Partie 10
La semaine avait été longue.
Alex m'avait appelée tous les soirs même quand je rentrais tard du travail. Je lui avais donné mon emploi du temps.
Il devait venir me récupérer après mon service. J'avais hâte de le voir.
Je m'en étais finalement confiée à Shelly lors de la pause de notre premier service commun. Elle en avait paru très surprise. Je lui avais raconté brièvement mes premières rencontres avec Alex sans rentrer dans le détail.
-Je suis désolée que ça n'ait pas fonctionné avec Keith.
Elle n'était pas au courant de notre altercation et j'avais laissée couler. Pas besoin de l'inquiéter. J'avais suffisamment camouflé mes bleus, elle n'avait rien remarqué.
-Mais tu es bien tombé sur Alex, avait-elle rajouté. J'espère que ça ira entre vous.
Je n'avais pas d'inquiétude. Ou plutôt je les avais enfouies au fond de ma tête.
Nous avions passé un dimanche très agréable. Il était venu déjeuner avec nous et nous avions passé le reste de la journée à l'extérieur. Il avait joué avec Dylan très longtemps. Il était patient et calme. Je sentais qu'il ne faisait pas semblant, qu'il ne se forçait pas. J'avais découvert une nouvelle facette de lui ce qui avait renforcé le lien qui m'unissait à lui.
Quand treize heures arriva, je le vis entrer dans le café. Je ne l'attendais pas si tôt. Il s'installa dans le fond comme si de rien était et patienta le temps que je vienne m'occuper de lui. Je m'approchai de sa table, les jambes flageolantes.
-Bonjour Norma.
-Bonjour Alex.
Je pris sa commande, en plein euphorie. Je lui souriais à pleine dents à n'en plus finir. Il me sourit en retour de la même manière.
-Je te ramène ça, dis-je en m'éloignant à regret.
Cette dernière heure de travail me parut être une éternité. Je percevais son regard sur moi. J'avais du mal à me concentrer. Quand quatorze heures sonna, j'étais agacée car ma collègue était encore en retard. Alex régla son addition et me prévint qu'il m'attendait dehors.
-Ta voiture est comme neuve, ajouta-t-il, fier de lui.
Je jetai un œil par les baies vitrées. Elle rutilait, j'avais hâte de m'en servir. Quand Laureen débarqua enfin, je me précipitai vers mon casier pour me changer.
Devant ma « vieille » Mercedes, je me mis à sautiller comme une enfant, excitée à l'idée de la conduire. A mesure que je prenais de la vitesse, je me sentis revivre. Nous approchions du supermarché un peu trop rapidement, ce qui me contraria. Je me résonnai, j'aurais plein d'autres occasions de conduire.
-J'ai assuré la voiture pour l'année car j'ai vu que ton assurance était périmée.
Ah oui ? Je n'y avais même pas pensé ?
-Merci, dis-je du bout des lèvres.
Cela raviva mes inquiétudes, devais-je le laisser tout prendre en main ? Moi qui revendiquais mon indépendance que j'avais si durement gagné. Je lui devais déjà tellement. J'avais peur que cela corrompe notre relation. J'avais peur de me sentir enchainée à lui financièrement. J'avais peur…
-Tu as raté la sortie Norma.
-Merde !
Il m'observa avec insistance. Je ne disais pas souvent de gros mots. Je parvins à revenir sur mes pas et à trouver une place sur le parking bondé.
-On aurait dû récupérer Dylan avant, dit-il avec un certain regret.
-Les courses ce n'est jamais drôle pour un enfant, contestai-je.
-Je sais mais j'avais envie de le voir.
J'examinai son profil, étonnée par ce qu'il venait de me confier. Il en paraissait aussi lui-même surpris.
-Je lui ai ramené un cadeau.
Je fronçai les sourcils.
-Une babiole, minimisa-t-il.
-Dans ce cas, je vais faire vite, dis-je en attrapant mon sac à main sous ses pieds.
-Je viens avec toi.
-Je n'en ai pas pour longtemps, insistai-je. Juste des couches, du lait. Avec tout ce que tu as acheté, mon frigo est encore plein.
-Je viens, insista-t-il.
Il attrapa un caddie en chemin et c'est avec appréhension que je le vis dévaliser encore le supermarché. Je finis par m'énerver.
-Je n'ai pas de place pour mettre tout ça dans mon frigo.
-J'ai pris des produit que tu pourras stocker dans ton garde-manger.
-Je n'ai pas de garde-manger.
-On va en improviser un.
-Non.
Il fronça les sourcils, me regarda sans détour, attendant surement des explications.
-Ecoute, c'est gentil, mais je ne peux pas accepter.
-Et pourquoi ?
-La voiture, l'assurance, les cadeaux, les courses, …
Il resta statique, la même expression sur le visage.
-…je ne veux pas de ce genre de relation.
-Développe un peu, tu veux.
-J'ai obtenu mon indépendance, je veux la garder.
-C'est pour ça que tu refuses ma demande en mariage ?
-Peut-être.
Il se contraria réellement.
