus tendit la main, rattrapa par le bras son compagnon qui s'éloignait déjà vers la porte et l'obligea à revenir vers lui.

– Qu'est-ce qu'il y a ? Ça ne te ressemble pas... Ni ce conseil méprisant, ni ces excuses. Qu'est-ce que tu ne me dis pas ?

– Rien, fit Lucius de toute sa hauteur. Je suis fatigué, c'est tout. Ça fait des semaines que je prépare cette fichue réunion... J'ai besoin de me vider l'esprit et de dormir.

Severus détailla longuement le visage de son compagnon, mais en bon politicien, celui-ci savait parfaitement mentir, même à lui. Rien dans le gris de ses yeux ou dans ses traits impassibles ne pouvait le faire douter de la véracité de ses paroles, rien hormis une dureté inhabituelle dans le regard et le pli un peu amer de sa bouche. Lucius était certes fatigué mais il était aussi tourmenté par autre chose et Severus se rappela brusquement que la situation n'était facile pour personne, et certainement pas pour celui qui avait en grande partie – et volontairement – laissé sa place pour le bonheur de son compagnon.

Avec un sourire malicieux, il attira Lucius un peu plus près de son fauteuil, jusqu'à l'obliger à se pencher vers lui. Les longs cheveux de son compagnon ruisselèrent le long de son visage, doux comme de la soie, et d'un mouvement de tête, Lucius les rassembla tous d'un même côté. Avec un plaisir trop longtemps oublié, Severus glissa ses doigts dans les mèches d'un blond glacé, enroulant la chevelure autour de son poignet pour amener Lucius encore un peu plus près, à portée de ses lèvres.

– Merci, murmura-t-il.

– De quoi ?

– De tout. De l'avoir accompagné aujourd'hui, d'avoir été à ses côtés, aux miens, de tout ce que tu as fait pour lui et pour nous... D'être là tout simplement...

À Lucius il pouvait dire cela, dire tout ce qu'il ne pouvait pas encore dire à Harry mais qu'il ne pensait pas moins. Un pâle sourire effleura les lèvres de Lucius avant que Severus ne le fasse se pencher un peu plus et qu'il ne capture sa bouche dans un long baiser plein de tendresse.

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Harry décida de s'accorder un peu de répit avant le match des Harpies qui serait sa première sortie publique depuis son retour officiel et son passage au Ministère. Au vu des articles dans les journaux et des éditions spéciales sorties pour l'occasion, il n'avait aucun doute sur la déferlante qui suivrait, en particulier parce qu'il serait forcé de se rendre à Sainte-Mangouste quotidiennement pour son travail. La concordance de son retour médiatique et de ses débuts à l'hôpital n'était pas très heureuse, mais il ne pouvait pas revenir dessus.

Pour l'heure, il décida de consacrer ces deux derniers jours de « liberté » à l'oisiveté la plus complète et à une certaine forme de quiétude. Refusant de répondre à la moindre sollicitation, aux courriers envoyés par hibou, aux messages du secrétaire de sa maison d'édition, aux appels de cheminée qui cherchaient à joindre « Monsieur Harry Potter, Manoir Malefoy », il se dédia à picorer des instants de bonheur comme il n'en avait pas assez eu l'occasion ces derniers temps.

Il passa un long moment dans la rotonde, pour le simple plaisir de se baigner et de se laisser flotter entre deux eaux, se rendit aux cuisines pour préparer le déjeuner avec les elfes, puis apprécia le bien-être d'une sieste dans son « bureau », mollement ballotté dans un hamac et savourant avec délice la chaleur humide de sa forêt.

L'après-midi, il emprunta l'un des balais laissés par Draco pour parcourir les jardins jusqu'aux écuries, retrouvant les sensations grisantes du vol en toute liberté. Lucius voulut l'initier au plaisir de monter à cheval, mais après une ou deux chutes ponctuées d'éclats de rire et malgré sa démonstration convaincante lorsqu'il l'avait pris à cru juste devant lui, il renonça et chacun chevaucha sa propre monture jusqu'aux confins du domaine, Harry tourbillonnant sur son balai et Lucius trottant élégamment avec son cheval.

Ils firent une pause appréciable au sommet d'une colline qui surplombait la campagne à perte de vue, là où effaçait l'horizon à la lisière des nuages et du ciel. Assis à même l'herbe soyeuse, ils parlèrent longuement, sans se regarder, glissant peu à peu vers le personnel et l'intime. Pour la première fois, le fantôme de Narcissa effleura leur conversation et Lucius se confia à cœur ouvert sur la seule personne en qui il avait jamais eu une confiance absolue, hormis Severus. D'un mariage arrangé dans lequel les sentiments ou l'attirance n'avaient pas leur place, il avait pourtant gagné une amie précieuse, une âme sœur avec qui il avait partagé les joies comme les peines, la peur durant les années sombres, le bonheur de la paternité et une connivence hors du commun. Loin de tout amour, ils partageaient pourtant amitié et estime, beaucoup de considération et le sentiment indéfectible de pouvoir s'épauler l'un l'autre en toute confiance.

Dans les mots de Lucius et dans sa voix troublée, Harry devinait une émotion qui n'avait pas disparu avec les années et le manque cruel de celle dont la mort était tombée comme un couperet qui marquait un avant et un après dans sa vie.

Après un long silence respectueux, il évoqua à son tour ces deuils qui avaient signé la naissance de son amitié avec Draco, cette communion dans la douleur et la solitude de se sentir orphelin, même si leurs situations avaient été très différentes. Puis peu à peu revinrent les souvenirs de cette année si étrange, les longues conversations qu'ils avaient eues, leurs échappées nocturnes de Poudlard, au nez et à la barbe des professeurs en général et de Severus en particulier, les virées endiablées, les retours au petit matin où il fallait lutter contre la nausée de trop d'alcool et de pas assez de sommeil, les corps troubles qu'ils avaient tenus entre leurs bras, femmes pour l'un et hommes pour l'autre. Et pour la première fois depuis cette année-là, Harry évoqua cette découverte saisissante de son attrait pour les hommes et son acceptation évidente malgré les difficultés que cela causerait inévitablement. Il avoua à demi-mots le désir des corps, les sensations bouleversantes, la boulimie maladive et insatiable qui avait suivi et cette frénésie qui n'avait jamais comblé le manque de celui qu'il désirait entre tous.

Lucius hocha simplement la tête, devinant ce que Harry ne disait pas et ils contemplèrent longtemps le ciel d'azur parsemé de nuages lointains qui s'effilochaient comme du coton. Et lorsqu'il remonta en selle pour prendre le chemin du retour, son regard était grave et tendre à la fois.

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Au Manoir, Severus les attendait, vaguement inquiet de leur absence prolongée et il leur fallut le rassurer non sans ironie mordante et sarcasmes.

Ils dînèrent sur la terrasse, à la lumière flamboyante du soleil couchant, et Harry sut que la soirée ne s'éterniserait pas lorsqu'il perçut, au détour d'un regard, une lueur de pur désir entre les deux hommes. Une envie animale, puissante, dont la luxure évidente lui conférait presque une position de voyeur. Il laissa le silence gagner la conversation et Lucius et Severus ne tardèrent pas à se retirer dans leur chambre, réfrénant des gestes qui ne leur tardaient que trop.

Harry monta se coucher à son tour, heureux d'une sérénité nouvelle. Il avait profité de chaque instant de sa journée, de l'herbe sous ses pieds nus, du soleil qui avait chauffé sa peau, de la sensation du vent sur son visage... de la même manière qu'il savoura la caresse du satin de ses draps sur son corps, l'odeur de Severus qui persistait dans son lit, et le plaisir qu'il se donna ce soir-là, pour la première fois depuis ses années d'adolescent, sans honte et sans pudeur, avec dans son esprit l'image de son amant.

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oooooo

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Le lendemain matin, Harry se réveilla de bonne heure, frais et reposé. Et plein d'une sensualité étrange que lui avaient laissée des rêves aux couleurs de chair et de plaisir. Il avait envie de voir Severus, quelques minutes seulement s'il le fallait, mais il voulait un baiser, sentir son odeur et toucher sa peau, ses bras, effleurer son corps un instant pour s'enivrer un peu plus de son amant.

Pour éviter les bruits dans le couloir et l'escalier, il transplana dans la rotonde encore voilée d'ombres et d'obscurité. Severus était pourtant là, immergé dans l'eau jusqu'au torse et accoudé au rebord, le regard rivé sur les premières lueurs orangées qui s'emparaient du jardin. Ses cheveux mouillés et encore plus ébouriffés qu'à l'accoutumée témoignaient de sa présence depuis un moment; il avait sans doute fini son entraînement quotidien et se délassait simplement dans l'eau avant de monter prendre son petit-déjeuner.

Harry se glissa dans l'eau, aussi nu qu'il l'avait été dans son lit, et s'approcha en savourant les quelques mètres fébriles qui le séparaient de son amant. La seule vision d'une parcelle du corps de Severus, de ses épaules humides dans la pénombre, suffisait à éveiller dans le bas de son ventre une chaleur envoûtante.

Au cours de la dernière nuit qu'ils avaient passée ensemble, le soir de sa visite au Ministère, ils n'avaient pas fait l'amour – Est-ce qu'il venait bien de penser cela ? Faire l'amour ? – Ils s'étaient contentés de se caresser mutuellement, redécouvrant avec bonheur et du bout de doigts le corps de l'autre, ses creux et ses courbes, ses arêtes, les aspérités troublantes de ses cicatrices, et Harry s'était découvert une passion pour le ventre plat de son amant, noueux de muscles et pourtant si doux, et surtout pour ses épaules, larges et massives, puissantes, quasi sculpturales et dont la simple vue le mettait en émoi.

Ces épaules sur lesquelles il devinait ce matin les marques de Lucius. Nombreuses. Pourpres. De minces stries dont les lignes presque parallèles s'étiraient de manière oblique de part et d'autre de sa colonne vertébrale, dessinant un faisceau arborescent qui soulignait le trait puissant et les courbes de ses épaules. Des marques d'une beauté indécente qui le firent pâlir et rougir à la fois.

Lucius... Lucius avait marqué le corps de son amant, d'une manière évidente et voulue, marbrant les épaules de traces violines, épargnant les reins pour ce qu'il pouvait en deviner à travers l'eau, et soulignant certainement des mêmes stries, ou pire encore, les fesses cachées sous le maillot de bain.

Harry leva lentement la main et effleura la peau. Un puissant courant électrique parcourut son corps alors qu'il touchait ces marques, éveillant dans son ventre un désir exacerbé.

Sous la caresse, Severus avait frémi, de surprise ou de plaisir, et penché un peu plus la tête, offrant ses épaules à sa main délicate.

Mais de délicatesse, Harry n'en eut rapidement plus à offrir, submergé par le désir qui ravageait son esprit, son cœur, et dressait son sexe d'une envie désespérée. Il se pressa contre Severus et les fit transplaner dans sa chambre, dans son lit, Severus sous lui, Severus offert, Severus qui haleta quand il parcourut son dos de ses mains affamées, Severus qui gémit lorsqu'il écarta ses fesses encore plus meurtries pour se frayer un chemin jusqu'à son intimité, Severus qui n'avait de cesse que de venir à sa rencontre, toujours plus vite, toujours plus profondément, aussi assoiffé, aussi affamé, aussi éperdu que lui.

Harry baisa son amant comme il l'avait rarement fait, pris d'un désir dévorant. Il voulait pénétrer son corps, s'enfouir en lui, se nourrir de lui, il voulait laisser ses traces sur ce corps, comme l'avait fait Lucius, le posséder, le faire sien, le marquer et il se retint à grand peine de ne pas labourer de ses ongles ce dos déjà supplicié et de ne pas le mordre jusqu'au sang lorsque vint la jouissance.

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– Un jour, il faudra que tu m'expliques ce qui t'a autant excité...

Severus avait parlé, les yeux encore clos et un mince sourire sur les lèvres, dans ce moment après l'amour qui permet de redescendre et de revenir en douceur à la réalité.

– Moi ? fit Harry d'un air innocent avant d'éclater de rire.

Passant sa main sur son torse encore humide, Severus ouvrit les yeux et le fixa d'un regard plein d'ironie.

– Oui, toi ! Tu as libéré tellement de phéromones et de magie dans le Manoir qu'on va retrouver même les elfes de maison en train de copuler comme des lapins !

– Parce que les elfes de maison copulent ? s'étonna Harry avec un sourire amusé. Ce n'est pas très convenable pour ce pauvre Lucius, en revanche...

– Ne t'inquiète pas pour Lucius, fit Severus en refermant les yeux. Il a eu plus que sa part hier soir.

– J'ai cru voir, oui, murmura Harry tandis qu'une nouvelle onde de chaleur parcourait son bas-ventre. Tourne-toi d'ailleurs...

Docilement et sans un commentaire, Severus s'installa sur le ventre, ses deux bras repliés sous son oreiller, dévoilant en toute impudeur son dos marbré de traces pourpres et ses fesses aux lignes horizontales plus violacées encore.

– Les marques ne sont pas les mêmes que les autres fois, fit Harry en frissonnant devant ce spectacle licencieux. Qu'est-ce qu'il a utilisé ?

Le sourire de Severus devint goguenard et il répondit sans même ouvrir les yeux.

– Ne pose pas de questions. Tu ne veux pas savoir.

Harry resta sans répondre un instant, parcouru par une vague de désir obscène. Il finit par s'arracher difficilement à cette vision qui lui retournait le ventre et grommela :

– Ne bouge pas d'ici. Je reviens.

Il transplana dans le laboratoire et prit l'onguent qu'il était venu chercher, attendit quelques instant, plus pour s'éclaircir les idées qu'autre chose, et retourna dans sa chambre où l'attendait Severus qui n'avait pas bougé, hormis le sourire moqueur sur ses lèvres.

– Tu avais peur que je ne m'échappe pour préférer transplaner plutôt que de descendre les escaliers ?

Harry grogna sa désapprobation et s'installa à califourchon sur les cuisses de son amant. Prenant une noisette d'onguent, il l'étala dans le creux de sa main et les frotta l'une contre l'autre quelques instants pour les réchauffer. Sous ses yeux, et bientôt sous ses mains, s'étalait l'œuvre si particulière de Lucius, cet ornement éphémère et intrigant conçu entre celui qui aimait donner la douleur et celui qui aimait la recevoir.

L'espace d'une seconde, il se demanda comment était Severus lors de ces séances dans l'antichambre dont il ne percevait aucun bruit... Comment était son regard quand il offrait ainsi son corps à son compagnon ? Comment était son souffle, son halètement ? Le mouvement de son corps lorsque la main de Lucius abattait l'instrument ? Est-ce qu'il ployait sous la douleur ou bien restait-il parfaitement immobile ? Est-ce qu'il gémissait ? Est-ce qu'il bandait ?

