Chapitre 24 – Un nouveau départ


Iroh regardait le zeppelin prendre son envol à quelques dizaines de mètres de l'endroit où il se tenait face à la piste de décollage. Les hélices tournaient à toute vitesse. L'énorme engin soulevait dans son sillage de grandes bourrasques qui firent flotter derrière lui ses longs cheveux et sa barbe grise.

Il se rappela avec une pointe de nostalgie son premier vol à bord d'un appareil volant. Il n'était alors qu'un jeune homme et le génie aérien n'en était qu'à ses balbutiements. Enfant, il était fasciné par l'ingénierie de sa Nation et rêvait de devenir un pionnier de l'aéronautique. À l'époque les aéronefs étaient de petites machines à peine manœuvrables qui ne pouvaient abriter plus de deux hommes à la fois.

Pourtant, Iroh n'aimait pas ces nouveaux modèles. Leurs performances étaient indéniables mais ils n'avaient été pensés que dans un but : la destruction. Ces navires, immenses machines de guerre armées de canons, représentaient une période de l'Histoire de la Nation du Feu qu'il aurait préféré oublier.

Zuko partageait ses répugnances mais il avait tenu à conserver la totalité de ses appareils. Il ne lui avait pas paru sage, dans un monde fraîchement pacifié, de renoncer d'un coup à ce qui faisait la supériorité de sa Nation. C'était l'une des rares fois où Zuko avait refusé d'écouter Aang. L'ancien Général en Iroh approuvait la décision de son neveu. L 'homme qu'il était devenu avait éprouvé un certain malaise à cette idée.

Zuko était allé jusqu'à agrandir sa flotte au cours de la dernière année, investissant une bonne partie du budget des armées dans la fabrication et l'entretien de dirigeables. Si on avait demandé à Iroh qui lui avait soufflé cette idée, il aurait eu sa petite idée.

Il était largement admis que le Seigneur du Feu n'était pas insensible aux conseils d'Azula, alors même qu'elle était officiellement exclue de la vie politique. Mais jusqu'à maintenant, Iroh n'avait pas mesuré à quel point. Et à en croire les nombreux témoins qu'il avait interrogés, d'Aang aux gardes, en passant par les suivantes d'Azula et les serviteurs, il n'y avait pas qu'à ses conseils que Zuko était sensible.

Aang avait refusé de lui dire tout ce qu'il savait mais Iroh en avait compris suffisamment. Et l'entêtement féroce avec lequel Zuko continuait de protéger Azula des accusations qui lui étaient faites ne cessait de tourmenter Iroh.

Certes, la responsabilité de sa nièce dans ce qui était arrivé à Kojiro était discutable, mais de quel droit cela la dispensait-elle d'un procès ? Iroh en était arrivé à cette évidente conclusion : privée de traitement ou non, Azula aurait probablement réagi exactement de la même manière.

Réagi à quoi au juste ? C'était la raison de la présence d'Iroh. Il n'était pas venu que pour admirer le décollage d'une partie de la flotte aérienne qui se dirigeait vers les colonies où la situation était désormais hors de contrôle.

Justement, l'homme qu'il était venu voir s'avançait dans sa direction, imposant dans son armure vermeille étincelante, malgré son âge avancé.

Il y avait bien dix ans qu'Iroh n'avait pas vu le Commandant Tsuneo. À cette époque, l'homme était le Capitaine des gardes du palais. C'est Ozai qui l'avait transféré à la flotte aérienne en raison de ses compétences en aéronautique au terme de sa première année de règne. Il n'était alors que Lieutenant. C'est le refus de Tsuneo de participer à la grande tuerie organisée par Ozai le jour de la Comète qui avait décidé Zuko à le promouvoir au grade de Commandant, sous le conseil de Kadao. Les deux hommes avaient été récompensés par Zuko pour leur acte de bravoure après qu'ils eurent détourné ensemble le dirigeable dont ils assuraient le commandement. Ils avaient pu détruire la carlingue de deux autres aéronefs, contraignant leurs occupants à un atterrissage forcé alors qu'ils survolaient une zone densément peuplée du Royaume de la Terre. Les habitants de la région avaient ainsi échappé au massacre.

Iroh ressentait donc un profond respect pour l'homme qui marchait maintenant vers lui. Tsuneo était un bel homme d'une soixantaine d'années, bien bâti, au crâne dégarni et à la couronne de cheveux blancs coupée ras autour de ses oreilles. Kojiro était son plus jeune fils et, d'après les informations glanées par Iroh, un maître du feu prometteur et un jeune homme au physique avantageux. Du moins avant que le destin ne place Azula sur sa route.

Iroh prit une profonde inspiration pour se donner du courage et se composa son habituel sourire bienveillant pour l'accueillir :

« Commandant Tsuneo, c'est un plaisir de vous revoir.

– Général Iroh, c'est un honneur, » répondit l'homme en s'inclinant brièvement devant lui.

La froideur et le reproche dans sa voix étaient perceptibles même pour quelqu'un dont la nièce n'aurait pas ruiné la vie de son fils.

Pour une fois, Iroh jugea préférable de ne pas rappeler qu'il s'était dépouillé de son titre presque treize ans auparavant.

Tsuneo ne l'ignorait pas sans doute, et il devait savoir aussi quelle tragédie avait poussé Iroh à prendre sa retraite. En tant que père ayant failli perdre son garçon, Tsuneo serait peut-être plus disposé à l'écouter.

Peut-être pas finalement, pensa Iroh quand Tsuneo prit la parole :

« Je sais pourquoi vous êtes ici, Général. Et je peux vous dire que vous perdez votre temps.

– Voyons Commandant, soyons raisonnables. Votre flotte vient de prendre son envol. Vous avez bien le temps pour un verre ?

– Je ne pense pas, non. Venez-en au fait, Iroh. »

Le vieil homme ne manqua pas de remarquer l'absence du titre cette fois.

« Bien, comme vous le voudrez. Tout d'abord, je souhaitais savoir comment va votre fils?

– Comme un jeune homme de vingt-trois ans à qui une folle a brûlé les trois-quart du visage. »

Malgré lui, Iroh s'entendit répondre : « Attention Commandant, n'oubliez pas que vous parlez de votre princesse…

– « Folle » est déjà un mot trop aimable pour parler de cette putain. »

Cette fois, Iroh eut un mouvement de recul et il sentit quelque chose remuer dans ses entrailles, une sensation pas très différente de ce qu'il avait éprouvé quand ces brutes de gardes à Ba Sing Se avaient insulté Kurei.

En était-il venu, comme Zuko, à ressentir de l'affection pour sa nièce ?

« Vous vous oubliez, Tsuneo, le réprimanda-t-il. Si le Seigneur du Feu apprend qu'un Commandant de ses armées parle ainsi d'un membre de la famille royale… Vous n'ignorez pas l'édit qu'il a fait publier récemment et qui stipule…

– … que toute personne surprise à proférer des rumeurs, des insultes ou quelque sorte de diffamation à l'encontre d'un membre de la famille royale est passible d'une lourde amende et d'une peine de prison ? » acheva Tsuneo.

Iroh ne répondit pas et soutint le regard de son interlocuteur, espérant que son visage ne trahissait pas la honte et la gêne qu'il ressentait.

Cet édit publié deux jours après le réveil d'Azula avait causé un profond malaise chez Iroh.

« Le premier pas vers la dictature ! » s'était exclamé Sokka sur le ton du sarcasme, quand Iroh était venu leur apprendre la nouvelle à l'issue du Conseil de défense qui s'était tenu dans la salle du trône, présidé par un Zuko arrogant, fier et inaccessible, installé derrière son rideau de flammes ardentes.

« Remarquez, reprenait Tsuneo alors qu'Iroh repensait à l'expression inflexible sur le visage de son neveu lors de cette annonce surprise, c'est plutôt une décision raisonnable. Le genre de loi que j'inventerais moi aussi si j'étais le roi et que je baisais ma propre sœur derrière les portes closes du palais. »

Cette fois, Iroh frémit visiblement et ferma un instant les yeux pour ne pas céder à la colère.

« Je comprends votre fureur Tsuneo. Mais vous devez savoir que la princesse Azula n'était pas elle-même quand elle a attaqué Kojiro.

– C'est ce qu'on prétend.

– Aang vous en a parlé je crois, n'est-ce pas ? Il vous a expliqué qu'il y avait un complot et que des gens ont intrigué pour aggraver la maladie mentale dont souffre ma nièce. Azula n'aurait probablement pas agi ainsi si elle avait été en pleine possession de ses moyens.

– J'ignorais que les meurtriers frappés de folie bénéficiaient de l'amnistie dans la Nation du Feu.

– Ce n'est pas le cas, répondit Iroh en fronçant les sourcils.

– Alors pouvez-vous m'expliquer pourquoi la femme qui a défiguré mon fils se trouve actuellement au palais, dort dans des draps de soie et se régale d'une cuisine raffinée ? Savez-vous que mon fils est nourri à la cuiller et qu'il ne peut ingérer que des produits liquides et des purées, comme un nourrisson ?

– Je ne nie pas les souffrances terribles que doit endurer votre garçon. Mais vous semblez bien informé et je ne doute pas que vous avez appris que la princesse a récemment été victime d'un attentat et qu'elle a été grièvement blessée.

– J'en ai entendu parler, grommela Tsuneo que la nouvelle ne semblait pas avoir ému.

– Vous savez sans doute aussi que nous cherchons encore les auteurs de cet attentat et que mon neveu, le Seigneur du Feu, m'a mandaté pour mener l'enquête. »

Tsuneo ne répondit pas mais Iroh vit à son regard qu'il avait piqué sa curiosité. Profitant de son avantage, il poursuivit :

« Et je suis certain que sachant tout cela, vous n'aimeriez pas que Zuko apprenne que l'un de ses Commandants, qui se trouve par le plus grand des hasards être le père d'un garçon que la princesse a involontairement blessé, voue une haine notoire à son encontre ? Je doute que de telles rumeurs soient à votre avantage… »

Le visage de Tsuneo que la colère avait déjà rendu rouge vira brusquement au violet :

– Vous me menacez ?

– Non, je vous donne simplement un conseil d'ami. À votre place, je ne serais pas trop prompt à exprimer publiquement mon aversion envers la princesse. Le Seigneur du Feu est particulièrement susceptible au sujet de sa sœur en ce moment.

– Je n'ai rien à voir dans ce qui est arrivé à cette… à la princesse.

