Chapitre 28 – La croisée des chemins
« Je ne comprends toujours pas pourquoi il faut qu'on fasse ça maintenant ! Le jour est à peine levé, Katara ! J'ai mal à la tête. Et puis Suki et moi avons à peine fermé l'œil de la nuit !»
– Je ne veux surtout pas savoir pourquoi ! le coupa sa sœur, soudain alarmée, agitant les deux mains devant elle pour plus d'emphase. Et puis si tu n'avais pas vidé deux bouteilles de vin hier soir, tu n'aurais pas mal à la tête ! »
Sokka grommela.
« Tu n'as vraiment pas un de tes tours de magie pour faire passer la gueule de bois ? Tu répares des os et ressuscites des morts avec ta maîtrise de l'eau, mais tu ne peux pas faire passer ma migraine ? »
Katara lui tourna le dos, leva le menton d'un air hautain et se remit en marche.
« Le meilleur remède à ce que tu as maintenant, c'est le remords et la douleur qui te dissuaderont de recommencer ! Suki m'en sera reconnaissante ! »
Dieux ! ce qu'elle pouvait être exaspérante ! Quand Katara cesserait-elle de se comporter comme leur mère ? Sokka avait espéré qu'en devenant père, sa jeune sœur cesserait de le traiter comme un enfant et comprendrait qu'il était devenu un adulte responsable.
Bon, certes, vider la cave de l'ancien Seigneur du Feu n'était peut-être pas la meilleure façon de le montrer, songea-t-il en plaquant ses deux mains contre son crâne douloureux.
« Dépêche-toi, Sokka ! Nous devons ramener assez de coquillages et les ouvrir à temps pour le repas de ce midi. Nous avons du travail ! »
Katara marchait devant lui. Sa silhouette se reflétait sur la fine pellicule d'eau recouvrant le sable humide jonché de petits coquillages, d'algues marines et de cailloux aux teintes multiples. Derrière eux, se dressait la maison de vacances où tout le monde était encore endormi. Des traînées roses et bleues striaient le ciel matinal et des albatros planaient tranquillement au-dessus d'eux, indolents voyageurs qui scrutaient la mer en quête d'une proie à engloutir. Cela rappela à Sokka qu'en plus d'avoir mal à la tête, il était affamé.
Il accéléra le pas pour rattraper sa sœur qui marchait d'un pas sûr et rapide.
« Pourquoi est-ce qu'on ne va pas au marché pour acheter tout cela ?
– Nous ne sommes pas le groupe le plus discret sur l'Île de Braise au cas où tu ne l'aurais pas remarqué ! Des gens nous ont identifiés l'autre jour à la plage. On ne peut pas prendre le risque que Zuko et Azula soient reconnus. »
Sokka fronça les sourcils. Pourquoi toutes leurs décisions gravitaient-elles toujours autour de ces deux-là ? Comme il était toujours contrarié, il changea d'angle d'attaque :
« Je ne comprends toujours pas pourquoi nous devons nous lever à l'aube pour ça…
– Parce que c'est à marée basse qu'il y a le plus de coquillages à ramasser, imbécile !
– Corrige-moi si je me trompe, mais tu n'es pas censée être une maîtresse de l'eau ? Tu ne peux pas soulever toute cette flotte là-bas et je n'aurais qu'à ramasser tous les coquillages et les poissons qu'on veut ? » Il désigna la mer dont l'on entendait le doux rugissement au loin.
– Tais-toi et cesse de dire des sottises ! Même Aang ne peut pas juste « soulever » la mer !
– Je croyais que c'était au tour de Zuko et de la folle-dingue d'être de corvée de cuisine ! »
Katara stoppa net et Sokka faillit la percuter dans le dos.
« Hé ! Tu ne peux pas faire…
– Azula a fait une rechute cette nuit, annonça-t-elle calmement sans se retourner.
– Qu-quoi ? Comment ça une rechute ?
– Je ne sais pas exactement ce qui s'est passé, mais quand nous sommes rentrés avec Aang et Toph, nous avons entendu des cris provenant de la chambre d'Azula. Zuko était en train d'essayer de la contenir. Elle criait et se débattait comme une forcenée.»
Sokka se figea, momentanément incapable de parler. Comment se pouvait-il que…
« Donc tu savais qu'elle était redevenue barjo et tu l'as quand même laissé dormir sous le même toit que nous? » s'offusqua-t-il d'une voix rauque que la colère et la consternation rendaient méconnaissable.
