Bonne lecture.
Partie 12
Encore une journée de bientôt passée.
A chaque jour suffisait sa peine. Bientôt je me sentirai moins triste.
Shelly me fit signe que quelqu'un était entré, je servais un habitué. Je pris mon temps, je n'avais aucune motivation. Quand je me décidai à aller prendre la commande de ce client, ce fut en trainant la patte. En reconnaissant cette personne, mon sang ne fit qu'un tour.
La fille de la salle de bain.
-Bonjour, dit-elle avec prudence.
Comment osait-elle venir ici me narguer ?
-Je vais rendre votre commande, marmonnai-je avec réticence.
-Je suis juste venue vous voir.
-Vous pouvez partir dans ce cas, rétorquai-je avant de lui tourner le dos.
Elle courut derrière moi.
-S'il vous plait, je viens de loin.
Je fis volte-face.
-Et bien retournez y !
J'avais haussé le ton, cela attira l'attention de certains clients. Shelly se précipita vers nous.
-Il y a un… ?
Elle s'interrompit en dévisageant la blondasse.
-Molly ?
-Ne me dis pas que tu la connais ? M'énervai-je de plus belle.
-C'est une amie de Bob, un pote d'enfance. On s'est déjà vues quelques fois. Ça faisait bien longtemps, lui sourit-elle.
Elles se donnèrent une franche accolade sous mes yeux effarés.
-Tu fais quoi par ici, je te croyais partie deux bleds plus loin.
-C'est le cas. Je me suis mariée avec Lenny.
Elle montra son alliance tandis que je fulminai :
-Vous êtes mariée en plus ! Ça ne vous suffisait pas ? Fallait aussi piquer le mec des autres !
Elle était mortifiée.
-De quoi elle parle, Molly ? Lui demanda Shelly.
-C'est juste un malentendu. Je suis venu voir Norma pour lui expliquer certaines choses au sujet d'Alex.
Cela me fit mal de l'entendre prononcer son prénom avec autant d'affection, bordel ! Pourquoi elle était venue !
Shelly fronça les sourcils. Nous entendîmes le patron râler.
-Rejoins Norma derrière le café dans 45 minutes, Molly. Elle prendra sa pause, vous pourrez régler cette histoire.
Elle poussa Molly vers la sortie sans me laisser le temps de protester. Nous nous remîmes au travail mais j'étais furieuse et déconcentrée et je fis bêtise sur bêtise. J'en voulais à Shelly et elle s'en rendit compte. Dès que je passais près d'elle je la bousculais.
-C'est l'heure de la pause, me rappela elle quand ce fut le moment fatidique.
Elle n'avait aucun remord de m'imposer cela. Je refusai d'y aller.
-T'y vas où je te balance au chef sur tu sais quoi, siffla-t-elle.
-Tu n'oserais pas, blêmis-je.
-C'est que tu ne me connais pas si bien que ça.
Son regard dur me prit au dépourvu. Et je me rendis compte effectivement que je ne la connais pas si bien que ça. Elle avait l'air sérieux. Je me fis violence pour rejoindre cette trainée. Elle m'attendait déjà derrière, marchant de long en large.
-Faites vite, je veux pas gâcher ma pause, et j'ai un appel à passer.
Et je voulais aller vomir tellement sa vue me retournait l'estomac.
Elle avança vers moi d'un seul coup :
-Il ne s'est rien passé.
Je soupirai :
-Si c'était pour me dire ça, c'était pas la peine.
-Mais c'est la vérité. Quand Alex est entré dans ce bar, ce n'était pas pour chercher un coup d'un soir, il buvait seul. Je suis allée l'accoster comme on se connaissait. J'ai fini par voir qu'il n'allait pas bien. Et j'étais dans le même état. Pour moi, il était de passage dans la ville, je ne me suis pas posée de question. Je lui ai toujours plus ou moins tourné autour sans succès à chacune de ses visites chez Bob. Je me suis tournée vers un autre par dépit mais je n'aurais pas dû. Maintenant…
-Maintenant vous êtes malheureuse.
Elle me jeta un regard étonné.
-Oui, et je sais que c'est de ma faute.
-Ça ne change rien au problème, si vous n'agissez pas, vous resterez prisonnière de cette vie.