– Bien sûr, bien sûr, j'en suis certain… Seulement, je crains que le Seigneur du Feu n'ait pas la même ouverture d'esprit que moi. C'est un point sur lequel lui et moi sommes souvent en désaccord. Je ne devrais pas dire du mal du Seigneur du Feu, mais mon neveu est un homme irascible et borné ! Une vraie tête de mule . Nous ne pouvons pas l'en blâmer cependant, il a failli perdre sa sœur bien-aimée. »

Tsuneo avait écouté Iroh parler. Des taches violacées continuaient d'empourprer ses joues et Iroh pouvait voir son pouls palpiter près de sa pomme d'Adam.

« Pourquoi êtes-vous là ? Si ce n'est pas pour me menacer…

– Vous menacer ? Non, mon ami, loin de moi cette idée ! Ce sont des pratiques dignes de mon père et de mon frère et jamais je ne m'abaisserais à ce point… Je pense simplement, ajouta-t-il dans un soupir en imprimant à ses traits une expression de profonde tristesse, que Kojiro a assez souffert comme cela. Je ne voudrais surtout pas qu'il doive souffrir en plus la perte de son père.

– Pourquoi me perdrait-il ? lança Tsuneo d'un air de défi. Je n'ai rien fait de répréhensible.

– Non, bien évidemment. Je me demande simplement ce qui se passerait si Zuko apprenait l'existence du petit groupe que vous et quelques amis haut-placés dans l'armée avez fondé et qui vous réunit le soir dans le sous-sol de cette taverne, à l'est de la ville, dans les quartiers ouvriers.

– Comment ? faillit-il s'étouffer. Qui vous a parlé de…

Son visage devint livide tout à coup et seules deux taches pourpres, derniers vestiges de son indignation, coloraient encore ses joues.

– Il se trouve que j'ai mes sources, sourit Iroh. Il leva les yeux vers le ciel, faisant semblant de s'intéresser à nouveau aux aéronefs qui flottaient maintenant loin au-dessus d'eux et disparaissaient un à un dans la couche de nuages cotonneux.

L'aide d'Aang et de Toph avait décidément été bien précieuse à Iroh. Avoir conservé des liens amicaux avec quelques anciens frères d'armes n'avait pas été inutile non plus. Il avait ainsi réuni un nombre satisfaisant d'informations au sujet de ce groupe illégal qui se réunissait certains soirs, fomentant des plans de rébellion, prémices probables d'un coup d'état militaire.

Iroh faisait un effort considérable pour ignorer le bouillonnement de rage que l'idée faisait frémir dans son estomac. Mais il était sincère quand il assurait à Tsuneo qu'il ne souhaitait pas qu'il lui arrive malheur.

Ce dernier avait d'ailleurs perdu toute combativité. Les épaules affaissées, le visage désormais vidé de ses couleurs, il avait perdu de la superbe qu'il avait affichée quand il s'était avancé d'un pas conquérant vers Iroh, les yeux brillants de défi.

« Écoutez, Commandant. Je veux vous aider. Je pense que nous pouvons arriver à un accord. Vous allez retrouver vos amis ce soir et les informer qu'il faut renoncer à tout plan d'action, quels qu'aient été vos projets. De mon côté, je m'assurerai que cette information fâcheuse n'arrive jamais aux oreilles de mon neveu. Je suis certain qu'il ne fera pas preuve de la même clémence s'il l'apprend, surtout si vos plans impliquent la princesse. »

Le pauvre homme semblait totalement abattu.

« Kojiro… commença-t-il

– ...a besoin de son père auprès de lui. Son visage est détruit. Sa vie sera assez difficile comme cela. Ne lui retirez pas le peu qu'il lui reste en faisant de lui le fils d'un traître. »

Il posa une main amicale sur l'épaule du Commandant qui émit un petit reniflement.

« C'était un si beau garçon Général, si vous saviez, lâcha-t-il dans un sanglot. Si beau et si prometteur ! Il ne peut même plus utiliser sa maîtrise. Son propre feu le terrifie ! C'est à peine s'il supporte qu'on approche de lui la flamme d'une bougie ! Et quand il parle, Agni tout puissant, on comprend à peine ce qu'il dit ! Il est presque borgne. Il n'a même pas pu m'expliquer, ni oralement, ni par écrit ce qui s'était passé avec la princesse. Je ne suis même pas certain qu'il s'en souvienne. »

Iroh ne put s'empêcher de se sentir un peu déçu. Il avait espéré obtenir des informations à ce sujet. Apparemment, il lui faudrait chercher ailleurs les raisons du débordement de rage d'Azula. Mais ce n'était certainement pas ce que Tsuneo voulait entendre.

« J'imagine le calvaire que vous traversez mon ami, dit-il plutôt. Vous n'ignorez pas que j'ai perdu mon fils unique. Je comprends ce que vous ressentez. Le fait de voir la vie et l'avenir de son enfant fauchés à un si jeune âge. C'est insupportable. »

Tsuneo émit un drôle de son qui aurait pu ressembler à un rire si son désespoir n'avait pas été aussi évident. Il s'essuya les yeux et essaya de reprendre sa contenance.

« Je n'ai jamais eu l'occasion de vous dire combien j'étais désolé pour ce qui est arrivé à votre fils, Général Iroh. »

La sensation douloureusement familière, semblable à un coup de poignard planté dans le cœur, traversa Iroh, comme toujours quand on mentionnait Lu-Ten. C'était toujours aussi douloureux, même treize ans après. L'idée qu'il pût perdre Zuko de la même manière, qu'on puisse lui arracher celui qu'il considérait comme son autre fils…c'était intolérable.

« J'ai sacrifié mon fils à mes rêves de grandeur et à ma soif de pouvoir, Tsuneo. C'est une erreur que je ne me pardonnerai jamais. Nos enfants ne devraient pas faire les frais de nos rêves, de nos aspirations quelles que soient nos motivations. Encore moins de nos désirs de vengeance. Vous voulez protéger votre fils. Je comprends. Je me dois de protéger mes neveux. Comme vous le savez, je suis le seul parent qui leur reste. Ce qu'a fait ma nièce est irréparable et je vous jure qu'un procès se tiendra dès qu'elle aura recouvré ses forces. Mais je vous conjure de me croire quand je vous affirme qu'elle a agi sous l'influence de sa maladie et qu'elle n'était pas pleinement consciente de ses actes.

– Dans quel état est-elle ? L'arrêta Tsuneo qui s'attira un regard interrogateur d'Iroh. Je veux dire, la princesse ? A-t-elle beaucoup de séquelles ? »

L'étincelle qu'Iroh percevait dans les yeux bruns de Tsuneo n'était pas de la sollicitude, mais un espoir, une espérance sauvage qui rongeait son âme d'un appétit féroce.

Il décida qu'il pouvait bien lui accorder ce plaisir :

« Ma nièce souffre encore beaucoup. Il lui est toujours impossible de se déplacer seule et elle ne supporte la position assise que quelques heures par jours à cause de son bassin dont tous les os ne sont pas encore ressoudés. Elle a besoin de repos et des soins combinés de nos meilleurs médecins et de Maîtres de l'Eau pour retrouver la santé.

– C'est donc pour cela que Maîtres Taïma et Katara ont abandonné le chevet de mon fils ? Pour soigner la femme qui lui a fait ça ?

– Je crains qu'abandonner ne soit pas le bon mot. Maître Taïma est le médecin attitré de la princesse depuis maintenant plus de quatre ans. Quant à Maître Katara, je sais qu'elle n'a pas compté ses efforts dernièrement, que ce soit pour aider ma nièce ou votre fils. Zuko insiste beaucoup pour que ce soient elles qui s'occupent en priorité de sa sœur. Mais je crois savoir qu'Aang est venu quotidiennement pour aider Kojiro.

– Et son visage, demanda avidement Tsuneo qui semblait ne pas avoir écouté un mot de ce que venait de dire Iroh. Comment est son visage ?

– Je ne comprends pas… répondit Iroh, interloqué.

– Son visage, répéta-t-il avec la même ardeur. Est-il intact ? Est-elle toujours comme avant ? »

Iroh voyait bien où Tsuneo voulait en venir et bien qu'il comprît le désir derrière ces paroles, il ne pouvait lui donner cette satisfaction.

« Fort heureusement, ma nièce n'aura pas à souffrir ce genre de séquelle et sa beauté légendaire n'en a pas été affectée.»

Le silence se fit. Les deux hommes regardaient le ciel dans lequel disparaissait le dernier aéronef. Le calme était retombé sur la base de décollage désertée par les soldats qui s'activaient tout à l'heure. Iroh se sentit soudain très fatigué. Assurer les arrières de son neveu exigeait plus d'énergie qu'il ne l'avait pensé et se trouvait être une mission moins gratifiante qu'il ne l'avait imaginée. Chaque étape de cette inextricable enquête renforçait un peu plus ses craintes. Zuko était en train de sombrer et il entraînait avec lui la paix si durement acquise. Le garçon hargneux et têtu qu'il avait vu devenir un homme bon et avisé, dont il avait contemplé la métamorphose avec fierté, renouait avec l'ancienne version de lui-même. Pour cette fille. Derrière chaque erreur de Zuko, il y avait toujours eu le beau visage au lèvres rubis de la fascinante princesse de la Nation du Feu.

Iroh se blâmait souvent pour cela mais il n'avait jamais réussi à l'aimer, pas même à l'apprécier. Tout en elle lui rappelait Ozai. Il ne parvenait pas à croire à la dévotion qu'elle montrait à son frère, encore moins en la sincérité de son amour pour lui.

Zuko l'avait haïe et aimée avec la même fougue. Ils avaient passé des mois à se poursuivre à travers le monde. Zuko prétendait vouloir l'affronter mais chaque rencontre était une nouveau défi lancé à l'homme honnête qu'il essayait de devenir, une nouvelle épreuve, une nouvelle tentation.

Un murmure à peine audible brisa le silence et tira d'Iroh de ses réflexions. Il tourna la tête vers Tsuneo. Le Commandant contemplait à présent ses chausses de métal, les yeux baissés vers le sol. Iroh se pencha vers lui pour entendre le contenu de ses paroles :

– Dommage, disait-il. Dommage... »


Zuko ne s'était pas attendu à ce que ce soit facile, ni à ce que tout redevienne comme avant. Taïma l'avait averti que ces choses-là prenaient du temps.

Il ne savait pas trop ce qu'il avait imaginé. Des cris, des larmes peut-être ? Des insultes ou encore des coups ? Ou bien des débordements de tendresse, des caresses affectueuses, des baisers volés ?

