Chapitre 11 –Au-dehors


Peut-être Ty Lee avait-elle eu raison d'insister finalement.

Avec la tombée de la nuit, l'atmosphère étouffante de la journée avait laissé la place à une agréable brise qui les enveloppait tous les quatre pendant qu'ils marchaient dans les ruelles bondées de la capitale.

Bien que les fêtes du Solstice soient terminées, l'ambiance dans les rues restait joyeuse et animée. Azula se demanda s'il en était déjà ainsi du temps du règne d'Ozai ou d'Azulon.

Elle aurait pu prendre goût à ces sorties où personne ne la dévisageait ou ne baissait les yeux d'un air soumis et craintif quand elle parlait. Avec un pincement au cœur, elle réalisa à quel point cette légèreté, cette insouciance allaient lui manquer quand Ty Lee partirait dix jours plus tard.

Azula n'avait pas très bien réagi quand Ty Lee lui avait annoncé, une lettre à la main, que Suki sollicitait son retour sur l'île de Kyoshi.

« Tu comprends Azula, lui avait-elle dit, j'ai prêté serment auprès des filles. Je ne peux pas partir comme je veux comme ça, aussi longtemps. », avait-elle essayé de se justifier d'un air suppliant auprès d'une Azula dont le visage restait résolument fermé et qui se tenait les bras croisés sur sa poitrine en faisant claquer sa langue d'un air impatient.

Puis Ty Lee avait pris ses mains dans les siennes et collé son front à celui de la princesse avant de murmurer : « Tu es ma meilleure amie Azula. Je ne t'abandonne pas. Je reviendrai, je te le promets. Essaie de comprendre s'il-te-plaît ! »

Elle lui devait bien cela… Levant les yeux au ciel et soupirant, elle avait finalement lâché un « D'accord, très bien » exaspéré avant de se libérer des mains de Ty Lee.

A présent, elle avançait aux côtés de Ty Lee et de deux jeunes hommes fringants, se frayant un chemin entre les badauds dans les artères étroites de la ville.

Il fallait reconnaître que pour une fois, Ty Lee avait fait preuve de discernement pour choisir leurs cavaliers.

Profitant que Ty Lee marchait devant, au bras d'Hikaru, un jeune homme grand et mince aux traits plutôt fins et au regard sérieux, elle risqua une œillade vers celui qui se tenait à ses côtés et que l'amoureux de Ty Lee lui avait présenté comme son meilleur ami.

Kojiro était un beau garçon aux cheveux aussi noirs que les siens, aux lèvres bien dessinées et aux yeux jaunes et brillants comme le soleil, un peu comme ceux de Zuko.

Il s'était présenté à elle très galamment en s'inclinant respectueusement.

« Ravi de te rencontrer Miyu, l'avait-il saluée après que Ty Lee la lui eut présentée sous le nom qu'Azula et elle avaient choisi pour préserver son anonymat.

Depuis ils n'avaient échangé que quelques paroles mais il se montrait intéressé et attentif à tout ce qu'elle disait. A vrai dire, elle s'était sentie rougir une ou deux fois quand il lui avait adressé son charmant sourire étrangement semblable à celui de son frère.

Un moment il la complimenta sur ses cheveux et sa tenue et elle le remercia avec un sourire.

Espèce de petite traînée !

Elle se retourna brusquement, les yeux écarquillés, pour ne voir derrière elle que la foule des badauds, parfaitement indifférents, qui se frayaient un chemin dans l'avenue bondée.

Ce n'était rien, c'était probablement l'un de ces paysans qui insultait quelque fille de joie dans la rue. On ne s'adressait sans doute pas à elle.

Ce n'était pas lui.

Tu ne fais de mal à personne. Tu peux bien passer une soirée avec un gentil garçon sans penser à mal. Il ne se passera rien de toute façon.

« Tu dois rester pure pour le Seigneur du Feu.»

Azula chassa la voix de sa tête en fermant les yeux et prit une grande inspiration. Elle ne faisait rien de mal. Elle passait juste une agréable soirée en compagnie de son amie et de deux gentils garçons. Elle ne pensait pas à mal.

Et s'il essaie de nous faire quelque chose ?

Comme Père ?

« ...rester pure pour le Seigneur du Feu… »

Taisez-vous ! pensa-t-elle, les dents serrées, la mâchoire tremblante.

– Miyu, tout va bien ? »

Elle tourna la tête pour voir le visage plein de sollicitude de Kojiro qui l'observait étrangement. Elle réalisa avec horreur qu'elle avait dû parler à voix haute.

Les voix se turent, une nouvelle fois.

Ils avaient quitté la ruelle bondée et abouti sur une petite place tranquille assez semblable à celle sur laquelle elle et Ty Lee avaient peint leurs lampions quelques jours plus tôt. Une modeste guérite s'y dressait, ornée de petites guirlandes lumineuses. Derrière le comptoir, un homme coiffé d'un bandeau était occupé à couper des fruits en tranches très fines et strictement identiques à l'aide d'un couteau particulièrement tranchant.

La vue de l'instrument fit surgir dans sa mémoire l'image détestée de Mai, sans doute lovée dans les bras de Zuko sur le divan de leur chambre ou bien dans le patio où ils avaient dû passer la journée.

L'amertume lui serra le cœur.

Devant l'échoppe, une rangée de tables permettait aux clients de s'asseoir pour déguster des brochettes de fruits et des jus pressés.

« Miyu ? »

Cette fois c'était la voix de Ty Lee. La question de Kojiro avait attiré son attention et elle s'approcha d'Azula pour prendre sa main et chuchoter :

« Tout va bien ?

– Oui, oui, très bien, répondit la princesse d'une voix mal assurée en se forçant à sourire aux deux garçons qui la considéraient étrangement derrière Ty Lee. J'ai simplement eu un petit étourdissement. C'est sans doute toute cette foule, et la chaleur de la journée. »

– Nous allons nous arrêter là, annonça Hikaru de sa voix grave et pénétrante. Miyu pourra se reposer et nous pourrons nous rafraîchir. Ce sont les meilleurs jus de fruits pressés de la ville. »

Kojiro tourna la tête vers Azula et lui adressa un charmant sourire auquel elle répondit timidement. Avec un petit mouvement de la tête, il l'invita à passer devant lui et elle accepta le bras qu'il lui offrait.

Il la guida jusqu'au banc où elle s'assit en compagnie de Ty Lee pendant que les deux hommes allaient chercher leur boisson.

« Est-ce qu'ils ne sont pas absolument charmants ? demanda tout de suite Ty Lee avec son enthousiasme habituel en se penchant vers elle. Tu as vu un peu Kojiro ? Cet homme est éblouissant ! Si je l'avais rencontré en premier… Haha ! Mais non je plaisante, je te le laisse !

– Tu peux le prendre Ty Lee, ça m'est égal, répondit Azula d'un ton morne en laissant son regard errer sur la petite place comme si elle cherchait à repérer quelqu'un.

– Oh allez Azula ! Essaie de t'amuser un peu ! Je sais que tu es triste mais tu ne peux pas arrêter de vivre à cause d'un garçon qui n'a pas voulu de toi. Absolument tous les autres hommes rêveraient de t'avoir ! Pourquoi te focalises-tu sur le seul que tu ne puisses pas obtenir ? Tu ne vas pas passer ta vie à courir après un amour sans espoir ? »

dois rester pure pour le Seigneur du Feu.

Kojiro et Hikaru revenaient déjà, d'énormes chopes remplies dans les mains, lui épargnant de devoir répondre. Ils avaient commandé pour eux-même une bouteille de saké et ils tendirent les jus de fruits aux deux filles qui les remercièrent poliment.

Kojiro s'installa aux côtés d'Azula et avec un claquement de doigts fit apparaître une petite flamme qu'il approcha de la mèche de la bougie qui trônait au milieu de leur table dans un globe de verre poli.

Azula nota le petit air satisfait qui s'afficha sur son visage quand il capta son regard.

Miyu n'était pas censée maîtriser le feu. Cela leur avait paru plus sage de ne pas mentionner le fait qu'Azula était un maître. La couleur unique de ses flammes l'aurait immédiatement trahie.

Azula feignit donc une petite exclamation admirative. Tant qu'à passer la soirée avec ces garçons, autant s'amuser un peu :

« Quel talent tu as Kojiro ! J'ai toujours rêvé d'être un maître du feu ! A quel âge ta maîtrise t'est-elle venue ? le questionna-t-elle en feignant la fascination.