Cette fois Katara se retourna et ses yeux saphir brillèrent d'un éclat étrange. Elle s'avança vers lui et se saisit de la main de Sokka dont les bras sans force pendaient mollement sur le côté.
« Je comprends que tu dises ça ! répondit-elle précipitamment. Mais je t'assure qu'il n'y avait pas de danger. Je l'ai apaisée et Zuko lui a redonné son traitement. Lui et Toph se sont relayés pour la veiller toute la nuit. Il n'y avait aucune raison de penser qu'elle aurait pu vous faire du mal à Suki et à toi.
– Je me fiche totalement de ce qu'elle peut me faire ! » s'emporta Sokka, si fort qu'un groupe de sternes qui fouillaient tranquillement le sable mouillé à l'aide de leur long bec, s'envola dans un bruissement d'ailes apeuré. « Je suis assez fort pour la contenir ! Mais comment as-tu pu accepter de mettre Suki en danger en toute connaissance de cause ? Elle est enceinte de six mois ! À quoi pensais-tu ?
– Sokka, calme-toi !
– Non je ne me calmerai pas ! J'en ai assez de devoir faire semblant de la traiter comme l'une des nôtres alors qu'elle ne s'est jamais comportée avec nous qu'en ennemie ! Quand elle ne passe pas son temps à nous jeter des éclairs mortels, elle se moque de nous et nous méprise, nous traite de paysans incultes et nous regarde avec du dégoût dans les yeux ! Et son imbécile de frère qui s'accroche à elle comme si elle allait s'envoler et se plie à tous ses caprices. Tout ça pour d'assurer une place bien chaude dans son lit le soir !
– Sokka, s'exclama Katara, visiblement choquée. Tu ne sais pas ce que tu dis. Zuko n'a jamais… » Mais elle s'interrompit, tournant la tête derrière elle, ses yeux balayant la plage déserte. « Tu as entendu ?
– Entendu quoi ? râla Sokka. Je n'entendais que ta douce voix mélodieuse qui me vrillait les tympans !
– Une voix. J'ai entendu quelqu'un qui criait, ou qui pleurait. Là-bas !»
Et elle partit en courant. Avec un soupir exaspéré, il courut derrière elle.
Ils aboutirent bientôt sur un amas de rochers, barrière minérale naturelle qui formait un arc de cercle au milieu de l'étendue sablonneuse. En tendant l'oreille, Sokka perçut un sanglot lui aussi. Après avoir échangé un regard inquiet avec sa sœur, il se précipitèrent vers l'origine du bruit.
C'était une jeune fille aux cheveux noirs détachés qui retombaient sur ses épaules secouées de tremblements incontrôlables. Elle était recroquevillée sur elle-même entre les rochers et des sanglots jaillissaient quelquefois parmi les cris des oiseaux dont le nombre s'accumulait dans le ciel au-dessus d'eux.
« Azula ? » murmura Katara avant que Sokka en ait eu le temps. Qu'est-ce que tu fais ici ?
La jeune fille tourna vivement la tête et braqua sur eux deux yeux d'ambre agrandis par la peur. Des cernes creusaient son regard et ses mains tremblaient terriblement.
« Ne me- ne me faites pas de mal ! »
Et elle essaya de reculer en lançant ses jambes devant elle, envoyant du sable vers leurs pieds. L'image était aussi inattendue que lamentable et Sokka pensa qu'il aurait pu éprouver de la pitié si cela avait été n'importe qui d'autre.
Il regarda sa sœur s'agenouiller vers Azula et lui parler doucement, une main posée sur son épaule dans une attitude maternelle. Sokka, pendant ce temps, terriblement gêné, regardait autour d'eux, espérant trouver de l'aide, quelqu'un d'autre, n'importe qui à part eux, qui pourrait s'occuper de la princesse cinglée qui gémissait à ses pieds.
« Je ne sais pas pourquoi je suis ici, réussit finalement à dire Azula qui avait laissé Katara s'asseoir à côté d'elle. Quelle heure est-il ?
– L'aube est levée depuis quelques minutes seulement. Tu as sûrement été victime d'une crise de somnambulisme. Est-ce que cela t'arrive souvent ?
– N-non. Enfin, je ne sais pas, bafouilla-t-elle. Où est Zuzu ? Je veux voir Zuzu.
– On va te ramener à lui, répondit Katara d'une voix ferme en échangeant un regard avec son frère. Pas vrai, Sokka ? Est-ce que tu peux te relever, Azula ?