Étouffant un gémissement de désir, Harry ferma les yeux et secoua la tête pour chasser les images obsédantes de son esprit et posa ses mains sur Severus afin de commencer son massage. Mais le frisson qui le saisit en touchant ces légers reliefs violacés était trop pour lui et il se recula vivement pour ne pas laisser deviner son érection.

Severus, qui avait sursauté lorsque les mains de son amant s'étaient enfin posées sur lui, se retourna brusquement, bousculant Harry sans le vouloir et son regard pénétrant oscilla entre les yeux verts voilés de désir et le sexe tendu offert à sa vue.

– C'est donc ça qui t'excite autant ? fit-il d'un air triomphal.

– Je ne vois pas de quoi tu parles, mentit Harry avec un sourire effronté. Tourne-toi donc avant que j'étale de la crème partout sur les draps !

– Tu vois très bien de quoi je parle...

D'une poussée de la main, Severus l'obligea à basculer à plat dos sur le lit et, à quatre pattes au-dessus de lui, il vint dévorer sa bouche d'un baiser avide. Ses yeux sombres flamboyaient de désir, et Harry pouvait même y lire un sourire insolent. Abaissant légèrement son bassin, Severus vint narguer son érection, effleurant de ses fesses et de ses bourses son sexe tendu, jusqu'à ce que Harry gémisse de frustration, sans pouvoir se résoudre à user de ses mains pleines d'onguent pour chasser ou attirer plus près son amant.

Lorsqu'il sentit Harry à point, Severus se retourna lentement, offrant son dos tant convoité à la vue et aux mains de son amant, et vint de lui-même s'empaler sur son sexe, jusqu'à ce que les gémissements de Harry se transforment en soupirs de soulagement puis en cris de plaisir assez puissants pour réveiller jusqu'aux elfes de maison dans les cuisines.

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Severus était parti à la Librairie depuis une dizaine de minutes et Harry traînait encore dans la Salle à Manger quand Lucius fit son apparition et le salua chaleureusement, sans cacher cependant le sourire narquois qui ornait ses lèvres.

Délibérément, Harry choisit d'ignorer la moquerie et le regard ironique de son hôte pour se concentrer sur son toast enduit de confiture qui lui mettait l'eau à la bouche. Son léger gain de poids venait peut-être de là, finalement : cette mauvaise habitude d'enchaîner deux petits-déjeuners pour tenir compagnie à chacun de ses hôtes. Mais après ses « exercices » du matin avec Severus, il ne pouvait pas nier qu'il avait faim – une faim dévorante – et aussi un peu sommeil... Mais il aurait tout le temps de faire une petite sieste dans la journée pour compenser sa fatigue.

D'un œil distrait, Lucius feuilletait les journaux du matin, s'attardant sur les articles qui parlaient de Harry et de leur visite au Ministère. Le retour du Survivant faisait toujours les gros titres et cela n'était sans doute pas près de s'atténuer, mais l'ensemble des papiers allaient plutôt dans le sens qu'il souhaitait, élogieux en étant respectueux, curieux sans être inquisiteurs... Il poussa les quotidiens vers Harry mais le jeune homme refusa d'un signe de tête. Aujourd'hui était encore une des dernières journées qu'il pouvait se consacrer loin du monde et de l'effervescence des médias, et il ne voulait pas que cela vienne faire irruption dans sa sérénité même à travers un simple article de journal.

En réalité, Harry était songeur pour de toutes autres raisons, mais cela ne le frappa que lorsqu'ils migrèrent vers le Petit Salon pour prendre le thé. Comme il le faisait parfois, Lucius le prit par le bras pour traverser le couloir et Harry perçut de plein fouet la chaleur rayonnante de son corps. Il observait la main aux longs doigts fins posée sur la manche retroussée de sa chemise et sur sa peau, ornée d'une bague aux armoiries des Malfoy. En fait, ce n'était pas Lucius qui faisait usage du piano dans le salon de l'étage; il avait appris la veille, sur la colline, que la vraie pianiste de la famille avait été Narcissa, mais le piano était resté, comme sa chambre, ses vêtements et tous ses souvenirs...

Mais la main de Lucius dégageait une chaleur étonnante, qui avait déjà surpris Harry lorsque son hôte l'avait fait monter sur son cheval la veille. À chaque fois que Lucius l'avait touché, il avait senti cette densité qui rayonnait à travers ses vêtements; plus encore lorsque Lucius l'avait pris à cru juste devant lui. Plaqué contre lui, entre les bras qui l'enserraient en tenant les rênes de leur monture, entre ses cuisses fermes, Harry avait eu si chaud qu'il avait dû atténuer le sortilège dont il usait en permanence pour maintenir autour de lui une chaleur presque tropicale.

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Assis dans son fauteuil habituel, Harry était troublé par ce souvenir et par l'idée toujours obsédante de ce qui avait dû se passer dans l'antichambre la veille au soir. Même si aucun bruit ne parvenait jamais jusqu'à lui, il avait vu sur le corps de Severus les traces indubitables de ce qu'ils avaient fait... de ce que Lucius avait fait. Et si Harry ne se sentait nullement coupable de ne jamais jeter de sort de silence sur sa chambre lorsqu'il y était avec Severus, c'était en grande partie parce que Lucius ne se sentait pas coupable, lui, de laisser ses marques sur son compagnon. Au contraire...

Quel plaisir en tirait-il, hormis celui de le narguer ? Harry ne parvenait pas à comprendre, et cette ignorance l'obsédait. Il pouvait comprendre l'attirance, le désir, la fascination... mais ce plaisir-là lui échappait.

Puis Lucius se rendit compte de son regard insistant et leva les yeux vers lui. Dans ses prunelles grises pétillait une lueur d'amusement et Harry se souvint brusquement de ce qu'il avait ressenti le matin même : l'envie de posséder Severus, de le faire sien, de le marquer à son tour et même de le mordre quand le plaisir avait éclaté entre eux, plus fort que jamais. Peut-être... peut-être Lucius ressentait-il quelque chose de similaire lors de ces séances, lorsqu'il offrait à Severus cette douleur qui lui donnait tant de plaisir...

Sous le regard observateur de Lucius, Harry secoua la tête pour chasser ces idées et la chaleur insidieuse qui lui était montée aux joues. Et il faisait dans ce Manoir une température de tous les diables !

Avec une pudeur qui semblait respectueuse, Lucius avait baissé les yeux vers sa tasse de thé, mais sa voix savourait l'ironie de la situation lorsqu'il finit par dire :

– Au vu de ce que dégage ta magie, tes pensées ne sont pas tout à fait chastes...

Harry fut saisi de surprise... et de gêne, il fallait bien l'avouer, mais la fierté en lui refusa de se laisser faire, et au lieu de rappeler et de brider sa magie, il la laissa délibérément envahir la pièce, saturant l'air d'un désir épais et luxurieux qui fit brusquement fermer les yeux de son hôte. Il n'en était pas certain, mais il lui avait même semblé percevoir un gémissement.

– Arrête ça, Harry. Je t'en prie...

La magie dans l'air promenait des panaches de vapeur émeraude pleine d'une sensualité étouffante.

– C'est déjà assez difficile sans ça... S'il-te-plaît, arrête.

La voix de Lucius n'était plus qu'un souffle et les phalanges de ses doigts, cramponnés aux accoudoirs de son fauteuil, blanchissaient à vue d'œil.

– C'est difficile de quoi, Lucius ? fit Harry en apaisant peu à peu sa magie.

– S'il-te-plaît...

Devant le ton désespéré de Lucius, Harry rappela brusquement toute la magie en lui, et la température de la pièce baissa aussitôt, comme si une douche glacée venait de rafraîchir l'atmosphère. Aussi vite que s'il avait été libéré d'un charme puissant, Lucius avait bondi hors de son siège et se dirigeait vers le couloir d'un pas encore chancelant.

– C'est difficile de quoi, Lucius ?

Il s'appuya un instant de la main sur le chambranle de la porte, visiblement secoué de ce qui venait de se passer.

– De ne pas céder, avoua-t-il dans un souffle avant de disparaître.

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oooooo

.

Harry pénétra dans son « bureau » comme dans un refuge intime, retrouvant dans la chaleur humide et la végétation luxuriante; un cocon qui le protégeait, le rassurait et apaisait sa magie. Derrière le premier rideau d'arbres, de lianes et de fougères, la petite clairière qu'il avait aménagée avec des nattes posées à même le sol et quelques coussins, lui parut plus accueillante que le plus moelleux ou le plus luxueux des canapés. La simplicité, le dépouillement et la présence partout de la forêt lui avaient instantanément rendu un calme qu'il n'avait pas en entrant.

En s'installant à genoux sur le tapis de fibres savamment entrelacées, les cuisses largement écartées et le dos bien droit, il se mit à réfléchir. Une certaine culpabilité l'étreignait. S'il refusait pour l'instant de s'appesantir sur les mots de Lucius et le sens à leur donner, il se rendait pourtant compte qu'il avait d'une certaine façon abusé de la situation. Sa magie lui conférait un grand pouvoir, presque trop grand, et l'usage qu'il venait d'en faire était loin d'être approprié. Cette faculté de pouvoir submerger les autres de magie, voire même de pouvoir les contraindre, était dérangeante. Certes, il n'en avait pas abusé souvent, et généralement dans un contexte plutôt amusé et joyeux, ou même sexuel... mais la presque détresse de Lucius à l'instant le forçait à réfléchir à ce qu'il faisait.

Comme lorsqu'il avait libéré sa magie pour obliger Severus à le suivre au fond de la Librairie, ou lorsqu'il en avait usé pour le faire succomber à ses désirs ou l'amener jusqu'à l'orgasme... rien de tout cela n'était très sain. Harry ne pouvait décemment pas se servir d'un pouvoir que les autres n'avaient pas pour les obliger à faire des choses qu'ils ne souhaitaient pas faire. Il n'était certes pas animé de mauvaises intentions, mais cela s'apparentait ni plus ni moins à une forme d'Impérium... Et cela, lui plus que nul autre, il ne pouvait le tolérer.

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Le sommeil le prit alors que son esprit s'était dilué dans le silence et dans l'espace de la méditation, et le relâcha quelques heures plus tard, se balançant mollement dans le hamac à quelques mètres de l'endroit où il s'était endormi. Dans un sursaut de conscience avant de sombrer, la magie avait dû veiller sur lui et le transplaner dans un écrin plus confortable qu'une simple natte sur le sol.

Il se sentait merveilleusement bien, frais et reposé, excepté le souvenir lancinant de l'incident qui l'avait conduit à venir méditer dans la forêt et la sensation de faim qui tiraillait doucement son estomac. Un Tempus lui apprit qu'il avait manqué l'heure du déjeuner et que Severus était sans doute déjà reparti à la Librairie pour finir sa journée. Et Harry n'avait pas revu Lucius... Il aurait déjà dû aller s'excuser, et cela depuis bien longtemps.

Il s'extirpa à regret de la toile du hamac et s'étira longuement, rouillé par le sommeil et le manque d'exercice, puis se mit en quête de Lucius. Celui-ci n'était ni dans son bureau, qu'il entrebâilla brièvement après avoir frappé, ni dans le Petit Salon, ni dans les vérandas. Harry s'apprêtait à sortir sur la terrasse pour jeter un œil dans les jardins lorsqu'il perçut un léger bruit venant de la Bibliothèque qu'il reconnut aussitôt comme le frottement sur un vêtement de pages que l'on tourne. Il fut malgré tout étonné d'y trouver Lucius : c'était une pièce qu'il fréquentait peu et dans laquelle il était bien plus habituel de rencontrer Severus, jamais autant à son aise que lorsqu'il était environné de livres.

Lord Malfoy était installé dans un profond fauteuil de cuir, face à la fenêtre, et Harry ne voyait de lui qu'une couronne de cheveux blonds illuminés par les rayons du soleil. La scène avait quelque chose d'irréel qui le faisait ressembler à un saint sur une icône antique, nimbé d'une auréole gracieuse.

– Oh. Tu m'as surpris ! sursauta Lucius lorsque Harry posa la main sur son épaule.

Un sourire chaleureux apparut pourtant sur le visage que l'aristocrate tourna vers lui.

– Vous avez la mauvaise habitude de tourner le dos aux portes, Lucius...

C'était un fait; par il ne savait quel hasard ou volonté, son hôte s'installait toujours à une place où il avait la porte, au mieux de côté, au pire systématiquement dans le dos. Cela avait fait sourire Harry lorsqu'il avait remarqué cela après le discours de Severus sur la vigilance constante qu'ils devaient maintenir même en temps de paix, et leurs entraînements dans la salle de duel; il avait trouvé le contraste saisissant et savoureux.

– Je suis ici chez moi, affirma Lucius très détendu. Et il n'y a personne en qui je n'ai une confiance absolue...

Harry sourit sans répondre; les déclarations parfois grandiloquentes de Lucius avaient un côté attendrissant dont il ne se lassait pas. Severus était quelquefois comme ça également, bien que plus rarement, et il se demanda en ricanant intérieurement si les deux hommes ne déteignaient pas sur lui.

– Lucius, je... je voulais m'excuser de ce qui s'est passé ce matin...

– Il ne s'est rien passé. Oublions ça, veux-tu.

Le ton, bien qu'enrobé de douceur, était péremptoire et n'admettait aucune réplique sur le sujet. Harry dissimula sa surprise et se contenta d'un hochement de tête accommodant. Ce n'était pas dans les habitudes de Lucius d'être aussi directif avec lui, et même si cela ne le formalisait pas, le déni et le silence étaient intrigants.

– Puis-je me joindre à vous ? fit Harry en désignant un fauteuil à proximité de celui de Lucius.

Celui-ci lui lança un regard réprobateur, la question elle-même n'ayant pas de sens à ses yeux et Harry s'empressa de s'asseoir en gloussant avant de déclencher les foudres de son hôte.

– Bien évidemment... si tu n'abuses pas de tes charmes sur moi.

La réflexion était délibérément provocante et Harry préféra ignorer le sourire narquois de Lucius et son envie de le déstabiliser. Il ne comprenait pas à quel jeu jouait l'aristocrate, mais il ne voulait pas se laisser manipuler, ni tomber dans un quelconque piège.

– Conseillez-moi, Lucius, fit-il en parcourant du regard les étagères ployant sous le poids des ouvrages. Je voudrais... un livre doux et chaleureux, qui fasse autant de bien qu'une sieste au soleil ou un bon repas entre amis... Pas trop long; des nouvelles ou quelque chose comme ça...

Une lueur d'interrogation scintilla dans les yeux de Lucius, puis il détourna le regard pour observer les différents pans de la bibliothèque, repassant dans son esprit les auteurs, les titres, les histoires, les trésors de mots qui y étaient rangés et qu'il connaissait sur le bout des doigts tout autant que Severus.

