Partie 24


ALEX

J'avais appelé Keith tôt ce matin. Etonnamment, il avait répondu et accepté de me voir. Je lui avais donné rendez-vous sur le lieu de travail de Shelly.

Il était neuf heures quand je pénétrai dans le café-restaurant. Je pris place au comptoir et commandai un café. Shelly n'allait pas tarder à arriver. Je patientai en sirotant la mixture, stressé. Norma m'avait contaminé avec son stress. Elle appréhendait cette rencontre, craignant un débordement de l'un de nous deux.

-Je saurai me tenir, lui avais-je assuré.

Mais rien n'était moins sûr.

Quand Keith s'installa à mes côtés, je me raidis machinalement. Sa présence m'horripilait désormais. Il commanda une bière sans même me saluer.

-Il est à peine neuf heures et tu picoles déjà ?

Il ne prit pas la peine de me répondre et s'enfila une bonne rasade de bière une fois sa choppe en main. Ensuite il daigna me jeter un œil.

-Tu veux quoi ?

-C'est au sujet du manoir.

-Ouais tu veux l'acheter, je suis au courant.

Shelly débarqua enfin, nouant son tablier autour de sa taille. Elle était fatiguée, contrariée. Elle eut un instant d'arrêt en nous voyant assis au comptoir puis elle nous embrassa furtivement sur la joue en murmurant « pas de conneries les gars ! » avant de se mettre au boulot. Je me reconcentrai sur Keith :

-Je voulais être sûr que ça ne te cause pas de problème que je l'achète.

-Vraiment ? Ça t'intéresse ce que je pense ?

-Réponds à ma question, insistai-je.

-Je m'en fiche de cette vieille bicoque ! De toute façon, ma grand-mère me filera du blé après la vente donc ça m'arrange, j'ai besoin de pognon. Et finalement je serai co-gérant du Motel, c'est mieux que rien.

-T'en n'as pas marre de ponctionner ta grand-mère ? De lui forcer la main ?

-Je l'oblige à rien.

-Bien sûr que si. Tu sais même pas gérer le Motel et elle te laisse faire quand même !

L'idée de le savoir quotidiennement près de Norma me contrariait. Il se rembrunit et termina sa choppe.

-Elle a confiance en moi.

-Elle a peur de toi.

Il ricana :

-N'importe quoi !

-Tu étais censé changer de boulot, comment ça se fait que tu restes co-gérant ?

Il se raidit.

-Tu insinues quoi ?

-Rien, à moins que tu n'aies quelque chose à te reprocher ?

-Tu recommences, siffla-t-il.

- Je recommence quoi ?

-A te mêler de mes affaires.

-Je ne vois pas de quoi tu parles.

-Je lui fais si peur que ça à ta copine ?

-Norma est ma femme et non, elle n'a pas peur de toi.

-Elle devrait… et toi aussi.

Je me crispai d'un seul coup. Son attitude avait changé, ses yeux fixaient sa choppe mais je n'étais pas dupe : il était très en colère. Je ne reconnaissais plus celui qui fut autrefois mon pote. Je me penchai vers lui, cherchant à attirer son regard.

-Qu'est-ce que tu veux dire ? Le questionnai-je avec férocité.

J'avais envie de le cogner.

-Réponds !

Shelly passa près de nous :

-Baissez d'un ton !

Elle avait raison, nous étions le point de mire des clients présents. Je pris le temps de respirer profondément avant de m'adresser encore à lui :

-Tu ne devrais pas me menacer, tu le sais ça !

Il me fit face, enfin. Il n'avait pas peur, non, au contraire, il avait la rage.

-Si vous continuez à tout me prendre, je vous prendrai tout à mon tour.

-Nous ne t'avons rien pris, m'agaçai-je.

-Mon travail, mon héritage, l'affectation de ma grand-mère, ma femme, mon fils…

-Tu délires !

-Depuis que cette pute est rentrée dans ta vie, la mienne est devenue un enfer.

Je vis rouge, je le saisis violemment au col de son blouson.

-Ouais, vas-y ! Jubila-t-il, tu me rendras service !

Je tentai de comprendre la situation au travers du brouillard de colère qui m'entourait. Il voulait me discréditer, compris-je alors. Shelly revint à la charge alors que je le lâchais enfin.

