Bonsoir bonsoiiiir !
Chapitre de février, bonsoir ! (et je vais fuir vu comment Hitoshi et Koumei prennent cher)
WARNINGS : Violence intra-familiale, violences et abus sur mineure, tics nerveux et inconscients pouvant s'apparenter à de l'auto-mutilation.
Disclaimer : À part Koumei, l'univers et les personnages appartiennent à Kōhei Horikoshi
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11# Le poids de la peur
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― Tu sais que tu es déjà à ta troisième limonade de la journée ?
― Moretti-san a dit qu'il y avait pas de problèmes.
― Tu vas finir par avoir plein de caries, tes dents vont se trouer, noircir, puis tomber. T'auras besoin d'un dentier, comme les petits vieux !
― … Du coup, ça veut dire que j'aurais plus besoin de m'inquiéter de ma dentition ?
Daisuke laisse sa tête retomber sur le bar dans un bruit sourd et Koumei rit doucement, cliquant pour accéder à la page suivante de son cours. Elle aspire bruyamment sa limonade, faisant sursauter l'adolescent à ses côtés. Elle ignore si elle peut l'appeler un ami, s'il est pour elle ce que Mirko est pour Keigo ; mais en tout cas, elle apprécie sa compagnie.
Désormais, au lieu de squatter l'agence de son tuteur, c'est le café de Moretti qu'elle occupe durant la journée, au point d'en être devenue une figure familière pour les consommateurs réguliers. Elle a encore un peu peur de leur parler - elle se sent si insignifiante et peu intéressante ! - mais elle prend plaisir à écouter leurs conversations, à essayer de cerner leur caractère à travers leurs commandes et leurs paroles.
Et au moins, elle peut étudier ses cours dans un environnement bien moins anxiogène que le bureau. Pas d'alarme sonore, personne qui ne court partout ou des allées et venues incessantes d'inconnus. Généralement, seul Moretti est là le matin, tandis que Daisuke les rejoint plutôt l'après-midi s'il s'est fait expulser, ou après ses cours. Elle ignore toujours pourquoi il se bagarre, mais il reste fermé comme une huître à ce sujet. Aussi, elle a cessé bien vite de lui poser des questions pour ne pas le déranger.
― Ta logique me tue.
― Faux, t'es encore en vie.
― Mais, je… Raaaah !
Daisuke laisse retomber sa tête sur le comptoir, avant de se prendre un taquet derrière le crâne par Moretti. L'adolescent grogne en se redressant, avant de nettoyer le comptoir avec l'air dépité. Koumei a du mal à retenir un rire, tandis qu'elle soulève l'ordinateur pour le laisser accéder à la partie en dessous. Elle n'a même pas voulu faire de l'humour, au départ.
― Je me demande d'où tu tiens une répartie pareille.
― Je parie que c'est la faute de Hawks, ajoute pensivement Moretti. Ça lui ressemble bien.
Parfois, Koumei brûle d'envie de savoir pourquoi le tenancier du café semble plus remonté qu'un coucou suisse contre son tuteur. Quoi que l'inverse soit tout aussi vrai, quand bien même Hawks semble tout de même avoir suffisamment confiance en lui pour la laisser à son bon soin. Elle termine sa limonade alors que son téléphone sonne brièvement, l'avertissant d'un message. Elle jette un œil à la pendule derrière elle ; vu l'heure, c'est sans doute Hitoshi. Keigo doit encore être en patrouille.
Elle a un sourire sur ses lèvres alors qu'elle saisit l'appareil et le déverrouille, songeant que son cousin doit avoir terminé sa journée. Peut-être lui expliquera-t-il le jeu sur ordinateur dont il lui a parlé et auquel elle aimerait jouer avec lui ? Ça serait merveilleux ! Son sourire s'agrandit, avant de faner aussi vite en voyant le message, effectivement en provenance d'Hitoshi.
De : Hitoshi
17h23
Où es-tu ? L'appartement est vide
J'ose pas déranger Hawks
Koumei se fige. Merde. Que s'est-il passé ? Pourquoi Hitoshi est venu trouver refuge chez eux ? Elle a peur de savoir, en fait. Elle tremble, les yeux fixés sur son écran, alors que chaque scénario qu'elle imagine est pire que le précédent.
― Koumei ? Il y a un problème ?