– Je-je crois, oui. »
Mais quand Katara l'aida à se relever, la princesse poussa un cri et s'effondra sur elle-même. Assise sur le sable, elle porta ses mains à sa cheville.
– Tu as dû te fouler la cheville, ce n'est rien, dit Katara qui s'était à nouveau jetée à genoux auprès d'elle et examinait les articulations d'Azula. Sokka et moi allons te porter jusqu'à la maison où je pourrai t'examiner.
– Tu ne peux pas la soigner ici ? geignit Sokka, profondément dégoûté à l'idée de seulement toucher la princesse.
– Je pourrais mais cela prendrait du temps et elle est frigorifiée. Il faut la ramener à Zuko. Il doit être totalement paniqué à l'heure qu'il est.
– Ou alors bien au chaud dans ses draps, en pointant le menton vers Azula. Trop épuisé par leurs ébats pour l'avoir entendue se réveiller !
– Sokka ! » cria Katara, choquée par sa grossièreté.
À ses pieds, Azula avait levé des yeux furieux vers lui.
– Comment oses-tu, sale rustre, sale pervers de petit paysan ! Je vais…
– On se calme ! On ne va rien faire du tout, s'interposa Katara. Nous allons tous reprendre nos esprits et te ramener à la maison. C'est bien compris ? »
Le ton féroce de sa voix les incita au silence. Ses yeux noircis par la colère firent le reste.
Azula n'osa pas protester et c'est ce qui persuada Sokka d'entendre raison.
Il se baissa pour joindre ses mains à celles de Katara. Ensemble, ils utilisèrent leurs avants-bras pour former une chaise de fortune pour Azula. Sokka essaya de ne pas frémir quand Azula passa un bras au-dessus de son épaule et s'assit péniblement sur son avant-bras. Elle fit de même avec Katara et ils se mirent en marche, gênés dans leur progression par leur différence de taille qui rendait l'assise bancale. Azula devait sans cesse remuer pour se maintenir en équilibre. Quelques mois auparavant, Sokka aurait été ravi de cette proximité inattendue. Bien qu'il eût toujours détesté Azula et ses manigances, il n'était pas aveugle et ses charmes ne lui avait pas échappé. Mais après ce que cette garce avait fait à Suki… Il aurait préféré embrassé un komodo-rhino !
Il fut donc soulagé quand ils virent arriver Toph, Aang et Zuko qui se précipitaient vers eux. En reconnaissant son frère, Azula émit une plainte étranglée et sauta littéralement sur le sable. Elle s'effondra sur le sol mais cela ne ruina pas sa détermination. Elle trébucha, tomba, se releva, trébucha à nouveau mais atteignit finalement les bras de son frère qui la serra si fort contre lui qu'il la souleva du sol.
« Comment vas-tu ? Où étais-tu ? J'étais mort d'inquiétude ! criait-il en dégageant ses cheveux de son front qu'il embrassa plusieurs fois, à la grande répulsion de Sokka.
Il laissa Katara raconter qu'ils avaient trouvé Azula, totalement confuse et perdue sur la plage. Il écouta vaguement Zuko qui expliquait comment, en s'éveillant, il n'avait pas trouvé Azula allongée près de lui.
« Je me suis réveillé une ou deux heures avant l'aube. Elle était encore là et dormait profondément. Et quand j'ai rouvert les yeux à l'aube, elle – tu avais disparu. » Il ponctua sa phrase d'une caresse sur la tête d'Azula qui se blottit un peu plus contre lui. Les autres commencèrent à parler tous en même temps, spéculant sur ce qui avait pu se passer.
Une terreur soudaine saisit alors Sokka.
« Quelqu'un a vu Suki ? demanda-t-il, couvrant de sa voix tonitruante la conversation de ses amis.
– Nous l'avons laissé dormir, répondit Toph. Aang était réveillé et Zuko est venu me chercher. Nous n'avons pas pensé à…
– Alors ça veut dire qu'elle est toute seule ? Personne n'est allé voir ? répéta-t-il, incrédule, hurlant maintenant. Il dit que cette cinglée s'est réveillée avant l'aube, quand j'étais déjà levé pour retrouver Katara ! Elle a eu le temps d'entrer dans notre chambre et de lui faire du mal !
– Du calme, Sokka ! intervint Aang, l'inquiétude dansant dans son regard brun. Je suis certain qu'Azula n'a fait aucun mal à Suki. Nous aurions entendu quelque chose. »
À côté de lui, Zuko jeta à Sokka un regard mauvais et serra Azula plus fort contre lui, comme pour lui épargner d'entendre ce qu'ils venaient de dire. Sokka aperçut l'oeil mordoré d'Azula entre les bras de son frère et fut certain d'y avoir vu briller un éclat doré plein de malice.