-Dehors ! Siffla-t-elle.

Une fois à l'extérieur, Keith se planta devant moi.

-Renonce à témoigner et je ne ferai pas de vagues, je partirai et vous ne me verrez plus.

-Arrête de me menacer, bon sang !

-C'est une proposition.

-Je dois témoigner, je peux pas te laisser recommencer. Tu es violent.

-Tu t'es pas regardé !

Ne pas me laisser atteindre.

-Je ne frapperai jamais une femme, ni un enfant.

Il blêmit :

-Je n'ai jamais levé la main sur mon fils !

-Ce n'est qu'une question de temps !

-Je ne suis pas comme ton père !

-Oh que si ! Et tu ne respectes personne ! Tu n'as aucun sens moral ! Aucune fierté ! Aucune dignité ! Tu es pathétique !

Il perdit son sang-froid et me poussa vers l'arrière, je heurtai violemment une voiture et son alarme se déclencha. Je me défis rapidement de son emprise :

-Ne me touche pas !

Keith fut propulsé en arrière. Le propriétaire de la voiture sortit en vociférant. Je m'excusai auprès de lui, gardant un œil sur Keith qui repartait vers la sienne. Quand tout rentra dans l'ordre, Shelly vint à ma rencontre avant que je ne monte dans la mienne.

-Laisse-le tranquille Alex ! Il en a déjà assez bavé !

-Il est responsable de ce qui lui arrive, arrête de le materner !

-Il a pas eu de chance dans sa vie.

-Cela n'excuse pas tout. Nous deux aussi on a manqué de chance et je te parle même pas de Norma. Pour autant, on essaie de se comporter correctement.

-Correctement, vraiment ? C'est pour ça que tu nous piques notre héritage ?

Le coup fut d'autant plus rude que je ne l'avais pas vu venir. Je la dévisageai sans détour, inquiet face à sa rancune.

-C'est ce que tu penses ? Que je prends votre héritage ?

-Oui.

Je ne savais plus que penser.

-Ta grand-mère vend sa maison, je pensais qu'elle avait réglé ça avant avec vous.

-Elle ne nous a rien demandés, elle nous a mis devant le fait accompli.

-Je ne le savais pas.

-Maintenant tu le sais.

-Et ça change quoi ? Vous pouvez payer les travaux ? Ou tu veux la lui racheter ?

Elle s'assombrit mais ne répondit pas.

-Tu veux que je fasse quoi, Shelly ? Je cherche une maison, et le manoir est à vendre.

-Aide-nous, Alex.

Bordel ! Je soupirai :

-Tu veux que je finance les travaux ? C'est ça ?

Son regard s'éclaira.

-Oui, on te remboursera.

Je ne savais plus que penser, Shelly était encore mon amie, je ne pouvais pas lui tourner le dos…

-Je dois mettre un toit sur la tête de ma famille, tu comprends ça ?

-Vous avez déjà un toit.

-Je ne peux pas les laisser là-bas, Norma est traumatisée entre le cambriolage et l'assassinat de Shelby. J'ai les moyens de leur rendre la vie moins pénible et tu veux me retirer ça. Norma adore le manoir. Elle en prendra soin, tentai-je.

-Ne fais pas ça, c'est aussi l'héritage de mes enfants.

Putain !

Le visage déçu de Norma apparut sur mes rétines.

-Ok, capitulai-je. Je vous aiderai mais je le fais pour toi et tes enfants pas pour cet enfoiré de Keith.

Elle recouvra un air serein et me serra contre elle.

-J't'adore !

Elle rentra rapidement car son chef la rappela à l'ordre.

OoooO

En pénétrant dans le tribunal en ce début de matinée pluvieuse, je fus soulagé de ne pas croiser Keith. Je n'avais pas fermé l'œil cette nuit, j'étais à cran.

Assis au milieu de la salle, j'observais les personnes présentes quand Shelly apparut à mes côtés. Elle m'embrassa sur la joue et s'installa près de moi.

-Tu ne m'en veux plus de témoigner ?

-Tu n'as pas vraiment le choix et je sais ce qu'il a fait. J'ai compris qu'il avait un problème.