― Mon cousin… Mon cousin est en ville. Il a dû avoir un problème, je peux pas le laisser tout seul, je dois aller le rejoindre, je…
― Hey, inspire, puis expire doucement. Je comprends ta panique, mais ça ne va pas l'aider.
Moretti pose une main sur son épaule pour qu'elle puisse s'ancrer dans le réel et elle suit sa consigne, sa main tremblant toujours. Où est Hitoshi, actuellement ? Est-ce qu'il est devant la maison ? Est-ce qu'il est ressorti de l'immeuble ? Est-ce qu'il s'est perdu ?
― On devrait pas appeler son tuteur pour prévenir du problème ?
― On ne sait pas s'il est en intervention ou pas, donc non. Quel âge a ton cousin, Inoue-chan ?
― Treize… treize ans. Il vient de la province de Saitama, il ne serait pas venu si…
Koumei ne sait pas comment formuler les craintes qui lui brûlent l'œsophage. Elle a les doigts serrés sur son téléphone, incapable de penser à une solution viable. Elle peut aller le retrouver, certes, mais traverser une partie de la ville toute seule sans que Keigo ne soit au courant ? Non, certainement pas. Mais que faire ? Elle ne peut pas laisser Hitoshi tout seul !
― Daisuke, tu vas l'accompagner chercher son cousin, d'accord ? Je vais demander à Ueno-san de vous rejoindre. Inoue-chan, demande-lui où il est exactement.
L'adolescente acquiesce, avant de taper la question sur son portable et de l'envoyer. Sa main libre migre vers son ventre pour se calmer, mais Daisuke s'en aperçoit et enroule doucement ses doigts autour de son poignet. Il l'a déjà vu se gratter la peau nerveusement, quand bien même il n'a jamais posé de questions. Elle ne lui aurait sûrement pas répondu, de toute façon.
― Tout va bien se passer, d'accord ? Quoi qu'il soit arrivé, tu n'es pas toute seule à gérer. On va le ramener ici, j'ai besoin d'aide pour laver les sols !
Un rire nerveux échappe à Koumei alors que Daisuke lui offre un sourire rassurant. Elle se défait de sa prise alors qu'Hitoshi lui répond - les Kamis en soient remerciés, il n'est pas allé plus loin qu'en bas de l'immeuble - et elle se rue vers la sortie du café, attrapant au passage sa veste légère. Elle entend Daisuke pester derrière elle de sa rapidité, avant qu'il ne la rattrape, la stoppant en l'attrapant de nouveau par le poignet.
― Ne vas pas trop vite. Je dois toujours t'avoir en visuel, compris ?
― D'accord.
Koumei se soucie pourtant peu de son accord alors qu'elle se remet à courir, connaissant désormais le chemin presque par cœur jusqu'à chez elle. Elle n'ose imaginer dans quel état doit être Hitoshi. Elle veut juste le serrer dans ses bras et l'empêcher de rentrer chez lui. Elle se fiche bien d'être affichée dans tout le Japon si ça veut dire qu'il ne souffrirait plus. Elle n'a qu'un seul cousin, bon sang, il n'a pas le droit de disparaître parce qu'il n'aura pas demandé d'aide à temps !
Elle lui interdit de mourir. Hawks et Mirko lui tendent la main, bordel ! Elle se fiche bien des retombées que ça aurait sur elle tant qu'elle peut sentir son cœur battre et l'enlacer. Elle se fiche du reste. Elle a déjà si peu, elle refuse de perdre quelqu'un !
Koumei est à bout de souffle lorsqu'elle arrive dans la petite rue à droite de son immeuble. Elle se demande un bref instant pourquoi il ne l'a pas attendu à l'entrée, dans un endroit plus fréquenté, avant de se figer à l'entrée de la ruelle. Trois adolescents plus âgés qu'elle semblent s'acharner sur une silhouette plus petite à leurs pieds, recroquevillée. Non. Non !
Elle se souvient de la douleur des coups de son père et elle hurle de rage. Personne ne devrait avoir à subir ça. Personne, surtout pas Hitoshi. Mais que peut-elle faire, gamine haute comme trois pommes ? Elle n'est pas une héroïne, elle n'est pas Hawks ou Mirko, elle ignore comment protéger les gens !