Alors qu'il s'apprêtait à rétorquer, Katara cria en désignant quelque chose du doigt. En se retournant, Sokka reconnut Suki qui avançait vers eux d'une démarche un peu chaloupée à cause de son gros ventre. Il poussa un grand soupir de soulagement et se précipita vers elle pour la prendre dans ses bras.
On tapota sur son épaule et Sokka fit volte-face. C'était Zuko. Il avait lâché Azula qui se tenait un peu plus loin, soutenue par Aang et Toph et ne ratait pas une miette de la scène.
« Je crois que tu dois des excuses à ma sœur, grommela-t-il.
– Ta sœur, comme tu as encore le culot de l'appeler, a failli tuer ma femme et mon enfant à naître. J'ai fait assez d'efforts et de compromis comme ça ! Je refuse de faire semblant plus longtemps ! Cette barjo fait flipper tout le monde et se fiche totalement de nous. Tout ce qui l'intéresse, c'est de savoir quand tu vas enfin te décider à la baiser, si ce n'est déjà fait ! Alors en ce qui me concerne, je m'excuserai quand elle brûlera enfin dans les flammes de l'enfer. »
Sokka ne vit pas venir le poing de Zuko. Curieusement il ne sentit rien mais il fut surpris par le craquement sinistre qui se produisit quand la main resserrée du Seigneur du Feu s'abattit sur son arcade. Les cris affolés de leurs amis tout autour d'eux semblaient lui parvenir d'un autre monde. Seule la sensation du sable humide sous son dos permit à Sokka de comprendre qu'il était tombé à terre.
Un soleil orangé se dressait au-dessus de l'horizon que lui dissimulait la tête de Zuko, à cheval sur lui qui abattait son poing sur sa mâchoire, encore et encore.
Un jet de sang jaillit de son nez et brouilla sa vue, mais il eut le temps d'apercevoir le halo de flammes ardentes qui entourait le poing de Zuko alors qu'il s'apprêtait à l'écraser sur son visage. Puis le disque solaire lui apparut entièrement, aveuglant de clarté.
Sokka comprit confusément que quelqu'un, Aang, probablement, avait repoussé Zuko juste avant qu'il ne lui brûle le visage.
Sokka se retourna sur le côté, crachant du sang sur le sable fin et ne vit que des jambes affolées qui se déplaçaient et couraient en tout sens, comme si leurs propriétaires exécutaient l'une de ces danses folkloriques que l'on voyait dans les fêtes de sa tribu.
« Sokka ! Mon chéri, est-ce que ça va ? »
C'était la voix apeurée de Suki qui se rua vers lui et prit sa tête entre ses bras.
On entendit des bourrasques, le fracas d'une grande quantité d'eau qui s'abat brutalement sur le sol et le souffle brûlant de boules de feu projetées loin devant. Et des cris. Des cris impossibles à identifier.
Le paysage retrouva ses contours et le rideau s'ouvrit sur une scène surréaliste : Zuko était allongé à plat ventre sur le sol, ses poignets prisonniers de deux solides rochers que quelqu'un – Toph, sans doute – avait fait jaillir du sable. Des grains de sable étaient étalés sur ses joues, certains cristaux incrustés dans les plis de sa cicatrice. Une haine inimaginable illuminait ses yeux dorés et pour la première fois depuis des années, Sokka revit l'ennemi qui les avait tant pourchassés.
Juste devant lui, se dressait Azula, échevelée. Elle prenait maladroitement appui sur son pied valide. Des serpentins d'un bleu électrique s'enchevêtraient autour de ses poignets et une expression furieuse déformait ses traits. On entendait autour d'elle le son de l'électricité qui crépitait dans l'air. Elle paraissait terrorisée et Sokka craignit soudain pour leur vie à tous. Il savait d'expérience que rien n'était plus dangereux qu'une Azula effrayée, incapable de contrôler ses émotions.
Sokka baissa les yeux et découvrit avec horreur, que Katara gisait sur le sol à quelques centimètres de là où se trouvait Azula. Son corps inanimé reposait dans le sable, une grande tache plus sombre étalée autour d'elle à cause de la gourde d'eau qui s'était renversée quand elle était tombée.
« Katara ! hurla-t-il en essayant d'échapper à la prise de son épouse.