Je ne savais pas pourquoi je lui disais tout cela.
-Alex m'a dit à peu près la même chose. Il se soucie des autres même s'il semble vouloir démontrer le contraire.
Elle avait raison et c'était énervant qu'elle le connaisse si bien.
Elle hésita à poursuivre :
- C'est moi qui aie lancé les hostilités ce soir-là mais au moment de passer à l'acte, il m'a laissée en plan. J'ai compris qu'il s'agissait d'une fille mais il n'a rien voulu me dire.
Les imaginer tous les deux me tua littéralement.
-Je suis restée avec lui parce que j'avais pas de voiture et puis il était tard et j'étais fatiguée.
-Belles excuses !
-Vous avez raison, je voulais rester. J'avais l'occasion de pouvoir passer du temps avec lui.
-Vous êtes amoureuse de lui, réalisai-je avec répulsion.
Elle détourna le regard.
-Je n'ai pas dormi, je l'ai veillé. Il a fait beaucoup de cauchemars, j'ai essayé de le rassurer et il a cru que c'était vous, c'est comme ça que j'ai su votre prénom. Quand vous êtes arrivée, il me parlait de vous.
Je n'avais pas envie d'entendre ça.
-Quand il a compris que vous étiez là, il n'a pas cherché à me cacher, il a volé vers la porte sans se poser de question, j'ai préféré me planquer pour ne rien compromettre.
Elle me regardait droit dans les yeux. Je ne percevais aucune malice en elle mais pouvais-je me fier à ses dires ?
-J'aurais aimé que mon mari m'aime autant. Je suis jalouse, vous n'avez pas idée.
Je ne savais plus que penser.
-J'aurais aimé ne jamais venir vous voir, mais Alex est quelqu'un de bien, j'en ai eu confirmation pendant les quelques heures que j'ai passé avec lui. Il a aussi beaucoup de blessures. Je ne peux pas lui en infliger une autre sciemment. Avec tout ce qui s'est passé avec sa mère, je croyais qu'il resterait seul. Il a été marqué par sa mort, ce fut violent pour lui vous le savez bien.
Non je ne le savais pas. Je devinais sa douleur mais je ne savais rien de plus. Et encore moins qu'il était sujet aux cauchemars.
-Comment est-elle morte ? Ne pus-je m'empêcher de lui demander.
Elle parut surprise.
-Il ne vous a rien dit ?
-Répondez juste à ma question.
Elle hésita, ce qui m'énerva. J'avais envisagé de devenir sa femme mais je ne savais rien de lui au final. Et elle par contre…
-Répondez ! Sifflai-je avec hargne.
-Ne lui dites pas que je vous l'ai dit.
J'avançai vivement vers elle, elle eut un sursaut.
-Elle s'est suicidée.
Mon estomac se tordit.
-C'est lui qui l'a retrouvée pendue dans le grenier de leur maison.
Une plainte s'échappa de ma bouche, que je réprimai en bloquant ma main dessus.
Alex.
Tout l'amour que j'avais gardé enfoui refit surface. Je sentis une main sur mon épaule.
-Ne me touchez pas !
Je ne prêtai pas attention à son air mal en point. Je voulais qu'elle parte.
-Allez-vous-en !
J'étais dans un gouffre. Un mélange de douleur, de désarroi, d'amertume, de rancune.
Alex.
Je l'aimais tellement.
Il fallait que je l'appelle.
Il fallait que je me reprenne.
Il fallait que je retourne travailler.
OoooO
Je rentrai à la maison, installée dans ma Mercedes, je ne pensais à rien d'autre que ce coup de fil que j'allais passer. Shelly m'avait donné son numéro de portable, pleine d'espoir.
-Appelle-moi quand vous aurez discuté.
Je la sentais très stressée par cette situation. Elle n'avait pas de nouvelles d'Alex depuis deux mois. Il refusait tous les appels de ses amis. Seul leur ami Bob en avait eu mais il n'avait rien laissé filtrer.
Dylan jouait tranquillement avec son synthé, brisant un peu plus mon cœur meurtri quand je me décidai enfin à appeler Alex. Nous avions diné, Dylan avait pris son bain, tout était en ordre. Je pris une chaise et me posai près de la desserte. J'avais vue sur le salon, je pouvais garder un œil sur Dylan. Le combiné en main, je composai le numéro du portable d'Alex avec des doigts tremblants. Quand il répondit, je manquai de raccrocher.