Mais elle sait comment les blesser. Elle sait comment faire du mal et le goût amer de la culpabilité n'a même pas le temps d'exploser dans sa bouche qu'elle se rue sur les trois adolescents.
― Laissez-le tranquille !
Elle les surprend par son geste suicidaire ; ils restent immobiles, comme suspendus dans le temps et elle retrouve alors la sensation à la fois familière et haïe de ses fils au bout des doigts, alors qu'elle les lance en direction du plus proche. C'est avec l'idée de les éloigner de la masse informe au sol - Hitoshi respire encore, il le doit, elle n'accepte aucune autre option ! - qu'elle le manipule pour qu'il s'en prenne aux deux autres. Elle se fiche bien de ses cris et de ses insultes à son égard, alors qu'elle le force à s'en prendre à ses camarades.
Elle veut juste protéger Hitoshi. Pour une fois qu'elle peut faire quelque chose de bien avec ce pouvoir qui lui a valu tant de souffrances, elle se fiche bien de l'état d'âme de ses victimes, alors qu'elle se met entre son cousin et eux.
― Pétasse ! Tu crois que tu peux manipuler notre pote comme ça ?
Des flammes apparaissent soudain sur ses fils, les rongeant et remontant jusqu'à ses doigts, bien trop vite pour qu'elle n'ait le temps de réagir. Un cri de douleur lui échappe alors que les flammes atteignent le bout de ses doigts, brûlant jusqu'au dernier millimètre de fil. Pourtant, il y a soudain un sifflement, suivi d'un bruit métallique, et le feu s'éteint avant de pouvoir dévorer plus de sa peau.
L'un des trois garçons vient de se prendre un couvercle métallique de poubelle et de s'écrouler au sol.
― Ça vous amuse de vous en prendre à des enfants ? Connards. Vous êtes tous les mêmes, à vous en prendre à plus démuni que vous.
Koumei tressaille à la voix froide de Daisuke derrière elle, loin de sa bonhomie naturelle. Elle jette un regard en arrière et tremble presque alors que son visage est fermé et que ses yeux brillent d'une lueur vindicative. Pourtant, elle est rassurée lorsqu'il pose une main sur son épaule en la dépassant.
― Occupe-toi de ton cousin, je m'occupe d'eux. Joli Alter en tout cas, colombella.
― Tu prends les tics de langage de Moretti depuis quand ?
C'est la seule pensée encore cohérente qui traverse son esprit, avant qu'elle ne se baisse pour prendre connaissance de l'état de son cousin. Il respire, au moins, si elle en juge par sa poitrine qui se soulève, et il y a un poids qui s'enlève de son cœur, pourtant encore bien chargé. Hitoshi porte encore son uniforme scolaire, sous une veste à capuche. Elle avance la main pour retirer sa capuche et croiser son regard, mais des doigts ensanglantés viennent s'enrouler autour de son poignet.
― Non. J'veux… Non.
La voix d'Hitoshi est faible, presque inaudible, comme s'il avait du mal à parler. Est-ce que ces types l'ont blessé à la mâchoire en le frappant ? Elle jette un regard du côté de Daisuke, inquiète, avant de le voir tenir sans peine face aux deux encore debout, esquivant avec aisance leurs coups pour les leur rendre au centuple. C'est bien fait, décide-t-elle, avant de poser le bout de ses doigts abîmés sur l'épaule de son cousin.
Elle se mord la lèvre pour étouffer son gémissement de douleur. Elle a vu pire. Elle doit être forte pour Hitoshi. Il suffit de penser qu'elle n'a pas mal, que la souffrance n'existe pas. C'est difficile, mais cela lui a sauvé l'esprit, certains soirs.
― C'est Koumei, Hitoshi. Tout va bien aller, d'accord ? J'ai besoin de voir où tu es blessé. Tu as peut-être une mâchoire fracturée, si tu as du mal à parler, tu sais ?
Il serre un peu plus fort son poignet, secouant sa tête en tous sens comme pour lui signifier qu'il refuse. Mais pourquoi ? Elle veut juste l'aider ! Discrètement, de sa main libre et en ignorant la douleur, elle crée de nouveaux fils, qu'elle manipule délicatement pour tirer la capuche sans qu'Hitoshi ne puisse l'en empêcher.
Un cri d'horreur s'échappe de ses lèvres.
Il y a une muselière sur le visage ensanglanté et baigné de larmes.