– Sokka, regarde ! cria Suki en l'immobilisant.
Et Sokka, obéissant, leva les yeux au-dessus de lui et il vit Aang, dont le corps recroquevillé lévitait haut au-dessus de tout le monde. Ses yeux brillaient d'un puissant éclat d'or, rendant invisibles ses iris et ses pupilles. Sa flèche scintillait sur son crâne chauve.
L'état d'Avatar ! pensa Sokka, terrifié. Il n'avait pas revu Aang entrer en transe depuis son mémorable combat contre Ozai. Le fait que son ami ait pris trente centimètres depuis cette époque et gagné une musculature impressionnante achevait de rendre cette vision saisissante.
« Seigneur du Feu Zuko, Princesse Azula ! »
Ce ne fut pas la voix d'Aang, mais celles de mille Avatars qui s'exprimèrent toutes en même temps par les lèvres d'Aang qui remuaient. Le son était parfaitement terrifiant.
« Par vos crimes et vos désirs contre-nature, vous êtes en train de rompre l'équilibre de ce monde ! Moi, l'Avatar Aang et ses précédentes incarnations vous lançons cet ultime avertissement : quittez cet endroit, rendez-vous dans votre palais et renoncez à toute velléité guerrière et à tout désir de vengeance ! Sinon, nous n'aurons d'autre choix que de vous anéantir ! »
Plus bas, sur le sable, la foudre qui tournoyait autour d'Azula se dissipa dans l'air et elle se jeta sur le corps de son frère, comme pour le protéger de l'ire de l'Avatar. Ses yeux terrifiés ne lâchaient pas Aang dont le corps se détendit et redescendit lentement.
Ses yeux à l'éclat lumineux se fermèrent et il tomba délicatement sur le sable aux côtés de Katara.
Sokka se releva malgré le sang qui brouillait sa vue. Toph et Suki l'imitèrent.
Il se rua vers les deux corps allongés sur le sol et prit la tête de sa sœur sur les genoux. Il la secoua doucement.
« Katara ! Je t'en prie, réveille-toi ! la supplia-t-il. Qu'est-ce que tu lui as fait, immonde salope ? Sorcière ! Espèce de monstre !»
Zuko s'était libéré des entraves qui avaient retenu ses poignets. Il était assis sur le sable, comme abasourdi, et tenait le corps tremblant de sa propre sœur contre lui.
Sokka allait se ruer vers eux quand il entendit une toux sèche. Sur ses genoux, la tête de Katara se redressa un peu et elle ouvrit les yeux.
« Sokka… est-ce que tu vas bien ?» furent les premières paroles qu'elle prononça d'une voix faible et tremblante.
Sokka fut si heureux de l'entendre qu'il la serra contre lui, arrachant à sa petite sœur un cri de protestation. L'électricité combinée à l'eau avait dû causer la perte de conscience de Katara. Mais elle semblait aller bien. Elle se redressait déjà pour se pencher sur Aang.
Tremblant de rage, Sokka se tourna à nouveau vers Zuko et Azula qui se relevaient maladroitement, agrippés l'un à l'autre. On aurait dit qu'ils ne formaient qu'une seule et même personne. Leurs têtes se touchaient et leurs cheveux ailes de corbeau se confondaient. On pouvait lire la peur et l'effarement dans leurs yeux si semblables.
Sokka eut une image furtive de ce frère et de cette sœur étroitement enlacés, nus dans un lit, et se sentit pris de nausées.
Allez brûler en enfer, fut la pensée la plus cohérente qu'il put formuler.
Pendant ce temps, Aang s'était relevé lui aussi et avait retrouvé son aspect normal et rassurant. Sokka le regarda s'avancer de quelques pas, intimidant malgré la douceur et la peine qui noyaient ses yeux bruns, et faire face au Seigneur du Feu et à la princesse. Un long silence enveloppa le groupe, seulement interrompu par le son des vagues au loin et les cris des oiseaux que toute cette agitation avait rendus fous. Ils avaient envahi le ciel de leur vol dispersé et semblaient s'interpeller dans l'infini du ciel bleu.
Le jour était tout à fait levé maintenant.
Ce fut la voix brisée par le chagrin mais solennelle d'Aang qui rompit le silence :
« Seigneur du feu Zuko, Princesse Azula. Vous avez fait votre choix. Nous voici à la croisée des chemins. »
Le soleil était en train de se coucher.