-Allô ?
-C'est Norma.
Il y eut un blanc. Je patientai, cherchant à reprendre contenance.
-Comment tu as eu ce numéro ? Dit-il enfin.
-Shelly.
-Je lui avais interdit de te le donner.
-Je sais.
Il marmonna dans sa barbe.
-Ne lui en veux pas, elle n'a pas eu le choix.
-On a toujours le choix.
-Tu sais bien que non.
-Qu'est-ce que tu veux Norma ?
Je frissonnai comme à chaque fois qu'il prononçait mon prénom. J'avais l'impression qu'il était à côté de moi, que je sentais son odeur un peu brute, sa chaleur réconfortante.
-Je veux que tu reviennes Alex.
Cela m'avait coûté de lui demander ça et il le savait. Ce fut d'autant plus pénible de supporter ce silence.
-Alex ?
-Ne m'appelle plus, Norma.
Et il raccrocha.
La chute fut longue, très longue, interminable. Il me fallut beaucoup de courage pour appeler Shelly.
-Je fais quoi maintenant ?
-Je m'en charge, rétorqua-t-elle avec détermination.
-Je ne suis pas sûre…
-Je m'en charge. Je te souhaite une bonne nuit.
Dans le salon, Dylan s'en donnait à cœur joie. J'eus envie de balancer ce synthé par la fenêtre. Au lieu de ça, je m'assis à ses côtés pour jouer avec lui.
OoooO
Le jour de mes vingt ans arriva.
Je ne fêtais jamais mon anniversaire. Ce n'était pas la coutume dans ma famille. Seul Caleb m'offrait toujours un cadeau et un petit gâteau piqués par-ci par-là jusqu'à ce qu'il fut en capacité de les acheter par lui-même. Je pensais rarement à lui, je l'avais relégué au fond de mon inconscient comme un indésirable. Il se rappela à moi avec force aujourd'hui.
Je me sentis seule. Le vide laissé par la perte d'Alex fut plus profond en ce jour spécial. Je tentais désespérément chaque jour de ne plus penser à lui mais il se manifestait de toutes sortes de manières.
J'avais pris ma journée. Quelle mauvaise idée ! Attablée, je sirotais mon café sans entrain. Je me demandais ce que j'allais pouvoir faire quand la sonnette de ma porte retentit. Je serrai les pans de mon peignoir, il était encore tôt. Je jetais un œil à travers le judas.
Personne.
J'ouvris la porte avec prudence. J'entendis des pas descendants dans l'escalier. Il y avait au sol paquet cadeau. Perplexe, je mis un certain temps avant de le prendre. Je refermai la porte et soupesai le paquet. Il n'était pas très lourd.
Je me précipitai sur le balcon, je guettai longuement les environs déserts sans résultat. Le froid du matin m'avait saisie. Je retournai au chaud pour déballer le paquet. Je fus abasourdie de découvrir un téléphone portable en défaisant le papier cadeau. Il n'y avait juste une carte avec un numéro de téléphone mais aucun indice sur l'auteur de ce cadeau. Mon enthousiasme retomba en imaginant que ce n'était peut-être pas pour moi.
Cependant…
Quelqu'un l'avait posé sur mon paillasson. Il ne pouvait que m'être destiné.
Je fis mon enquête mais je me retrouvai bredouille. Je repoussais avec force l'idée que cela puisse venir d'Alex. Il ne voulait pas que je l'appelle. Cela n'aurait aucun sens. Pourtant l'indicatif du numéro indiquait que cette personne résidait dans l'Ohio.
Le mieux était d'appeler. Je saisis le combiné de mon téléphone, anxieuse et curieuse. Au bout de trois sonneries, quelqu'un me répondit :
-Centre pénitencier de Lucasville, bonjour.
Je raccrochai illico, mortifiée.
Il m'avait retrouvée.
Caleb.
Non…
Il se passa plusieurs jours avant que je ne m'en remette.
L'envie de fuir me saisit à nouveau mais je me raisonnai, il était en prison pour longtemps. Le téléphone resta emballé et je le rangeai au fond de mon armoire. J'allais l'oublier comme j'allais oublier Caleb.