Des étreintes langoureuses sous les draps, derrière les portes closes ? chuchota dans sa tête la voix importune de Mai.

Zuko ignorait ce qu'il avait vraiment imaginé et espéré, et comment il aurait réagi. Mais il ne s'était certainement pas attendu à cette indifférence froide, à ces silences prolongés, ces regards méprisants qu'elle daignait à peine lui accorder.

Une part de lui était soulagée qu'Azula eût renoncé à le séduire. Une autre avait envie de hurler de frustration.

Elle le rendait fou.

Elle ne lui parlait qu'avec retenue, avare de sourires, et ne le regardait jamais dans les yeux quand il lui parlait. Tout dans son comportement était savamment étudié pour que Zuko se sente parfaitement idiot en sa présence. Elle ne lui parlait qu'avec froideur et condescendance, ne le jugeant pas même digne de ses sarcasmes. Elle ne faisait aucun effort pour lui cacher l'exaspération qu'il lui inspirait.

Quand l'atmosphère entre eux devenait trop pesante, il quittait la pièce, profondément contrarié et sortait prendre l'air, loin d'elle, loin de sa morgue et de sa rancœur. Quand il revenait, quelques heures plus tard, terriblement confus, le cœur débordant à nouveau d'affection pour la petite sœur qu'il avait failli perdre, il la retrouvait à la même place, dans son lit ou assise seule sur sa chaise roulante. Il se jetait à ses genoux et la suppliait de lui pardonner son impatience et sa mauvaise humeur. Elle lui opposait un mur de silence boudeur et se soustrayait à ses caresses et à toutes ses tentatives de réconciliation.

Elle ne pouvait souffrir sa présence et ne tolérait pas davantage son absence.

Elle le punissait de l'avoir laissée seule, lui reprochait sa trahison et son abandon par des regards noirs, des exclamations dédaigneuses.

Par sa froideur et sa distance, elle exaspérait ses désirs. Elle mettait dans chaque soupir, dans chaque haussement de sourcil, une grâce hautaine, et en même temps une sensualité qui faisait perdre ses moyens à Zuko. Et cela la lui rendait plus désirable encore. Il frémissait à la manière dont elle plissait ses lèvres ourlées qu'elle avait recommencé à peindre en rouge – après que Zuko eût fait vérifier mille fois la provenance des produits cosmétiques qui entraient au palais.

La nuit, incapable de dormir, il revoyait en pensée son gracieux cou de cygne qu'elle lui présentait quand elle tournait la tête pour regarder ailleurs. Les traces presque évanouies de ses doigts marbraient son cou et leur vue le ramenait à des pensées plus raisonnables.

Malgré tout, la séparation lors de son séjour en prison, et les heures angoissées passées à son chevet après sa chute, avaient exacerbé les sentiments de Zuko.

Ils ne se touchaient jamais à moins que ce ne fût absolument nécessaire. Zuko l'aidait à passer de son lit à sa chaise et de sa chaise au lit. Il la portait alors comme un mari porte son épouse jusqu'à leur couche nuptiale. Mais la cérémonie s'arrêtait là. Elle évitait de croiser son regard et il s'efforçait d'ignorer les battements accrus de leur cœur qui s'emballait à l'unisson dès qu'ils étaient trop proches l'un de l'autre.

Il se demandait si, sous ce masque d'indifférence, elle luttait, comme lui, contre un désir féroce, qui la dépassait. Sa colère à l'égard de son frère lui évitait tout au moins d'y succomber. Lui-même n'avait qu'à se remémorer ce qu'avait failli lui coûter cette flamme destructrice qui l'avait lentement consumé depuis la nuit où elle s'était agenouillée devant lui.

Il se surprenait parfois, la nuit, lorsqu'il était seul dans un lit froid et vide, à rejouer dans sa tête cette fameuse soirée. Metteur en scène de sa propre imagination, il plaçait ses acteurs – toujours les deux mêmes – dans de nouveaux décors, écrivait en rêve leurs dialogues, se figurait des gestes, des caresses de plus en plus brûlantes. Invariablement, ces rêveries le portaient à rechercher un plaisir honteux et solitaire. Ses draps étaient les témoins accablants de ces fantaisies.

Il devait se contenir pour ne pas céder à l'envie de la rejoindre à travers le passage secret qui conduisait à ses appartements. Zuko avait hésité à révéler aux gardes l'existence de ce souterrain connu uniquement des membres de la famille royale et des proches à qui ils les avaient montrés : Aang, Ty Lee… Le risque d'un nouvel attentat contre Azula ne pouvait être écarté, surtout depuis son réveil. Il était devenu difficile de cacher au monde entier que la princesse était bien vivante et recouvrait un peu plus ses forces chaque jour.

Il aurait dû parler du passage secret à Kadao. Ce dernier y aurait posté ses gardes. Mais révéler son existence c'était fermer la porte à tous les possibles.

Ce passage s'était mis à fasciner Zuko récemment. La nuit, il tournait le dos à la tapisserie qui le dissimulait pour ne pas y penser. Il regardait plutôt par la fenêtre, s'efforçant de concentrer son esprit sur des questions plus urgentes : la sécurité de la Nation, Mai, comment restaurer ses liens avec ses amis.

Mais toujours, ses pensées le ramenaient au passage. Il lui semblait qu'il l'attirait, qu'il l'appelait, qu'il grandissait démesurément, comme la gueule béante de quelque monstre prêt à dévorer sa raison.

Ce tunnel représentait pour Zuko un paradis dont on lui défendait l'accès. Il savait que s'il y entrait, ce serait un aller sans retour.

Il s'imaginait parfois, au cœur de la nuit, emprunter le souterrain jusqu'à sa chambre, rejoindre une Azula languissante que la nuit rendrait plus docile. La surprise de le voir arriver ferait fondre son visage de cire et son masque de mépris et elle tomberait dans ses bras, offerte et passionnée.

D'autre fois, il inventait une rencontre à mi-chemin. Rendus fous par le désir, tous deux se rencontraient au carrefour qui menait vers leur chambre respective. Une fois la surprise passée, ils se jetaient l'un sur l'autre, incapables de refréner plus longtemps la flamme prisonnière qui grondait dans leur corps.

Dans l'esprit troublé de Zuko, le tunnel devenait le sanctuaire de leurs amours interdites, un carrefour des possibles.

Zuko savait que c'était insensé et que ses pensées coupables devaient rester à l'état de fantasme. Il n'avait pas véritablement l'intention de tenter quelque chose avec Azula et l'idée même de coucher avec elle le rebutait autant qu'elle l'excitait. Mais quand il comprit qu'il ne pouvait plus longtemps lutter contre ces rêveries éveillées, il s'autorisa à imaginer leurs étreintes. Azula était une jeune femme très attirante et il avait des besoins. Un homme a le droit de rêver, non ? Tant qu'il se contentait d'imaginer, il ne faisait rien de mal, n'est-ce pas ?

De toute façon, même s'il l'avait voulu, c'était impossible. Azula ne pouvait même pas marcher. Il rêvait de la toucher mais était terrifié à l'idée de lui faire mal. Malgré les progrès incontestables qu'elle faisait grâce à la rééducation de Taïma et Katara, personne ne pouvait dire quand elle retrouverait la pleine possession de son corps.

Elle parvenait difficilement à faire quelques pas en se tenant à deux barres parallèles entre lesquelles les guérisseuses lui demandaient de marcher.

Zuko assistait à ces scènes déchirantes avec le sentiment que l'on arrachait son cœur de sa poitrine. Il la regardait chuter, s'effondrer sur le sol, se relever en tenant ses côtes encore endolories, toujours maintenues par un corset qui soulignait la finesse de sa taille. Puis reprendre sa progression, courageusement, les yeux embués par la douleur, la rage et la frustration.

Non, il n'entreprendrait rien. Les étreintes fiévreuses le jour de son réveil n'étaient plus qu'un délicieux souvenir. Parfois, quand il regardait ailleurs ou lisait, assis près d'elle sur son fauteuil, il sentait sur lui le regard flamboyant d'Azula. Attendait-elle qu'il fasse le premier pas ? Sa colère rentrée dissimulait-elle un amour secret et refoulé ? Ou n'était-ce que la fureur qui enflammait ses prunelles ?

Zuko commençait à se demander si l'attitude séductrice d'Azula au cours des mois précédents, n'avaient été qu'un symptôme de sa folie. Maintenant que son esprit guérissait, ces sentiments avaient-il disparu ?

Zuko se surprenait à le craindre et à le regretter. Puis il se rassurait. La nuit dans la salle de bain, quand Azula avait voulu le prendre dans sa bouche, elle n'était pas encore malade. Elle était en pleine possession de ses moyens. C'était bien le désir et l'envie de lui plaire qu'il avait lus dans ses yeux d'ambre.

Immédiatement, ils se blâmait de nourrir un tel espoir. Quel homme sain d'esprit pouvait souhaiter que sa propre sœur ait envie de lui de cette façon ?

La même question le hantait nuit et jour : Azula l'aimait-elle sincèrement ou agissait-elle ainsi, comme tout le monde semblait le croire, pour le manipuler, prendre son trône, obtenir de nouvelles faveurs , une once de pouvoir en plus ?

Quand il l'avait revue plus tard, après cette soirée funeste, elle avait déjà commencé à glisser vers la folie. Alors comment en être sûr ? Pouvait-il se fier à la déclaration pitoyable qu'elle lui avait faite dans le cachot ? Fallait-il vraiment croire les paroles d'une pauvre folle en pleine crise ?

Et d'ailleurs, que souhaitait-il vraiment ? Quel était le pire ? Qu'elle n'use de ses charmes que pour arriver à ses propres fins, ou qu'elle soit véritablement amoureuse de lui ?

Il aurait tout donné pour le savoir.

Il aurait aimé au moins, avoir le droit de la serrer contre lui, de prendre sa main. En tout bien tout honneur, comme un frère. Ce n'était pas interdit, n'est-ce pas ? Mais même cela, elle le lui refusait. Elle tolérait qu'il l'embrasse sur la joue le matin et le soir et Zuko se surprenait à attendre avec impatience ce furtif moment d'intimité.

Pour tout le reste, il se contenait. Ses désirs contre-nature avaient failli lui coûter Azula. Il avait perdu Mai… Ils lui avaient fait perdre tout discernement et ses amis ne lui faisaient plus confiance.

Il le savait, bien qu'ils fussent encore là, désireux de maintenir une paix qui semblait chaque jour un peu plus compromise.