Il se rengorgea et avec le même sourire parfaitement exaspérant, répondit :

« A cinq ans et demi. Toute ma famille était stupéfaite. Habituellement la maîtrise ne se manifeste pas avant l'âge de sept ans. J'étais le plus précoce de ma fratrie.

– Incroyable ! », s'extasia bruyamment Azula qui avait fait jaillir sa première flamme avant l'âge de trois ans.

Elle s'assura de donner à son visage une expression d'admiration béate qu'elle jugea assez convaincante quand Kojiro bomba le torse d'un air important.

Et dire qu'elle l'avait trouvé charmant… Il était comme tous les autres : un bellâtre dépourvu du moindre talent et imbu de lui-même avec ça !

Ty Lee observait la scène d'un air un peu anxieux. Sans doute avait-elle reconnu le ton flagorneur que la princesse réservait habituellement à ceux qu'elle voulait ridiculiser.

Elle lui adressa un petit regard larmoyant qui agrandit démesurément ses yeux couleur de nuage. Azula abdiqua, soucieuse de ne pas blesser son amie.

Elle décida de donner une chance à Kojiro de se rattraper. Il n'était pas le premier garçon qu'elle rencontrait qui éprouvait le besoin de rouler des mécaniques en sa présence.

Zuko n'est pas comme ça lui.

...arrête de penser à Zuko !

Zuko, couché sur Mai dans leur grand lit, pantelant et couvert de sueur. Elle, rouvrant de temps à autre ses yeux bridés pour fixer Azula, retranchée dans l'obscurité de leur chambre, un sourire narquois retroussant ses lèvres fines…

Pourquoi cela devait-il toujours faire aussi mal ?

Mai, elle l'avait cru, était une affaire entendue. Elle n'avait pas remis les pieds au palais depuis des semaines. Pourquoi ce retour soudain ? Avait-elle réellement trouvé la force de pardonner Zuko ? Cela ne lui ressemblait pas.

La pitoyable tentative d'Azula pour la faire enrager tout à l'heure avait-elle eu l'effet escompté ? Peut-être était-elle si furieuse contre elle et Zuko qu'elle était finalement rentrée chez elle ?

« Alors Miyu, l'interpella Kojiro, la tirant de ses pensées. Tu ne m'as pas dit d'où tu venais. Que fait ton père ?

En face d'eux, Ty Lee et Hikaru ne les écoutaient plus. L'acrobate faisait boire le jeune homme dans son propre verre et quand le jus coula sur son menton, ils se mirent à glousser tous les deux.

Détournant les yeux de cet affligeant spectacle, Azula préféra répondre à la question de son cavalier :

« Mon père est un riche marchand. Un ancien épéiste qui s'est reconverti dans le commerce des armes suites à une grave blessure. J'ai un frère de deux ans mon aîné et je suis née dans les colonies. Mon père nous a ramenés à la Capitale lorsque j'avais huit ans, à la mort de notre mère…

– Oh, je suis désolé, répondit Kojiro qui n'avait pas l'air désolé du tout.

– Oui, c'était très triste. Maintenant j'aide mon père dans son magasin et je l'accompagne parfois pour faire des livraisons au palais. Mon frère s'est marié et ne vit plus avec nous.»

C'était étonnant la facilité avec laquelle le mensonge lui venait. Cet imbécile gobait toutes ses paroles. La sensation était assez grisante.

« Au palais ? répéta Kojiro qui ne la quittait plus des yeux, apparemment fasciné par la beauté de ses traits, est-ce que tu as déjà rencontré le Seigneur du Feu ?

– Oui. Je l'ai vu une fois ou deux.

– Alors, est-ce qu'il est vraiment comme on dit ?

– Comment cela ?

– Tu sais bien… un peu bancal ?» Et il plaça en souriant une main sur la moitié gauche de son visage pour suggérer la cicatrice qui ornait celui de son frère.

– Non pas du tout ! coupa Azula sur un ton sec qu'elle eut du mal à contrôler. Le Seigneur du Feu est un homme très charismatique et très plaisant. Sa cicatrice n'enlève rien à sa superbe, au contraire ! »

Kojiro rit un peu en s'approchant d'elle

« On dirait que tu l'aimes bien ?

– Pas du tout, c'est juste que… je suis loyale au Seigneur du Feu.

– Et la princesse ?

Azula se figea un peu, luttant contre l'afflux de sang qui arrivait dans ses joues.

« Quoi la princesse ?

– On dit que c'est une femme d'une incroyable beauté.

– C'est ce qui se dit, répondit Azula.

– Tu l'as déjà vue ?

– Oui je l'ai aperçue. C'est vrai qu'elle est très élégante.

– A ce qu'il paraît, elle est aussi dangereuse et cinglée qu'elle est belle.

Azula lutta de toute ses forces pour ne pas trahir la rage qui montait en elle. Elle remua un peu sur son banc pour s'éloigner de lui. Son silence et son visage fermé ne parurent pas le dissuader :

« Il paraît qu'elle a passé trois ans dans une maison de fous après avoir essayé de tuer son frère. Personne ne comprend pourquoi il l'a ramenée à la Capitale. On raconte aussi que c'est une sorcière et qu'elle l'a envoûté et que c'est comme ça qu'elle le force à la garder auprès de lui ! »

Azula sentait l'électricité démanger le bout de ses doigts, prête à jaillir et à foudroyer l'inconscient.

Ty Lee qui était occupée une seconde plus tôt à embrasser son soupirant, dut percevoir la tension dans l'air. Avec un bruit de ventouse que l'on arrache du sol, elle se libéra des bras d'Hikaru pour observer la scène avec des yeux inquiets.

« Il se raconte même que le Seigneur du Feu couche avec elle. Tu imagines un peu ? ajouta Kojiro en donnant à son visage charmant une expression de répulsion outrancière.

Ce fut Ty Lee qui sauva la situation.

« Vous avez fini vos boissons ? demanda-t-elle sans regarder Azula qui n'avait pas touché à son verre et dont la poitrine se soulevait rapidement sous le coup de la colère. Et si nous allions au bord du canal ? C'est là que se retrouvent tous les jeunes le soir pour faire la fête ! »

Les garçons approuvèrent avec force et se levèrent, emportant avec eux la bouteille de saké qu'ils avaient commandée et les verres qu'ils rapportèrent sur le comptoir de l'échoppe.

Ty Lee profita qu'ils se soient éloignés pour s'approcher d'Azula et lui prendre le bras.

« Chut, Azula… Calme-toi. Ne fais pas attention. C'est le genre de scandale que le peuple aime bien inventer pour parler des rois, n'y prête pas attention. Personne n'y croit vraiment.»

Azula qui s'efforçait toujours de retrouver son calme, ne la regarda pas.

Ainsi Ty Lee savait. Les rumeurs avaient fini par lui parvenir. Azula aurait dû s'en douter. Ty Lee parlait avec tout le monde au palais. Les bruits étaient forcément arrivés jusqu'à elle.

« Je sais parfaitement que Zuko et toi ne feriez jamais rien d'aussi...dégoûtant. Les gens qui disent ça ne savent pas de quoi ils parlent. Ce sont des imbéciles à la recherche d'un peu de sensationnel ! Zuko est ton frère, comment pourrais-tu...»

Puis elle s'interrompit brusquement, le regard dans le vague. Ses lèvres continuaient de remuer, prononçant silencieusement les mots qu'elle s'était apprêtée à formuler à voix haute. Une expression confuse s'étala peu à peu sur son visage de poupée.

« Il me voit plutôt...comme une sœur... », balbutia-t-elle.

Azula ouvrit la bouche pour parler, mais elle fut incapable de prononcer un mot. Avant d'avoir pu s'en empêcher, elle détourna vivement les yeux pour ne pas voir l'expression accusatrice sur le visage de son amie.

Ce fut sans doute tout l'aveu dont Ty Lee avait besoin.

Azula risqua un regard vers elle. Elles se fixèrent ainsi pendant quelques interminables secondes.

« Azula…, souffla-t-elle.

– Ty Lee…, commença-t-elle d'un ton suppliant.

Elle fut sauvée par les deux garçons qui les attendaient plus loin.

– Vous venez les filles ? » les héla Kojiro qui s'engageait déjà dans une ruelle avec Hikaru.

Azula profita de l'occasion pour se détourner de Ty Lee et après un dernier regard affolé dans sa direction, elle rejoignit les garçons en courant.