– De la poésie ? suggéra-t-il en posant l'ouvrage qu'il lisait pour se lever.

– Pourquoi pas... Je n'en suis pas familier mais il doit y avoir matière à découvrir.

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ooOOoo

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Harry transplana au bras de Severus, comme l'avait souhaité Lucius, et les murmures ne mirent que quelques secondes à se déclencher, rapidement suivis par les flashs des appareils photos et les cris des journalistes qui le hélaient afin d'obtenir la meilleure image, une interview, ou au pire un bref commentaire sur lequel bâtir leur futur article.

Tout était question d'apparat et la façon dont ils se présentaient aux abords du stade de quidditch n'échappait pas à la règle. Lucius n'avait pas voulu faire naître des rumeurs en apparaissant aux côtés de Harry et en laissant Severus au second plan. Il avait donc laissé les deux amants transplaner ensemble, puis avait conduit ses deux invités à travers la foule des curieux pour rejoindre l'accès réservé aux spectateurs privilégiés.

Dans un flou artistique de visage, de sourires, de regards, de mains tendues pour serrer la sienne ou simplement le toucher, de bouts de parchemin tendus pour glaner une signature, Harry s'efforçait de rester calme et de paraître aimable, même si intérieurement cette multitude de gens empressés l'étouffait et lui donnait la sensation d'être submergé. À l'aide de sortilèges anciens et sans même en parler à Severus, il avait bridé drastiquement sa magie même si cela l'incapacitait pour bien des choses, préférant la certitude de maîtriser ses pouvoirs à sa propre sécurité.

Après que Lucius eut décliné leurs identités au sorcier chargé du registre des invités, ils rejoignirent un vaste escalier puis une coursive tapissée de velours vert et or, aux couleurs des Harpies de Holyhead qui recevaient aujourd'hui l'équipe adverse, et qui desservait les loges privées égrenées tout au long du stade.

Le brouhaha de la foule s'était atténué, remplacé par des murmures et des regards plus mesurés mais tout aussi curieux. Lucius serra quelques mains, rendit une salutation par ici, un mot par là, guida Harry à travers le dédale de personnalités qui voulaient, tout autant que la foule des anonymes plus bas, sa minute de gloire en compagnie du Survivant, et en louvoyant entre deux robes de soirées et une redingote d'un autre âge, ils parvinrent enfin à la loge que Draco leur avait offerte.

Severus y pénétra juste après eux, grognant d'agacement, et referma la porte d'un claquement sec qui contrastait avec le silence de la pièce. Sans prêter la moindre attention au luxe raffiné des meubles et de la décoration, Harry fut immédiatement subjugué par l'immense baie vitrée qui occupait tout un pan de mur et donnait une vue plongeante sur le terrain de quidditch. L'immense fenêtre s'incurvait vers l'avant et lorsqu'il s'avança au plus près de la vitre, il n'avait au dessus de sa tête et sous ses pieds qu'une mince couche de verre et il surplombait les têtes de centaines de spectateurs venus assister au match et auréolés de chapeaux, de banderoles et de fanions. Tout autour de lui, dans un ovale concentrique parfait autour du terrain, s'étalaient les gradins qui s'élevaient plus haut que le plus haut des buts. Les loges privées formaient un essaim de petites sphères de verre réparties à mi-hauteur des tribunes, dans lesquelles il devinait parfois des silhouettes ou ne voyait ailleurs qu'une surface brillante et opaque.

Il recula d'un pas et inspecta de plus près la baie vitrée de leur propre loge.

– Ça s'ouvre ?

– Oui, répondit Lucius, amusé par son étonnement. Tu peux choisir de l'ouvrir complètement ou partiellement, de la faire fonctionner comme une vitre sans tain, de filtrer les bruits en provenance des gradins et de n'avoir que les commentaires au micro, ou rien du tout... C'est à la carte.

– Génial ! s'exclama-t-il en s'approchant à nouveau.

Il pourrait en remercier Draco : ils étaient idéalement situés, en plein centre du terrain, les buts en ligne de mire de part et d'autre et le soleil derrière eux ne gênerait pas leur vision, même en baissant sur l'horizon. Intérieurement, il jubilait en battant des mains comme un enfant devant un cadeau de Noël; si le match était à la hauteur des pronostics, ce serait fantastique ! Il espérait seulement que le vif ne soit pas attrapé trop vite, et si même le match durait jusqu'au bout de la nuit, ça n'en serait que mieux ! Son seul regret était que Draco ne puisse pas y assister avec eux, pour partager cette effervescence et commenter les actions en direct, mais ses obligations d'entraîneur le retenaient auprès de son équipe.

Étonné du silence derrière lui, Harry se retourna brusquement pour tomber sur les regards et les sourires goguenards de Lucius et Severus qui devaient s'amuser depuis un petit moment à observer son excitation réjouie.

– Oh, pas de commentaires, hein ! fit-il en ricanant. Cessez un peu d'être blasés de tout, tous les deux !

Lucius n'eut pas le temps de répliquer que de brefs coups à la porte de la loge se firent entendre. Severus s'avança pour aller ouvrir mais Harry comprit bien aux regards assassins qui lui étaient adressés qu'il s'en tirait à bon compte pour son impertinence et que la vengeance n'était que partie remise.

Harry ricanait encore lorsqu'il aperçut dans l'encadrement de la porte la haute silhouette de Draco, vêtu d'un costume et d'un long manteau noirs qui lui donnaient des airs de Severus autrefois.

– Salut tout le monde, lança-t-il avec un large sourire. Je passe en coup de vent. Ça ne vous dérange pas si je vous amène un autre invité ?

Il avança de quelques pas, dévoilant derrière lui la présence d'un autre homme que Harry eut du mal à reconnaître, si ce n'était sa peau d'un noir d'ébène et son regard pénétrant qui parcourut un instant la loge avant de s'arrêter sur son amant.

– Blaise..., fit Severus en lui serrant la main.

– Professeur Rogue...

De toute évidence, Severus contenait une grimace et un grognement désapprobateur qui n'échappèrent à personne. Du coin de l'œil, Harry aperçut un échange de regard et un sourire entendu entre le père et le fils Malfoy, puis Draco recula d'un pas et s'excusa :

– Je dois vous laisser, les filles m'attendent. Je vous vois après le match ?

Lucius hésita et glissa un regard vers Harry.

– Je ne sais pas encore... J'espère. Comment ça se présente ?

– Katie a cassé son balai fétiche à l'entraînement. Elle va devoir jouer avec un balai neuf qu'elle ne maîtrise pas bien, mais... c'est Katie, fit Draco avec un sourire confiant. À tout-à-l'heure. Profitez du match !

Il disparut en refermant la porte sur lui, les laissant tous les quatre qui s'entre-regardaient avec amusement et un soupçon de méfiance.

Harry se souvenait que Blaise était le meilleur ami de Draco et également le parrain de ses filles. Coureur de jupons, infidèle, flambeur, en apparence superficiel et vaniteux, mais un ami indéfectible avait-il dit, entier, simple et sincère si l'on ne s'en tenait pas au premier abord...

Blaise avait changé physiquement en tout cas, plus que n'importe lequel d'entre eux. Les rondeurs juvéniles de son visage s'étaient effacées, laissant place à des traits plus secs, une mâchoire plus anguleuse qui dénotaient une volonté et un aplomb sans failles. Des cheveux crépus très courts, presque ras. Des lèvres pleines et somptueuses de douceur. Une peau lumineuse. Des yeux en amande qui amenaient une délicatesse veloutée dans ce visage très masculin... Blaise était assurément un très bel homme, qui le savait et qui savait également se mettre en valeur comme le montrait la qualité de son costume vert sombre.

– Blaise..., fit Harry en s'approchant et en lui tendant une main quelque peu nerveuse sans qu'il sache pourquoi. Quelle surprise ! Tu es... magnifique !

– Merci, répondit Blaise en riant. Tu n'es pas mal non plus... Mais je ne mange pas de ce pain-là ! Lucius a bien tenté de me convaincre une fois ou deux, mais c'était peine perdue.

Son clin d'œil à Lucius, resté en retrait, contenait bien des sous-entendus et tira un grognement à Severus.

– Draco m'a parlé de ton retour, et puis... j'ai vu les journaux, comme tout le monde. Alors ? Qu'est-ce que tu es devenu depuis tout ce temps ? Toujours célibataire et sans enfants, à ce que j'ai compris ?

Dans la confusion que Harry ressentait de la situation surnagèrent deux mots, deux mots comme des coups de poignard lentement plantés bien profond dans son cœur et qui lui coupèrent le souffle. Il ne voyait plus Blaise en face de lui, il ne voyait que les yeux noirs pleins de confiance d'un petit garçon, il ne serrait plus sa main dans la sienne, mais une autre, minuscule et sereine. Puis il sentit la main de Severus, posée sur son épaule, forte et solide, qui lui apportait un soutien bienvenu et le ramenait brusquement à la réalité.

– Et toi, Blaise, toujours aussi raffiné ? grinça Severus.

– Pas du tout, fit Blaise avec un sourire désarmant. Mais j'ai vu ce que je voulais voir... C'est assez étonnant, je dois dire, mais après tout, pourquoi pas ? Bienvenue dans la famille, Harry !

L'ancien Serpentard fit un pas vers lui et le prit dans une accolade chaleureuse et surprenante qui sonnait comme un assentiment. Quelque chose venait de se passer, un test ou une expérience, dont le résultat, par des chemins retors, venait de convaincre le jeune homme de l'accepter. Pas pour ce qu'il était lui, mais pour ce qu'il était aux yeux des autres, pour la place qu'il tenait dans cette étrange famille dont les relations complexes dépassaient les liens du sang ou du mariage.

Tandis que Harry débattait encore pour lui-même du sens de ces paroles, Blaise l'avait relâché et s'approchait de Lucius avec un immense sourire.

– Qu'est-ce que... ? murmura Harry à Severus qui se tenait encore à ses côtés. La famille ?!

– Oui, soupira Severus. Blaise a une conception un peu particulière des liens entre les gens. Pour lui, le fait qu'il soit le parrain des filles est synonyme d'appartenance à la famille de Draco, tout comme nous, Luna, et même Padma par assimilation... Tous ceux qui sont importants pour Draco feront partie de cette famille élargie, peu importe le sentiment que Blaise leur porte ou l'opinion qu'il a d'eux.

– Et qu'est-ce qu'il voulait voir ? murmura Harry.

– Le lien qu'il y a entre nous, suggéra Severus en haussant les épaules. Il sait ce que tu représentes pour Draco, il voulait voir comment tu te situais par rapport à Lucius et moi, et...

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Là-bas, près de la baie vitrée, Blaise avait pris Lucius dans ses bras et s'extasiait avec un rien de démesure :

– Lucius, très cher... Quel plaisir de te voir ! Tu es resplendissant ! Le bonheur te donne des ailes et te va à ravir !

– Silence, vil flatteur ! railla l'aristocrate en rendant son étreinte au jeune homme. Et cesse de manipuler les gens pour le plaisir. Ton petit jeu pourrait un jour se retourner contre toi. Nous sommes tous des Serpentards, souviens-t'en.

– Même Harry ? ironisa Blaise.

– Tu serais surpris..., siffla Lucius avec un sourire retors.

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– Potter ! Dix points en moins pour Gryffondor, gronda Severus à son oreille.

– Et pour quel motif ? ricana Harry en se concentrant à nouveau sur son amant.

– Inattention. Tu n'écoutes pas un mot de ce que je te dis !

Harry jeta un bref regard à Severus et eut un rire sourd devant son visage à demi contrarié.

– J'ignorais que c'était encore un fantasme pour toi que de jouer au vieux professeur acariâtre et à son élève intimidé...

– Méfie-toi que je ne te prenne pas un jour sur une paillasse du laboratoire au détour d'une potion..., susurra Severus un peu trop près de son oreille pour ne pas lui déclencher un long frisson dans le dos.

Harry aurait bien usé de sa magie pour faire ravaler sa provocation à Severus, mais il s'était promis de ne plus le faire. « Tous des Serpentards » avait dit Lucius... la perfidie ne lui faisait pas peur, à lui non plus !

– Mmhh, le laboratoire, fit Harry en se collant insidieusement contre son amant. Tu n'as pas le droit. C'est mon fantasme, ça...

– Comment ça ? s'étonna Severus.

– Quand tu tombais inconscient dans mes bras, après tes crises de migraine... Merlin sait à quel point je devais lutter pour ne pas entrouvrir ta chemise, et pouvoir te toucher... À quel point j'aurais voulu te déshabiller et que tu me fasses l'amour à même le sol...

Leur petit jeu à mi-voix les avait échauffés l'un et l'autre, tandis que Lucius et Blaise discutaient de leur côté, sans apparemment leur prêter attention. Sa main s'était glissée sur la cuisse de Severus, un peu trop près de son entrejambe pour être honnête, mais ses mots suspendirent son geste et ils se regardèrent mutuellement avec stupéfaction. Il venait bien de dire – et de penser encore une fois – « faire l'amour », et Severus buttait sur le même mot que lui.

Ils parlaient rarement, voire pas du tout, de leur relation, et jusqu'ici les mots, et surtout les pensées de Harry, avaient usé d'un vocabulaire plus trivial : s'envoyer en l'air, partager du sexe, baiser... Mais rien d'aussi symbolique que « faire l'amour ». Étaient-ils donc tous les deux figés dans des années de renoncement et de déni pour qu'ils soient ainsi incapables de concevoir le sentiment qui les unissait, incapables de le reconnaître et incapables même de poser un mot dessus ?

Harry frissonna en détournant le regard. Lucius le lui avait déjà dit, mais il n'avait pas voulu l'entendre, ou le comprendre. Il n'éprouvait pas des sentiments pour Severus... il l'aimait. Et cela ne pouvait pas porter un autre nom.

C'en était désarmant de simplicité, et pourtant c'était tout un monde qui basculait. Un monde où l'attachement n'était pas encore contraignant, un monde où Lucius n'aurait pas eu à souffrir de leurs sentiments, un monde où il maîtrisait encore partiellement ses choix et son destin...

Mais aimer n'était pas un choix. C'était un fait; perturbant, angoissant, qui le rendait dépendant et irrémédiablement lié même si au bout il devait souffrir ou se perdre. Et il fallait qu'il réalise cela ici et maintenant.

Il lui avait pourtant dit, un jour... en rentrant ivre mort d'une soirée avec Matthieu à Poudlard, il avait crié haut et fort dans l'escalier du Manoir « Je vous aime, Severus ». Mais cette vérité troublante avait été noyée dans un flot de paroles alcoolisées et sans queue ni tête.