La menace invisible du Royaume de la Terre occupait son esprit presque autant que sa sœur. Nul ne savait où se trouvait Lu Fang actuellement et les meilleures escouades de la Nation du Feu s'étaient révélées incapables de localiser le Ministre des Armées de Kuei. Depuis son évasion catastrophique de Yu Dao, nul ne l'avait vu. Pourtant les lettres continuaient de pleuvoir, venues de nulle part, contenant toujours le même message.

Le peuple de la Terre demande l'extradition de la Princesse Azula.

Aucune menace, aucun chantage. Rien. Juste ces douze mots tracés à la main d'une fine écriture penchée qui avaient toute la pesanteur d'une déclaration de guerre.

Zuko en recevait une à deux par jour. Toutes finissaient en cendres avant qu'elles n'aient pu atteindre le Conseil. Zuko se gardait bien de leur montrer. Les vieillards paniqueraient, et c'était la dernière chose dont il avait besoin.

Ainsi, l'insaisissable Lu Fang savait qu'Azula avait survécu. Il savait qu'elle était au palais, et non plus dans la prison où elle devait pourrir. La nouvelle s'était propagée rapidement dans toute la Nation et Zuko avait peu de doutes sur l'identité de l'informateur.

Cela confirmait ses présomptions. Mai devait être aux cotés de Lu Fang et complotait avec lui, murmurant à l'oreille de cette brute leurs plus noirs secrets.

Cette menace silencieuse empêchait Zuko de dormir presque autant que les pensées interdites qui assaillaient son esprit.

Il était hors de question de renvoyer Azula en prison, pas maintenant que l'on détenait la preuve qu'elle n'était pas pleinement responsable de ses actes. Zuko restait résolument sourd aux conseils des Sages qui lui suggéraient au moins de la renvoyer à l'asile jusqu'à sa guérison complète, pour apaiser les tensions. Officiellement, on pourrait toujours prétendre qu'elle était enfermée et faire taire les mécontents. Que lui auraient-ils suggéré s'ils avaient su pour les lettres anonymes qui l'attendaient chaque soir sur son oreiller ?

Zuko avait dû prendre sur lui pour ne pas détruire le Temple et tous ses occupants dans un déluge de feu.

« Ma sœur a été grièvement blessée, victime d'un complot odieux. On parle de haute trahison et quand nous tiendrons les responsables de ce vil attentat, ils devront répondre de leur crime. En attendant, Azula reste ici, en sécurité, près de moi. Elle est de sang royal. Sa place est au palais. »

Les Sages avaient acquiescé mais Zuko savait qu'ils n'en resteraient pas là. Sans Oncle Iroh à ses côtés pour tempérer ses ardeurs, Zuko était certain que les Sages auraient déjà entamé une procédure de destitution. Et il leur aurait probablement donné des raisons de le faire.

C'était comme être assis sur le sommet d'un volcan prêt à entrer en éruption à tout moment. C'était ironique si l'on se rappelait que le palais était précisément situé dans le cratère d'un volcan endormi.

Comme l'orage que l'on entend gronder au loin, la menace se rapprochait chaque jour.

Mai connaissait les passages secrets du palais, peut-être mieux que lui-même. Elle jouissait du double bénéfice d'avoir été l'amie d'Azula et l'épouse du Seigneur du Feu.

Chaque jour qui passait, la peur grandissait dans l'esprit de Zuko.

Mais il ne parlait toujours pas du tunnel.

Il comptait sur le savoir-faire de son oncle et sur son impressionnant réseau. En tant que Grand Lotus, Oncle Iroh avait des contacts partout. Il s'était donné pour mission de retrouver Mai et l'homme aux yeux impairs, cet individu étrange que le vieil homme soupçonnait d'avoir aidé la Dame du Feu à empoisonner la princesse, avant de l'enlever et de la jeter du haut de la prison.

Ty Lee avait sursauté en étouffant une exclamation d'horreur en entendant cela. Azula était encore inconsciente alors. Elle était venue dans la chambre pour brosser les cheveux d'Azula quand Iroh était venu faire à Zuko le compte-rendu de ses investigations. La jeune guerrière avait alors expliqué, les joues un peu rouges, qu'elle avait vu ce garçon aux yeux étranges une fois. Azula lui avait ordonné de porter deux lettres : l'une pour Kadao, l'autre pour Zuko. Iroh avait écouté son récit, effaré.

Ainsi Mai avait eu connaissance du rendez-vous. S'y était-elle rendue ? Avait-elle rencontré Azula ? S'étaient-elles battues? Zuko se rappelait avoir trouvé Mai bizarre ce soir-là, mais lui-même était alors trop bouleversé par la révélation de ce que sa sœur avait fait à Kojiro pour s'en inquiéter.

Le lendemain, il avait trouvé une Azula affolée dans sa chambre. Une confrontation inattendue avec Mai aurait sans aucun doute empiré son état déjà préoccupant.

Mai et son espion avaient eu les coudées franches pour agir. Et dire que pendant tout ce temps, ils détruisaient Azula à petit feu, juste sous ses yeux.

En même temps, Zuko avait repensé avec un malaise grandissant à la lettre codée, à son rendez-vous manqué avec Azula.

Je te donnerai ce que tu veux.

Sentant peser sur lui le regard inquisiteur de son oncle, Zuko avait rougi misérablement, comme un gamin pris en faute.

Ce n'était qu'une question de temps avant qu'Oncle Iroh aborde le sujet brûlant de sa relation avec Azula. Il savait que le vieil homme n'appréciait guère que son neveu passe ses journées en compagnie de la femme qui suscitait la colère et la méfiance de toute sa nation. Il n'y avait quasiment aucune chance qu'il n'ait eu vent des rumeurs d'inceste. Le vieil homme se taisait pour le moment mais Zuko savait qu'il scrutait chacun de ses gestes et Zuko évitait de toucher et de regarder Azula quand Iroh se trouvait dans la même pièce.

Zuko partageait son temps entre une Azula hostile et apathique et la Salle du Conseil où il passait des heures assommantes à chercher des solutions pour apaiser les tensions avec le Royaume de la Terre et les troubles qui agitaient sa propre nation. Lui-même peinait à se concentrer, impatient de retrouver sa sœur.

Malgré le soulagement de la savoir sauve, Zuko n'était pas heureux et il était totalement épuisé. Il ne rêvait que d'une chose : emmener Azula avec lui, et partir loin d'ici.

Un endroit où il y aurait une plage. La présence de la mer avait toujours apaisé leur tempérament de feu et il devenait plus facile de se comprendre avec la berceuse des vagues au loin. C'était déjà comme ça quand ils étaient enfants. Là-bas, il aurait tenté une réconciliation. Il se serait battu pour regagner la confiance qu'elle avait mis si longtemps à lui accorder. Ils auraient eu tout le loisir de se pencher sur les sentiments contradictoires et confus qui les agitaient.

La nuit il regagnait ses appartements à contrecœur. Il aurait préféré rester auprès d'Azula pour la protéger, mais Taïma s'y était opposée. Azula avait besoin de repos. Ty Lee se chargeait de sa protection. Elle dormait dans le lit de camp sur lequel s'étaient relayés Zuko et Taïma durant le long sommeil de la princesse.

C'était étrange la façon dont Azula et Ty Lee s'étaient retrouvées. C'était comme s'il n'y avait pas eu besoin de mots. Azula savait que Ty Lee l'avait sauvée. Bien qu'elle prétendît ne se rappeler que quelques bribes des jours précédant son emprisonnement, elle savait parfaitement ce qui s'était passé dans la cour d'entraînement.

La douce et compatissante Ty Lee avait tout pardonné. Zuko assistait, un peu jaloux, à cette réconciliation presque naturelle qui se passait de mots.

Pourquoi Azula continuait-elle de lui en vouloir ? Il avait simplement fait le nécessaire. À la fois pour protéger ses amis et la protéger, elle. Elle pouvait comprendre, non ?

Pourquoi lui refusait-elle son affection, son amour fraternel ? Il avait renoncé à tout pour elle, il avait piétiné son mariage, s'était attiré les foudres de toutes les nations, y compris la sienne. Et elle continuait de le traiter avec cette indifférence méprisante parfaitement insupportable.

L'Azula saine d'esprit faisait preuve d'une retenue presque monacale comparée à sa version malade. Et il craignait parfois qu'à force de prétendre le détester, elle finisse par oublier qu'elle l'avait aimé.


« Encore un pas, Princesse, vous pouvez le faire !

– Allez, Azula ! Tu peux y arriver ! »

Azula émit un drôle de son entre le gémissement et le grognement et finalement, s'effondra entre les deux barres parallèles, à mi-parcours.

Trois mètres. Je n'arrive même pas à faire trois mètres !

Alors que Ty Lee se précipitait vers elle pour l'aider à se relever, elle essuya le plus discrètement possible, les larmes de rage qui venaient de s'échapper de ses yeux.

Elle ignora la main secourable de son amie et roula sur le côté, les joues rouges de honte.

Aucune moquerie, aucun jugement n'étaient à craindre de Taïma et Ty Lee. Ces deux femmes étaient la bonté incarnée. Elles auraient été incapables de voir la faiblesse, eût-elle dansé nue devant elles.

« Je n'ai pas besoin d'aide, cracha-t-elle avec agacement, je peux me relever toute seule ! »

« Non tu ne peux pas. »

Tais-toi !

Azula dut faire un effort considérable pour ne pas tourner la tête vers le spectre de sa mère qui se tenait dans le coin du salon changé en salle de rééducation, les mains enfoncées dans ses larges manches. Bien sûr elle voulait être là pour assister à son humiliation. Et bien qu'Azula lui eût expressément demandé de lui épargner ses commentaires, elle ne pouvait pas se retenir de faire des remarques sur tout ce que faisait sa fille. Avec une préférence pour ce qu'elle faisait mal.

Heureusement, Azula réussissait maintenant à ne plus lui répondre à voix haute. C'était déjà un progrès. Le traitement faisait effet, indubitablement. Les voix ne se faisaient plus entendre qu'occasionnellement et le contenu de leurs paroles était devenu banal. Elles avaient cessé de lui demander de faire des choses défendues, comme faire du mal aux autres. Quand elle s'éveillait le matin, que tout était encore endormi, le chant d'un geai qui avait élu domicile près de sa fenêtre lui parvenait du dehors. Et ce son mélodieux lui semblait la chose la plus simple et la plus merveilleuse du monde.