L'acrobate resta là quelques secondes, apparemment incapable de bouger, les bras pendant bêtement le long de son corps. Puis, comme Hikaru lui faisait signe en lui tendant la main, elle les rejoignit d'un air hésitant.


Taïma attendait dans le salon, une tasse de thé fumant devant elle, les mains sagement posées sur les genoux.

« Le Seigneur du Feu va arriver dans quelques minutes, Maître Taïma, lui annonça le majordome, puis-je vous apporter quelque chose en attendant ?

– Non merci, ça ira. Je vais attendre Sa Majesté ici. »

Le majordome se retira avec une courbette et referma la porte derrière lui.

Taïma reporta son attention vers les fenêtres en moucharabieh d'où l'on apercevait les lueurs du soir qui tombait sur la Caldera.

Bien que le spectacle de ce ciel sanglant lui parût toujours aussi éblouissant, elle rêvait de contempler à nouveau les teintes émeraude des aurores boréales auxquelles elle et ses sœurs aimaient tant assister quand elles étaient petites, dans le Nord.

Voilà plus de trois ans qu'elle n'était pas rentrée chez elle. Chaque jour de sa vie depuis tout ce temps avait été consacré à la santé de la princesse.

Taïma ne se plaignait pas. Zuko l'avait accueillie ici comme une reine et elle jouissait du respect de tous dans le palais.

La suite dans laquelle il l'avait installée était plus grande que la maison familiale dans laquelle elle vivait avec ses cinq sœurs et ses parents dans le Nord.

A l'occasion de ses visites, Katara lui avait enseigné des techniques de combat avancées qu'elle pouvait pratiquer librement dans la cour d'entraînement, n'étant plus soumise ici aux lois de la Tribu de l'Eau du Nord interdisant aux femmes de pratiquer leur maîtrise de l'eau à d'autres fins que la guérison.

Tout de même, les contrées gelées et les sommets enneigés des montagnes de son pays lui manquaient cruellement. Ainsi que ses amis et ses sœurs.

A trente-deux ans, Taïma ne s'était jamais mariée. Elle n'en avait jamais exprimé le désir et ne regrettait pas ce choix.

Bien que le chemin fût encore long, les efforts déployés par Zuko pour faire changer les mentalités dans la Nation du Feu rendait sa vie plus facile ici que dans les Tribus de l'Eau du Nord.

Aimer les femmes quand on en était une soi-même n'était pas encore bien perçu à la Caldera, ni plus ni moins bien qu'ailleurs. Mais au moins, grâce à Zuko, l'homosexualité n'était plus un crime passible de la peine de mort.

C'était aussi cela qui l'avait poussée à accepter la demande de Zuko de venir s'installer ici.

Taïma pouvait enfin être elle-même et Zuko avait la délicatesse de fermer les yeux sur ses aventures, s'arrangeant même pour lui assurer toute la discrétion dont elle avait besoin.

Elle s'était donc épanouie ici, pendant un temps.

Mais depuis peu, l'angoisse la gagnait.

La princesse n'allait pas bien, c'était évident.

Azula n'était pas une personne saine dans l'ensemble. Et Taïma ne croyait pas qu'elle sût même simplement ce qu'était le bonheur. Mais depuis un an, depuis qu'elle avait enfin, à l'aide de Katara, trouvé la formule parfaite qui permettait à la princesse de connaître une vie sociale presque normale, elle avait trouvé une forme d'équilibre.

Malgré son caractère buté, ses sarcasmes, et le mépris évident d'Azula à l'égard des peuples des autres nations – à commencer par le peuple de l'Eau – Taïma avait fini par s'attacher à elle.

La pitié tout d'abord lui avait permis de dépasser ses craintes et sa rancœur à l'égard de cette jeune fille qui incarnait toutes les horreurs que la Nation du Feu avait fait subir à son peuple. Quand elle repensait aux premiers mois passés à l'asile, elle avait l'impression que l'on serrait son coeur dans un étau.

Jamais elle n'avait vu quelqu'un d'aussi désespérément malheureux.

La détresse psychologique d'Azula était abyssale.

Pendant les premiers mois, c'est à peine si elles avaient pu communiquer.

Suite au traumatisme de son isolement, Azula avait été incontrôlable, attaquant quiconque s'approchait d'elle, se ratatinant d'autres fois dans un coin de sa cellule comme un animal blessé qui voudrait qu'on le laisse mourir.

Puis le traitement était arrivé, apporté par Katara. Taïma le lui avait aussitôt administré et les crises de démence s'étaient espacées peu à peu.

Azula souffrait encore d'hallucinations parfois mais les crises d'hystérie se faisaient plus rare.

Taïma était parvenue à entrer en communication avec la jeune fille de seize ans et avait découvert une personnalité complexe et sinueuse qui l'avait fascinée, une intelligence foudroyante mais aussi une âme profondément blessée avec une soif d'amour et de reconnaissance qu'elle avait rarement vue dans sa vie.

Azula refusait souvent de s'épancher sur sa vie mais petit à petit, avec beaucoup de patience et de subtilité, grâce à ses connaissances en matière d'hypnose également, Taïma avait réussi à gagner un peu sa confiance et à la comprendre. Azula avait commencé à parler de sa mère, de son frère, de ses amies qui l'avaient trahie. Mais jamais de son père. Jamais. Même sous hypnose.

Taïma avait toujours refusé de la brusquer à ce sujet, craignant de déclencher une nouvelle crise comparable à celle qui l'avait submergée lorsque Zuko lui avait confié la tâche ardue de prendre soin de sa petite sœur.

Elle était persuadée que dans l'esprit de la princesse, Ozai était la cause d'un profond traumatisme. Manifestement, elle n'était pas prête à en parler. Taïma n'était même pas certaine qu'elle s'en souvienne.

Depuis des mois, Azula ne parlait plus guère de sa mère.

Elle savait que Zuko avait déployé des efforts inimaginables et dépensé sans compter pour retrouver Ursa. Mais celle-ci semblait bien avoir disparu.

Taïma se demandait souvent si c'était ou non une bonne chose qu'Azula n'évoque plus le sujet.

Avait-elle accepté que sa relation avec la femme qui l'avait mise au monde en reste là ?

Il lui semblait plutôt que la princesse avait comblé grâce à Zuko cette carence affective qui avait creusé un trou béant dans son cœur.

Taïma s'était d'abord réjouie de voir naître entre eux une sincère affection.

Zuko avait été extraordinaire avec Azula. Faisant preuve de patience, de compréhension et de tendresse, attentif à tous les conseils de ses médecins, il avait réussi à lui redonner foi en l'amour.

Sans doute trop…

Oui Taïma s'était réjouie de voir s'épanouir leur relation qui jusque là avait été si chaotique.

Mais aujourd'hui, cette proximité était un réel sujet d'inquiétude. Et la conversation qu'elle avait eue avec le Seigneur du Feu quelques jours avant avait confirmé toutes ses craintes.

La jeune guérisseuse n'aurait pas su dire exactement à quel moment l'affection entre Zuko et Azula avait cessé d'être purement fraternelle.

Pour Azula, c'était difficile à dire. Sans doute le fait qu'il fût son frère n'avait-il jamais vraiment influencé ses sentiments.

Taïma n'était pas aveugle et avait noté le changement de comportement d'Azula au cours des derniers mois. Elle avait vu dans son langage corporel, dans ses regards, comment Azula cherchait à se rapprocher de son frère, d'une manière qui n'avait rien de très orthodoxe.

Elle avait choisi de ne pas s'en inquiéter. Azula agissait bizarrement avec tout le monde.

Mais voir Zuko entrer peu à peu dans son jeu était plus préoccupant.

L'intérêt qu'il portait à sa sœur et son attitude hyper-protectrice outrepassaient ce qui était acceptable. Les gestes et les regards qu'ils s'échangeaient étaient devenus franchement inappropriés.

Peut-être Ty Lee avait-elle eu raison de proposer d'emmener Azula en voyage avec elle. Au début cette idée lui avait paru risquée. Azula n'était pas stable depuis assez longtemps. Pourtant, à voir comment évoluaient les choses entre la princesse et son frère, il lui semblait maintenant que mettre de la distance entre eux devenait nécessaire.

L'amitié de la guerrière Kyoshi était extrêmement précieuse, probablement la seule relation saine et sincère qu'Azula eût dans sa vie. C'était grâce à Ty Lee que Taïma avait enfin pu revoir Azula après des semaines de silence et de refus.