Les hauts-parleurs du stade résonnèrent de la voix puissante du commentateur qui annonça le début des divertissements avant le match, et l'esprit de Harry, sidéré de cette révélation, fut capté par les bravos, les cris de joie, les chants des supporters, les banderoles agitées dans les tribunes, les danses traditionnelles sur la pelouse du terrain, et les publicités lumineuses qui scintillaient dans les airs.

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oooooo

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Le match fut magique. Emporté par le ballet des balais, Harry oublia jusqu'à la présence de Blaise, assis à l'extrême opposé du vaste canapé qui faisait face à la baie vitrée. Il n'entendait que le vague bruit de fond de leur discussion, mêlant la voix grave du jeune Serpentard à celle, plus mélodieuse, de Lucius. Il finit par oublier même toute réserve et toute prudence en se tenant plus près de Severus qu'il n'était convenable, et en s'abandonnant de temps à autre à la caresse de sa main sur sa nuque. Après tout, si Blaise avait tout compris, comme le suggérait Severus, il n'y avait plus rien à cacher.

Au bout de deux heures de jeu endiablées, l'arbitre de la rencontre décréta une pause bienvenue pour les joueurs, les spectateurs et tous les commerçants de bouche, de boissons ou de souvenirs qui avaient pris place dans les gradins et autour du stade. Blaise en profita, en habitué des lieux semblait-il, pour faire renouveler le plateau de rafraîchissements mis à leur disposition, et Harry vit apparaître également dans les bras de l'elfe de maison affilié à leur loge, tout un tas de petites choses à grignoter appétissantes à damner un saint. Il allait répliquer au ricanement moqueur de Severus devant sa main tendue vers un canapé au foie gras, quand il vit Blaise manœuvrer pour venir discuter en tête à tête avec lui. Il se contenta d'un regard noir envers son amant et s'éloigna de quelques pas en compagnie du jeune homme.

– Désolé si mes paroles t'ont paru un peu cavalières ou... agressives, tout à l'heure, fit Blaise avec un sourire désarmant de simplicité.

– Ravi d'avoir pu t'aider à tirer si vite les conclusions que tu souhaitais, ironisa Harry qui ne savait pas vraiment sur quel pied danser.

Malgré sa douceur présente et ses excuses, il se sentait encore blessé par la façon dont Blaise l'avait manipulé puis quasiment ignoré, et plus encore parce que sa propre réaction avait incité Severus à se dévoiler et à s'exposer.

Blaise perçut cependant son amertume et s'excusa à nouveau.

– Je voulais... être sûr, comprendre. Draco a été trop secret pour qu'il n'y ait pas anguille sous roche. Je le connais comme un frère, je sais quand il me cache quelque chose, et je devine ce qu'il pense de tout ça, mais... si vous avez sa bénédiction, vous avez la mienne.

Harry haussa les épaules. Il ne le dirait jamais en ces termes, mais la bénédiction de Blaise ne lui faisait ni chaud, ni froid et son opinion lui paraissait même sans intérêt.

– Et puis... je voulais aussi te remercier de ce que tu as fait pour Minerva... Je ne sais pas par quel miracle, ou quelle magie... je ne connais pas grand chose à tout ça, avoua Blaise. Et je ne suis même pas sûr d'être capable de comprendre, mais... merci. Du fond du cœur. Elle le mérite, et Draco aussi.

Son regard respirait la sincérité et la main qu'il posa sur le bras de Harry était chaleureuse.

– On l'aime tous comme elle était, bien entendu, mais... ça répare un certain sentiment d'injustice. C'est une petite fille merveilleuse et elle mérite cette chance. Et elle est douée ! Je l'ai vue il y a quelques jours, et ce qu'elle est capable de faire est déjà... fantastique. Et elle ne parle plus que de toi ! ajouta-t-il avec un petit rire contraint.

Blaise était soudain comme un livre ouvert devant lui : aimant, tendre, inquiet pour ceux qu'il aimait, dévoué corps et âme, et presque un peu jaloux de n'avoir pu être celui qui avait ainsi aidé Minerva. Touchant.

Harry lui offrit son premier sourire sincère tandis que Blaise avait déjà enchaîné :

– Si tu as besoin de quoi que ce soit un jour, et j'ai bien dit de quoi que ce soit... N'hésite pas à venir me voir. N'importe où, n'importe quand... Je te suis redevable de bien plus que tu n'imagines !

– De rien du tout, Blaise, assura Harry avec légèreté. Personne ne m'est redevable de quoi que ce soit. Je fais simplement ce que je sais faire. Soigner en fait partie, c'est aussi simple que ça. Minerva sera une sorcière puissante, mais elle avait déjà cela en elle. Je n'ai fait que... donner un petit coup de pouce au destin, corriger une erreur... Rien de plus.

Le regard de Blaise exprimait clairement qu'il n'en pensait pas moins mais il ne chercha pas à argumenter, et se contenta, d'un mouvement de baguette, de faire venir vers eux deux des cocktails qu'il avait commandés.

– Cela mérite bien un toast..., fit-il en tendant un verre à Harry.

– À quoi trinquons-nous ? s'enquit Lucius en s'approchant tout sourire avec Severus.

Blaise nota silencieusement son bras glissé autour de la taille de l'ancien professeur de potions, leur sourit tour à tour et fit venir deux autres verres d'un geste élégant.

– À Harry, bien sûr.

Lucius et Severus acquiescèrent avec un regard entendu, et ils trinquèrent tous les trois sans tenir compte des protestations du principal concerné.

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oooooo

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Le match se termina fort tard, à la lueur de centaines de lumignons qui voletaient dans le stade comme des feux-follets, et sous les hurlements de victoire des supporters des Harpies. La liesse était générale, bon-enfant et conviviale, et même les spectateurs de l'équipe adverse applaudirent à tout rompre la qualité du jeu et le défilé des joueuses.

Harry soupçonna cependant l'équipe d'avoir maintenu le suspense plus longtemps que nécessaire et d'avoir privilégié le spectacle à une victoire rapide. Ce qui en soit l'avait gratifié d'une véritable démonstration et il n'allait pas ergoter sur la beauté du match et le talent des joueuses, mais il était certain que Katie Bell avait vu le vif d'or plus d'une fois sans se lancer à sa poursuite. Elle avait au contraire laissé la part belle à ses coéquipières pour attaquer, défendre et marquer des buts, et ne s'était réellement lancée dans la course au vif qu'après un discret accord tacite entre les joueuses.

Il regarda longtemps les filles s'étreindre et se féliciter sur le terrain, puis leur tour d'honneur avec force saluts et remerciements adressés au public, cherchant sur le bord du terrain la longue silhouette de Draco et ses cheveux blonds comme les blés. Mais il ne le vit nulle part, même si son nom était abondamment mentionné par le commentateur dont la voix puissante commençait à s'érailler et semblait ivre de bonheur.

Il finit par se reculer de sa bulle de verre et se retourna vers l'intérieur de la loge, devinant malgré la pénombre le regard hésitant de Lucius.

– Habituellement, commença celui-ci, il y a une... réception après le match... Avec les invités des loges privées, les joueurs, les journalistes... Mais... je ne sais pas si tu veux...

Blaise eut un regard surpris et Severus un grognement désapprobateur que Harry ignora. Lucius prenait des gants de manière inhabituelle, presque obséquieuse, et anticipait déjà un éventuel refus. Il savait ce qu'il lui en coûtait de ce genre de soirée mondaine, et ce qui risquait de se produire... Il pouvait tout aussi bien décliner l'invitation et retourner se terrer au Manoir.

– Je devrais au moins aller féliciter Draco...

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oooooo

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Comme il l'avait fait au Ministère, Harry se prêta de bonne grâce aux présentations diverses et variées, aux mains à serrer et aux accolades exagérées, aux photos et aux questions des journalistes. Lucius le guidait entre les groupes d'invités d'une main de maître, esquivait les importuns, coupait court parfois à des questions indélicates et menait les conversations avec un esprit vif et une langue acérée.

Blaise, en digne fils de grande famille, semblait tout aussi à l'aise dans ces mondanités, quoique avec un style plus cru et moins raffiné que Lucius. Après quelques passes d'armes verbales avec des notables, il avait fini par s'éloigner pour saluer un client de sa galerie d'art et au bout de quelques minutes de discussion, Harry avait entendu sa voix de baryton résonner en disant « Vous m'emmerdez, très cher... Réellement, vous m'emmerdez ».

Tout en se prêtant au jeu des conversations, Harry observait ainsi Lucius naviguer dans ce milieu comme un poisson dans l'eau, avec une aisance déconcertante et un plaisir presque jubilatoire à manipuler les gens sans qu'ils ne s'en aperçoivent. L'exercice était presque une démonstration, qui le fascinait à tel point qu'il n'entendait presque plus les paroles qui lui étaient adressées, et il restait à guetter l'ironie sous-jacente de Lucius, le bon mot qui ne serait compris que par un ou deux, ou la répartie cinglante qui mouchait son interlocuteur.

Au bout d'un moment, Lucius prit son silence pour de l'agacement ou de la fatigue et lui demanda en aparté :

– Tu veux rentrer ?

– Non, ça va, fit Harry d'un air amusé. Je vous laisse en profiter, vous avez l'air de vous amuser comme un petit fou ! Je vais aller rejoindre Severus pendant que vous finissez de tous les mettre à genoux.

Lucius prit un air innocent totalement hors de propos avant de fendre gracieusement la foule pour rejoindre une vieille connaissance.

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Severus s'était installé au bar, seul, perché sur un haut tabouret, et tournait ostensiblement le dos à la foule soyeuse et bruissante de conversations. Face à lui, une serveuse préparait des cocktails à la chaîne, et sur le comptoir se tenait un verre. Vide.

– Tu vas faire jaser à rester ainsi à l'écart et loin de Lucius, fit Harry en s'asseyant à côté de lui.

– Les gens sont habitués. J'arrive la plupart du temps à échapper à ces petites sauteries, mais lorsque Lucius m'y traîne, on me trouve toujours au bar...

D'un signe du menton, il désigna son verre vide à la serveuse qui attrapa une bouteille de whisky derrière elle pour le remplir à nouveau.

Harry fronça les sourcils tandis que Severus lui demandait :

– Tu veux quelque chose ?

– Mezcal... ou tequila...

Puisqu'on en était aux alcools forts... Le liquide dans la bouteille que lui présenta la serveuse était bien trop clair à son goût, mais en Angleterre, il fallait sans doute se contenter de ça.

– Tu as aperçu Draco ?

– Pas encore, répondit Severus en sirotant son verre. La conférence de presse vient de se terminer, l'équipe ne va pas tarder à arriver...

Il n'avait pas fini sa phrase qu'un brouhaha se fit entendre à l'entrée de la salle, suivi d'applaudissements nourris et du crépitement des appareils photos.

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Ils avaient félicité Draco et toutes les joueuses de l'équipe, Harry avait été enchanté de revoir Alicia, Angelina et Katie – bien plus qu'il ne l'aurait cru – et après la promesse de se revoir non pas autour du terrain, mais dessus pour une partie de quidditch amical, les Harpies et leur entraîneur avaient migré vers une autre partie de la salle pour saluer d'autres invités.

– Rentrons maintenant, fit Severus d'un air sombre, avant que je n'en boive un de plus.

Délaissant leurs verres vides, ils se mirent en quête de Lucius, qui évoluait toujours avec une grâce toute aristocratique au milieu des robes de soirée et des costumes chics, mais qui comprit d'un simple regard ce qui les amenait.

– Nous allons rentrer, expliqua Harry. Mais si vous voulez rester encore un peu...

Implicitement, il disait également qu'il allait s'occuper de Severus. Celui-ci n'était pas ivre, mais pas forcément non plus en état de transplaner, et dans tous les cas, son humeur amère justifiait à elle seule de rentrer au Manoir.

Lucius hésitait, partagé entre deux désirs contradictoires, et finit par se résoudre :

– Le temps de dire au revoir à Draco et à quelques personnes, et je viens. Mais partez devant si vous préférez.

– Autant dire qu'il en a pour une heure, marmonna Severus alors que Harry prenait les devants pour s'éclipser hors de la salle de réception.

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La façon dont Severus s'agrippa à son bras pour transplaner n'était certainement pas habituelle, et la tension qui quitta brusquement ses épaules en découvrant devant eux le couloir qui desservait les chambres du Manoir ne l'était pas non plus. Tous les efforts de Severus pour se maîtriser et garder une attitude roide et irréprochable semblèrent soudain vains et, sans faire de commentaires, Harry releva le léger tremblement nerveux de ses mains. Jamais, hormis dans le sommeil ou dans l'orgasme, il ne l'avait vu si loin de son contrôle habituel et si... vulnérable ?

– Veux-tu aller boire un thé ou une tisane, en attendant Lucius ?

Ses mots eurent l'effet d'une douche froide et il vit Severus se redresser et le toiser d'un œil noir.

– Est-ce que tu m'as pris pour un vieillard ? grinça-t-il. Et il n'y a rien à attendre. Non, je vais aller me coucher... Mais pas avec toi, cette nuit.

Une main redevenue plus assurée releva le menton de Harry et Severus posa un baiser sur ses lèvres.

– Je suis de mauvaise compagnie ce soir, et tu ne mérites pas ça, fit-il avec un sourire crispé avant que son visage ne retrouve sa froideur précédente.

Severus s'avança de quelques mètres dans le couloir, dépassant la porte de sa propre chambre pour rejoindre celle qu'il partageait avec Lucius.

– Lui, en revanche, il le mérite, marmonna sa voix acide.

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Harry entendit le bruit de la porte d'entrée qui s'ouvrait, puis se refermait, et une brève conversation à mi-voix dans le Hall entre Lucius et un des elfes du Manoir. D'un geste, il amplifia la luminosité de la pièce et la chaleur du feu pour signaler sa présence et quelques instants plus tard, l'aristocrate le rejoignit dans la Bibliothèque.

– Tu n'es pas encore couché ? fit-il en s'installant dans un fauteuil près de la cheminée.

– Je vous attendais...

– Il ne fallait pas. Je me suis éclipsé dès que j'ai pu, mais ce n'est pas toujours simple de quitter une réception comme celle-là... Il y a des codes à respecter, des politesses à rendre. Et j'ai besoin de fréquenter un certain nombre de ces personnes pour mes affaires...

– Je ne vous reproche rien, fit Harry en portant sa tasse de champurrado à ses lèvres. Vous voulez un thé ?

– Je vais plutôt prendre un cognac.

Il n'avait pas encore remué le petit doigt que Sky apparut avec un verre dont la couleur acajou cuivré rappela à Harry celle des bracelets de Mayahuel.

– Si même les elfes sont plus empressés à t'obéir qu'à moi..., soupira Lucius résigné.