Azula se demandait combien de temps elle avait été privée du chant des oiseaux. Les voix emplissaient l'univers et l'occupaient tant qu'il lui semblait parfois qu'elle vivait dans un autre univers. Dans son esprit tourmenté, ils n'existaient que sous la forme de simples silhouettes floues et indistinctes qui ne faisaient que passer et ignoraient la main désespérée qu'elle tendait vers eux. Les voix et les hallucinations étaient la seule chose réelle et tangible dans ce monde d'illusions et de chimères. Avec quel soulagement elle avait réalisé leur disparition !

De même elle parvenait à maîtriser l'angoisse qui enflait parfois dans sa poitrine jusqu'à occuper tout l'espace et qui la jetait encore dans des crises de nerfs incontrôlables quelques semaines auparavant.

Et mieux que tout, Père était parti.

Azula s'était mise à reconstruire le mur, lentement, brique après brique. Parfois, le souvenir revenait, sans prévenir, volait son souffle, grandissait, obscurcissait tout le décor autour d'elle. Mais ses contours étaient moins nets. C'était davantage une sensation, une terreur presque instinctive qu'elle ne parvenait même pas à s'expliquer. Elle se rappelait toujours que ça avait un rapport avec le Soleil Noir et la vilaine cicatrice qui s'étalait sur sa hanche. Celle qui semblait fasciner Taïma quand elle l'aidait à faire sa toilette.

Azula n'aimait pas le regard de Taïma sur la vieille blessure. Elle n'aimait pas ce qu'elle devinait dans ses grands yeux bleus toujours plein d'une sollicitude et d'une tristesse exaspérantes. Pas plus qu'elle n'aimait la manière dont elle lui parlait maintenant.

« Allez Azula, soyez raisonnable. Laissez Ty Lee vous aider, vous allez vous faire mal en vous levant toute seule.

– Je suis tout à fait capable de me lever toute seule…

...sale traîtresse !

Azula se reprocha immédiatement d'avoir eu cette pensée. Si les voix l'épargnaient, si elle ne voyait plus Père et que le souvenir ne l'obsédait plus continuellement, elle ne réussissait pas toujours à contrôler ses pensées, ni les paroles furieuses et les insultes qui lui échappaient encore quelque fois.

Taïma avait pris depuis longtemps le parti de ne plus s'en offenser. Elle conservait un visage tranquille en toute circonstance. Parfois cela donnait envie à Azula de pousser plus loin sa grossièreté, de voir jusqu'où elle pouvait aller sans blesser la jeune femme.

C'était plus facile avec Ty Lee qui était bien incapable de dissimuler la moindre émotion. Déjà, ses yeux gris et larmoyants trahissaient la peine qu'elle ressentait maintenant d'être rejetée ainsi.

« Tu es cruelle » lui reprochait Mère, une colère bien visible fronçant ses sourcils noirs et bien dessinés. « Tout le monde essaye de t'aider. Ne sois pas si grossière ! »

Cette fois Azula choisit de l'ignorer. Mère avait raison bien sûr. Azula n'avait plus quinze ans et c'était puéril de chercher à provoquer Taïma. Elle l'avait trahie, certes, mais elle lui avait aussi sauvé la vie.

Azua n'était pas idiote. Elle savait ce que Taïma avait fait et tout ce qu'elle sacrifiait pour elle.

Et Ty Lee, sans qui elle serait morte, laissée à l'appétit des corbeaux sur les noirs récifs qui entouraient la prison.

Elles n'en avaient pas parlé. Il n'y avait pas eu besoin. C'est ça qui était bien avec Ty Lee. Elle parlait beaucoup, souvent pour rien, mais savait quand il fallait se taire.

« Azula, s'il-te-plaît, écoute Taïma, la supplia Ty Lee en s'agenouillant près d'elle.

Rectification : elle savait parfois quand il fallait se taire.

Azula leva la main pour interdire à Ty Lee de la toucher, comme elle aurait chassé une mouche. Azula était bien décidée à montrer qu'elle n'était pas la pauvre victime pathétique et incapable que tout le monde voulait voir en elle. Prenant appui sur ses mains, elle essaya de se relever mais son bras droit encore fragile s'effondra sous son poids et ses jambes refusèrent de lui obéir. Elle poussa un cri de rage. Elle devait le faire, elle devait y arriver ! Elle était la Princesse de la Nation du Feu, la Conquérante de Ba Sing Se, le Prodige aux Flammes bleues ! Le fait qu'elle n'ait pas réussi à faire jaillir plus qu'une faible flamme orange depuis son réveil n'y changeait rien !

« La brûleuse de visage, la sœur incestueuse, la princesse cinglée, la tueuse de bébés... » compléta sa mère sur l'air d'une comptine.

« Arrête ! Tais-toi ! Épargne-moi ta stupide chanson ! » hurla-t-elle, furieuse.

Ty Lee et Taïma s'immobilisèrent. Azula les vit échanger un regard furtif avant de reporter leur attention sur elle, l'air gêné.

Azula s'était bien abstenue de leur parler des hallucinations qui continuaient de la tourmenter. Mais à l'évidence, elles savaient. La dernière fois, elle avait réussi à cacher à tout le monde que sa mère lui apparaissait encore quotidiennement. Puis Ursa avait disparu, petit à petit, ses traits se faisant de moins en moins distincts, ses contours plus flous, ses traits se fondant peu à peu dans le vide. Finalement, elle avait cessé de visiter Azula, du jour au lendemain. Allait-elle bientôt disparaître de la même façon dans les semaines ou les mois à venir ? Allait-elle l'abandonner encore ?

En attendant, elle devait être plus prudente. Si les autres savaient qu'elle était encore folle, ils la renverraient probablement à l'asile.

Zuko avait beau se répandre en excuses bredouillées de sa voix pathétique, lui jurer sur sa vie qu'il la garderait près de lui quoi qu'il arrive, qu'il la protégerait toujours, c'était difficile de le croire après ce qu'il avait fait.

Quelque chose dans le visage d'Azula dut traduire son chagrin car la main de Ty Lee se posa doucement sur son épaule. Azula décida de se laisser faire. Juste cette fois.

Chacune d'un côté, Ty Lee et Taïma aidèrent leur princesse à se relever. Quand elle fut debout, elle s'accrocha de ses deux mains tremblantes à l'une des barres. Ses jambes flageolantes la portaient à peine et le froid s'empara d'elle.

Elle avait tout le temps froid récemment. C'était comme si son feu intérieur s'était tari quand son corps s'était fracassé contre les rochers.

Les faibles flammes orangées qu'elle parvenait à créer dans sa paume ne diffusaient qu'une lueur nébuleuse qui n'éclairait guère plus que son visage. Elles vacillaient quelques secondes dans sa main et disparaissaient.

Ça va revenir, lui assurait Taïma. Ce n'est pas rare après une grave blessure de voir sa maîtrise très affectée. Une maîtresse telle que vous aura tôt fait de retrouver toute sa puissance ! Regardez les progrès que vous avez fait en deux semaines !

C'était facile à dire pour elle. Elle respirait la santé. Ses compétences de maître de l'Eau s'accroissaient chaque jour qu'elle passait en compagnie de cette paysanne de Katara.

Et elle, elle ne pouvait même plus marcher toute seule !

« Je ne veux plus le faire, bredouilla-t-elle, honteuse de cet aveu de faiblesse et du ton pleurnichard de sa voix. Je suis fatiguée. »

Ty Lee réduisit la distance entre elles et l'entoura de ses bras. Le premier réflexe d'Azula fut d'essayer de se dégager. Mais le corps de son amie répandait une chaleur agréable et elle se sentit un peu moins abattue quand elle la relâcha.

« Bien sûr. Viens, je te ramène te reposer dans ta chambre.

– Non ! J'en ai assez de passer mes journées dans cette chambre lugubre qui sent le médicament ! Je veux sortir !

– Bien sûr Azula. Je vais t'emmener dans le parc, répondit joyeusement Ty Lee.

– Non ! geignit Azula. Je ne veux pas aller dans le parc non plus ! J'en ai assez aussi de ce stupide jardin ! »

Taïma se chargea de répondre, épargnant à Ty Lee le devoir de répéter pour la millième fois ce qu'elle lui disait déjà chaque jour :

« Vous savez bien que Zuko a formellement défendu que vous quittiez les quartiers privés de la famille royale. Il en va de votre sécurité.

– Au diable, Zuko ! Depuis quand se soucie-t-on de ce que pense ce trouillard ? »

Elle jeta un regard dur à ses deux compagnes et l'exaspération monta d'un cran. Leur visage misérable reflétait quelque chose qu'elle détestait : la crainte, la faiblesse.

« Ne sois pas aussi dure ! la réprimanda sa mère derrière elles. Ce n'est pas parce que Zuko te passe tout qu'elles peuvent lui désobéir impunément. »

« Bon d'accord, très bien ! »

La réponse crachée à voix haute pouvait tout aussi bien s'adresser à Taïma et Ty Lee. Avec un soupir de soulagement, l'acrobate repassa entre les barres que Taïma écartait l'une de l'autre pour agrandir le passage. Ty Lee passa un bras autour de la taille d'Azula et l'aida à rejoindre son fauteuil.

La princesse grimaçait à chaque pas, des élancements douloureux traversant les os péniblement ressoudés de son bassin.

Taïma avait beau essayer de la rassurer, lui affirmer que ses jambes étaient en parfait état et qu'elle remarcherait sans problème, qu'elle devait simplement surmonter ses appréhensions. Selon elle, tout était dans sa tête. Mais ce n'était pas Taïma qui ressentait une douleur fulgurante dans son bassin chaque fois qu'elle mettait un pied devant l'autre ! Sans parler de sa tête qui lui tournait furieusement et des vertiges à donner la nausées qui la saisissaient chaque fois qu'elle entreprenait un effort physique trop présomptueux.

Taïma et Katara affirmaient que ses os étaient tous réparés. Elles s'enorgueillissaient de la médecine de leur peuple de barbares : selon elles, seules les méthodes de guérison de la Tribu de l'Eau pouvait ressouder des os en quelques jours seulement.

Mais Azula savait d'expérience que ce genre de blessures laisse ses marques et que sa maîtrise du feu, aussi bien que ses compétences martiales en seraient durablement, sinon définitivement, diminuées.

Azula garda la tête baissée tout le temps du trajet qui les menaient de la salle de rééducation improvisée vers le jardin royal. Elle craignait de surprendre le regard amusé des serviteurs qu'elles croisaient. Elle savait bien que tous se délectaient de sa déchéance, du spectacle inespéré de la princesse autrefois si puissante réduite à l'état de vieillarde impotente.