-Je n'aime pas être redevable, encore moins financièrement, me justifiai-je.
Il soupira et ferma les yeux un instant. Quand il les reposa sur moi, je compris que je m'étais trompée avant même qu'il ne parle.
-Du moment que je t'ai rencontrée, j'ai eu envie de t'aider. Je voulais voir autre chose que de la peur ou de la tristesse dans ton regard. Tu ne m'es en rien redevable, j'ai agi par instinct et parce que je pense que je tenais déjà à toi mais j'ai eu du mal à le réaliser ou je ne voulais pas l'admettre, j'en sais rien.
Mon cœur se remettait mal de ses confidences. J'eus l'impression de sauter dans le vide.
-Tu es forte et combative, tu travailles dur et je respecte ça. Je n'essaie ni de t'entraver, ni d'avoir la main mise sur toi mais je connais tes difficultés et je ne peux pas rester passif. Tu as eu une vie difficile et je veux te la rendre plus douce parce que c'est ce que tu as fait pour moi en entrant dans ma vie.
J'avais les larmes aux yeux.
-Ne pleure pas, s'il te plait, Norma.
Ça lui était pénible de me voir comme ça. Je me repris rapidement mais je restais secouée. Il se rapprocha, embrassa délicatement ma joue.
-Tu m'as autorisé à t'aider alors laisse-moi faire.
OoooO
Nous avions diné tous les trois, et pendant que je faisais la vaisselle, Alex jouait dans le salon avec Dylan. Il lui avait acheté un synthé adapté à son âge et Dylan s'en donnait à cœur joie. Il avait très peu de jouets. Je craignais pour les voisins à cause du bruit. Déjà qu'ils se plaignaient quand il courait un peu trop dans la maison. A quinze mois il était vif comme enfant.
-Allez, il faut aller au bain, Dylan, les interrompis-je.
Il rechigna pour la première fois.
-Dylan, insistai-je.
Alex parvint à le convaincre. Il traina la patte et me donna la main, résigné. Nous revînmes vingt minutes plus tard.
-Vous avez fait vite, s'étonna Alex qui regardait les informations locales.
Je n'avais pas pour habitude de trainer durant le bain, ni pour quoi que ce soit d'autre d'ailleurs.
Dylan s'installa auprès de lui sur le tapis, ravi de reprendre son activité. Je baissai le son de la télévision et feuilletai tranquillement un vieux magazine de mode que m'avait filé Nina, confortablement installée dans le canapé. J'étais toujours à la recherche d'un modèle de vêtement un peu original.
-Je crois qu'il est fatigué, se manifesta Alex.
Je jetai un œil à Dylan, effectivement il frottait ses yeux.
-Au lit, décrétai-je.
J'allais enfin un peu souffler, j'aimais ce moment où je pouvais lâcher prise et me détendre. Sa tête à peine posée sur l'oreiller, il ferma les yeux, agrippé à son doudou. J'allumai sa veilleuse et lui souhaitai une bonne nuit. En quittant la pièce (que je laissai entrouverte), je me heurtai à Alex.
-Tu m'as fait peur, sursautai-je, en l'entrainant vers le salon. Tu veux boire une bière ?
-Non, ça va.
-Un verre de vin peut être ?
-Je préfère ne rien boire de plus, je dois reprendre le volant pour retourner au motel.
Cette idée m'ennuya.
-Tu n'as pas de voiture, le contrai-je.
-J'espérais que tu me prêterais la tienne.
-Pourquoi tu ne restes pas cette nuit ? Lui suggérai-je tandis que nous étions plantés en plein milieu de l'entrée.
Il m'observa un instant avec un je ne sais quoi qui me fit frissonner.
-Tu sais pourquoi.
Ma main glissa sur son polo, non loin de son cœur. Cette mine sereine qu'il affichait était loin de l'émotion qu'il ressentait.
-Tu peux rester.
Il n'y avait aucune ambiguïté dans mes paroles, il ne pouvait que comprendre ce que je sous-entendais. Il attrapa ma main, la porta à ses lèvres, embrassant chacun de mes doigts, allumant un feu incandescent dans le bas de mon ventre.
-Epouse-moi.
-Alex, soupirai-je, contrariée et en extase.
Il continuait ses doux baisers jusque dans ma paume et sur mon poignet. Je fermai les yeux.
-Reste, suppliai-je.
-Deviens ma femme et on en reparlera.
-Pas besoin de mariage pour s'envoyer un l'air.
Il serra mon visage entre ses mains.
-Je suis un peu vieux jeu.
-Sérieusement ? M'étonnai-je.
-Et m'envoyer en l'air, ce n'est pas ce que je recherche. Pas avec toi, pas quand tu me regardes comme ça.
Je ne comprenais plus.
-Ne te méprends pas, j'ai envie de t'aimer de toutes les manières possible Norma mais…
Oh la la, j'étais en transe. Je lui sautais au cou, l'embrassant furieusement. Mon corps se colla au sien et il réagit au quart de tour. Il me plaqua contre le mur et répondit avec la même passion. Sa bouche dévia vers ma gorge, ses mains me parcourant avec précision.