Leurs dernières rencontres l'avaient inquiétée. Azula présentait à nouveau des signes d'instabilité mentale. Légers, certes. Mais Taïma qui la connaissait bien l'avait vu à son irritabilité, à ses regards fuyants, aux tics qui troublaient parfois son beau visage, à la manière dont elle se griffait les mains pendant leurs entretiens. Aux mutilations sous ses poignets.

Taïma avait eu l'intuition que cet état émotionnel devait avoir un rapport avec Zuko.

Puis, comme tout le monde, elle avait entendu les rumeurs. Et il ne lui avait pas fallu longtemps pour y voir un fond de vérité.

Enfin, il y avait de cela à peine deux semaines, Zuko était venu lui parler.

Profondément affecté et bouleversé, il lui avait raconté en détail ce qui s'était passé dans la chambre d'Azula, la manière dont elle avait essayé de le séduire, dont elle l'avait touché et embrassé, comment il l'avait rejetée aussi.

Mais ce qui dérangeait le plus la guérisseuse était moins ce qu'il lui avait raconté que ce qu'il ne lui avait pas dit et qu'elle avait lu entre les lignes.

Il avait fermement nié lorsqu'elle lui avait demandé s'il avait un moment, au cours de cette soirée, éprouvé du désir pour sa sœur.

Il admettait avoir tardé à réagir mais assurait que jamais de telles pensées ne l'avaient traversé. Jusqu'à maintenant.

Il lui avait parlé des rêves qui le tourmentaient et dont il voulait à tout prix se débarrasser.

Voyant qu'il avait besoin d'être rassuré avant tout, elle lui avait conseillé de ne pas prendre ces fantasmagories trop au sérieux. Les rêves ne se contrôlaient pas et pouvaient résulter d'un traumatisme. Ils ne reflétaient pas forcément les désirs inconscients.

Zuko avait semblé si soulagé qu'elle avait préféré en rester là avant de lui conseiller de prendre ses distances avec la Princesse quand celle-ci aurait repris ses esprits.

On frappa à la porte et elle leva la tête pour le voir entrer.

Son visage fermé trahissait une grande contrariété. Elle se leva aussitôt pour l'accueillir mais il la fit rasseoir d'un geste vague de la main.

Il s'installa à son tour, face à elle sur un fauteuil fer à cheval, les deux mains jointes devant lui.

« Vous avez demandé à me voir ?

– Oui Zuko, je voudrais vous parler de la Princesse. Je ne vous cache pas que je suis très inquiète, attaqua-t-elle sans préambule.

– Vous n'êtes pas la seule. »

Et il s'installa au fond de son siège, les bras croisés sur sa poitrine, la mine encore plus renfrognée que d'habitude.

« Zuko...vous semblez préoccupé… Vous voulez me parler de quelque chose avant ?

– Non. Rien du tout. Allez-y je vous écoute, lui assura-t-il.

Un peu hésitante, elle reprit : « Bien, je disais donc que je suis très inquiète pour la…

– Elle est sortie ! Elle est sortie du palais...explosa-t-il soudain.

Taïma resta muette de stupéfaction.

– Quand vous dites qu'elle est sortie, vous voulez dire…

– Avec Ty Lee ! Elle l'a emmenée avec elle pour faire la fête dans les rues de la Capitale. Elle, une princesse !

– Et c'est un problème parce que… ?

– Elles sont accompagnées. Par des amis de Ty Lee.

– Des hommes ?

– Oui. Deux hommes.

– Je vois... »

Zuko mordit l'intérieur de ses joues pour retenir sa colère. Taïma pouvait voir la fureur danser dans l'éclat doré de ses yeux.

« Je vous sens inquiet. Vous avez peur qu'il lui arrive quelque chose ?

Zuko la considéra avec de grands yeux ronds, comme s'il trouvait sa question particulièrement stupide.

– Bien sûr, pas vous ?

– Je serais peut-être inquiète si elle était sortie seule. Mais elle est avec Ty Lee qui est une combattante hors-pair. Azula elle-même est une puissante guerrière. Je ne pense pas que vous ayez des raisons de vous faire du souci pour leur sécurité.

– Ce n'est pas pour sa sécurité que je m'inquiète..." marmonna-t-il. À parler ainsi, les bras croisés sur sa poitrine, il ressemblait étrangement à un petit garçon que l'on aurait privé de dessert.

– Alors pourquoi ?

– Pour son honneur ! Pour sa réputation ! éclata-t-il. Est-elle devenue stupide ? Vous savez le genre de rumeurs qui courent à son propos ! Que va-t-on penser si on la voit se balader dans les quartiers populaires au bras du premier idiot venu ! Ce n'est pas la place d'une fille de noble, encore moins d'une princesse !»

Taïma marqua une pause. Ce n'était pas la première fois que le Seigneur du Feu qui se targuait pourtant de vues progressistes sur la condition et les droits des femmes, se montrait aussi conservateur. Lui qui disait vouloir rejeter le système patriarcal en abusait lorsqu'il s'agissait de sa petite sœur.

« Est-ce que vous craignez qu'à travers elle votre honneur soit questionné ? risqua-t-elle.

– Je… Oui. Non. Non ce n'est pas ça…répondit-il, visiblement pris au dépourvu.

– Pensez-vous que la Princesse devrait se préserver jusqu'à son mariage ?

– Je...non, enfin oui. Je ne sais pas. Elle a le droit de vivre sa vie comme elle l'entend, mais... pourquoi avec lui ? Pourquoi maintenant ? »

La guérisseuse avala sa salive, prit une profonde inspiration et posa la question qui lui brûlait les lèvres depuis leur dernière conversation.

« Zuko, est-ce que d'une manière ou d'une autre, vous avez peur qu'elle puisse désirer d'autres hommes que vous ?

L'expression d'incrédulité qui apparut sur le visage du jeune souverain aurait pu paraître comique en d'autres circonstances. Il n'eût pas paru plus choqué si elle lui avait jeté un jet d'eau glacée à la remua sur son siège, apparemment abasourdi, et se pencha vers elle, les yeux écarquillés.

– Quoi ? Comment...comment pouvez-vous dire quelque chose d'aussi…

– Dites-moi si je me trompe mais vous semblez craindre que la princesse couche avec cet homme qui l'accompagne, n'est-ce pas ?

Cette fois, Zuko n'eut pas l'audace de nier. Il se contenta d'acquiescer puis de répondre :

« Oui mais pas pour les raisons que vous croyez, cela m'inquiète parce que j'ai peur pour elle, pour son honneur…

– Comme vous l'avez si bien dit, Azula a le droit de vivre sa propre vie. Vous ne pouvez pas passer la vôtre à vous inquiéter de ses choix. Vous devez aller de l'avant, tous les deux si vous souhaitez que votre relation évolue vers quelque chose de plus sain.

– Il n'y a rien de malsain dans ma relation avec Azula, s'écria Zuko d'un ton furieux. C'est simplement elle qui… c'est elle qui débloque, encore une fois ! Elle est venue me provoquer tout à l'heure quand j'étais avec Mai, avec ses allusions, ses sous-entendus répugnants…

– Et comment Mai a-t-elle réagi ?

– Elle semble trouver très naturel qu'Azula sorte le soir avec Ty Lee, sans protection et sans escorte. Elle est simplement jalouse, ajouta-t-il en fronçant les sourcils pour traduire sa désapprobation.

– A-t-elle des raisons de l'être ?

– Vous n'allez pas recommencer ! Je croyais que vous m'aviez fait appeler pour parler d'Azula, pas pour m'analyser !

– C'est ce que nous sommes en train de faire. Je pense que dans votre cas, quand on parle de l'un, l'autre est également concerné.

– Je ne comprends pas ce que vous dites.

– Zuko, je vais vous poser une seule question. Vous n'êtes pas obligé d'y répondre mais si vous le faites, soyez le plus sincère possible…

Elle se tut un instant, attendant avec appréhension la réaction du Seigneur du Feu. Il sembla réfléchir un moment puis, la curiosité l'emportant, acquiesça en baissant les yeux.

Taïma déglutit puis posa sa question :

« Zuko, est-ce que d'une façon ou d'une autre, vous pensez que vous désirez votre sœur ? »

Il réagit comme elle l'avait craint. Mal.

Il bondit aussitôt de son fauteuil, une dague de feu jaillissant de chacun de ses deux poings serrés devant lui. Il les fit disparaître presque immédiatement mais de la fumée continua de s'échapper des jointures de ses doigts.