Je hochai simplement la tête, soulagé. Je vis Caroline entrer dans la salle avec son avocat. Ils prirent place à l'avant. Keith arriva en retard et le juge s'agaça. Je me rendis compte que je n'étais pas le seul témoin mais aucun d'eux n'avaient grand-chose à dire. Quand ce fut à mon tour de passer, je réajustai ma veste et ma cravate avant de prendre place à la barre. Je détectai le regard haineux que Keith posa sur moi. Je préférai me concentrer sur Caroline et me rappeler pourquoi j'étais là. J'énonçai les faits à mesure que l'on me posait des questions. Son avocat tenta de me déstabiliser, cherchant à me discréditer en évoquant certains évènements de ma vie où j'avais pu me montrer agressif. Je faillis tomber dans le piège, surtout quand il parla de mon père mais je pris le temps de respirer, de me rappeler les bras rassurants de Norma et sa voix douce qui m'assurait que j'avais raison de témoigner.

En quittant la barre, j'eus la sensation du devoir accompli. Shelly passa derrière moi. Elle tenta désespérément de ne pas l'enfoncer. Keith pensait avoir en elle une alliée certaine mais il déchanta rapidement. Comprendra-t-il enfin qu'il avait un réel problème ?

Je quittai le tribunal avec empressement. Je ne voulais voir personne. Je voulais rentrer à la maison, retrouver ma famille mais avant je fis un détour à l'hôpital pour rendre visite à Kate Summers. Elle avait été opérée la veille et je voulais m'assurer que tout allait bien.

Je fus surpris d'y trouver Norma. Elle lui tenait la main, assis sur le rebord du lit médicalisé. Elle fut aussi surprise de me voir.

-Elle s'est endormie, me prévint-elle. Ne fais pas de bruit.

Je m'approchai pour embrasser ma femme puis je m'assis non loin d'elles sur le siège le plus proche. Norma portait un tailleur pantalon sombre et une chemise d'un bleu pâle proche de la couleur de ses yeux. Elle était maquillée, ses cheveux châtains raidis par un brushing. Elle était belle, tellement belle.

-Comment va Kate ? La questionnai-je.

-Pas très bien, elle a très mal malgré les antalgiques. Je la trouve très fatiguée.

Elle avait raison, son visage était parcheminée, grisâtre. Elle avait pris vingt ans en quelques jours. Elle paraissait avoir quatre-vingt-dix ans.

-Heureusement que les travaux avancent vite, elle aura besoin de soutien, dis-je.

Norma approuva. Elle avait très bien pris le fait que je renonçai à l'achat du manoir, privilégiant le bien-être de Kate et sa famille. Du coup, j'avais repris mes recherches pour une nouvelle maison et cette fois Norma m'aidait dans cette tâche.

Elle regarda sa montre.

-Je dois retourner travailler.

-Tu as mangé au moins ?

-Je prendrai un sandwich sur la route.

Elle quitta Kate à regret. Elle avait passé beaucoup de temps avec elle ces derniers jours. Elle aimait s'occuper de Kate, peut-être voyait-elle en elle une mère de substitution ? Je me levai à mon tour pour l'accompagner à sa voiture. Main dans la main, nous attendîmes l'ascenseur.

-Et ton audition, comment ça s'est passé ?

Je haussai les épaules.

-C'est fait, c'est tout ce qui importe.

Les portes s'ouvrirent sur Shelly qui nous sourit en nous voyant. Elle serra Norma dans ses bras et nous demanda des nouvelles de Kate. Elle avait pleuré, ses yeux rougis en témoignaient. Je ne fis aucun commentaire pendant que Norma lui donnait les infos concernant sa grand-mère.

Devant sa voiture, Norma éclata en sanglot. Je la pris dans mes bras, inquiet.

-Qu'est-ce qu'il y a ?

-J'en sais rien, sanglota-t-elle. J'ai peur, c'est tout.

-Peur de quoi ?

Elle ne répondit pas. Elle m'étreignit longuement avant de reprendre le chemin du travail.

Plus tard dans la journée, elle m'envoya un message pour que je récupère Dylan à l'école. Elle voulait retourner voir Kate.

Le lendemain soir, Kate Summers décéda des suites de complications.


La suite quand je pourrai.