En bas, dans la maison, Azula dormait. Avec son autorisation, comme elle était très agitée, Zuko lui avait fait boire un puissant somnifère. Elle s'était assoupie dans ses bras et n'avait pas même remué quand il l'avait laissée.
Il se tenait maintenant sur la haute falaise qui dominait la maison. De là, il pouvait embrasser du regard toute la plage et l'océan qui s'étendait à perte de vue. Sa surface argentée se parait parfois de lueurs cuivrées ou dorées qui éblouissaient Zuko. Des bateaux glissaient silencieusement sur les flots apaisés.
Entre ses doigts nerveux, Zuko triturait machinalement des brins d'herbes qu'il avait arrachés au sol. A ses pieds, de hautes bruyères s'agitaient dans la brise de cette douce soirée d'été. La mélancolie de ce paysage de fin du monde bouleversait Zuko, mais elle n'était rien comparé au désespoir qui rampait dans ses veines. C'était un spectacle magnifique. Ç'aurait été un bel endroit pour mourir, se dit Zuko. Il aurait été si simple de se jeter de cette falaise. Il aurait suffi d'un pas et tout serait oublié. Enfin !
Mais il y avait Azula. Elle avait besoin de lui, comme il avait besoin d'elle, en cet instant où tous lui avaient définitivement tourné le dos. Zuko considérait encore la possibilité de la rejoindre, de s'allonger près d'elle et d'attendre son réveil. Là, dans cette chambre où ils avaient parfois joué enfants, avec pour seuls témoins les murs silencieux de cette maison vide, il pourrait enfin l'aimer. Il y avait pensé tout le long de cette triste journée qu'ils avaient passés blottis l'un contre l'autre dans le lit d'Azula, incapables de se parler, ou de se consoler. Oui, pourquoi ne pas la retrouver ? Qu'y avait-il d'autre à perdre ?
Le visage d'Oncle Iroh se dessina dans son esprit. Puis ceux de Kadao et de Taïma qui ne comprendraient pas. La douce et fidèle Ty Lee. Quelle serait la déception sur leur visage quand ils les verraient rentrer seuls ! Quelles horreurs allaient-ils imaginer ? Non. Il n'avait pas le droit de faire ce dont il avait si désespérément envie.
Et puis il y avait eu la terreur dans les yeux d'Azula quand il avait voulu la prendre. Ces mots insensés qui avaient franchi ses lèvres tremblantes.
La culpabilité fit remuer ses entrailles et il repensa à la promesse qu'il s'était faite la veille, dans la chambre. Il n'arrivait pas à croire que moins de vingt-quatre heures se fussent écoulées depuis.
Je tiendrai ma promesse, se dit-il. Je ne veux pas blesser plus de gens. Je serai son frère. Rien que son frère.
Il aurait dû savoir qu'il ne pouvait les avoir tous : ses amis et Azula. Dès le jour où il avait choisi de conduire sa petite sœur démente dans cet asile plutôt qu'en prison, une partie de lui avait su qu'il scellait son destin. Il serait inévitablement amené, un jour, à faire un choix. Il l'avait déjà fait une fois, à Ba Sing Se. Cela avait été terriblement difficile. Ça l'était bien plus maintenant.
Le ciel déroulait ses rubans cuivrés et incandescents au-dessus de l'eau argentée. Jamais l'Île de Braise ne lui avait paru si bien porter son nom.
L'Île de Braise aide à se comprendre soi-même. Elle vous révélera qui vous êtes vraiment, prétendaient les deux vieilles folles qui escortaient Azula partout pendant son adolescence.
Et qui était-il vraiment ? Que découvrait la mer une fois retirée ? Un roi tyrannique. Un frère incestueux. Un pervers qui quittait le palais la nuit pour retrouver une prostituée dans les bas-fonds de la ville, une vulgaire fille des rues qui ressemblait presque trait pour trait à la sœur qu'il n'avait pas le droit d'aimer.
Il entendit, avant de la voir, la petite silhouette qui le rejoignit sur la falaise. Il ne tourna pas la tête vers elle pour croiser son regard voilé. Il lui jeta simplement un regard en coin et aperçut son profil. Elle avait le visage tourné vers la mer et Zuko vit la lumière du soleil se refléter dans ses yeux brumeux.
« Ils sont tous partis, annonça-t-elle sans préambule.
– Je sais, je les ai vus », répondit-il évasif, en jetant devant lui quelques uns des brins d'herbe qu'il triturait dans ses mains. Il les regarda tournoyer un instant devant lui et se disperser dans le vent.