« Comment osez-vous ? Je vous apprécie Taïma et vous savez que je vous suis reconnaissant pour tout ce que vous avez fait pour Azula, mais n'oubliez pas à qui vous vous adressez ! »

Pour cette fois, elle jugea plus sage de capituler. Zuko n'était manifestement pas prêt, et puis pourquoi risquer de le mettre en colère pour obtenir une réponse qu'elle pensait déjà connaître.

« Je vous prie de m'excuser votre Altesse, j'ai outrepassé ma fonction. »

Elle inclina la tête en signe de contrition et Zuko se rassit, les bras à nouveau croisés sur sa poitrine, un air de défi imprimé sur son visage.

« Parlez-moi d'Azula », commanda-t-il d'un ton sans réplique.

Elle obéit. Elle lui raconta ses dernières séances avec la princesse et comme elle l'avait trouvée fuyante, impulsive, nerveuse, incohérente parfois.

« Je ne veux pas vous alarmer, ni affirmer quoi que ce soit, mais je pense que la princesse est en train de rechuter. »

L'attitude de Zuko avait changé pendant qu'elle lui faisait son récit. Il avait décroisé les bras et la colère dans ses yeux avait cédé la place à une vive inquiétude.

– Vous pensez qu'elle ne prend plus son traitement ?

– Ty Lee m'assure qu'elle le prend devant elle chaque matin.

– Donc vous croyez qu'il ne fait plus effet ?

– C'est une possibilité. Peut-être suffira-t-il de réajuster le dosage. Votre sœur a pu développer une accoutumance. Je ne veux pas vous inquiéter outre mesure. Seulement, sachez que si c'est le cas, si vraiment sa maladie regagne du terrain, il faudra peut-être prendre des mesures.

– Quel genre de mesures ?

Taïma savait qu'il n'allait pas aimer la réponse mais, en tant que médecin, elle devait faire preuve de la plus grande transparence.

« Je pense que la princesse a besoin de changer de cadre. Les derniers événements l'ont énormément fragilisée et il lui faut un environnement plus sain pour l'aider à retrouver un peu ses esprits. »

Zuko la regarda fixement sans ciller.

« Vous voulez que je me débarrasse d'elle à nouveau ?

– Pas vous débarrasser d'elle corrigea-t-elle. Je pense que vous devriez l'envoyer en vacances un moment. Cela ne pourra que vous être bénéfique à tous les deux... A tous les trois, ajouta-t-elle en pensant à Mai. Votre épouse souffre aussi de la situation. Si vous voulez préserver et apaiser vos relations avec votre épouse et avec votre sœur, il faut considérer cette possibilité.

– Azula ne me pardonnera jamais si je l'abandonne encore une fois ! Vous savez comment elle réagit quand elle se sent rejetée. Ça pourrait la détruire !

– Vous n'avez pas besoin de lui présenter les choses comme ça. Laissez-la partir en voyage avec Ty Lee, laissez-la faire des rencontres. Votre rôle n'est pas de la surprotéger Zuko.

– Bien sûr que si, je suis son grand frère et le Seigneur du feu ! Elle est malade et instable. Elle n'a que moi au monde ! Je dois la protéger.

– Vous le devez mais vous ne le faites pas de la bonne manière. Votre rôle Zuko n'est pas de la préserver du monde extérieur, mais de l'encourager à y trouver sa place. »

Zuko se leva, son expression furieuse de retour dans ses yeux d'or. Une ombre passa sur son visage. Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait, elle fut frappée de voir à quel point il ressemblait à son père.

« Sa place est au palais, ici, avec moi, dit-il d'une voix menaçante de rage. Et la vôtre est dans votre laboratoire. Vous devez trouver le bon dosage pour que ma sœur redevienne stable. Katara sera là dans quelques jours et je veux que vous déployiez toute votre énergie à trouver une solution ensemble. Si vous me reparlez encore d'envoyer ma sœur loin de moi, Taïma, je vous préviens que je cesserai de fermer les yeux sur vos petites aventures. A titre personnel je n'ai rien contre, mais je doute que le conseil des Sages ou que vos pairs de la Tribu de l'Eau du Nord soient aussi tolérants que moi ! »

Sur ces mots, il marcha à grandes enjambées et atteignit rapidement l'entrée. Il quitta la pièce en claquant la porte derrière lui.

Taïma, restée seule, soupira amèrement et reporta son attention sur la fenêtre. Un ciel d'encre avait recouvert le monde.


Dehors, la nuit était tombée.

Sur le chemin qui menait au bord du canal, l'attention des quatre jeunes gens fut attirée par un attroupement au milieu d'une grande place pavée entourée de maisons à plusieurs étages. Des familles se pressaient au balcon pour connaître l'origine de cette agitation croissante.

« Allons voir », commanda Kojiro en prenant Azula par le bras.

Trop consternée pour s'indigner de sa grossièreté, elle se laissa mener à travers la foule dense qui se pressait autour de ce qui devait être une scène improvisée montée sur des tréteaux.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-elle à Kojiro en se redressant sur la pointe des pieds pour essayer d'apercevoir quelque chose.

Des exclamations inquiètes et d'autres enthousiastes fusaient tout autour d'eux.

« Les fils d'Agni, ce sont eux ! »

« Tu n'as pas eu leur prospectus ? »

Azula chercha Ty Lee des yeux mais la foule les avait momentanément séparées.

Ou bien elle est partie…

Ty Lee était restée étrangement distante depuis qu'ils avaient quitté la petite place où ils s'étaient assis tout à l'heure, son air joyeux et cordial ayant cédé la place à une mine préoccupée et sombre qui ne lui ressemblait pas.

Azula se rappela avec un violent pincement au cœur l'expression consternée qu'elle avait vue se dessiner sur le visage de Ty Lee, la lueur de compréhension qui brillait dans ses vastes yeux couleur de brume.

Elle sait… Elle aussi va t'abandonner maintenant.

Il ne restait qu'elle et Kojiro.

A quoi bon se morfondre ? Elle ne pouvait rien faire au sujet de Ty Lee pour l'instant. Au lieu de la chercher, elle reporta son attention vers la scène devant elle. Trop petite pour voir quoi que ce soit, elle sentit la frustration monter d'un cran. Si au moins elle avait pu utiliser sa maîtrise pour générer des flammes au bout de ses pieds ! Elle se serait propulsée jusqu'à l'un de ces balcons d'où elle aurait pu voir la scène en toute tranquillité, sans être obligée de subir la moiteur du corps des autres, la pointe de leur coude qui s'enfonçait dans ses côtes ou leurs rires édentés à quelques centimètres de son visage.

Ainsi c'était ce que l'on ressentait quand on était une personne ordinaire ? Quelle horreur !

« Je crois que quelqu'un va parler », cria Kojiro en se penchant vers elle pour se faire entendre.

Il devait avoir raison car le brouhaha s'estompa petit à petit pour ne laisser la place qu'à des chuchotements curieux ou surexcités.

« Mes amis ! » commença une voix grave et profonde qui lui fit immédiatement penser à celle de son père. Son corps fut secoué d'un grand frisson qu'elle réprima péniblement.

– Qui est-ce ? Demanda-t-elle à Kojiro qui la tenait toujours par la main.

– Un type. Il est assez grand et il porte un drôle de masque Tout blanc avec des yeux jaunes en amandes, décrivit-il. Il porte une grande robe rouge, comme celles que portent les nobles à la Cour.

– Voilà qui répond de manière parfaitement satisfaisante à ma question, laissa-t-elle échapper entre ses dents.

Faute de voir quelque chose, elle se concentra pour écouter le discours du nouveau venu.

« Je suis honoré et heureux de vous voir si nombreux ce soir.

Mes amis, Citoyens de la Nation du feu, mes frères, j'irai droit au but. Vous n'ignorez pas, comme moi que depuis peu, des troubles dans nos colonies ont provoqué un afflux, une vague, que dis-je un tsunami de migrants qui se pressent à nos portes, amenant avec eux leur impureté, leurs maladie et leur violence. »

Des exclamations s'élevèrent autour d'eux, plusieurs personne manifestant à haute voix leur approbation.

« Mes amis, poursuivit l'étranger, je sais ce que vous ressentez. Je sais votre inquiétude. Et j'aimerais pouvoir les apaiser. Mais sachez qu'elles sont justifiées. L'ennemi est à nos portes et menace nos femmes, nos enfants, notre culture et notre civilisation.