-Reste, reste, reste.
Il se redressa subitement, enfiévré.
-J'ai besoin de prendre l'air.
Il m'abandonna là, complètement démunie, pour se glisser sur le balcon. Je restai un moment statique, dans l'incompréhension. Je me décidai finalement à le rejoindre au bout de quelques minutes une fois ma lucidité retrouvée. Je m'accoudais à la balustrade, laissant une distance de sécurité entre nous. Il ne bougea pas, fixé sur le bâtiment d'en face. J'avais du mal à déchiffrer ses expressions parfois. C'était déstabilisant.
Il resta silencieux, j'allais devoir lui extirper des explications.
-Pourquoi tu fais ça ?
Il ne répondit pas.
-Tu me forces la main, insistai-je.
Il secoua la tête sans répondre.
-Tu sais que je n'aime pas ça, on est bien tous les deux, pourquoi tu gâches tout ?
-Je veux plus, avoua-t-il enfin.
-Je suis disposée à t'en donner plus.
-Tu ne comprends pas.
-Explique-moi.
Il se mura encore dans le silence ce qui eut le don de m'énerver.
-Je ne vais pas rester là à parler à un mur.
Je fis demi-tour pour retourner à l'intérieur.
-Je t'aime Norma.
Je me figeai littéralement. Il se tourna vers moi, il attendait visiblement quelque chose en retour. Je ne pouvais rien lui dire de similaire, je m'étais jurée de ne plus me laisser aller à l'amour ni à la confiance. Pourtant en croisant son regard blessé, j'eus un élan incontrôlable vers lui, et me blottis contre lui. Nous ne formions plus qu'un dans une étreinte désespérée.
-Je peux pas, je peux pas.
-J'ai peur aussi Norma.
-Je vais pas y arriver.
Il m'éloigna de lui, nous nous faisions face dans une ultime confrontation. Il jouait carte sur table, s'ouvrant à moi sans fard, avec une inquiétude palpable mais je résistais encore car j'avais déjà trop donné, trop souffert.
-Aie confiance en moi.
L'image de Caleb flotta devant mes yeux, brouillant ma vision.
-Donne-nous une chance, ne laisse pas ton passé nous séparer.
Je baissai les yeux, sentant la honte me gagner. Comment pourrais-je supporter de voir son regard sur moi changer ? S'il savait il fuirait à coup sûr. Il n'avait pas dû apprendre grand-chose me concernant sinon il ne serait pas là.
-Regarde-moi.
Je refusai cette option.
-Tu n'as pas à te dénigrer, quoi qu'il se soit passé avant, rien ne changera l'estime et le respect et l'amour que je te porte.
-Tu ne sais rien… tu ne peux pas me le garantir.
-Si je le peux, et je sais beaucoup de choses, détrompe-toi.
Mon cœur s'affola, mes jambes cédèrent, je vacillai. Ses bras m'empêchèrent de m'effondrer au sol. Il me maintenait dans une prise sans faille, soucieux.
-Ce n'était pas volontaire, je n'ai pas fouillé dans ta vie privée, je te le promets. J'ai été informé contre mon gré. Tout ça te regarde, je ne te juge pas. Je n'ai aucun droit de le faire.
-Que t'a dit ton père ?
-Rien qui n'en vaille la peine.
-Alex !
Silence.
Je m'extirpai de ses bras, et je lui fis face courageusement, sondant sans détour ses iris sombres. Alors il me narra à voix basse, sans concession, sans hésitation, sans condescendance tout ce qu'il savait. A mesure qu'il avançait dans son récit, le sol s'ouvrit sous mes pieds. Je cachai mon visage dans mes mains, effondrée, humiliée.
J'avais déjà ressentis ça quand Caleb m'avait trahie.
-Je veux que tu partes. Mes clefs sont sur la desserte à l'entrée.
Il eut la délicatesse de ne pas protester et la minute suivante, il était en bas. J'entendis la porte du hall claquer et je ne pus m'empêcher de jeter un œil en bas. Il hésitait à monter dans ma voiture, les yeux braqués sur moi. Je ne voulais pas m'infliger plus de douleur alors je préférai rentrer à l'intérieur. Je tirai les double-rideaux et je l'entendis partir sur les chapeaux de roue. Je séchai mes larmes, inquiète qu'il puisse avoir un accident. Dans un coin de ma tête, je savais que je lui avais fait du mal, je l'avais puni pour de mauvaises raisons. J'éteignis la lumière et je me recroquevillai sur le canapé, incapable de le déplier en canapé-lit. Je tirai un des plaids sur moi pour me réchauffer. Les minutes puis les heures passèrent, et je réalisai, passé le choc de l'humiliation, que j'avais mal réagi. Il m'avait ouvert son cœur, il m'avait acceptée avec toutes mes failles et je l'avais rejeté malgré tout. J'avais l'impression de bruler en enfer.
-Pardonne-moi Alex.
Je plongeai difficilement dans les bras non réconfortant de Morphée.
La suite quand je pourrai.