Il avait assisté de loin au départ de ses amis. Il avait longtemps suivi des yeux la petite tache blanche d'Appa qui évoluait dans les airs, aussi gracieux que les navires sur la surface lisse de l'océan. Il l'avait vue se détacher nettement dans l'écarlate du ciel. Puis, elle avait semblé clignoter au loin, comme les étoiles dans un ciel d'été, avant de disparaître tout à fait, engloutie par la mer qui dévorait tout.
« Quand pars-tu ? demanda-t-il.
– Je prendrai le premier bateau qui part à l'aube demain, répondit calmement Toph. J'ai rassemblé mes affaires. Je passerai la nuit dans l'une des cabanes de pêcheurs près du port.
– Tu peux rester ici cette nuit, si tu veux, proposa-t-il d'une voix hésitante, conscient de l'absurdité de son invitation.
– Je ne préfère pas. »
Un silence.
« Pourquoi n'es-tu pas partie avec eux ?
– Ils vont vers le Sud. Moi, je rentre chez moi. Mes élèves m'attendent. Je suis partie trop longtemps.
– Je suis désolé que les choses se terminent ainsi, dit-il.
– Moi aussi », répondit-elle, sincère.
Encore un silence. Zuko fixa son attention sur le vol d'un groupe d'oies sauvages qui passaient en cancanant devant le disque géant du soleil.
« J'espère que tu réussiras à rétablir la paix dans ton pays », reprit Toph. Et après un moment d'hésitation : « Et que vous serez heureux tous les deux. »
– Je n'ai jamais voulu cela, dit-il, accablé et honteux en baissant la tête vers ses pieds.
« Je sais, Zuko. »
– Pourquoi est-ce que ça n'a pas l'air de te dégoûter autant que les autres ? »
Zuko se posait cette question depuis longtemps déjà. Malgré sa réaction lorsqu'il en avait parlé avec elle et Aang dans la cour d'entraînement, malgré son caractère obstiné et retors, Toph semblait inexplicablement avoir...accepté. Zuko regrettait que les choses soient allées si loin aujourd'hui. S'il n'avait pas attaqué Aang quand ce dernier l'avait séparé de Sokka, Katara n'aurait pas eu besoin de le protéger. Et Azula ne se serait pas interposée entre eux pour frapper la jeune femme des premiers éclairs qu'elle avait été capable de produire depuis son accident. Katara aurait pu mourir par sa faute.
Toph avait assisté à une scène similaire dans les cachots du palais. Et elle lui avait déjà accordé une chance. Elle s'était jointe à Oncle Iroh pour mener son enquête et trouver les personnes qui avaient tenté d'assassiner Azula. Et elle était encore là ce soir, quand tous étaient partis sans un au revoir, sans rien d'autre que la promesse de ne pas parler à quiconque de ce qui s'était passé sur cette plage.
Mais c'était fini. Il était allé au bout de ce que Toph pouvait supporter. Elle était venue lui dire au revoir. Il savait qu'il ne la reverrait pas. Pas avant longtemps, du moins, ajouta-t-il intérieurement, incapable d'imaginer une vie entière sans revoir son amie.
Toph resta silencieuse un moment, jouant avec un bracelet de métal auquel elle imprimait des formes variées. La brise du soir faisait voleter les mèches de ses cheveux noirs autour de son front légèrement bombé. Au bout d'un moment elle parla :
– Je ne me suis jamais sentie à ma place dans ma famille. Je ne me sentais pas aimée pour qui j'étais mais seulement pour qui j'étais censée être : la petite fille de la puissante famille Beifong. J'aimais mes parents, mais ils ne me laissaient pas être...moi. J'ai rêvé toute ma vie d'être la fille de paysans robustes qui maîtrisaient la terre aussi bien que moi. Quand j'ai fait votre connaissance à tous, tu étais le seul en qui j'ai trouvé un reflet de ma situation. Toi seul avait une famille qui ne te comprenait pas. Tu étais une déception pour eux. Mais comme moi, tu ne pouvais pas renoncer à eux. Je t'ai admiré, profondément, quand tu as eu le courage de leur tourner le dos. Et je t'ai admiré plus encore quand tu es revenu vers Azula, quand elle avait le plus besoin de toi, alors que rien ne t'y obligeait. »
Elle marqua une pause et fabriqua dans sa main, à l'aide de son bracelet en acier, trois petites silhouettes qui se tenaient par la main. Stupéfait, Zuko vit une larme perler à la bordure de ses paupières.