Ne croyez pas ceux qui vous diront qu'il s'agit de nos frères. La vie dans les colonies les a abâtardis ! Ils nous reviennent couverts du sol fangeux du Royaume de la Terre.

Leurs ancêtres ont perverti leur lignée en s'accouplant comme des animaux à des ressortissants du peuple de la Terre ! Ce sont leurs enfants, produits de ces unions contre-nature qui frappent à notre porte aujourd'hui et nous volent nos emplois, violent nos femmes, pillent nos commerces et notre culture, et menacent la paix à laquelle nous aspirons. »

Les vivats de la foule gagnèrent en intensité. Du coin de l'œil, Azula vit quelques personnes qui s'en allaient d'un pas rapide, la mine dégoûtée. Mais l'immense majorité de l'audience restait là, captivée par le discours insensé de ce fou furieux.

Comment se pouvait-il que la foule réagisse si favorablement aux discours nauséabonds de cet agitateur ? Pourquoi la garde n'intervenait-elle pas ? Kojiro, à côté d'elle, écoutait le discours, les bras croisés, les sourcils froncés et les yeux rétrécis par une intense concentration.

Elle-même avait assez longtemps cru à la supériorité évidente de sa Nation pour savoir quel tissu d'inepties idéologiques renfermait ce discours.

A voir les réactions de la foule, l'orateur n'en était pas à son premier rassemblement.

« N'écoutez pas ceux qui vous affirmeront que tous les hommes appartiennent à une seule race qui est l'humanité. Les dieux nous ont gratifiés, nous Seigneurs du feu, il y a de cela des millénaires du don le plus puissant que la nature ait à offrir : le feu ! Le feu destructeur, ravageur ! Le feu purificateur !

II vit en chacun de vous, Citoyens de la Nation du Feu, maîtres et non-maîtres. Tous, par la pureté de votre race, vous portez en vous la possibilité d'enfanter cette puissance ! C'est à vous de vous assurer de la pureté de notre lignée en veillant à chaque instant à adopter une attitude hostile envers l'étranger. Notre sang ne se verra pas plus longtemps souillé par la boue qui circule dans les veines de nos voisins du Royaume de la Terre, ni notre feu ruiné par l'eau croupie qui parcourt les artères des peuples du Nord et du Sud!

C'est à vous, citoyens, de lutter pour préserver la pureté de notre lignage, pour anéantir le spectre de la dégénérescence.

Rejoignez-nous mes amis, rejoignez les Fils d'Agni et ensemble, redonnons toute sa valeur à notre race, la race des fils du feu, la race pure, la race dominante ! »

« Les fils d'Agni ? Murmura Azula pour elle-même.

Zuko était-il seulement au courant de l'existence de ce mouvement ?

Quelques semaines auparavant, elle était sûre qu'il lui en aurait parlé. Mais les choses avaient changé. Chassant au loin l'image de Zuko, elle leva les yeux vers le visage de son compagnon. A sa grande consternation, elle vit qu'il riait.

« N'attendez pas l'intervention de nos dirigeants. Bien qu'appartenant à un lignage d'une grande pureté, le sang de la famille royale a été corrompu dès l'instant où le Seigneur du Feu a renié son père et s'est entouré d'ennemis. Les Citoyens de la Nation du Feu sont aujourd'hui gouvernés par des maîtres de l'Eau et de la Terre !

Ne placez aucun espoir dans un gouvernement décadent qui prône la tolérance à l'égard de pratiques ignobles, abjectes et criminelles.

Savez-vous qu'il abrite sous son toit des Maîtres de L'Eau et de la Terre, principaux responsables de la chute du Roi Phénix ? Qu'il tolère entre ses murs que l'on se livre à des amours contre-nature ?

Taïma. Le sang d'Azula ne fit qu'un tour. Se pouvait-il que cet homme sache ?

« … que le Seigneur du Feu lui-même se vautre dans la débauche et dans la luxure, avec nulle autre que son monstre sanguinaire de sœur !

Le démon aux flammes bleues, preuve suffisante s'il en est de la corruption qui rampe dans la famille royale, a perverti votre roi. Si la Dame du Feu Mai ne donne pas bientôt naissance à un héritier, votre prochain Seigneur du Feu pourrait être un bâtard né de l'inceste, produit d'une union sordide et impure. Est-ce ce que vous souhaitez ?»

Des exclamations dégoûtées et furieuses s'élevèrent tout autour d'eux.

Azula sentit tout son sang quitter ses joues et eut l'impression que l'on avait aspiré ses entrailles. Son corps et son cerveau lui paraissaient étrangement vides.

Affolée, elle parcourut à nouveau la foule des yeux pour essayer d'apercevoir Ty Lee. Mais il n'y avait aucune trace de son amie. Se pouvait-il qu'elle n'ait pas entendu cela ?

Je dois le dire à Zuko ! Il faut qu'il sache !

« Viens Miyu, partons d'ici, dit Kojiro en la prenant fermement par le bras.

– Non ! Je veux entendre la suite, rétorqua-t-elle en se libérant d'un geste brusque.

Il se pencha vers elle et cria dans son oreille :

– Bien, libre à toi de rester et d'être piétinée par une foule en délire. Mais je t'avertis que la cavalerie est là pour nous disperser, alors si tu ne veux pas finir en purée, cours ! »

En effet, l'atmosphère changea brusquement. Les hourras et les cris d'approbation avaient laissé la place à des exclamations indignées et paniquées et Azula et Kojiro se sentirent bientôt poussés en arrière par une force irrésistible.

Acceptant la main que Kojiro lui tendait, elle l'agrippa et ils détalèrent.

« Ty Lee ! On doit retrouver Ty Lee ! »

Mais Kojiro ne l'écoutait pas. Il filait à travers la foule, la traînant derrière lui, jouant des coudes pour passer. Derrière eux, des bruits d'explosion retentirent.

Azula devina que des membres de la garde impériale avaient dû arriver et qu'un combat s'était engagé entre eux et les fils d'Agni.

Elle tenta un regard en arrière mais se prit quelqu'un de plein fouet. Sa main glissa de celle de Kojiro et elle se retrouva au sol. Déjà des pieds la piétinaient. Elle sentit la panique la gagner.

Fais quelque chose ! Vite !

Quelqu'un trébucha sur elle, suivie d'une autre personne et elle fut rapidement recouverte par plusieurs corps qui s'effondrèrent sur elle. Le souffle coupé, elle appela à l'aide :

« Ty Lee ! »

Elle essaya de se libérer à l'aide de sa maîtrise mais le manque d'air l'en empêcha. Tout autour d'elle, les voix paniquées des gens qui s'enfuyaient fusaient, qui demandant de l'aide, qui appelant un ami. Vers l'estrade, le combat se poursuivait.

Elle n'arrivait plus du tout à respirer. Les corps au-dessus d'elle semblaient s'alourdir à chaque seconde. Sa vue commença à se brouiller.

Soudain, une explosion retentit et une lumière éblouissante l'aveugla.

Deux secondes après, elle était libre mais sidérée, aspirant l'air à grandes goulées.

Elle sentit deux mains vigoureuses qui la saisissait sous les aisselles et fut soulevée de terre en un instant, puis remise sur ses pieds.

« Tu peux marcher ? lui demandait une voix d'homme juste à côté d'elle.

Sa vue était encore trop troublée par l'asphyxie et elle fut incapable de répondre. Elle se contenta donc de hocher la tête et une main ferme la tira et l'emmena loin de la foule, dans une ruelle sombre et presque déserte.

« Ces cinglés parcourent la ville depuis plus d'une semaine sur leurs tréteaux ! A chaque fois ça finit comme ça ! Je suis étonné que la garde impériale ait mis autant de temps à arriver. D'habitude il n'a pas le temps de parler autant ! »

Penchée en avant, haletant encore à la recherche d'un peu d'air, les mains sur ses genoux, Azula reconnut la voix qui s'adressait à elle. C'était Kojiro qui était revenu la chercher dans la foule. C'était sans doute lui qui avait généré la boule de feu qui avait éclaté au-dessus d'elle, la libérant du tas de corps qui l'écrasaient.

« Merci… tu m'as sauvée…

– Oh, ça, ce n'est rien ! Tu devrais être plus prudente Miyu ! » répondit-il modestement.

Quand elle trouva la force de lever les yeux vers lui, elle vit à son visage satisfait qu'il se gargarisait de son exploit.

« Est-ce que tu as vu Ty Lee et ton ami ?