– Ne soyez pas chagriné, sourit Harry. Ce n'est pas le cas des autres. Elle m'est simplement reconnaissante depuis que je lui ai dit que son champurrado était meilleur que celui que je prépare...

Lucius sourit à son tour malgré sa frustration, amusé par cet attachement particulier que la créature vouait au jeune homme. Au fond, il ne pouvait que comprendre sa gratitude : Harry la traitait avec gentillesse et considération, et l'elfe semblait s'être dévouée à son service personnel autant qu'elle le pouvait. Il n'était pas moins aimable avec les autres, mais la place semblait déjà prise.

Lucius prit une gorgée de son verre; sur sa langue, l'alcool était presque sirupeux, rond et voluptueux comme une caresse pleine de désir, intense comme le manque.

– Severus ?...

– Severus est monté se coucher, fit Harry. Il était d'une humeur... sombre.

Lucius acquiesça avec un sourire triste, regardant pensivement les flammèches bleutées qui léchaient les bûches dans l'âtre.

– Pourquoi ?

– Severus a en horreur ce genre de petite soirée et les mondanités qui vont avec...

– Pourquoi ? répéta Harry en observant Lucius.

Les longs cheveux blonds à présent dénoués reflétaient la lumière du feu et formaient avec son visage pâle un point d'ancrage plus clair dans la pénombre de la pièce. Entre ses doigts dansaient le verre et le liquide cuivré avec une grâce presque sensuelle.

Lucius esquissa un regard vers lui avant de se replonger dans la contemplation des braises rougeoyantes.

– Parce que c'est le genre d'endroit où il est humilié ?... À une certaine époque, il en a vraiment pris plein la figure. Même si tout le monde sait très bien qui il est pour moi, il n'a pas de statut officiel, ce qui permet à certaines langues malintentionnées de lâcher des horreurs et de cracher leur venin. Et ni lui ni moi ne pouvons répliquer quoi que ce soit, sous peine de me compromettre... Severus a beau être masochiste dans certaines pratiques, il ne l'est pas pour ce qui est de subir mépris et humiliations.

– Pourquoi... ne pas clarifier la situation ? Pourquoi ne pas faire de lui votre compagnon officiel, pourquoi ne pas l'épouser ?

Malgré ce qu'elle lui coûtait, la question brûlait les lèvres de Harry depuis si longtemps, depuis sa conversation lointaine avec Draco, qu'elle sortit comme une évidence qui troubla un instant le calme maîtrisé de Lucius. Il esquissa un rictus amer, vite dissimulé derrière son verre de cognac.

– Parce que ce n'est pas aussi simple ? Parce que ma position politique et sociale repose sur un équilibre précaire ? Parce que cette ambiguïté maintient les apparences et les conventions ?... Parce que la respectabilité passe par un mensonge ? Je ne serais pas ce que je suis si j'étais marié à un homme...

Harry ferma brusquement les yeux, soudain triste et fatigué de ces faux-semblants. Severus méritait mieux que ça.

– Vous ne seriez pas ce que vous êtes sans cet homme.

Il y eut un silence lourd, durant lequel Lucius retint sa respiration comme si ses paroles lui avaient coupé le souffle, puis il se laissa aller, renversant sa tête en arrière sur le dossier du fauteuil avec une expression de profonde lassitude.

– C'est malheureusement tout aussi vrai...

– Il a bu, fit Harry, et sa voix avait cette fois le ton d'un reproche.

– Comme à chaque fois, avoua Lucius sans bouger. Je pensais que ta présence le freinerait un peu mais je me suis visiblement encore trompé.

Il soupira, avala d'un trait ce qui restait dans son verre de cognac et, posant les deux mains sur les accoudoirs du fauteuil, se leva avec une lenteur qui donnait l'impression du découragement.

– Vous allez le rejoindre ?

– Et me faire pardonner. Si j'y arrive... Bonne nuit, Harry.

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oooooo

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Lucius dut réussir à se faire pardonner car lorsqu'il descendit avec Severus le lendemain matin, il était déjà fort tard et Harry avait fini son petit déjeuner depuis longtemps. Ils semblaient détendus et reposés, loin des rancœurs de la veille, même si le regard que Severus lui adressa était lourd de sens.

Harry feuilletait les journaux tandis qu'ils mangeaient; un certain nombre d'articles parlaient encore de lui, assortis de photos pas toujours à son goût, et de sa présence au match des Harpies. On le voyait en compagnie de Lucius ou de Draco, parfois avec Blaise en arrière-plan, non loin du ministre sur une autre, alors qu'il ne l'avait même pas salué, mais Severus ne figurait sur aucune des photos, comme s'il n'avait même pas été présent hier soir.

Il leva un instant les yeux sur son amant, sans que celui-ci, accaparé par sa discussion avec Lucius, ne le remarque. Son visage restait sévère, marqué de sillons creusés par des années de froncement de sourcils et de moues dédaigneuses. Mais le sourire qui éclaira son regard à une parole de Lucius lui enleva brusquement vingt ans, les rides d'expression devinrent plus vivantes, marquant la joie et la légèreté, et Harry sentit soudain son ventre se nouer d'un sentiment exalté qui emporta même son cœur et son esprit. Merlin qu'il aimait cet homme !

Sky choisit malencontreusement – ou heureusement – cet instant pour se présenter à l'entrée de la Salle à Manger avec dans ses mains une poignée de lettres. À son regard navré, Harry comprit que tout ce courrier lui était destiné et il se leva sans entrain. Il n'avait que trop tardé à mettre tout ça en ordre.

– Je vous laisse un moment... Je crois que j'ai un peu de retard dans ma correspondance, ironisa-t-il.

En passant, sa main glissa sur l'épaule de Severus et s'y attarda quelques secondes, sous le regard surpris de son amant. Harry ferma les yeux un instant, presque étourdi de la sensation bouleversante que faisait naître sa peau sous ses doigts. Il avait envie de tellement plus – même pas de sexe, mais d'une espèce de communion, de fusion entre eux – que s'y arracher fut un supplice.

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Dans sa chambre l'attendaient plusieurs jours de lettres en tout genre qu'il avait négligées, ou plutôt sciemment omises. Depuis sa visite au Ministère et les articles abondants dans les journaux, sa résidence au Manoir Malfoy n'était plus un secret pour personne et le courrier arrivait directement aux elfes de maison désemparés qui l'avaient entassé sur son bureau au fur et à mesure. La pile s'était multipliée en plusieurs tas différents et la tâche s'annonçait ardue.

À point nommé, Sky se proposa de l'aider et il la remercia avec soulagement. L'elfe comprit rapidement ce qu'elle avait à faire et commença à ouvrir et trier les lettres, séparant les courriers de gens qu'il connaissait personnellement, des lettres officielles du Ministère, de Sainte-Mangouste ou d'autres institutions, et des messages envoyés par de parfaits inconnus, qu'ils soient de simples admirateurs, des journalistes ou même parfois des lettres d'insultes.

Au milieu de ce courrier négligé, il découvrit un court message de Luna qui s'inquiétait à demi-mots de la façon dont il vivait son retour sous le feu des projecteurs, et un autre de Matthieu, visiblement soucieux et mal-à-l'aise de son silence depuis qu'ils avaient été voir les frères Weasley et qui l'invitait à venir prendre un verre chez lui quand il voulait.

Un soupçon de culpabilité étreignit Harry; ils s'étaient quittés sur une conversation étrange et pesante, où Matthieu avait avoué ce qui le tourmentait sans doute depuis un moment : ce sentiment ambigu de jalousie qu'il avait ressenti autrefois, et peut-être même encore maintenant, et ce désir de le supplanter dans le cœur et dans la fierté de Severus. Harry avait eu beau dire ou tenter d'expliquer qu'ils n'avaient jamais joué sur le même terrain – Harry aimait Severus en tant qu'homme, le jeune professeur de potions l'aimait comme une figure paternelle – Matthieu était parti encore bouleversé de sa confession et inquiet de ses répercussions. Et le silence de Harry n'avait pas dû le rassurer.

Il attrapa sur le secrétaire une plume et un morceau de parchemin et écrivit un message rapide à Matthieu que Sky s'empressa d'aller confier à un hibou de la volière de Lucius.

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Le tri de son courrier, même aidé par Sky, et les réponses rapides à y apporter, l'occupèrent un bon moment et le temps fila sans qu'il ne s'en rende compte. Ce ne fut que lorsque l'elfe de maison le pria de l'excuser parce qu'elle devait aller vérifier en cuisine que le déjeuner était prêt, qu'il se rendit compte de l'heure qu'il était.

Délaissant les lettres sans importance qui restaient, il descendit manger avec ses hôtes, satisfait du travail accompli.

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– On voulait aller faire un tour cette après-midi. Tu viens avec nous ? dit Lucius avec entrain.

– Où ça ?

– Je ne sais pas encore, répondit-il en jetant un regard interrogateur à Severus. On a évoqué Stourhead, Regent's Park ou bien Giverny en Normandie...

– Oh, fit Harry devant le caractère éminemment romantique de ces lieux. Je... Ç'aurait été avec plaisir mais j'avais prévu de passer à Poudlard tout à l'heure.

Un reflet de surprise et de déception passa fugacement sur le visage de Lucius, tandis que Severus relevait d'un ton un peu froid :

– Un dimanche ?

– C'est-à-dire que... le week-end, c'est tout de même ce qu'il y a de plus commode pour voir Luna ou Matthieu, se défendit Harry, gêné. En semaine, ils ont cours... ou des corrections. Et puis à partir de demain, je commence mon travail à Sainte-Mangouste...

– Raison de plus pour profiter de ta journée et rester avec nous.

La voix de Severus était fermée et Harry perçut clairement le reproche à peine dissimulé. La main de Lucius se posa sur celle de son compagnon dans un geste d'apaisement qui semblait vain.

– Je suis désolé, s'excusa Harry. Je me suis engagé auprès de Matthieu... Mais je suis là ce soir. Et je rentrerai de bonne heure.

– Mmhh, grogna Severus. Je ne sais pas à quelle heure nous serons de retour...

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oooooo

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Matthieu s'était vite déridé, perdant sa méfiance initiale pour redevenir le jeune homme joyeux et déluré qu'il savait être. Et retrouver cette légèreté avait fait du bien à Harry, encore chagriné de la réaction de Severus et Lucius à son absence.

La compagnie de Matthieu avait ce don de lui mettre du baume au cœur et de lui faire relativiser ses soucis et son humeur maussade. Et il ne lui fallut pas dix minutes dans ses appartements à Poudlard pour rire aux éclats et retrouver le sourire.

– Au fait, j'ai vu Severus cette semaine, fit Matthieu au décours de la conversation. Je ne sais pas s'il te l'a dit...

L'intonation du jeune professeur était trop volontairement anodine et manquait tant de naturel que Harry flaira tout de suite l'importance de sa phrase.

– Non... Quand ça ?

Il n'avait même pas remarqué que Severus ait été absent à un moment inhabituel.

– Le jour où tu es allé au Ministère. Il est passé à Poudlard... Tu te rends compte que depuis presque dix ans que je vis et que je suis professeur ici, il n'était jamais venu chez moi !

– Chez toi ?!

– Oui. On s'est toujours vus à la Librairie, ou dans un restaurant pour déjeuner... Mais il n'avait jamais mis un pied dans mes appartements.

Harry leva un regard surpris vers Matthieu, à la fois par l'étrangeté de cette situation entre les deux hommes, mais surtout parce que visiblement quelque chose avait changé...

– Et pourquoi maintenant ?

– Je ne sais pas, répondit pensivement Matthieu. Il est venu de lui-même. Je crois qu'au fond, il voulait s'excuser pour son attitude à la Librairie l'autre jour... La façon dont il m'avait parlé... Au fond peu importe. Le plus étonnant, je crois, c'est qu'on n'avait pas parlé aussi librement, aussi ouvertement, depuis quelque chose comme... mes vingt ans. C'était... bizarre, et plaisant à la fois. On a parlé de tout, de rien. De ses souvenirs de l'école. De politique. De décoration même... Je crois qu'il a été un peu surpris par le style de mes appartements !

Tandis que Matthieu ricanait, Harry jeta un œil autour de lui : il y était habitué maintenant, mais le ton résolument moderne des meubles et de la décoration du logement de Matthieu l'avait également surpris au premier abord. Ce n'était pas exactement ce qu'on s'attendait à trouver dans ce château poussiéreux. Ceci dit, le contraste de noirs et de blancs des canapés, des tables et des tableaux sur les murs avait dû plaire à Severus. Sa propre chambre comportait nombre de photos en noir et blanc de ce style, et Harry était persuadé qu'à choisir, Severus aurait bien volontiers changé la décoration du Manoir pour quelque chose de plus épuré et de plus moderne.

– On a même parlé de Lucius !

Harry se reconcentra sur Matthieu, alerté par ce qu'il venait de dire.

– Comment ça ?

– Je lui ai demandé comment il allait, si tout se passait bien... Seulement Severus a mal compris ma question ! ricana à nouveau le jeune professeur. Je parlais seulement de la santé de Lucius – après tout, il était à Sainte-Mangouste il y a encore quelques mois – et Severus a cru que je parlais de la situation entre vous trois !

– Il a dû t'envoyer sur les roses !

Harry étouffa un rire en imaginant la scène et la discussion ambiguë entre les deux hommes. Severus n'avait certainement pas toléré cette intrusion dans sa vie privée, surtout venant de Matthieu.

– Pas du tout ! Il m'a même répondu... Avant de se rendre compte à qui il parlait et de me lancer un regard noir !

Ils éclatèrent de rire tous les deux, certains de la colère que cette inattention avait dû faire naître chez Severus.

– Et il t'a dit quoi du coup ? demanda Harry avec un air intrigué.

– Qu'il ne comprenait pas comment faisait Lucius... Il a employé le mot abnégation, et il a dit qu'à sa place, il serait incapable de faire la même chose...

Severus avait sans doute été complètement honnête en disant cela, à la fois en ce qui le concernait, et en ce qui concernait Lucius. Harry ne comprenait pas plus que son amant ce qui motivait Lucius à tolérer pareille situation, ni comment il arrivait à tenir cet équilibre précaire et à s'y retrouver.

– C'est vrai que c'est surprenant, dit-il songeur. Mais je ne suis pas sûr que Lucius soit aussi confortable dans sa position que Severus veut bien le croire...

– Ah ? fit Matthieu en levant la tête. Des soucis ?

– Non. Rien de flagrant. Mais je le trouve étrange ces temps-ci... Tiraillé, presque déchiré parfois.