― Qui… Qui t'a fait ça, Toshi ?
Au fond pourtant, elle sait. Elle sait parce qu'Hitoshi porte encore son uniforme, elle sait parce qu'elle a lu des articles, elle sait parce qu'au fond, vu les réactions de son cousin la première fois qu'ils se sont vus, elle aurait dû s'attendre à une chose du genre. Elle est pourtant la mieux placée pour savoir que ceux censés prendre soin de vous pouvaient devenir vos pires bourreaux.
Des larmes glissent sur ses joues pour venir s'échouer sur le carcan métallique et elle coupe ses fils désormais encombrants, pour passer une main dans les cheveux du plus jeune. Il est hors de question qu'il retourne à l'école. Elle n'y est peut-être jamais allée, mais elle est certaine que ce n'est pas ce qui est censé arriver. Elle les déteste. Elle ignore qui s'en est pris exactement à Hitoshi, à part les trois adolescents qui se font botter le cul par Daisuke, mais elle les déteste. Si fort.
― Tout va bien se passer, je te le promets, chuchote-t-elle à travers ses pleurs.
Hitoshi croise son regard, avant de fermer ses yeux, se détendant sous ses caresses. Koumei a une boule dans la gorge qui refuse de partir. Il lui fait confiance, mais elle a l'impression de n'avoir rien fait pour la mériter. Elle n'a même pas pu le protéger, c'est Daisuke qui s'occupe des trois délinquants qui l'ont frappé.
Ses doigts cherchent alors la fermeture de la muselière pour l'enlever ; il est hors de question qu'il la porte plus longtemps. Pourtant, lorsqu'elle la trouve, c'est une injure en italien qu'elle n'est pas censée connaître qui passe ses lèvres. La boucle métallique est tordue, comme à dessein pour qu'il ne puisse pas la défaire. Koumei n'abandonne pas pour autant ; elle s'acharne dessus, même quand ses brûlures au bout des doigts font monter plus de larmes à ses yeux, même quand son sang se mêle à celui déjà dans les cheveux violets.
Elle se fiche bien de se blesser et de souffrir si ça signifie délivrer Hitoshi.
― Arrête, Koumei, tu vois bien que tu te fais du mal pour rien !
Daisuke la saisit soudain par les épaules pour la tirer en arrière, loin de son cousin. Il attrape ensuite ses poignets avec autorité et il se penche par-dessus son épaule pour observer ses plaies au bout des doigts. Un soupir agacé lui échappe et elle se tend, sursautant quand il la relâche avant de lui donner une pichenette sur le front.
― J'te jure, tête de mule, tu sens pas que tu as mal ? C'est pas trop grave, ça guérira vite, mais ça va pas rendre les autres mieux si tu te blesses pour les aider !
― Mais on ne peut pas lui laisser…
― J'ai vu. Je peux m'en occuper avec mon Alter, mais il me faut du calme. Pas en pleine rue, comme ça. Et faut prendre des photos en preuve, et le soigner derrière.
― On… On va devoir aller dans un commissariat ?
La voix de Koumei se brise et elle tremble, alors qu'elle se tourne vers le collégien pour avoir la réponse terrible à cette question. Pourtant, Daisuke se contente de sourire gentiment, lui tapotant le crâne avec une certaine douceur.
― Ne t'inquiète pas, j'ai une autre solution. Grand-père pourra vous aider.
― Nous ?
― Colombella, tu trembles comme une feuille et tu nous imites les chutes du Niagara. Quelque chose me dit que t'as besoin d'un bon thé en plus de bandages pour tes doigts.
― Ça fait bizarre l'italien dans ta bouche. C'est moins choquant avec Moretti-san.
Daisuke ricane, avant de sortir son téléphone, textant quelque chose avant de le ranger et de s'accroupir auprès d'Hitoshi. Ce dernier lui jette un regard méfiant et Koumei hoche la tête, comme pour l'inciter à lui faire confiance, quand bien même elle n'a aucune idée de ce qui va se passer. Mais Daisuke est un proche de Moretti et Hawks a confiance en Moretti pour veiller sur elle, donc logiquement, elle peut aussi se fier à Daisuke. Surtout qu'il a mis à terre trois adolescents pour les protéger.
― Au fait, ne réutilise plus ton Alter comme ça, sur la voie publique. C'est interdit.