Une fois dans le jardin, Ty Lee poussa la chaise d'Azula jusqu'à l'ombre du grand camphrier.

« Laisse-moi Ty Lee. J'ai envie d'être un peu seule.

– Je serai là-bas, répondit Ty Lee qui fit un effort notable pour ne pas paraître blessée et désigna la fontaine d'où elle pourrait continuer de surveiller la princesse tout en lui laissant un peu d'intimité.

– Merci Ty. »

L'acrobate sursauta un peu et Azula sentit un pincement dans sa poitrine. Ty Lee n'avait pas l'habitude que la princesse la remercie, ou s'excuse.

Elle regarda son amie s'éloigner. Elle ne pourrait jamais rembourser sa dette. Azula ne pouvait toujours pas croire que Ty Lee lui ait pardonné. Elle avait essayé de la tuer. Elle l'aurait fait sans l'intervention de Katara et de la petite délurée qui maîtrisait la terre. Elle n'en doutait pas une seconde et savait que Ty Lee en était tout aussi consciente.

Mais ce n'était pas pour cela qu'elle avait demandé à Ty Lee de la laisser seule.

Maintenant, elle voulait penser à Zuko.

Être fâchée contre Zuko était une activité fatigante qui lui coûtait beaucoup trop d'énergie. Afficher son mépris tout en retenant son fiel et son venin relevait presque de l'exploit.

D'autres fois c'était plus facile, surtout quand il la harcelait de questions sur sa santé ou qu'il se traînait littéralement à ses genoux pour mendier son pardon, ses grands yeux de chien battu braqués sur elle.

Et entendre ses fausses promesses à longueur de journée !

Je ne laisserai personne te faire du mal. Je te le jure.

« Comme si tu ne prenais pas le moindre plaisir à le voir ramper à tes pieds, comme cela! » Se moqua Ursa qui cousait tranquillement, assise en tailleur à côté d'elle. « Tu n'as jamais perdu une occasion de l'humilier. »

Azula pouvait enfin lui répondre sans craindre les oreilles et les yeux indiscrets.

« C'était amusant au début, reconnut-elle, mais ça devient lassant. Et je ne suis pas sûre qu'il le supporte encore bien longtemps. »

En effet, Zuzu, parfois, perdait patience et il disparaissait pendant des heures. Azula ne pouvait pas le blâmer pour cela mais elle ne pouvait pas s'empêcher d'être furieuse de sa négligence quand il rentrait, la tête basse et venait se rasseoir près d'elle, honteux et confus.

Tout cela pour lui imposer son silence contrit pendant des heures.

Si au moins il comblait son mutisme par des gestes tendres ou des regards. De vrais regards, pas ces œillades craintives lancées hasardeusement. Elle aurait voulu qu'il la regarde avec du désir dans ses yeux, comme la nuit où elle l'avait trouvé dans sa chambre. Mais au lieu de cela, il détournait sans cesse la tête comme s'il avait craint d'être brûlé par le feu qui enflammait ses yeux d'ambre. Tout ce qu'elle lisait dans ceux de son imbécile de frère, c'était la peur et la méfiance.

Quand il la touchait, on aurait dit qu'il craignait de se faire mal, ou de se salir. Il ne la prenait dans ses bras qu'avec répugnance, à peine le temps nécessaire pour la transporter de son lit à sa chaise roulante et il s'éloignait aussitôt.

Pourtant, il avait eu l'air si heureux quand il l'avait serrée contre lui lors de son réveil. Dans son empressement, il lui avait même fait mal en se penchant un peu trop sur elle.

Les jours suivant son réveil étaient passés comme dans un rêve et Azula n'en gardait qu'un souvenir confus. Mais cela elle se le rappelait.

Azula avait espéré qu'une fois seuls, ils partageraient d'autres moments d'intimité comme celui-là. Mais elle s'était trompée. Maintenant, elle se demandait si elle n'avait pas tout simplement rêvé ces étreintes.

Depuis, il l'approchait à peine, comme s'il craignait de la casser. On lui racontait qu'il était resté à son chevet presque toutes les nuits de ces quinze jours qu'elle avait passés entre la vie et la mort. Pourtant, depuis qu'elle avait repris conscience, il n'avait pas passé une seule nuit avec elle et elle se désespérait de la froideur de son lit quand elle aurait rêvé d'un corps à ses côtés pour le réchauffer.

Azula savait maintenant qu'il se reprochait sa propre faiblesse et qu'il regrettait chacune de leurs caresses, chacune de leurs étreintes. Elle-même était passée par-là. Quand il lui était devenu impossible de nier la nature de ses sentiments pour Zuko, la honte et la culpabilité l'avait consumée. Elle avait mis des mois, des années à accepter qu'elle était amoureuse de lui. Zuko mettrait-il autant de temps à se rendre à l'évidence ? Et s'il continuait à se mentir, combien de temps encore Azula serait-elle capable d'attendre ?

« Ou alors il ne t'aime pas, tout simplement. Il ne te touche plus et il te regarde à peine parce qu'il est embarrassé. Tu le dégoûtes. Il a peur que tu interprètes mal ses gestes et que tu te jettes sur lui à la première occasion. »

– Mais alors pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'il m'a embrassée ? Pourquoi est-ce qu'il ne m'a pas repoussée tout de suite quand je… quand je... ».

La honte l'empêcha de continuer.

« Les hommes sont parfois stupides quand il s'agit de sexe », répondit simplement Ursa.

Le découragement s'abattit d'un coup sur les épaules d'Azula. Bien sûr sa mère avait raison.

Comment Zuko pourrait-il aimer une fille comme elle ? Une criminelle, une folle dépourvue de toute morale, une pauvre créature au corps brisé, même pas capable de marcher ou de se laver toute seule. C'était différent tant qu'elle était encore désirable… mais maintenant, que restait-il de la femme séduisante qu'elle avait été ?

Azula leva les yeux vers le ciel. Le soleil était presque au zénith. Zuko viendrait à midi pour la rejoindre. Il ne la trouverait ni dans le salon, ni dans sa chambre et se rendrait alors ici et pousserait sa chaise en silence jusqu'à la salle à manger où ils partageraient un repas succulent qui aurait un goût de cendres dans sa bouche. Ils n'échangeraient pas un mot, comme lors de ces stupides dîners hebdomadaires auxquels il l'invitait dans les mois qui avaient suivi son retour de l'asile.

Finalement, ces dîners avaient fini par devenir agréables et c'est à l'issue de l'un d'eux qu'il lui avait rendu sa couronne.

Quelle récompense pouvait-elle espérer cette fois d'un frère qui avait peur d'elle ?

« Il ne reste avec toi que pour te surveiller. Il te craint. Il sait de quelles horreurs tu es capable. Il pense que tu es…

– Un monstre…, compléta Azula sans regarder sa mère. Oui, je sais. »

Elle poussa un profond soupir.

Au moins Zuko avait-il la décence de lui épargner la compagnie de ses amis. Azula n'était pas sûre, cependant, qu'il se privât de leur présence juste pour lui faire plaisir. Quand Katara et l'Avatar venaient lui rendre visite, ils n'échangeaient que quelques mots polis avec Zuko et ils partaient bien vite, dès que Katara et Taïma avaient fini d'examiner Azula.

Les derniers événements avaient-ils compromis son amitié avec la bande de paysans ? Ce serait au moins un point positif.

La petite aveugle venait parfois, elle aussi. Elle était le plus souvent accompagnée d'Oncle Iroh. Azula se demandait ce que cette rustre trouvait à son vieil imbécile d'oncle. Manifestement, lui-même se réjouissait de la compagnie de cette étrange fille aux pieds nus. Azula supposait que pour son oncle, tout était mieux que le monstre qui lui servait de nièce.

Iroh ne restait jamais plus longtemps qu'il n'était nécessaire pour lui demander des nouvelles de sa santé et si elle progressait. La plupart du temps, il s'adressait directement à Zuko qui lui répondait laconiquement. Puis tous deux quittaient la pièce pour parler en privé, ignorant la rage qui bouillonnait en Azula.

On ne lui disait jamais rien ! Par exemple, Zuko refusait de parler de Mai. Azula n'était pas idiote. Elle savait bien que la disparition de la Dame du Feu n'était pas sans rapport avec son accident.

Heureusement qu'il y avait Ty Lee.

Ty Lee lui avait parlé à voix basse du valet aux yeux impairs que l'on soupçonnait d'avoir remplacé le traitement d'Azula. Les pièces du puzzle s'étaient assemblées toutes seules après cela. Dans les jours suivant son réveil, les souvenirs étaient revenus, petit à petit, aussi nébuleux que les bribes d'un rêve dans les heures qui suivent l'éveil. Azula ne gardait aucun souvenir de ce qui avait pu causer sa chute du haut de la paroi abrupte de la prison. L'homme aux yeux étranges l'avait-il jetée volontairement ? Était-elle tombée accidentellement ? Cela n'avait pas vraiment d'importance. Si l'intention de l'homme avait été de l'amener à Lu Fang, elle serait morte de toute façon à l'heure qu'il était.

Tout était de la faute de sa chère belle-sœur mystérieusement disparue.

Comment Azula avait-elle pu être assez stupide pour croire aux paroles pleines de venin de Mai ? Ty Lee ne l'avait jamais trahie. Mai ne lui avait dit cela que pour éveiller sa méfiance et lui voler son amie. Cela ne lui suffisait pas de réchauffer le lit de son frère, quand ç'aurait dû être elle ?

Pour autant, Azula n'avait parlé à personne de ce combat désastreux dans la chambre de son père. Le souvenir de son humiliation était encore trop cuisant. Et d'ailleurs, c'était inutile. Même un imbécile à l'esprit lent comme son frère était capable de se figurer le rôle qu'avait joué Mai dans les derniers événements.

Azula devait reconnaître que Mai avait réussi à la surprendre. Elle avait manipulé tout le monde, pendant des mois. Pourtant, son départ brutal montrait que quelque chose avait dû échapper à son contrôle. Azula aurait donné n'importe quoi pour savoir de quoi il s'agissait.

Aujourd'hui, Mai devait se trouver quelque part, dans quelque camp militaire, en train de partager le repas de Lu Fang dans la yourte du Commandant.

Azula brûlait aussi de savoir ce qui se disait dans la salle du Conseil, derrière les portes closes. Autrefois, elle n'aurait eu aucune difficulté à se faufiler derrière les rideaux pour écouter.