OooooO
Trois semaines plus tard, Shelly m'invita à une soirée organisée par son ami Bob le weekend suivant.
-Pour quelle occasion ? Me méfiai-je.
-Il a réussi ses examens. Il veut fêter ça comme il se doit.
-Et qu'ai-je à voir avec ça ?
-Je veux que ma meilleure pote soit là. Et tu as besoin de sortir.
Depuis qu'elle m'avait annoncé qu'elle avait échoué à faire revenir Alex, je vivais comme un zombie.
-Je ne sais pas…
-On sera en petit comité.
Je me méfiais de sa notion de « petit ». Je ne connaissais personne ici. Je n'avais pas d'amis en dehors d'elle alors faire la fête avec une bande d'inconnus…
-Ce sera l'occasion de te faire de nouveaux amis.
-Et ton cousin sera là ?
-Keith ? Non, il va voir son fils ce week-end à Black Creek. Pourquoi cette question ?
-Non, juste pour savoir qui je connaitrai à cette fête, me rattrapai-je.
-Il n'y aura que moi pour l'instant. Je ne te quitterai pas d'une semelle, je te le promets. Tu pourras laisser Dylan avec mes fils et mon mari. Ils ont déjà prévu des choses pour lui.
-Tu as tout prévu, m'agaçai-je. Il est si petit… je ne sais pas si…
-Arrête, ça se passera bien. Il pourra même dormir à la maison. J'ai conservé l'ancien lit d'appoint de Matthew.
Toute une nuit sans Dylan.
La liberté pendant quelques heures.
Redevenir une jeune fille et m'amuser avec des personnes de mon âge qui ne porteront pas de jugement sur moi.
-Ok.
-Je passerai te prendre vers 18h. Autant ne prendre qu'une voiture.
OoooO
Dylan, du haut de ses 19 mois, affichait un air sérieux en me regardant m'observer à travers mon miroir en pied. Je m'étais maquillée et j'arborai une robe midi fleurie de ma composition : un joli col claudine , ceinturée à la taille, manches courtes et froncées. Je n'avais pas lissé mes cheveux, ils étaient relevés en un chignon haut négligé. Je me tâtais pour savoir quelle paire de boucle d'oreille enfiler.
-Je sais, j'en fais trop, soupirai-je, en lui jetant un coup d'œil.
Il babilla quelque chose et me sourit comme il savait si bien le faire. Je fis un effort pour le lui rendre. J'entendis un coup de klaxon et jetai un coup d'œil par la fenêtre. Shelly me fit signe.
-Il est temps d'y aller, Dylan.
Je lui enfilai un blouson chaud et pris son paquetage pour la nuit. Il avait encore bien grandi, heureusement que je savais coudre. Je lui confectionnais la plupart de ses habits et Shelly me refilait pas mal des affaires trop petites de Matthew dont le fameux blouson chaud que je venais de lui mettre.
Je m'enroulai dans une large étole en laine et nous descendîmes.
Shelly était sublime dans cette robe courte moulante fuchsia au décolleté vertigineux. Elle devait avoir froid avec cette petite veste noire.
-Tu es magnifique Shelly.
Elle me détailla de la tête au pied. J'avais des ballerines noires aux pieds, je voulais être à l'aise.
-J'aimerais en dire autant pour toi, râla-t-elle, dépitée.
Vexée, je ne relevai pas.
-Ça m'étonnes que ton mari te laisse sortir comme ça, rétorquai-je à la place.
-Je fais bien c'que je veux, je suis une bonne mère, je travaille dur, j'ai le droit de voir mes potes et m'amuser de temps en temps !
J'aurais mieux fait de la fermer, je l'avais énervée.
Nous fîmes la route en silence. Je retrouvai de l'aplomb une fois séparée de Dylan.
-J'ai hâte de pourvoir danser et boire, ris-je.
-Tu verras, tu vas t'éclater, les fêtes de Bob sont toujours mémorables. Dommage que…
Elle se tut mais je devinai la suite. Dommage qu'Alex ne soit pas de la partie.
-Allez ! Se reprit-elle. En route pour la fête de l'année !
La suite quand je pourrai.