― C'est interdit aussi de frapper les gens, non ?
― Légitime défense. Et j'ai pas utilisé mon Alter. Je suis inattaquable.
Un rire étouffé échappe à Hitoshi, attirant de nouveau l'attention de Daisuke sur lui.
― Tu arriveras à te lever ou j'attends une amie pour qu'on te porte ? Hum, quoique non, oublie cette question. Vaut mieux qu'on te porte, t'as pas l'air solide.
Le regard noir de son cousin ne semble pas ébranler un seul instant Daisuke, qui se redresse pour s'étirer. Koumei hésite, sa question au bord des lèvres, alors qu'elle se rapproche de nouveau du plus jeune pour se rassurer. Il respire encore ; ça aurait pu être pire. Ça peut toujours être pire. Elle ferme les yeux brièvement alors qu'elle glisse de nouveau une main dans les cheveux violets, priant pour que Hawks ne le laisse pas repartir à l'école.
Elle ne peut pas supporter l'idée que ce n'est sans doute pas la première fois, que Hitoshi n'a jamais eu personne avant pour mettre un terme à cette barbarie. Pour la première fois, elle songe que c'est une bonne chose que son oncle et sa tante aient refusé de la prendre en charge, ou ils l'auraient sans doute brisée au-delà de toute réparation.
― Tu… Tu as dis que ton pouvoir pouvait aider Toshi. Est-ce que je peux demander ce que c'est ?
― Il s'appelle Forgeron ! Je peux manipuler n'importe quel métal ! Et toi, j'imagine que c'est un truc du genre Araignée, non ?
― C'est l'Alter de ma mère. Le mien… Le mien, il s'appelle Marionnettes, parce que je peux manipuler les gens avec.
Ses doigts se replient en un poing, alors qu'elle attend avec une certaine anxiété la réaction de Daisuke. Elle a songé un instant à mentir, mais ça lui serait retombé dessus. Ça lui retombe toujours dessus. Et au moins, elle saura comment se positionner par rapport à lui. Est-ce qu'il changera d'avis sur elle, maintenant ? Est-ce qu'il la jugera sur son Alter qui a blessé tant de gens ?
― Trop la classe. Tu peux piquer dans un pot de bonbons sans te faire remarquer, aussi ?
― … C'est vraiment tout ce que tu retiens ?
Le rire qui s'échappe de sa gorge surprend Koumei. Mais la réaction de Daisuke est tellement innocente, tellement enfantine qu'elle pourrait presque oublier ce qu'elle a fait avec son Alter avant que Hawks ne la sauve. Ses poings s'ouvrent et elle sent ses épaules se détendre, avant d'adresser un sourire doux au collégien.
― Je comprends mieux pourquoi Moretti m'a appelé. Tss. On devrait se dépêcher avant que les flics arrivent, la brochette de mioches.
La voix inconnue qui résonne entre les murs de la ruelle est posée, feutrée, malgré la dureté des mots prononcés. Koumei tressaille et agrippe Daisuke par la manche alors qu'elle se tourne en direction de la personne qui vient de parler. Elle est grande, plus grande que Hawks, avec des cornes jaunes qui dépassent de ses cheveux de même couleur. Elle ressemble à un de ces Onis dessinés dans certains des livres que Keigo lui a achetés. Peut-être est-ce dû à son Alter ? Elle n'ose pas demander, alors que Daisuke gratifie la nouvelle venue d'un geste de la main.
― Yo, Uzume.
― Kagutsuchi. Toujours un don pour te fourrer dans les ennuis, hein. La petite avec toi, c'est Inoue-chan, c'est ça ?
L'adulte pose son regard sur elle et Koumei acquiesce doucement, sans trop savoir quoi ajouter. Pourquoi appelle-t-elle Daisuke Kagutsuchi ? Est-ce son nom de famille ? Pourquoi lui semble-t-il familier, comme un vieux souvenir dont il ne lui resterait que des bribes ? Elle n'ose poser les questions qui lui brûlent les lèvres, tandis qu'Uzume se rapproche et, sans hésiter, glisse ses bras sous Hitoshi pour le soulever, comme s'il ne pesait pas plus lourd qu'une plume.
― Qui lui a fait ça ? demande-t-elle.