Zuko continuait de la traiter comme une enfant.

« Ne t'occupe pas de cela. Tu dois te concentrer sur ta guérison. Je m'occupe de la Nation, et de te protéger. Toi, tu dois tout faire pour retrouver la santé et réapprendre à marcher.»

Comme si cela allait apaiser ses craintes ! Il avait chargé Taïma et Ty Lee de jouer les gardes du corps de la Princesse pendant qu'il prenait les mauvaises décisions. Quand Zuzu admettrait-il qu'il ne valait rien sans elle ? Jamais le Seigneur du Feu n'avait tant rayonné que quand elle lui murmurait ses conseils à l'oreille. Cette parodie de souverain qu'il était devenu devait faire bien pâle figure face à tous ces traîtres qui n'attendaient que l'occasion de se débarrasser d'elle.

Ni une exposition prolongée à un puissant poison, ni la maladie, ni une chute de dix mètres n'était venues à bout de la Princesse de la Nation du Feu. Mais les paroles empoisonnées des Sages, d'Oncle Iroh et de l'Avatar avaient le pouvoir d'éloigner Zuko d'elle. Et ce n'était pas acceptable !

Zuko prétendait vouloir la protéger. Alors qu'attendait-il pour déclarer la guerre au Royaume de la Terre ? Azula soupçonnait Zuko d'avoir peur de se trouver face à face avec Mai. Ce lâche n'aurait jamais le courage de passer la corde au cou de cette traîtresse.

« Tu es sûre ? Il n'a pas hésité à te jeter en prison pourtant. Et il disait t'aimer. »

On pouvait toujours compter sur Ursa pour rappeler des vérités dérangeantes.

Et si Zuko te tenait à l'écart parce qu'il cherche à se débarrasser de toi lui aussi ? songea-t-elle.

La situation devenait urgente. Zuko ne pouvait plus longtemps abriter entre ces murs cette petite sœur devenue si embarrassante. Que se passerait-il à l'instant où elle serait assez forte pour être transférée ailleurs? Et si les vieilles biques arrivaient à le convaincre de la livrer à Lu Fang avant cela ?

Il fallait réfléchir à un plan.

S'enfuir était exclu. Dans l'état où elle se trouvait, les gardes impériaux auraient remis la main sur elle avant qu'elle ait pu quitter les limites du palais royal. Et puis fuir… fuir pour quoi ? Pour aller où ?

Tenter de séduire Zuko avait été un jeu dangereux. Cela avait failli les mener à leur perte.

Jouer les petites sœurs fragiles en adoration s'était révélé plutôt efficace autrefois. Azula supposait que cela devait flatter quelque chose dans l'ego de son frère. Une part de lui qui courait après le sentiment de son importance. Ce devait avoir quelque chose à voir avec leur éternelle rivalité, leur besoin de se sentir supérieur à l'autre.

Elle considéra la possibilité de le laisser redevenir le grand frère attentionné qu'il rêvait d'être. Elle pourrait toujours en tirer profit. Mais elle s'était elle-même laissé prendre à ce petit jeu, et voilà où cela l'avait conduite. Loin de l'exaspérer, l'attitude protectrice de Zuko n'avait fait qu'exacerber son désir d'être à lui.

« Tiens, justement, quand on parle du loup... » l'interrompit doucement Ursa sans relever la tête de son ouvrage.

Le cœur d'Azula s'emballa furieusement.

– Vite ! Va-t-en ! Siffla-t-elle à sa mère qui l'ignora superbement.

Elle ne pouvait pas se permettre de révéler à Zuzu que son esprit n'était pas complètement guéri. Il prendrait peur et précipiterait sans doute son départ.

Mais les choses auraient été bien différentes s'il avait suffi à Azula d'ordonner à ses hallucinations de disparaître pour qu'elle la laissent tranquille.

Le voilà qui approchait de son pas hésitant et ridicule. Comment ce garçon si maladroit pouvait-il devenir le roi charismatique et autoritaire qui trônait, majestueux et intimidant, derrière le rideau de flammes dans la salle du Trône ? À mesure qu'il approchait, il semblait perdre de sa superbe.

« Hé, toi ! La salua-t-il en la gratifiant d'un sourire timide. Comment vas-tu ? »

Il se pencha pour l'embrasser sur la joue et Azula se maudit intérieurement de ne pas être capable d'empêcher le rouge de lui monter au visage.

Ces stupides baisers fraternels, exaspérants de chasteté, étaient la seule marque d'affection qu'il lui témoignait encore. Elle avait pu s'en contenter autrefois, mais avec tout ce qui s'était passé depuis, elle n'éprouvait qu'une profonde frustration. Et Azula se détestait d'attendre un geste aussi insignifiant avec tant d'avidité.

Elle aperçut Ty Lee qui les observait en coin depuis la fontaine où elle était assise. C'était au bord de cette sculpture qu'Azula avait avoué à Ty Lee, pour la première fois, qu'elle éprouvait des sentiments pour un garçon. Elle se demanda si son amie s'en souvenait aussi alors qu'elle les épiait, sans doute emplie de dégoût.

« Comment ? demanda-t-elle en s'apercevant qu'elle n'avait pas écouté un mot de ce que lui disait Zuko.

– Je disais que cette réunion du Conseil avait été interminable. Je meurs de faim. Le déjeuner doit nous attendre. Tu veux bien ? »

Cette courtoisie affectée, ce ton débordant de gentillesse , ces yeux remplis d'une douceur insupportable… Azula aurait voulu le gifler et laisser les traces de ses ongles pointus sur sa joue encore intacte. Elle aurait voulu le tirer par les cheveux et le rapprocher de son visage puis mordre, mordre dans ses joues, dans ses lèvres, dans son cou, jusqu'à le faire saigner.

Il ne méritait que sa violence. Elle lui montrait déjà une trop grande indulgence en le traitant avec indifférence. Pourquoi acceptait-il qu'elle le traite ainsi ? Il était le Seigneur du Feu et elle le méprisait ouvertement aux yeux de tous. Il aurait dû être furieux, et c'était comme si ça ne lui faisait rien ! Elle voulait lui faire mal et n'y arrivait pas. Mais si elle avait obéi à ses pulsions à toutes ses pulsions – il l'aurait crue folle à nouveau ou l'aurait repoussée avec dégoût.

Si Zuko l'avait désirée un jour, c'était bien fini. Elle aurait dû savoir que ce ne serait pas éternel. Même la disparition de Mai n'avait pas suffi à le jeter dans ses bras. Elle avait cru bien naïvement que son épouse était le dernier rempart et qu'une fois écroulé, il n'aurait plus eu de raison de lui résister.

Sans attendre sa réponse, Zuko appela Ty Lee qui les rejoignit rapidement, l'air un peu mal à l'aise. Azula savait qu'elle n'aimait pas se trouver là quand ils étaient ensemble. C'était difficile de dire qui était le plus gêné des trois quand ils quittèrent le jardin pour se rendre vers la salle à manger.

Sur le chemin, Azula décida qu'elle ne pouvait plus supporter toutes ces incertitudes. Le temps était venu pour Zuko de prouver sa loyauté et elle pensait savoir comment s'y prendre. Mais avant cela, elle devrait lui prouver la sienne, regagner sa confiance. Ainsi que celle des rustres qui lui tenaient lieu d'amis.

« Voilà qui ne devrait pas te prendre plus que quelques centaines d'années... Mais je suppose qu'on peut toujours essayer», dit sa mère rêveusement en marchant à côté d'eux d'un pas tranquille.

Ferme-la, pensa Azula sans prendre la peine de tourner la tête vers elle pour voir se froncer ses sourcils bien dessinés.

Ils croisèrent sur leur chemin le paysan de la Tribu de l'Eau et la guerrière Kyoshi qui détournèrent la tête pour éviter leur regard et pressèrent hâtivement le pas. Et Azula pensa finalement, avec amertume, que sa mère avait sans doute raison.


L'humidité suintait des trois pans des parois dans lesquelles des roches de teintes et de formes variées étaient incrustées. Au plafond, la bouche d'un long boyau de métal dont l'autre extrémité sortait de terre, des mètres et des mètres au-dessus, conduisait l'oxygène dans la petite cellule insalubre où Mai attendait, allongée sur le dos sur un matelas dur et taché posé à même le sol.

Elle fixait résolument le plafond là où se trouvait le tuyau, comme si elle avait rêvé de s'y faufiler pour s'évader enfin de sa prison. Indifférente à la silhouette de l'homme à la carrure imposante qui la questionnait de l'autre côté des barreaux de fer, elle poussa un profond soupir et se retourna vers le mur, caressant du bout des doigts la paroi friable. Des morceaux de terre brunâtre tombèrent du mur sur le matelas et vinrent s'ajouter au taches qui le recouvraient déjà, comme les points d'une constellation.

« Je comprends votre impatience et votre mécontentement, Lady Mai, croyez-le bien. Je suis un galant homme voyez-vous. » Ignorant le reniflement méprisant émis par Mai pour ponctuer ces paroles, il reprit : « L'idée de laisser une femme aussi élégante et d'un tel prestige moisir entre les murs suintants d'une cellule aussi miteuse choque mon imagination. Je peine parfois à dormir la nuit en y songeant.

– Pauvre de vous, rétorqua Mai d'une voix monocorde. Si vous y tenez tant, nous pouvons échanger. Je n'y vois aucun inconvénient. Je n'aimerais pas être la cause de vos cauchemars. »

Lu Fang ricana. Il ne pouvait s'empêcher d'apprécier cette profane au tempérament de feu. Le récit que ses hommes lui avaient fait de sa capture à l'orée de la forêt, où il avait posté quelques soldats en faction, l'avait fasciné. Ses compétences de combat étaient vraiment extraordinaires. Si elle n'avait pas été ralentie par la nécessité de protéger sa famille ce jour-là, jamais ils n'en seraient venus à bout.

Il lui vint à l'esprit que la nature était parfois bien injuste. Une femme telle que Lady Mai était faite pour recevoir à la naissance ces dons prodigieux qui n'étaient accordés qu'à quelques rares élus. Savoir que son incapable de mari, cet imbécile notoire, pas même capable de faire un héritier à sa femme, avait hérité de ce talent et régnait sur l'une des plus grandes Nations du monde, le rendait malade.

– Chaque chose en son temps, ma chère. Je vous ai déjà expliqué que de tels privilèges ne peuvent être accordés qu'aux hôtes de marque.