– Non, pas depuis que nous sommes arrivés sur la place. Mais ne t'inquiète pas, ils s'en seront tirés. Tu peux marcher ? On devrait aller plus loin. C'est sinistre ici, dit-il en regardant autour d'eux les maisons délabrées au vitres cassées dont ne s'échappait aucune lumière.

– D'accord, » concéda-t-elle, bien qu'elle eût préféré s'asseoir un peu pour reprendre son souffle. « Mais je vais avoir besoin d'aide, je crois que je me suis foulé la cheville. »

Sans attendre, il se baissa pour lui permettre de passer un bras autour de son épaule et il la saisit par la taille. Ils avancèrent péniblement, Azula sautillant sur un pied. Leur différence de taille devait rendre la scène un peu grotesque. Mais ce n'était pas ce qui inquiétait le plus Azula.

« Qui sont ces hommes ? J'ai entendu qu'ils se faisaient appeler…

– Les Fils d'Agni, acheva-t-il à sa place. Un groupuscule nationaliste qui a commencé à faire parler de lui il y a quelques temps déjà, quand de nouvelles lois progressistes sont apparues, comme la condamnation des crimes d'honneur au sein de la famille ou la suppression de la peine de mort pour les pédérastes et les tribades…

– N'utilise pas ces termes », grinça-t-elle en pensant à Taïma.

Légaliser l'amour sous toutes ses formes avait été l'une des premières mesures prises par Zuko, encouragé par l'équipe de l'Avatar, lorsqu'il était monté sur le trône. En effet, en consultant les archives du règne d'Ozai, il avait été mortifié en découvrant le nombre de victimes de ses lois traditionalistes et l'ignoble barbarie avec laquelle ils étaient exécutés.

La mesure n'avait pas été bien accueillie, aussi bien par le Conseil des Sages que par une partie de ses ministres et de la population.

Ses opposants avaient freiné des quatre fers pour entraver cette loi et Zuko avait simplement pu les convaincre de supprimer la peine capitale dans ce genre d'affaires. L'amour entre deux personnes de même genre restait illégal dans la Nation du Feu.

Plus jeune, Azula avait partagé ces opinions. Comme Ozai et comme Azulon, elle était convaincue que ce châtiment était largement mérité pour ces gens qui se livraient à des actes aussi répugnants et contre-nature.

Puis, elle était tombée amoureuse de son propre frère. Et elle avait rencontré Taïma. Taïma qui aimait les filles mais qui l'avait sauvée de sa folie. Elle avait découvert que l'on pouvait aimer différemment sans pour autant être un monstre. Et son regard avait commencé à changer.

Mais si la loi rédigée par Zuko protégeait en partie les amours entre personne de même sexe, l'inceste restait un crime impardonnable, un crime à l'encontre des dieux. Quiconque s'y livrait risquait la peine de mort.

Zuko réfléchissait-il à alléger cette peine maintenant qu'il était lui-même impliqué dans une affaire de cette sorte avec sa sœur ?

A entendre la réaction de la foule quand l'orateur avait évoqué sa relation avec Zuko, le peuple de la Nation du Feu n'était manifestement pas prêt à tolérer de telles amours, pas même parmi leur dirigeants.

Kojiro et Azula aboutirent dans une nouvelle ruelle, plus éclairée. Des passants marchaient tranquillement et des vieux étaient assis sur des bancs devant les maison, appuyés sur leur canne, observant les allées et venues des badauds.

« Dis-m'en plus sur les Fils d'Agni, ordonna-t-elle après un silence.

– Il n'y a pas grand-chose à dire, ce sont des cinglés je te dis. Ils prônent un retour aux valeurs traditionnelles d'un autre temps et sont convaincus de la supériorité de « la race pure » comme ils l'appellent… L'arrivée des migrants ces dernières semaines leur a donné plus de visibilité et comme les gens ont peur des réfugiés, ils les écoutent.

– Zuko n'en a jamais parlé, dit-elle d'un ton absent.

– Pourquoi le Seigneur du Feu t'aurait-il parlé de ça ?

– Laisse tomber, répondit-elle d'un ton sec. Lâche-moi un moment. J'ai besoin de m'asseoir. »

L'une de ses côtes la faisait souffrir et elle savait d'expérience qu'un bleu impressionnant allait se former.

Il la lâcha et elle s'assit sur le perron d'une maison abandonnée. Puis levant les yeux vers lui, elle demanda :

« Tu dis qu'ils croient en la supériorité de la race pure. De quoi s'agit-il ?

– De la race originelle de la Nation du Feu. Enfin selon eux. Pour faire court, ils veulent classer la population selon des critères physiques bien précis. Les représentants de la race pure ont les yeux dorés ou bruns, la peau claire et les cheveux noirs. Un peu comme toi en fait ! Tu es un pur produit de la race pure ! constata-t-il en riant. Tu leur plairais ! »

Azula ne trouvait vraiment pas qu'il y eût matière à rire.

« Je ne veux rien avoir à faire avec ces fanatiques ! Je n'ai jamais rien entendu d'aussi stupide !

– Je crois qu'ils veulent encourager les gens de la race pure à rester entre eux et à se reproduire entre eux. Pour éviter les mélanges, tu vois. Comme dans les colonies.

– Je n'arrive pas à croire que le Seigneur du Feu n'ait rien fait pour les arrêter ! s'indigna-t-elle, parlant plus pour elle-même que pour Kojiro.

– Bah… dit Kojiro en haussant les épaules, jusque là ils ne faisaient pas vraiment de vague et puis personne ne les prenait vraiment au sérieux. Mais depuis les problèmes dans les colonies et l'arrivée des migrants, on les écoute plus.

Ne t'inquiète pas, ce sont des marginaux ! Les gens viennent les écouter parce qu'ils les distraient. Je ne crois pas qu'ils représentent un vrai danger pour la Nation.

– Tu as entendu ce qu'il a dit sur la princesse Azula ? Il l'a appelée…

– « Le démon aux flammes bleues ». Oui ! C'est l'un de ses nombreux surnoms. Avec « la Peste de Ba Sing Se », « La Vipère de la Caldera », et plus récemment « la Putain du Seigneur du Feu » ! La pauvre a du souci à se faire !

– Que veux-tu dire, demanda-t-elle en essayant d'ignorer le bouillonnement de rage qu'elle sentait grandir dans son ventre.

– La princesse est la cible de pas mal de critiques depuis quelques temps. Tout le monde dit que c'est elle qui prend toutes les décisions en ce moment. Que c'est à cause d'elle que le pays est obligé de payer un tribut au Royaume de la Terre chaque année et que les colons sont chassés et persécutés dans les colonies. Parce que le Seigneur du Feu refuse de la livrer au Royaume de la Terre.

– Et qu'est-ce que cela changerait pour eux que je...que la princesse soit livrée à Ba Sing Se ?

– Je pense que c'est symbolique. Le peuple de la Terre a envie de justice et l'échec du plan de Restauration de l'Harmonie a attisé leur colère. La princesse est un peu le bouc-émissaire dont le peuple de la Terre a besoin pour se sentir écouté. »

Azula l'écoutait attentivement. Il lui avait paru un peu superficiel et sot tout à l'heure mais à présent, elle était surprise de la finesse de ses analyses politiques.

« Tu sembles bien informé… lui dit-elle.

– Mon père est passionné de politique, répondit-il avec humilité. Il m'explique les choses depuis que je suis tout petit. Quand j'aurais fini mon service militaire, j'aimerais bien tenter une carrière dans la diplomatie. »

Il adressa un sourire charmeur à Azula qui y répondit timidement. Elle se leva et épousseta ses vêtements.

« Je voudrais retrouver Ty Lee maintenant. Il est tard… il faut qu'on rentre.

– Je pense qu'on a plus de chance de les trouver vers le canal. C'est par là qu'on se dirigeait quand on a été distraits par les Fils d'Agni. Viens ! »

Elle accepta la main qu'il lui tendait et grimaça quand elle posa son pied sur le sol. Sa cheville était bel et bien foulée.

Il leur fallut un moment pour arriver sur les quais illuminés par des centaines de lanternes où étaient assis d'autres couples et quelques groupes de jeunes gens qui discutaient gaiement.

Ils arpentèrent la berge à la recherche d'Hikaru et Ty Lee mais ne les trouvèrent pas.

Finalement, Kojiro proposa d'aller s'asseoir dans un coin pour les attendre.

Azula que sa cheville et sa côte faisaient souffrir, accepta de bonne grâce.

Il la mena jusqu'à un buisson où ils s'assirent à l'abri des regards.