Il y a une lueur brûlante de colère dans les yeux violets d'Uzume et Koumei se relève, reculant d'un pas pour mettre de la distance entre l'adulte et elle. Elle ne lui fait pas confiance. Quand bien est-ce Moretti qui l'a envoyé, quand bien même Daisuke semble à l'aise avec elle, l'adolescente n'y arrive pas. Elle est bien trop grande, bien trop imposante.
― Son école, je crois, chuchote-t-elle néanmoins.
― Il y a des pourritures partout, soupire Uzume. Ça ne rend cependant pas une telle horreur acceptable. Allez, venez. Je vais vous emmener au poste le plus…
― Chez grand-père, Uzume.
L'adulte hausse un sourcil, sans pour autant protester. Koumei lâche un soupir de soulagement qu'elle ne pensait pas retenir, avant que Daisuke ne saisisse sa main pour la tirer derrière lui. Elle hésite à freiner des quatre fers, avant de songer qu'elle n'a de toute façon plus le choix ; l'adulte a Hitoshi entre ses bras. Et quand bien même tout son corps hurle qu'Uzume peut leur faire du mal si elle le souhaite, elle ne peut s'y opposer.
Elle est si faible. Il y a une boule amère dans sa gorge qui ne veut pas partir, même une fois qu'ils s'approchent de la voiture de l'adulte. Elle ne saurait dire de quelle marque il s'agit ; elle n'en connaît aucune. Elle est d'un noire banal, absolument insignifiant, et sa première pensée alors qu'elle monte à l'arrière sur l'invitation de Daisuke est qu'il sera difficile de la suivre dans le trafic si jamais Uzume a de mauvaises intentions. La voiture se noiera dans le flot des autres véhicules.
Elle ne le sait que trop bien.
― Quels drôles de nuages sur un aussi jeune visage. Petite, je ne suis pas assez stupide pour m'en prendre à la petite protégée de Hawks. Il nous tolère, c'est pas pour lui chercher des noises.
― Uzume, tu devrais démarrer ton tas de ferraille avant de trop en dire.
― Parce qu'elle est pas au courant ?! Dans quoi tu l'as embarquée, Kagutsuchi ?
― Mais rien ! C'est juste une amie qui squatte le café comme d'autres squattent la bibliothèque ! J'avais pas l'intention de l'embarquer dans nos petites affaires !
― Avais ?
― Elle va finir au courant, de toute façon. Faudra qu'on la couvre si les trois idiots causent.
― … Elle a utilisé son Alter sur eux ?
― Naaaaan, elle a fait des origamis et elle les a proposés en cadeau.
― Un autre ton avec moi, jeune homme.
― Quand t'auras l'âge de Grand-mère. Si t'y arrives.
― Sale gosse.
Koumei écoute la conversation entre Daisuke et Uzume, alors que celle-ci installe Hitoshi sur la banquette. Elle ne comprend pas tout ce qui se trame, mais elle est presque certaine que ça a trait à la raison pour laquelle Hawks ne semble pas apprécier Moretti, tout en reconnaissant ses qualités. Elle soupire, posant une main dans les cheveux de son cousin pour les caresser et s'occuper les doigts, à défaut de pouvoir retenir ses pensées de divaguer.
― Kagutsuchi, préviens tout le monde de la situation.
― Aye, aye, c'est comme si c'était fait !
Est-ce qu'elle peut faire confiance à Uzume ? Est-ce qu'elle peut se laisser aller comme avec Daisuke, est-ce qu'elle peut cesser d'être sur ses gardes, ses sens à l'affût et ses yeux résolument tournés vers le siège de la conductrice ? Elle a dit qu'elle ne voulait pas s'attirer d'ennuis avec Hawks, mais est-ce que cela suffit pour retenir quelqu'un de faire de mauvaises choses ? Les héros ne dissuadent pas tout le monde de devenir un Vilain.
― Qu'est-ce que vous êtes, au juste ?
― Des Vigilantes. On a pas de licence nous permettant d'utiliser nos Alters, mais quand on voit une injustice ou un problème, on agit. Ça ne plaît pas vraiment aux héros, surtout pas à Hawks qui est quand même le garant de la paix d'la ville, il faut bien l'avouer. Mais parfois, on agit là où eux ne peuvent pas agir, ou alors trop tard.