– Dame du Feu n'est pas un titre suffisamment prestigieux pour vous ? réagit-elle en tournant vers lui un regard morne, façon pour elle d'exprimer son intérêt.

– Madame, là d'où je viens, le pouvoir, le confort et la richesse ne s'obtiennent guère à la naissance. J'ai travaillé dur toute ma vie pour être là où j'en suis aujourd'hui. Pour moi, la naissance d'une personne ne la distingue guère des autres. Que vous soyez l'épouse d'un dirigeant pervers et incompétent, une simple putain de l'anneau inférieur de Ba Sing Se, ou même l'Avatar en personne ne préjuge aucunement de votre valeur à mes yeux. Seuls vos actes vous rendent digne d'obtenir des choses.

– Quel discours émouvant. Vous me rappelez cet imbécile de Long Feng. Vous êtes l'un de ces parvenus qui pensent avoir le droit de régner sur le monde simplement parce que la vie n'a pas toujours été simple pour vous. Je vous en prie, épargnez-moi le récit larmoyant de votre passé misérable.

– À vrai dire Madame, je viens d'un milieu plutôt aisé. J'aurais pu vivre une vie confortable si les vôtres ne m'avaient pas dépouillé de tout ce qui comptait.

– C'est donc cela ? répondit Mai en se redressant, le dos adossé au mur, les bras croisés sur ses genoux. Un méchant soldat de la Nation du Feu a volé votre doudou et vous passez votre frustration sur un peuple tout entier ? »

Les petits yeux vert d'eau de Lu Fang se plissèrent, faisant naître des petites rides tout autour.

« Je suis heureux de constater que vos détestables conditions de détention n'ont pas entamé votre sens de l'humour.

Mai ne répondit pas, et cligna simplement des yeux en haussant les sourcils dans une expression de suprême mépris. Il poursuivit :

« Malheureusement, voyez-vous, c'est un peu plus grave que cela. Pour être précis, la Nation du Feu m'a enlevé ma famille…

– Voilà, soupira Mai, nous y sommes. Le récit larmoyant et pathétique du brave petit orphelin qui a gravi les échelons tout seul après avoir passé des années à dérober des pommes pourries sur les étals des marchands et à dormir dans les ordures, tout en se promettant intérieurement qu'il aurait un jour sa revanche. On dirait le scénario d'un mauvais roman. Pitié, épargnez-moi cela.

– Vous me prenez par surprise, ma chère. Connaissant votre mari et ses penchants pour les membres de sa famille... » Là il marqua une pause pour s'assurer qu'elle saisisse bien l'allusion. « Je vous pensais plus sensible à ce genre de questions. »

Mai ne répondit toujours rien mais il nota avec satisfaction la petite ride qui s'était formée entre ses deux sourcils et qui traduisait son agacement. Avait-il enfin touché un point sensible ?

« Voyez-vous, j'avais autrefois une petite sœur…

– Et alors ? Vous voulez me dire que vous aussi, vous la baisiez le soir sur le lit miteux de votre taudis ? Dans des draps de soie ou sous des haillons, je ne vois guère la différence. Mais vous êtes bien placé pour savoir que la valeur de nos actes ne dépend pas de notre naissance, n'est-ce pas ? »

Lu Fang eut un mouvement de recul. Apparemment il lui faudrait davantage de patience et de ressources qu'il ne l'avait imaginé pour venir à bout de cette femme au cœur de glace.

Il se surprit à comprendre un peu ce qui avait pu pousser le Seigneur du Feu dans les bras d'une autre. À côté de cette reine inflexible probablement frigide – et plate comme une limande avec ça ! – , toute option devait paraître plus désirable.

Il n'était pas question pour autant de montrer son trouble à cette femme. Lu Fang devait garder le contrôle sur la situation. Il ne pouvait non plus trop l'abîmer. Il avait besoin d'elle pour accomplir ses projets.

Refoulant la vague de colère qu'il sentait naître en lui, il se composa un sourire et reprit :

« Vous êtes une femme intelligente, Lady Mai. J'apprécie cela. Je suis certain qu,'ensemble, vous et moi pourrions faire de grandes choses. Mais puisque nous en sommes à comparer les situations familiales de chacun... »

Il fit une pause pour ménager son effet et sortit de sa poche un petit paquet enveloppé de tissu qu'il caressa du bout des doigts, presque amoureusement. Le petit glapissement d'impatience qui échappa des lèvres de Mai ne lui échappa pas. Mais elle ne dit pas un mot et ne demanda pas ce que contenait le paquet.

Dommage, songea-t-il avec regret. Puis il reprit :

«Les frères et sœurs. Pas toujours facile, n'est-ce pas ? Je ne crois pas me tromper en affirmant que vous avez vous-même un jeune frère, n'est-ce pas ? »

– Si vous essayez de faire vibrer ma corde sensible, vous perdez votre temps Lu Fang. Je ne suis pas du genre sentimentale. Partez maintenant. Je ne sais pas ce que ce traître de Wu vous a dit, mais je ne vous aiderai pas à renverser Zuko. Ni à trahir ma nation.

– Qui vous parle de trahir votre nation ? En coupant sa tête, vous lui donnez l'occasion inespérée de renaître plus forte et plus juste. »

Mai ne répondit pas, visiblement pas convaincue. Bien. Elle ne lui laissait pas vraiment le choix. Il était temps d'abandonner tout faux-semblant.

« Très bien, vous avez raison, il semble que je perde notre temps à tous les deux, bien que le mien soit plus précieux que le vôtre. J'irai donc droit au but. Avez-vous une petite idée de ce que contient ce paquet ? »

Et il fit passer entre les barreaux de la cellule le petit paquet en tissu.

Mai se leva doucement et approcha des barreaux. Un éclat argenté illumina son regard habituellement endormi et Lu Fang sut qu'il avait gagné. Wu avait vu juste, comme toujours.

« Donnez-moi ça, ordonna Mai d'une voix sourde où perçait l'angoisse.

– Êtes-vous sûre de vouloir voir ? Ce n'est pas un spectacle pour une dame de votre rang. »

Avant qu'il ait pu réagir, elle lui avait arraché le paquet des mains. Elle l'ouvrit avec des gestes fébriles, les doigts tremblants, une angoisse mortelle dans ses yeux bridés. Lu Fang ferma les siens, prit une grande et agréable inspiration et attendit.

Le cri arriva plus vite qu'il ne l'avait imaginé et il entendit un bruit mat quand les deux petits doigts ensanglantés tombèrent sur le sol de la cellule. Il rouvrit les paupières sur une Mai livide qui se tenait debout, le dos plié vers l'avant, une main sur sa bouche pour se retenir de vomir, suffoquée.

« Tom-Tom ! Qu'est-ce que vous… vous, espèce de bâtard ! Qu'avez-vous fait ? »

– Allons, allons ma chère. Il n'y a aucune raison de paniquer. Votre jeune frère est en parfaite santé et se remet déjà de ses blessures grâce aux bons soins de nos meilleurs guérisseurs. Bien sûr il a beaucoup pleuré. Les gosses, vous savez…. Mais non, pardonnez-moi, vous n'avez guère eu l'occasion d'en avoir. »

Mai s'agrippait maintenant des deux mains aux barreaux, les yeux fixés sur les deux petits cylindres de chair à ses pieds, et essayait toujours de reprendre son souffle.

« Si vous… si vous touchez encore à un cheveu de mon frère, je…

– Aurais-je finalement réussi à faire vibrer votre corde sensible ? ironisa-t-il.

La Dame du Feu ne répondit pas et leva seulement sur lui ses yeux aussi froids qu'un rude hiver. Il y lut un désir de meurtre et de vengeance.

Très bien, pensa-t-il, exactement ce dont j'ai besoin. Finalement, elle est capable d'éprouver quelque chose !

Lu Fang savait que le moment venu, il saurait rediriger cette haine contre une autre cible. Il lui suffirait de brandir devant ses yeux la preuve que la princesse de la Nation du Feu avait définitivement pris sa place dans le cœur et dans le lit de son mari ; et de la convaincre que cette attirance contre-nature était à l'origine de toutes ses souffrances.

Pendant qu'il réfléchissait, Mai s'était redressée. Son visage mince portait à nouveau son masque d'impassibilité malgré les traînées de larmes qui striaient encore ses joues que l'absence de lumière rendait grises.

« Où est-il ? Où sont mes parents ?

– Chaque chose en son temps, Madame, chaque chose en son temps. Voyez-vous, je ne peux pas encore vous répondre. Votre jeune frère est un garçon courageux. Une future excellente recrue pour mon armée. Nous manquons justement de chair à canon à placer en première ligne !

– Espèce de salaud ! Immonde bâtard ! Il n'a pas huit ans !

– Huit ans, dites-vous ? Trop jeune pour saisir toutes les subtilités de cette sordide affaire. Mais déjà bien assez grand pour comprendre que sa grande sœur préfère le voir démembré ou jeté sur le champ de bataille pour protéger un mari incestueux qui ne se soucie même pas d'elle. »

Après cela, la discussion devint moins stimulante. Le flot d'insultes qui échappa des lèvres de la jeune femme déferla sur lui, avec toute la violence mais aussi l'impuissance des vagues qui se fracassent contre la roche inébranlable.

Il ne fut pas certain qu'elle l'eût entendu quand il lui proposa de réfléchir à sa proposition et l'informa qu'il reviendrait la voir bientôt.

Il quitta les cachots, un sourire satisfait étirant son visage à la mâchoire carrée.

Au loin, les hurlements de rage de la prisonnière continuèrent de le poursuivre, résonant entre les murs de la galerie.

Ce n'était plus qu'une question de temps avant qu'il ne fasse plier l'inflexible Dame du Feu. Mais pour que son plan fonctionne pleinement, il avait besoin de Wu. Il avait une nouvelle mission à lui confier.


C'est tout pour aujourd'hui! J'espère que vous avez aimé.

Voici vos devoirs pour la prochaine fois:

1) Vous avez pu voir dans ce chapitre comme Azula et Zuko meurent d'envie d'obtenir l'attention de l'autre. Lequel craquera le premier et dans quelles circonstances?

2) Qu'est-ce que Lu Fang va demander à Mai ? Que va-t-il lui proposer en retour ? Va-t-il lui proposer quelque chose en retour ? Qu'espérez-vous de ce personnage ?

3) Quelle menace Kojiro et son père peuvent-ils faire peser sur la couronne de Zuko ? Les menaces d'Iroh suffiront-elles à contenir leur désir de revanche?