Matthieu le regardait d'un air inquiet, aussi incertain que lui de la durée pendant laquelle tout cela allait tenir, et de ce qui adviendrait après. Sans se l'avouer réellement, Harry se posait la même question. S'il ne savait pas exactement ce qu'il attendait de l'avenir, il savait en revanche avec certitude qu'il ne voulait en aucun cas séparer Lucius et Severus.

– En fait, la seule chose dont on n'a pas parlé, c'est de toi ! gloussa Matthieu avec un petit rire.

Il essayait visiblement de revenir à une conversation plus légère et Harry n'était pas contre. Ces interrogations sur l'avenir lointain le hantaient déjà bien assez pour qu'il ne veuille pas leur laisser plus de terrain et certainement pas les moments qu'il passait avec le jeune professeur.

– Je ne sais pas comment je dois le prendre ! ironisa-t-il.

– Comme son petit jardin secret ? se moqua gentiment Matthieu. Severus n'est pas prêt à se laisser aller à ton sujet... Il a sans doute trop peur que je te répète ce qu'il pense !

– Tu ne le ferais pas, assura Harry. Je te connais assez pour savoir que tu es capable de garder certaines choses pour toi. Mais tu n'es juste pas la bonne personne pour que Severus se confie à mon sujet. Tu es trop proche de lui... autrement.

Matthieu hocha simplement la tête, attrapa sa bouteille de bière et s'abandonna contre le dossier du canapé.

– C'est vrai, fit-il au bout d'un moment. Mais tu as également raison : je ne le ferais pas. La confiance qu'il a en moi m'est trop précieuse pour que je veuille le trahir de quelque façon que ce soit.

– À ce point ? gloussa Harry.

– Severus est plus important pour moi que tu ne le crois, Harry. Ce n'est pas seulement parce que c'est mon ancien professeur de potions, qu'il m'a poussé sur cette voie et à prendre sa suite. Il n'est pas seulement mon mentor ou celui qui m'a fait entrer à l'Institut. Celui qui m'a créé et qui m'a introduit professionnellement. C'est au-delà... Je lui dois bien plus que ça.

Ce qu'ils s'étaient dits exactement restait un mystère, mais la dernière rencontre entre Matthieu et Severus semblait avoir remué bien des sentiments enfouis. Le jeune homme avait visiblement besoin de se confier et un ou deux mots suffirent pour qu'il se mette à parler.

– En fait, je lui dois tout, tu sais. Sans lui, je ne serais rien. Certainement pas professeur à mon tour, et peut-être même pas encore vivant. Il m'a tellement aidé... à me reconstruire. Quand je suis arrivé, j'étais fracassé. En miettes. La mort de mon père. Débarquer en Angleterre. Une mère absente. La douleur, la colère, la culpabilité... J'étais un paquet de nerfs qui sanglotait ou se bagarrait à la moindre contrariété. Un écorché vif. La plus petite chose pouvait me faire exploser de rage ou me laisser prostré pendant des jours. J'avais été renvoyé de partout. Je ne mangeais plus, je ne dormais plus...

Harry écoutait en silence, intrigué. Matthieu ne s'était jamais confié ouvertement sur cette période; les seules bribes d'informations qu'il possédait avaient été livrées à demi-mots, presque par inadvertance, en creux plutôt qu'en relief, et Harry avait fini par reconstituer la trame cohérente de la vie de son ami. Mais bien des événements restaient mystérieux; il ne savait même pas de quoi était mort son père, ni si sa mère était encore en vie !

Pourtant, il connaissait bien cet état que lui décrivait le jeune homme, il avait connu la même chose à la fin de la guerre, lorsque sa vie n'avait plus de sens, et que tout le monde autour de lui était mort. La colère, la rage. Et cette espèce de pulsion destructrice qui, au mieux, se portait sur soi-même. Il en était sorti, guidé par la force de vie d'un enfant...

– … Poudlard était une prison où on s'était débarrassé de moi. Je parlais à peine anglais en arrivant ! Et j'étais enfermé ici comme dans une cellule, reclus entre ces murs moisis et poussiéreux qui ne réagissaient même pas quand j'y mettais mon poing.

Matthieu s'était renfoncé dans le coin du canapé, se tournant légèrement pour lui faire face mais de toute évidence, il ne le voyait pas. Son regard était vague, lointain, tourné vers lui-même et les souvenirs qu'il égrenait d'une voix amère.

– Severus m'a reconstruit. Il m'a parlé. Il m'a appris des sortilèges de traduction, de prise de notes automatique pour les cours, il a repris les bases de certaines matières que je n'avais pas en France... Je ne sais même pas pourquoi moi. Pourquoi il s'est intéressé à moi, ce qui l'a touché... Je n'étais qu'un gamin parmi des centaines, et après la guerre, nous étions nombreux à être amochés. Mais il m'a pris sous son aile et il m'a reconstruit. Jour après jour, mot après mot. Pendant un an, il a été le seul adulte à qui j'ai parlé. Je ne sais pas... je ne sais pas combien de fois j'ai pleuré dans son bureau. Combien de fois je suis allé frapper à la porte de ses appartements parce que j'étais dévasté, incapable de trouver le sommeil. Combien de fois je me suis endormi sur le canapé de son salon, et il le métamorphosait en lit pour que je puisse dormir correctement avant de me réveiller pour aller en cours... Il a tout entendu de moi : mes doutes, mes errances, ma peur, ma culpabilité, mon envie de mourir, ma haine.

– Pourquoi... pourquoi c'était si dur ?

Matthieu resta silencieux un long moment, au point que Harry se demanda s'il allait jamais répondre à sa question.

– Mon père... mon père est mort en partie à cause de moi. Et le dernier souvenir que j'ai de lui, c'est une dispute extrêmement violente entre lui et moi, où je lui ai balancé des horreurs que je ne pensais même pas, avec la simple envie de le blesser.

– Qu'est-ce qui s'était passé ? fit Harry à mi-voix.

Matthieu soupira avant d'avaler une longue gorgée de bière et de se remettre à parler.

– La cohabitation a toujours été difficile avec mon père. C'était un homme plus que brillant, mais d'une intransigeance à faire passer Severus pour un agneau. Il ne tolérait pas mon manque de rigueur et de précision, mes expérimentations et mes tâtonnements. En matière de potion comme pour le reste, d'ailleurs. Ma « cuisine » comme il disait, n'était pas de la science, mais un ramassis d'ingrédients qui parfois donnait vaguement un résultat. « On ne fait pas d'un âne un cheval de course » était sa maxime préférée... Je savais que son laboratoire était son domaine réservé et que je me ferais sans doute écorcher vif si j'y mettais un pied, mais je tenais tellement à lui prouver qu'il avait tort... La potion que j'avais laissée sur la paillasse était une ébauche de potion de métamorphose, qui est devenue plus tard la potion Animagi que le Ministère a interdite. Il n'y a même pas jeté un œil et il s'est mis au travail. Il était ulcéré par la nouvelle dispute que nous venions d'avoir, peut-être même bouleversé par ce que je lui avais dit et, sans faire attention, il a pris ma fiole pour une fiole d'ingrédient, et il l'a mélangée avec sa préparation en cours... qui contenait du sang d'Éruptif. Il aurait dû... il aurait s'en rendre compte, s'il avait été dans son état normal, mais il ne l'a pas fait.

Une violente grimace échappa à Harry. Le sang d'Éruptif était extrêmement rare mais c'était surtout une petite bombe à retardement, qui réagissait avec bon nombre d'ingrédients assez communs. Et si ses souvenirs étaient bons, la potion Animagi de Matthieu contenait du venin de dragon... La réaction avait dû être faramineuse. Assez puissante pour faire fondre n'importe quel métal et souffler toute forme de vie à quelques dizaines de mètres à la ronde.

La culpabilité de Matthieu était encore palpable dans son attitude et dans l'acidité de sa voix, et ne s'atténuerait sans doute jamais. Harry remarqua soudain que la bouteille de bière dans sa main était devenue un verre de whisky déjà vide et quelque chose lui disait que Matthieu n'avait probablement jamais confié cet épisode de sa vie à qui que ce soit, hormis Severus.

– J'ai tué mon père, Harry. J'ai tué le plus grand professeur de potions que la France ait connu depuis cinquante ans. Moi... un petit morveux de quinze ans !

D'un brusque mouvement de baguette, Matthieu attira à lui une bouteille de Whisky qui surgit d'un des placards du salon et se versa une généreuse rasade.

– Heureusement, il y a eu Severus dans ma vie. Il m'a sauvé, tu comprends ?!

Le regard de Matthieu croisa brusquement le sien, et Harry y vit une détresse qui lui fendit le cœur. Il hésita un instant, inquiet que son geste soit malvenu ou trop intrusif, puis chassant les interrogations qui l'empêchaient d'être spontané, il s'approcha de Matthieu et passa un bras autour de ses épaules. Le jeune professeur ne lui en tint pas rigueur; au contraire, il vint se lover dans l'étreinte de ses bras, nichant même son visage dans le creux de son cou comme un enfant, avant de parvenir à reprendre contenance et à se redresser, sans pour autant quitter le côté de Harry.

– Je lui dois tout. Je quitterai Poudlard et je postulerai à l'Institut de Potions s'il pense que c'est mieux...

– C'est ce qu'il t'a dit ?

Le jeune homme haussa une épaule incertaine. Severus avait mentionné ce poste vacant l'autre jour à la Librairie mais Harry n'était pas certain que son amant avait une idée réelle des sentiments et des intérêts de Matthieu.

– Je suis certain que Severus préférerait de loin que tu travailles là où tu te sens le mieux, assura Harry en resserrant sa prise sur les épaules de Matthieu. Et que tu fasses quelque chose qui te plaise vraiment, même si ça ne répond pas à ses aspirations pour toi. Il est certainement plus soucieux de ton bonheur que de ta réussite. Certes, il préférerait les deux, mais à choisir... il ira dans ton sens.

– Et bien sûr, tu promets de ne pas te mêler de tout ça ? fit Matthieu d'un ton sarcastique. Merde ! Je suis pitoyable !

Il renversa la tête en arrière et souffla un grand coup avant de se redresser, quittant son étreinte sans cependant s'éloigner, pour se resservir un verre.

– Tu veux ?

– Allez...

Matthieu fit venir un autre verre du placard et le servit généreusement. Il allait encore une fois rentrer saoul au Manoir et Severus n'était pas prêt de décolérer... Mais tant pis.

Ils trinquèrent et burent un moment en silence. Harry contemplait le liquide doré dans son verre posé sur sa cuisse et la cuisse de Matthieu juste à côté de la sienne. Le jeune homme s'était laissé aller contre le dossier du canapé, légèrement plus détendu et un léger sourire sur les lèvres.

– J'ai toujours aimé les conversations que j'avais avec lui quand j'étais plus jeune... Severus est quelqu'un de très cultivé et de très riche sur le plan humain. Ce qu'il a vécu pendant la guerre, et même avant... En fait, il n'est aigri et amer qu'en apparence. Dessous, il est d'une générosité impressionnante. Tu l'as déjà vu se comporter avec Iris ?

Harry hocha la tête, se demandant à quel moment Matthieu, qui ne connaissait pas Draco et n'avait jamais mis les pieds au Manoir, avait pu voir Severus et Iris ensemble. Puis il se souvint qu'à l'époque où Iris n'était qu'un bébé, Severus s'en était énormément occupé et qu'il l'emmenait souvent à la Librairie avec lui.

– Avec elle, il est doux et d'une patience extraordinaire. Il est toujours abordable et disponible... Avec moi autrefois, il était pareil, avoua Matthieu d'un ton rêveur. Mais avec le temps, il est devenu plus sec et autoritaire; il a critiqué tous mes choix, professionnels ou amoureux. Rien n'était jamais assez bien à ses yeux. J'avais de plus en plus l'impression de revoir mon père.

Matthieu se tut un instant, le temps de laisser sa voix émue retrouver sa couleur normale.

– Mais l'autre jour, je l'ai retrouvé comme avant. Attentif à ce que je disais, curieux de ma vie et de moi, vraiment... De ce que je pensais, de mes projets, de la façon dont je faisais cours, de mes dernières recherches en potions, de là où j'en étais avec mon cher et tendre... Ça faisait du bien de retrouver ça avec lui, cette relation sans agressivité, juste... chaleureuse.

Harry posa la main sur l'épaule de Matthieu et la pressa affectueusement.

– Laisse-le revenir vers toi. À son rythme... Je pense... qu'il s'est rendu compte de certaines choses.

– Vous avez parlé de moi, évidemment, grinça Matthieu. Je n'aime pas ça...

– Évidemment qu'il nous arrive de parler de toi, fit Harry en riant. Même si c'est d'une manière différente, tu es important dans sa vie et dans la mienne ! Et il se trouve que je passe quand même pas mal de temps avec Severus ! Tu es forcément un de nos sujets de conversation.

– Parce que vous conversez beaucoup ?!

Matthieu éclata de rire tandis que Harry le poussait dans les coussins du canapé d'une bourrade amicale. Mais rien que pour le plaisir de l'entendre rire, il voulait bien subir toutes les railleries de son ami.

– Plus que tu ne sembles le croire, imbécile ! Tout ne se résume pas à du sexe !

– Ah. Première nouvelle ! ironisa Matthieu.

– Parce que toi, avec ton cher et tendre, ce ne serait que pour du sexe ? Tu n'étais pas amoureux, toi aussi ?!

La lueur qui s'alluma brusquement dans le regard de Matthieu fit tout de suite comprendre à Harry qu'il en avait trop dit et qu'il venait de tendre une magnifique perche au jeune homme.

– Comment ça « toi aussi » ?! réagit-il aussitôt. Parce que maintenant, tu reconnais être amoureux ? Jusqu'à présent, tu avais « des sentiments », tu ne savais pas, tu étais « attaché »... Mais maintenant, tu reconnais que tu l'aimes ?!

Harry leva les yeux au ciel avec un soupir d'exaspération devant l'air réjoui de Matthieu. Décidément, il ne laissait jamais rien passer !

– C'est... possible, avoua-t-il. Puis il avisa le regard insistant du jeune homme, pas dupe pour deux sous de ses atermoiements et concéda : Oui. Oui, évidemment que je l'aime. Entièrement, de tout mon cœur et de toute mon âme, à m'en remuer les tripes et à m'en faire des nœuds à l'estomac. Tu es content ?!

Le sourire jubilatoire de Matthieu valait toutes les réponses du monde et Harry ne put s'empêcher de rougir. Il fallait sans doute mettre cela sur le compte de l'alcool et il avala prestement une gorgée de whisky pour se redonner une contenance.

Un regard tendre perdu vers la cheminée, Matthieu n'insista pas davantage, comme s'il avait atteint le but qu'il s'était fixé : cet aveu ultime que Harry avait si longtemps refusé; qu'il s'était si longtemps caché à lui-même. C'était si peu et pourtant tellement symbolique, d'avouer cela...