« Comment va ta cheville, s'enquit Kojiro sur un ton plein de sollicitude.

– J'ai connu mieux, répondit-elle en se massant l'articulation endolorie. Merci encore pour ton aide…

– Ce n'est rien. Je ne rate jamais l'occasion de venir au secours des demoiselles en détresse. Surtout quand elles sont aussi jolies que toi... »

C'était stupide et vraiment très maladroit, mais Azula se sentit rougir malgré elle.

« Miyu, l'interpella-t-il d'une petite voix timide qu'elle ne lui avait encore jamais entendue. Est-ce que tu serais d'accord pour que je t'embrasse ?

Elle fut offusquée tout d'abord. Comment osait-il ? Elle était la princesse ! Puis elle se rappela qu'il n'en avait aucune idée.

Elle n'avait jamais embrassé personne, si l'on exceptait ce baiser furtif échangé avec le fils de l'Amiral sur l'Île de Braise des années auparavant.

Cela ne lui disait rien. Elle ne voyait pas quel bénéfice elle pourrait en tirer.

Kojiro la regardait fixement, guettant sa réponse. Ses yeux à l'éclat jaune et lumineux braqués sur sa bouche, en attente de son consentement.

Ses iris étaient un peu plus clairs que ceux de Zuko peut-être, mais à part cela, ses yeux étaient extraordinairement semblables.

Zuko… Elle repensa à lui, confortablement installé sur un divan, Mai blottie contre lui. Ce fut cette image qui la décida :

« D'accord », répondit-elle en rougissant furieusement. Elle était contente qu'il fît trop sombre pour que Kojiro s'en aperçoive.

Il s'approcha de quelques centimètres, réduisant la distance entre eux et posa sa main sur la sienne. Il mit son autre main sur la joue d'Azula et ferma les yeux avant d'avancer son visage tout près du sien. Avant qu'elle ait pu réfléchir à ce qu'elle allait faire, il captura ses lèvres dans les siennes.

Ce n'était pas si désagréable. Quand elle fermait les yeux, elle pouvait presque imaginer que c'était Zuko qui l'embrassait.

C'est pourquoi elle se laissa faire quand il posa sur son épaule la main qui était précédemment sur sa joue et qu'il la poussa doucement en arrière pour qu'elle s'allonge sur le dos, sans que leurs lèvres ne se quittent.

C'étaient les longs doigts fins et agiles de Zuko qui se frayaient un chemin sous sa tunique et qui se plaçaient autour de sa taille. La langue de Zuko qui se glissait dans sa bouche pour jouer avec la sienne.

Espèce de petite traînée !

La voix de son père venait de surgir du néant. Ouvrant grand les yeux, elle voulut interrompre le baiser, mais le garçon ne semblait pas l'entendre de cette oreille.

S'enhardissant un peu, il se pencha un peu plus sur elle, son corps recouvrant presque le sien et mordit dans sa lèvre inférieure en poussant un grognement. Elle sentit en même temps quelque chose de dur se presser contre elle, entre ses jambes.

Tout son corps se tendit violemment.

Au-dessus d'elle, le ciel indigo vira brutalement au rouge. Des nuages écarlates et déchiquetés laissaient des traînées sanglantes dans le ciel.

Elle voulut le repousser mais ses bras et ses jambes ne lui obéissaient plus.

Elle eut envie de crier mais seule une plainte étranglée s'échappa de ses lèvres.

Tais-toi petite traînée ! Tu veux que tout le monde t'entende ?

La lune tout à l'heure argentée s'était muée en un gigantesque disque noir auréolé d'une lumière vive.

« Mmmmh ! Mmmmh ! »

Ce fut tout ce qu'elle parvint à objecter.

Mais quand il glissa une main avide sous son pantalon et qu'il introduisit un doigt en elle, une digue céda.

Non non non non !

Elle mordit sauvagement dans la langue de Kojiro. Poussant une exclamation de douleur, il retira immédiatement sa main mais il n'eut pas le temps de reculer qu'elle le propulsait déjà loin d'elle avec une poussée de ses pieds sur la poitrine du garçon.

Il fut rejeté en arrière et atterrit sur son séant.

Une rage inimaginable consuma Azula quand son regard d'ambre se posa sur le garçon, en face d'elle, qui la regardait avec une expression affolée.

Elle fit jaillir de ses paumes deux flammes d'un bleu éblouissant qu'elle eut le temps de voir se refléter dans les yeux paniqués de Kojiro, juste avant qu'elle ne se jette sur lui, telle une furie.

Avec une rapidité impressionnante, elle le cloua au sol, le chevaucha et plaqua ses deux mains brûlantes de part et d'autre de son visage.

L'odeur de chair calcinée envahit immédiatement ses narines mais cela ne l'arrêta pas. Tout à sa fureur, elle entendit à peine le cri d'horreur qui s'échappait de la gorge de Kojiro dont tout le corps se contorsionnait sous l'effet de la douleur.

Il se débattit à l'aveuglette, lançant ses mains au hasard pour essayer d'atteindre Azula, libérant des jets de flammes au hasard ; mais la princesse maintint sa prise. Finalement il trouva son visage et elle éprouva une vive douleur quand des ongles s'enfoncèrent dans sa chair, creusant une entaille sur sa pommette droite.

Elle poussa un hurlement de rage et augmenta la température sous ses mains. Tout se passa très vite.

Déjà, Kojiro ne luttait plus que très faiblement.

Les hurlements furent remplacés par d'horribles borborygmes étranglés à donner la nausée.

Elle ne le relâcha pas pour autant et se contenta d'appuyer plus fort, embrasant encore ses paumes et le bout de ses doigts. Elle enfonça son index brûlant dans son orbite en hurlant :

« Pour le Seigneur du feu ! Pour le SEIGNEUR DU FEU ! »

Elle était vaguement consciente de la présence d'autres personnes autour d'eux qui hurlaient, appelaient à l'aide ou lui criaient de le lâcher.

Le sens de leurs paroles ne parvenait pas à son cerveau obscurci par la rage et la terreur.

Elle voulut serrer ses deux mains autour du cou de Kojiro mais n'eut pas le temps d'assurer sa prise. Des bras la saisirent et la ramenèrent en arrière.

Se débattant de toutes ses forces, elle serra les poings et libéra une décharge d'énergie incandescente qui éclata autour d'elle dans un bruit d'explosion, éjectant ceux qui se tenaient à ses côtés et essayaient de la contenir.

De nouveaux cris de panique retentirent.

« Est-ce qu'il est mort ? »

« Je crois qu'il ne respire plus ! »

« Appelez la garde ! »

« Allez-voir comment ils vont ! »

Bouleversée, les yeux brouillés par des larmes de fureur, pantelante, Azula se tenait à quatre pattes sur le sol.

Lentement, elle s'efforça de reprendre ses esprits, se releva et découvrit la scène de carnage à ses pieds.

Trois corps étaient allongés dans l'herbe, remuant faiblement. A ceux-là s'ajoutait le corps de Kojiro qui gisait, immobile, les bras bizarrement positionnés autour de lui, comme s'il avait voulu s'agripper à l'herbe sous son dos. Elle eut juste le temps d'entrevoir la bouillie de son visage avant qu'une voix retentisse à quelques mètres d'elle.

« Attrapez-la ! C'est une criminelle ! »

« C'est une folle ! Il faut l'enfermer ! »

Son sang ne fit qu'un tour.

Elle n'avait pas pratiqué cette technique depuis longtemps et ne savait pas si elle y parviendrait dans l'état de panique où elle se trouvait. Il fallait essayer tout de même.

Faisant apparaître simultanément au bout de ses mains et de ses pieds des jets de flammes bleues, elle se propulsa dans les airs. Elle s'éleva au-dessus de la petite foule réunie autour des corps inanimés et retomba un peu plus loin, atterrissant gracieusement sur ses talons, esquissant à peine un grimace quand son pied blessé toucha terre.

« ...des flammes bleues.

« La princesse Azula ! », hurla quelqu'un au loin.

Elle aurait aimé rester un peu ici pour laisser le temps à sa cheville de récupérer.

Pas le temps pour ça !

Réunissant tout son courage et sa détermination, elle se releva et, le souffle court, le front couvert de sueur, les jambes tremblantes, elle détala dans la nuit, loin des appels à l'aide qu'elle entendait encore résonner derrière elle.

Au-dessus d'elle, le ciel tout à l'heure cramoisi avait retrouvé son habituelle teinte céruléenne.