Oh. Koumei croit comprendre. Ils font des choses illégales, mais ils font des choses bien. Ce qui explique pourquoi elle ne reconnaît pas le nom dont Uzume affuble Daisuke. Sans doute est-ce un nom de code, pour ne pas griller l'identité de l'autre. Elle connaît bien ce procédé.
Il y a une voix qui chuchote son ancien surnom à ses oreilles et elle serre les doigts sur son pantalon pour ne pas les recouvrir de ses mains en espérant que le murmure cesse. Ce n'est qu'une illusion de son esprit, comme ses cauchemars. Ce ne sont que des fantômes de son passé, des griffes desquelles Keigo l'a arraché. C'est derrière elle.
« Tu le penses vraiment ? »
La voix de son père lui donne toujours autant envie de se rouler en boule et de demander pardon. Koumei se mordille la lèvre, alors qu'elle songe que les Vigilantes ne doivent pas aimer les Vilains, du coup.
« Ils ne doivent pas t'aimer »
Que fera-t-elle, s'ils apprennent qu'elle en a été une ? Qu'elle a menacé, blessé des gens ? La boule dans sa gorge s'alourdit et il y a des larmes au bord de ses yeux qui refusent de tomber. Il y a une sensation qu'elle ne connaît que trop bien au fond de son ventre et elle a envie d'y plonger ses mains pour l'arracher et la lancer loin d'elle.
Elle est terrifiée. Et actuellement, il n'y a pas Hawks pour lui promettre que tout ira bien, pour la protéger derrière ses ailes.
« Ils puniront Hitoshi pour tes actes. C'est comme ça que ça marche. Si le sang est vicié, il l'est chez tout le monde »
― … Koumei ? Tu as l'air pâle. Tu sais, tu as pas besoin de t'inquiéter pour ton cousin, il va s'en tirer, d'accord ? Le sang sur lui est impressionnant, mais il n'en a pas perdu beaucoup.
Daisuke se retourne vers elle pour lui sourire et elle s'efforce de lui retourner l'attention, mais ses lèvres sont comme paralysées. Elle est gelée ; ou plutôt, les fils qui la font danser sont coupés et elle n'arrive plus à bouger de sa propre volonté. Encore. Cette sensation ne lui est que trop familière. Elle pensait l'avoir abandonné derrière elle en saisissant la main de Hawks, alors pourquoi est-ce qu'elle revient maintenant ? Pourquoi sa peur la paralyse, jusqu'à ralentir sa respiration, jusqu'à ce que même l'air qu'elle avale soit douloureux ?
Ils n'ont qu'à rester dans l'ignorance. Elle n'a qu'à se taire.
« Ils finiront par savoir, idiote. Et ils te détesteront d'autant plus pour leur avoir menti. »
― Je sais, répond-t-elle finalement d'une voix étranglée. Je sais.
Elle sait qu'il ne s'agit que de quelques millilitres de sang, que cela vient surtout des éraflures causées par la muselière. Elle a déjà vu pire sur sa propre peau. Ce n'est pas rassurant pour autant. Elle voudrait juste… Elle voudrait juste que son cousin sourit sans douleur dans ses yeux. Elle voudrait juste le voir heureux, quand bien même ce concept lui était encore étranger il y a quelques mois. Elle voudrait qu'il n'ait plus de boule au ventre à l'école ou en rentrant chez lui, elle voudrait juste qu'il soit libéré de toute cette souffrance qui lui est infligée à cause de son Alter.
Ce n'est qu'un enfant. Il est innocent.
« Tu n'étais qu'une enfant quand tu as participé à un cambriolage pour la première fois. »
Koumei cache son visage dans ses mains. Elle ne veut plus entendre cette voix qui la rend malade. La nausée tord son estomac et elle voudrait ne plus rien ressentir, ou en tout cas ressentir autre chose que la terreur qui a régné en maître sur sa vie pendant des années. Elle veut Keigo. Elle veut Keigo et son étreinte rassurante, elle veut Keigo et ses mots d'encouragements, elle veut Keigo et son regard si doux qu'elle se sent aimée. Elle doute moins de mériter de vivre libre lorsqu'elle croise ses yeux. Elle a moins l'impression d'être le monstre étrange sur lequel les gens s'attardent et chuchotent.