Ils restèrent un long moment silencieux, chacun plongé dans ses pensées, un vague sourire satisfait sur chacun de leurs visages. Harry ne lui tenait pas rigueur de l'avoir contraint à cet aveu; au contraire, il se sentait heureux d'avoir pu partager ça avec quelqu'un, quelqu'un qui se réjouissait aussi de son bonheur, et Matthieu était la personne idéale.

– N'empêche... J'aurais tellement voulu voir Severus avec Iris bébé...

Matthieu tourna la tête vers lui et acquiesça avec douceur.

– Comment était-il ? murmura Harry.

– Il était... doux, répondit pensivement Matthieu. Délicat et attentionné. C'était toujours impressionnant de voir ce bébé minuscule enfoui dans ses bras. La tête d'Iris tenait toute entière dans sa main... Je n'aurais jamais cru de lui qu'il puisse être aussi... Je ne sais pas. Aussi... maternel ? Et pourtant, Iris était un bébé difficile, presque inapprochable. Elle pouvait passer des heures à pleurer sans qu'on sache pourquoi, elle était inconsolable et ses pleurs étaient une vraie détresse, presque une douleur morale... Et puis Severus la prenait, la berçait deux minutes, elle rampait pour venir se nicher sur son torse ou dans le creux de son cou, et elle s'endormait... Durant ses deux premières années, elle a dû passer plus de temps dans les bras de Severus que dans ceux de tous les autres adultes réunis, y compris ses parents.

Tandis que Matthieu finissait son verre, Harry ferma les yeux, sentant sourdre en lui une certaine mélancolie envers cette époque qu'il n'avait pas connue et qu'il ne connaîtrait jamais. Le souvenir des photos qu'il avait vues ressurgit dans son esprit, des images de tendresse et de bienveillance qui lui laissait un sentiment doux et amer à la fois.

– Il y avait entre eux, avait déjà repris Matthieu, une connexion particulière, un lien... Il savait toujours quand elle allait se réveiller, quand elle avait mal quelque part, ou faim, ou quand quelque chose n'allait pas. Avec le temps, je l'ai vue grandir... Puis elle venait de moins en moins à la Librairie. Puis il y a eu l'école... Severus n'a jamais rien dit, mais il a mis du temps à s'habituer à son absence. Parfois, il levait la tête pour guetter son sommeil alors qu'elle n'était même pas là. Il restait attentif au moindre bruit comme si c'était elle... C'est à cette époque-là qu'il a pris Orion et qu'il l'a emmené régulièrement à la Librairie. Aujourd'hui, ça fait bien longtemps que je ne les ai pas vus ensemble, mais je suppose qu'il y a toujours cette connivence entre eux ?

Harry acquiesça en silence. Du peu qu'il en avait vu, quand Severus était là, rien d'autre ne comptait pour la fillette...

– Je crois que c'est le premier mot qu'elle a prononcé, fit Matthieu avec un sourire amusé. « Sévie ». Au début, il était gêné de ce diminutif. Et puis la fierté l'a emporté ! Pourtant, elle lui a fait de ces bêtises, à la Librairie ! À jouer avec sa baguette, à répondre aux clients, à gribouiller sur des livres précieux... Mais elle restait sa princesse. Même punie, il n'avait d'yeux que pour elle...

Le jeune professeur s'était tu sans qu'il ne s'en rende compte et Harry, perdu dans ses pensées, mit plusieurs minutes à réaliser son regard insistant et embarrassé. D'un haussement de sourcil, il invita Matthieu à dire ce qu'il avait sur le bout de la langue tout en sachant pertinemment que ça n'allait pas lui plaire.

– Je... C'est peut-être indiscret, et tu n'es pas obligé de me répondre, mais... Est-ce que... Est-ce que tu veux des enfants ?

Harry s'en doutait et pourtant la salive s'étrangla dans sa gorge lorsqu'il déglutit. Il toussota un instant, évitant le regard de Matthieu et joua nerveusement avec son verre. Il avait posé la même question à Luna un jour et il mesurait aujourd'hui à quel point elle pouvait être personnelle et dérangeante.

– Pourquoi cette question ?

Son ton était plus froid qu'il ne l'aurait voulu et Matthieu se recula légèrement contre le dossier du canapé, prenant sans doute sa réaction pour une fin de non-recevoir. Il répondit cependant à mi-voix :

– Je ne sais pas. C'est une question qui peut se poser, à nos âges... Et puis... à tes interrogations sur Severus avec Iris, on dirait que tu cherches à savoir s'il ferait un bon père pour élever un enfant...

Harry soupira. Il comprenait le cheminement de pensée de Matthieu, et il ne pouvait pas dire qu'il avait tout à fait tort. En d'autres temps, en d'autres lieux, la question aurait pu se poser, il aurait pu avoir envie d'élever un enfant avec Severus... ensemble. Mais le destin en avait décidé autrement. Ils s'étaient revus trop tard, après trop d'événements, et la présence de Lucius modifiait tout. Ce n'était tout simplement pas concevable et il ne le souhaitait même pas.

– Non. Non, je ne veux pas d'enfant, je n'en veux plus.

– Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ? demanda Matthieu en se méprenant sur le sens de sa réponse.

Soupirant à nouveau, Harry tendit son verre au jeune homme qui le remplit largement avec un regard plein d'excuses. Sans comprendre pourquoi, il avait conscience d'avoir soulevé un sujet douloureux.

– J'ai eu..., commença Harry. Je me suis occupé d'un enfant pendant plusieurs années. Que sa mère avait abandonné... Un petit garçon.

– Et aujourd'hui ? murmura Matthieu.

– Il est mort.

– Je suis... Je suis désolé. Qu'est-ce qui s'est passé ?

– Il est des endroits où la vie d'un enfant n'a pas beaucoup de valeur. Et où les croyances et les superstitions sont plus importantes que l'amour...

– Comment... Comment s'appelait-il ?

La question était surprenante, celle-là plus qu'une autre.

– Axaya.

Le prénom roula dans sa gorge, comme autrefois, avec un accent comme un sanglot et une sonorité étrange dont il avait perdu le souvenir. Et soudain il se rendit compte que cela faisait terriblement longtemps qu'il ne l'avait pas prononcé à haute voix et qu'il n'avait plus de raison de le prononcer.

Harry vida lentement son verre dans un silence bienvenu. Matthieu l'avait étreint brièvement, dans un sursaut de compassion, et l'observait maintenant à la dérobée, soucieux de lui laisser le temps de se remettre. Ils formaient un chouette duo, tous les deux, avec leur cortège de fantômes et de douleurs. Pourquoi fallait-il que tous ses proches soient si bizarrement « amochés », comme avait dit Matthieu ? Draco, Luna, Neville, Matthieu lui-même, et puis Severus et même Lucius... Est-ce qu'il y avait là une façon de se reconnaître et de se comprendre ?

– Et toi ? fit-il en se tournant à nouveau vers le jeune professeur. Est-ce que tu veux des enfants un jour ?

– La question ne se pose pas de la même manière que pour toi, je pense... Tout dépend avec qui je ferai ma vie. Si c'est une femme et qu'elle veut des enfants, j'imagine que ça pourrait se faire... Si c'est un homme, eh bien... ce serait déjà plus compliqué. Personnellement, je n'en veux pas particulièrement. J'ai déjà bien assez à faire avec ceux-là, ironisa Matthieu en désignant d'un mouvement de la main le château autour de lui. Après... je ne sais pas ce que me réserve l'avenir.

Il semblait légèrement désabusé; peut-être par leur conversation ou simplement son fatalisme qui ressurgissait parfois dans les moments de fatigue ou de mélancolie.

– Je croyais que l'avenir passait par ton cher et tendre ? interrogea doucement Harry.

– Peut-être.

– Où en êtes-vous ?

– Je crois... qu'il accepte ma présence. Qu'il se résigne à ce que je ne laisse pas tomber. Il teste encore pour voir si je ne vais pas m'enfuir du jour au lendemain, mais il est moins... dur. Il s'adoucit. Il se laisse davantage approcher. Parfois j'ai l'impression de devoir apprivoiser un dragon blessé !

Matthieu gloussa en vidant son verre, un sourire tendre sur les lèvres. Il était beau en parlant de son amoureux et son regard avait retrouvé un éclat espiègle qui lui seyait bien mieux que la tristesse ou la douleur que Harry y lisait un peu plus tôt.

– Pourquoi es-tu avec moi, alors ? le taquina-t-il. Au lieu d'être avec lui ?!

– Il n'est pas là aujourd'hui. Il est chez sa mère.

– Ah ! Parce que tu vas avoir la joie d'avoir une belle-mère ?! railla Harry. C'est un privilège auquel je suis content d'échapper !

Matthieu pouffa de rire en hochant la tête.

– Un beau-père aussi ? ricana Harry, et devant le signe de dénégation de Matthieu, il enchaîna : Des beaux-frères ? Des belles-sœurs ?

– Plusieurs de chaque, avoua le jeune professeur en riant. Et des neveux et des nièces par alliance !

– Sacrée famille ! Je compatis !

En réalité, Harry était ravi pour son ami, et malgré ses moqueries, Matthieu le savait bien. De tout cœur, il souhaitait que le jeune homme parvienne à ce qu'il désirait et ce pourquoi il luttait depuis si longtemps. Matthieu était si attendrissant qu'il méritait d'aimer et d'être aimé à sa juste valeur. Il méritait d'être heureux.

– Tu me le présenteras un jour ?

Il sentit Matthieu se tendre imperceptiblement et s'efforcer de sourire.

– Je ne sais pas, ricana-t-il amèrement. Il faudrait déjà qu'il se passe réellement quelque chose...

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oooooo

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La porte du Manoir s'ouvrit sur une elfe minuscule qui s'appelait Silk selon ses souvenirs et qui s'inclina tant qu'elle fut bientôt pliée en deux au milieu du Hall d'Entrée. Harry avait préféré transplaner sur le perron de la demeure; il trouvait sa capacité d'apparaître où bon lui semblait et sans prévenir, légèrement intrusive pour ses hôtes et ce n'était sans doute pas le soir où il voulait les agacer davantage.

Cependant, il comprit bien vite que le Manoir était vide et dans la Salle à Manger, le couvert était mis pour une seule personne. Severus tenait à sa petite vengeance pour ne pas être venu se promener avec eux, et cela le fit sourire plus qu'autre chose.

Harry dîna rapidement et partit s'installer dans la bibliothèque pour lire un peu et tromper sa solitude. Il avait rarement le Manoir pour lui seul et c'était toujours assez surprenant, cette grande bâtisse vide et silencieuse autour de lui. Dans la forêt, la solitude était illusoire; les arbres, la terre et le ciel bruissaient en permanence d'une vie foisonnante : cris d'oiseaux et de singes, feulements inquiétants et les crissements infimes de toutes ces créatures qui sautaient, glissaient, rampaient et tissaient des toiles immenses comme des pièges.

Ici, le silence était aussi surprenant que la solitude, mais d'une autre manière. Lucius appartenait tellement au Manoir, et le Manoir appartenait tellement à Lucius que, sans lui, la maison semblait sans âme.

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– Tu viens boire un verre avec nous au Petit Salon ? proposa Severus en s'approchant.

La bibliothèque était devenue bien sombre sans qu'il s'en aperçoive et le feu mourait doucement dans la cheminée. La voix de son amant avait surpris Harry en pleine lecture. Le ton était plus chaleureux que le matin même et l'attitude de Severus était agréablement plus tactile, songea-t-il en savourant la caresse de sa main sur son épaule.

– Bien sûr, fit-il en refermant son livre et en le posant sur la table basse.

– Qu'est-ce que tu lis ?

– C'est Lucius qui me l'a conseillé. Je n'y connais pas grand-chose en poésie, mais c'est très très beau.

Severus se pencha pour distinguer la couverture du livre, ricana et lâcha « Évidemment » d'une voix si sarcastique que Harry fronça les sourcils en s'extirpant de son fauteuil confortable.

– Pourquoi « évidemment » ?

– Nom d'un chien ! grogna Severus. Tu empestes l'alcool !

– Et crois-moi, c'était pire il y a deux heures ! ricana-t-il.

– Qu'est-ce que tu as fichu ?

– J'ai bu... quelques verres avec Matthieu. Il avait besoin de parler...

– Quelques verres ? fit Severus d'un ton cynique avant de réaliser ce qu'il venait de dire. Parler de quoi ? Qu'est-ce qu'il a ?

Harry esquissa un sourire devant le changement d'attitude de son amant. En deux phrases, Severus avait réussi à passer de la colère et du mépris à l'inquiétude.

– On a parlé de... plein de choses. De son avenir, de son passé, de la mort de son père, de l'homme qu'il aime...

– De la mort de son père ? releva Severus, anxieux. Pourquoi ? Comment il va ?

– Il va bien. On a tous besoin de parler parfois. Tu devrais essayer, ça fait du bien !

Harry glissa un baiser ironique sur les lèvres de son amant et s'éclipsa pour rejoindre Lucius dans le Petit Salon.

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– Et il a fallu que tu lui fasses lire du Neruda ?! (1)

– Pourquoi ? fit Lucius innocemment en refermant la porte de leur chambre derrière lui. Ça ne te convient pas ? Tu n'aimes plus la poésie de Neruda ?

Le regard flamboyant de Severus lui intima l'ordre de se taire avant d'encourir sa colère et Lucius s'éclipsa en ricanant dans la salle de bains.

– Alors, tu es content de toi ? ironisa-t-il par la porte entrouverte. Tu as eu ta petite vengeance et tu l'as laissé dîner seul... ?

– Ose dire que tu regrettes le restaurant !

– Je n'ai pas dit ça. Je suggère juste que tu arrêtes de te comporter comme un amant jaloux et manipulateur...

– Manipulateur ?! Vraiment ?!

Lucius retourna dans la chambre et sa réplique moqueuse s'étrangla dans sa gorge en découvrant Severus allongé de tout son long sur le dos, en travers du lit et nu. Sa tête renversée en arrière retombait par dessus le bord du matelas et un sourire typiquement Serpentard s'étalait sur son visage.

Lucius déglutit péniblement et le bruit qui sortit de sa gorge ressemblait malgré lui à un gémissement de désir. Il avait soudain très chaud. Et plus du tout sommeil.

La vision de Severus dans cette position était un appel à la luxure, indécente, voluptueuse et la bouche tentatrice qui le narguait promettait un plaisir que Lucius n'avait pas souvent l'occasion de connaître et auquel il ne pouvait résister.

Le sourire de Severus s'élargit encore davantage en le voyant esquisser une caresse frustrée sur son érection comprimée par le tissu du pantalon.

– Qu'est-ce qu'il y a ? fit son compagnon d'un ton aussi innocent que lui tout à l'heure.

Lucius contemplait en silence le corps impudique offert à son regard, les cuisses fermes et musclées, le torse puissant, la gorge offerte et arquée en arrière, et ce regard de braise qui le provoquait.

– Qu'est-ce qu'il y a ? répéta Severus.

– Tu le sais très bien, parvint-il à articuler.

– Dis-le.

La voix était autoritaire. Impérieuse au point que Lucius ne pouvait s'y dérober et il ne le souhaitait même pas.

– J'ai envie de baiser ta bouche.

– Est-ce que tu l'as mérité ? susurra Severus avec un sourire victorieux.

Cette fois, Lucius ne parvint pas à cacher son gémissement de frustration.

– Qu'est-ce que tu veux ?

Severus fit mine de réfléchir un instant.

– Je veux... partir un week-end en Provence avec Harry. Débrouille-toi pour le convaincre, fit-il avec une satisfaction certaine. Puis devant sa grimace contrariée, il ajouta : Avec toi, idiot ! Je veux partir tous les trois !

Lucius acquiesça sans parvenir à prononcer un mot tandis que Severus se redressait pour modifier sa position. À genoux dos à lui, il saisit ses chevilles de ses mains et s'arqua lentement en arrière jusqu'à ce que ses épaules reposent sur le lit et sa nuque sur le bord du matelas. Devant ce spectacle outrageusement provocant, Lucius se sentait perdre la tête. D'une main, il caressa le corps de Severus tout en frottant son sexe encore prisonnier contre le visage renversé de son compagnon.

La position était sublime. De ses jambes repliées sur elles-mêmes, Lucius ne voyait que les cuisses dont les muscles saillaient encore plus que d'habitude, tendus à l'extrême, puis un torse sans bras, dont les épaules tournées vers l'arrière criaient la contrainte de la posture. La peau pâle de Severus, figé dans l'immobilité, paraissait faite de marbre. Il était une statue antique, un buste d'Apollon martyrisé par le temps dont le sexe à demi dressé témoignait de son excitation.

Lucius maîtrisa péniblement son souffle qui s'emballait et son désir de plonger en lui.

– Est-ce que... est-ce que je peux t'attacher ? murmura-t-il.

– Je crois que tu en meurs d'envie, sourit la voix rauque de Severus.

Fasciné, Lucius contempla un instant la gorge étirée en arrière et complètement offerte qui venait de prononcer ces mots. Il pouvait suivre du regard chaque veine, chaque artère, chaque muscle sur toute leur longueur, le battement rapide des carotides, le creux discret à la base du cou... et il se retint encore d'y apposer sa main et de la faire sienne.

Il posa la pointe de sa baguette sur le torse de Severus et lentement, de fines cordes noires vinrent parcourir sa peau, immobilisant un peu plus le corps contraint et dessinant des entrelacs complexes et symétriques. Le contraste était saisissant entre la trame sombre des cordes et cette peau si blanche, si pure. Le motif géométrique était de toute beauté, soulignant le relief des muscles et les articulations meurtries, la finesse du dessin et la puissance du corps.

Il laissa à Severus quelques secondes pour s'habituer puis resserra légèrement la tension du maillage. Loin de résister, il vit Severus se laisser aller, relâchant ses muscles pour s'abandonner au soutien contraignant des nœuds et des cordes.

Enfin. Enfin, il pouvait libérer son sexe déjà perlant de désir et s'enfouir dans cette bouche accueillante, goûter la chaleur humide et l'étroitesse de cette gorge qu'il pénétrait avec un bonheur indescriptible et imposer sa main sur le cou puissant dans lequel il sentait ses va-et-vient instinctifs.

Il ne savait même pas comment faisait Severus pour se maîtriser et pour tolérer cette intrusion si profonde, si agressive. À vrai dire, perdu dans l'ivresse du désir et des sensations inouïes qu'il ressentait, Lucius s'en fichait. Il savait simplement qu'il devait faire vite, mais de toute façon, le plaisir de cette pénétration était tel qu'il vint en quelques minutes, éjaculant en longs jets une jouissance étourdissante, enfoui en Severus aussi loin qu'il le pouvait.

Il lui fallut quelques secondes, penché en avant et les mains posées sur le torse de Severus, pour se remettre de cet orgasme rare et songer à se retirer afin de le laisser respirer à nouveau. Il vit la gorge rougie par sa poigne déglutir frénétiquement puis le sursaut silencieux à la recherche de l'air et du souffle qui avait tant manqué.

Soutenant la tête de Severus contre son bas-ventre, Lucius caressa son visage, effaçant du pouce les traces de salive et de sperme qui maculaient sa bouche. Contre sa peau, le front de Severus était humide de sueur et il mit un certain temps à retrouver une respiration normale.

Lucius savait qu'il ne devait pas trop tarder cependant. La position de Severus était douloureuse et les cordes ne faisaient qu'amplifier les contraintes. Son dos cambré au-delà de sa souplesse habituelle, les épaules arquées en arrière au point que ses coudes se touchaient presque... toute la posture de Severus n'était qu'une lente torture, et plus le temps passait, plus elle allait devenir insupportable. S'il attendait trop, Severus serait incapable d'aller nager le lendemain, ses articulations démesurément sollicitées seraient trop sensibles, et il ne voulait pas non plus le priver de ce plaisir-là.

Reposant délicatement la tête de son compagnon sur le bord du lit, Lucius s'approcha et vint se poster devant ses cuisses largement écartées. Le sexe de Severus était dressé comme un éperon rocheux, comme un phare, comme le mât d'un bateau : raide et droit, aussi immuable que pouvait l'être son désir et son excitation.

Lucius y enroula sa langue avec délectation et le prit lentement dans sa bouche, tout entier tourné, à présent, vers le plaisir de son compagnon. Severus avait été si accueillant et si généreux qu'il ne pouvait que s'efforcer de lui rendre la pareille.

La douleur lancinante de la position et les sensations des cordes étaient telles, l'excitation de Severus était si forte, qu'un grondement rauque sortit rapidement de sa poitrine jusqu'à ce qu'il jouisse dans sa bouche en se cambrant encore davantage, tendu comme un arc prêt à rompre.

Lucius se redressa pour contempler ce corps martyrisé, crispé dans l'orgasme, le souffle erratique qui soulevait sa poitrine de manière anarchique, son visage bouleversé par la jouissance... puis les muscles se relâchèrent lentement tandis que Severus était encore loin, perdu dans les brumes de la douleur et du plaisir.

Le moment le plus délicat était venu : Lucius devait maintenant veiller sur le bien-être de son compagnon et lui permettre de redescendre en douceur. De la pointe de sa baguette, il desserra lentement les cordes, puis les fit disparaître. Avec soin, il permit aux jambes de Severus de se déplier et soulagea ses épaules de leur tension, prenant garde de ne pas luxer les articulations meurtries, soutenant les muscles et les membres jusqu'à ce que son compagnon retrouve une position normale. Puis il s'allongea à ses côtés et le prit contre lui, dans ses bras, caressant sa peau marquée par l'empreinte des liens.

Le visage de Severus reposait sur son torse, les yeux fermés, encore plongé dans une torpeur voluptueuse. « Merci » murmura Lucius en déposant un baiser dans les cheveux sombres. Sur sa peau, il sentit s'étirer le sourire de Severus, et ils restèrent ainsi un long moment en silence.

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Dans l'esprit de Lucius repassaient sans cesse les images de ce qui venait de se jouer : la façon dont Severus se laissait aller avec lui, pour lui, cette puissance immobile dans l'offrande digne d'une statue grecque, ce don de soi. Parfois, comme aujourd'hui, il lui abandonnait son corps, sa douleur, son plaisir et même son intégrité physique avec une confiance inestimable. Et comme à chaque fois, cela le bouleversait.

Un instant, il se demanda comment était Severus avec Harry. Certainement pas aussi relâché. Il savait que les deux hommes échangeaient les rôles sexuels au gré de leurs envies et il tenta de les imaginer dans une position puis dans l'autre. Lucius n'avait aucun mal à voir Harry pénétrer Severus comme il le faisait lui, même si c'était assez dérangeant d'imaginer un autre homme à sa place. Il devinait sans peine les réactions de son compagnon, ce qui l'excitait ou ce qui le faisait gémir. Il n'avait aucun mal non plus à envisager Severus en train de baiser Harry; il l'avait déjà vu faire avec leurs amants d'une nuit et il savait la façon dont Severus prenait possession d'un corps, la puissance de ses coups de reins, ses grondements rauques, l'expression de son visage dans la jouissance...

Plus difficile était d'imaginer ce que ressentait Harry dans cette situation-là, sa sensualité, son désir, la façon dont il se laissait toucher ou prendre, son impudeur... Le plaisir qu'il y trouvait. Comment même pouvait-il trouver du plaisir à se laisser pénétrer par Severus ? Lucius revoyait le sexe large et épais qu'il avait léché, pris dans sa bouche et sucé tout-à-l'heure. Son compagnon était généreusement pourvu et leurs amants d'une nuit n'avaient jamais réussi à cacher leur inquiétude et leur inconfort premier avant que le plaisir ne prenne le dessus. Severus savait se montrer doux et prendre son temps, mais cela ne changeait rien à ce qui se passait après.

Lucius n'avait jamais offert ce plaisir-là à Severus. Ça lui semblait inenvisageable mais il en ressentait tout de même une vague culpabilité. Severus était unique dans sa vie... Était-ce de l'égoïsme de ne pouvoir faire cela pour lui, de ne pouvoir être aussi généreux ?

Au moins, Harry pouvait le combler sur ce plan-là, et dans l'esprit de Lucius, l'image du sexe massif de Severus se glissant entre les fesses brunes du jeune homme se faisait de plus en plus insistante.

– Un gallion pour tes pensées...

Lucius tressaillit, surpris par la voix de son compagnon et marmonna son incompréhension. Il sentit aussitôt sa main descendre vers son entrejambe et souligner d'une caresse le début d'érection dont il ne s'était même pas rendu compte. Heureusement que Severus ne voyait pas son visage car il avait sans doute rosi d'embarras et il chassa la main qui s'attardait trop sur son sexe.

– Ça ne t'a pas suffi ? ironisa Severus.

– Si tu me proposes de recommencer, je ne dirais jamais non...

– Pas aujourd'hui. Je suis fatigué...

Cela, Lucius voulait bien le croire. Severus était déjà « revenu » étonnamment vite de l'état de torpeur qui suivait leurs ébats les plus intenses. Souvent, il mettait plus de temps; parfois même, il se contentait de rester dans ses bras et il s'endormait, baigné par les effluves du plaisir qui circulaient encore dans son corps.

– … mais je suis impatient de ce petit week-end !

Lucius gloussa, amusé de cette voix satisfaite et presque fière d'elle.

– Pourquoi est-ce que tu ne veux pas le lui proposer toi-même ?

– Je n'ai pas envie de le supplier si Monsieur a d'autres projets ! Et après le coup que je lui ai fait ce soir, il va m'en vouloir. Si ça vient de toi, il acceptera sans problème. Comme pour Paris...

– Il a pourtant refusé cet après-midi, argumenta Lucius. Et c'est moi qui lui avais proposé...

– Parce qu'on s'y est pris trop tard. Là, tu as le temps de préparer tranquillement cette petite escapade...

Lucius secoua doucement la tête, désespéré de ces façons de faire retorses.

– Tu n'es qu'un vil manipulateur ! Tu te sers de moi pour obtenir ce que tu veux de lui !

– Si tu as vu le piège, pourquoi es-tu tombé dedans ? se moqua Severus.

– Tu sais très bien que je ne sais pas résister à ça ! Je ne peux pas... Je suis obligé de succomber et tu le savais.

– À ça quoi... ? fit Severus avec un sourire qui se voulait innocent.

– À cette position... À toi dans cette position !

– Ta faiblesse te perdra, Luce...

La jubilation était perceptible dans sa voix et Lucius ne put s'empêcher de sourire, son visage enfoui dans les cheveux de Severus, respirant son odeur comme un parfum précieux.

.

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Un week-end en Provence, donc. Lucius en était tout aussi ravi que Severus. Depuis leur premier dîner tous les trois à Paris, il avait envie de renouveler cela plus souvent et de partager du temps avec eux, loin du quotidien du Manoir. Faire découvrir à Harry les endroits qu'il aimait, l'initier à ce qu'il avait appris à apprécier de la culture moldue, savourer son regard toujours frais et enjoué sur ce qu'il découvrait, savourer son bonheur simple.

Mais il comprenait moins bien les motivations de Severus.

– Vous devriez partir tous les deux. Sans moi...

– Non.

Lucius gloussa à nouveau. Le refus de Severus était une fin de non-recevoir, claire, nette et précise et qui ne s'embarrassait d'aucune explication. Et il ne le ferait pas changer d'avis.

– Pourquoi la Provence ?

– J'avais envie. Ça fait longtemps... Et puis cette maison prend la poussière pour rien.

– C'est vrai, songea Lucius. Ça fait longtemps qu'on n'est pas partis en voyage. Tu n'avais plus envie... Et à présent qu'il est là... En réalité, c'est avec lui que tu as envie de partir, pas avec moi.

C'était la vérité nue, et Merlin savait qu'il lui coûtait de simplement prononcer ces mots.

– J'ai envie de partir avec lui, c'est vrai. Mais pas sans toi. Je vous veux tous les deux.

Lucius serra un peu plus le corps de son compagnon contre lui, embrassant le front à portée de ses lèvres. Sans doute avait-il besoin d'entendre ce genre d'affirmation régulièrement. D'être sûr. Et Severus le devinait.

– J'ai froid, murmura-t-il.

– Oh. Attends. Viens là.

Lucius se mordit la lèvre; perdu dans ses pensées et sa jalousie triste, il ne s'était pas rendu compte que Severus frissonnait et que sa peau était devenue glacée. Il défit le lit et tira draps et couette jusqu'à ce qu'ils puissent se glisser dessous, jetant un léger sortilège de chaleur pour le réchauffer plus vite. Il aurait dû faire plus attention et veiller davantage sur le confort de Severus après leur séance, mais son inquiétude avait choisi le mauvais moment pour ressurgir. Il le reprit dans ses bras, contre lui, et écouta sa respiration jusqu'à ce qu'il le sente se relâcher et s'endormir en toute quiétude.


(1) Si vous n'en lisez que quelques uns, lisez les sonnets 11, 17 et 45 de la Centaine d'Amour de Neruda... Ce sont parmi les plus beaux poèmes d'amour qui soient.

Merci à ceux qui sont arrivés jusqu'ici ^^, à ceux qui commentent ou qui mettent en favori.

Dans le prochain chapitre, un petit tour à Sainte-Mangouste, un dîner chez Draco et le soleil torride de la Provence.

Au plaisir

La vieille aux chats