Elle sait que certaines choses ne sont que des illusions de son esprit, mais elle peine tant à les discerner de la réalité, parfois. Elle a vécu trop longtemps dans un cauchemar éveillé pour déterminer avec précision les limites du réel et de l'imaginaire.
― Koumei ? Ce n'est pas Hitoshi le problème, n'est-ce pas ?
La voix de Daisuke est inquiète, douce ; elle lui rappelle celle de Hawks, celle de Mirko, mais l'adolescent n'arrive pas à reprendre pied. Il y a ces mots qu'elle espérait avoir oublié, il y a ces ombres qui l'engloutissent et l'étouffent. Comment a-t-elle pu songer qu'elle pourrait changer ? Elle les a blessés, ces gens dans la ruelle, quand bien même ils le méritaient à ses yeux. Daisuke l'a dit : c'est illégal.
Elle ne sera jamais rien d'autre qu'une criminelle. C'est dans son sang. Comment Keigo a-t-il pu voir une rédemption pour elle ?
― J'aime pas blesser les gens. Pourtant, je regrette pas cette fois. Est-ce que c'est mal ? Est-ce que c'est mal de vouloir que les autres souffrent ?
― Franchement ? Ces trois-là le méritaient. Je ne dis pas que c'est bien, mais c'est humain. Ils s'en sont pris à ton cousin. Ils s'en sont pris à une personne que tu aimes. Et techniquement, ils se sont blessés entre eux, ou alors à cause de moi.
― Je l'ai manipulé !
― Si tu manipulais une carotte, est-ce qu'elle pourrait faire du mal à quelqu'un ?
― Ce n'est pas la question !
― C'est toute la question, au contraire, j'en ai bien l'impression.
Daisuke se retourne vers elle, se tortillant pour ne pas se retrouver coincé avec sa ceinture de sécurité. Son regard est plus doux que Koumei ne l'aurait imaginé, alors qu'il continue son explication :
― Ton pouvoir n'est pas mauvais. Toi non plus, même si tu as voulu blesser des gens. Tu as voulu protéger Hitoshi. Tu n'as pas agi par pur plaisir, non ? S'ils n'avaient pas touché à Hitoshi, tu ne leur aurais rien fait. Tu n'es pas une mauvaise personne.
― Mais…
― Sinon, ça veut dire que je suis aussi une mauvaise personne, pointe-t-il. J'en suis une ?
― Non !
La réponse échappe naturellement à Koumei et elle cligne des yeux, ignorant quoi rajouter alors que Daisuke arbore un sourire malicieux. Elle n'a rien à répliquer, en fait. Il a aussi blessé ces garçons, peut-être même bien plus qu'elle. Et elle ne pense pas pour autant qu'il est mauvais. Il ne l'aurait pas fait si ça n'avait pas été pour les protéger. Mais lui n'a pas d'antécédents criminels, non ?
― Et si c'est déjà arrivé auparavant ?
Daisuke se claque le visage, visiblement agacé, et Uzume éclate d'un rire puissant, qui ferait presque trembler l'habitacle.
― Alors Kagutsuchi est le pire criminel de l'histoire ! Il a la manie de casser la gueule à tous ceux qui tentent d'embêter son amie d'enfance. La petite est Sans-Alter, alors elle s'en prendrait plein la figure si elle n'avait pas son chevalier servant pour servir de dissuasion !
― Oh ça va, hein ! grogne l'adolescent.
― Ce ne sont pas tant nos actes qui comptent que l'intention qui est derrière, petite. Je ne jugerai pas de la même façon celui qui vole l'argent public et celui qui vole pour survivre. Dans les deux cas, c'est un vol et c'est un délit, mais autant je détesterai le premier voleur, autant je comprendrais le second. Tu comprends ?
― Je… je crois, bredouille Koumei.
Elle ne sait pas trop quoi penser et sans doute en parlera-t-elle avec Keigo ce soir, parce que son tuteur sait tout d'elle et qu'il ne la juge pas à ce propos. Est-ce qu'il sera en colère pour ses actions ? Peut-être, mais ça ne sera sans doute pas comme quand son père se met en colère, non ? Puis, même ça l'est, en fin de compte, ça sera toujours moins pire que ce qu'elle connaît, parce que Keigo est gentil le reste du temps. C'est un moindre mal.
Autant garder ce qui lui reste de courage pour supporter le grand-père de Daisuke et réconforter Hitoshi.
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