« On ne choisit pas sa famille, reprit Toph. Et j'imagine qu'on ne choisit pas non plus toujours qui on aime, Zuko. On a beau essayer de toutes ses forces… des fois, c'est juste...là.»
Zuko se tut et essuya le plus discrètement possible les larmes qui roulaient sur ses joues.
« Je crois qu'avant de retourner à mon académie, je vais rendre une petite visite à mes parents.
– C'est un très beau projet », sourit Zuko en posant délicatement une main sur son épaule. Il fut heureux qu'elle n'essaie pas de se soustraire.
Ils se turent et écoutèrent un moment le cri rauque d'un albatros qui planait au-dessus d'eux, semblant se moquer de leur misère.
Zuko ferma les yeux.
« Elle doit être vraiment très jolie », soupira Toph, si bas qu'il ne fut pas certain d'avoir bien entendu.
Il répondit, plus faiblement encore, et le vent sembla emporter les mots à peine murmurés.
« Tu n'as pas idée. »
Seul dans la luxueuse salle de réunion, Iroh attendait l'arrivée des ministres de Zuko en vue d'un nouveau conseil de défense.
De part et d'autre de son crâne dégarni, deux épaisses mèches de cheveux argentés étaient ramenées en arrière et se rejoignaient en une queue de cheval, à défaut de pouvoir les retenir dans un chignon, comme le voulait la tradition. Il ne pouvait s'empêcher de se trouver ridicule. Pour couronner le tout, il transpirait abondamment dans ses vêtements royaux. La certitude qu'il n'était pas ici à sa place fondit sur lui une nouvelle fois et malgré tous ses sujets de préoccupation, il se sentait à la fois impatient et soulagé de savoir que son neveu rentrerait très vite se rasseoir à sa place sur le trône de feu. Iroh était trop vieux pour cela.
Il profita d'être seul pour jeter un œil furtif à un grand miroir accroché sur le mur à sa gauche et soupira au rouge et à l'or qu'arborait sa lourde robe d'apparat.
Il leva la tête pour observer les murs et le plafond ornementés dont il connaissait pourtant déjà tous les détails. Chaque volute, chaque arabesque, chaque sculpture était comme le clin d'œil moqueur d'un vieil ami. Iroh avait parfois l'impression absurde que les murs, comme les domestiques de ce palais, riaient de lui, lisaient en lui comme dans un livre ouvert et savaient qu'il aurait aimé être n'importe où ailleurs.
Partout, du rouge, du noir, de l'or, où qu'il posât le regard. Leur récurrence semblait le narguer. Iroh étouffait.
Le vieil homme en était venu à concevoir une forme de répulsion irrationnelle pour ces teintes solennelles qu'il avait un jour portées fièrement et qui maintenant lui rappelaient le prix de ses ambitions impérialistes et militaires. Le prix de sa propre sottise.
Ces couleurs lui avaient autrefois coûté un fils. Le rouge écarlate qui rehaussait chaque tissu, chaque mur, chaque artefact de la Nation du Feu faisait naître sur sa langue de gourmet le goût métallique et écœurant du sang.
Le sang de Lu Ten.
Se glisser dans ses draps le soir était comme se vautrer dans le sang de Lu Ten. C'était le sang de Lu Ten, encore, qui se coulait sur sa silhouette corpulente et lui donnait des frissons chaque fois qu'il revêtait la robe cramoisie de Seigneur du Feu que Zuko lui avait imposée avant son départ.
Jamais ils ne vous prendront au sérieux si vous portez ces frusques de roturier, mon Oncle. Vous devez leur rappeler qui vous êtes, que vous me représentez.
Iroh laissa échapper une petite exclamation de dépit. Zuko n'avait pas eu les mêmes scrupules, des années auparavant, quand il avait délaissé son trône pour vivre des aventures avec l'Avatar et sa bande. Iroh avait assuré la régence sans qu'on lui fît jamais remarquer la teinte de ses tenues. Bien sûr, le contexte pouvait expliquer ce volte-face. Arborer en ces murs, en ces temps troublés, les couleurs brunes et vertes que l'on portait volontiers à Ba Sing Se pouvait être mal interprété.
Cependant, ne put-il s'empêcher de remarquer, Zuko n'était pas aussi attaché aux symboles autrefois et ne ressentait guère le besoin éperdu de rappeler au monde entier son rayonnement et l'étendue de sa puissance. Iroh ne pouvait s'empêcher d'y voir un signe inquiétant : la marque d'Azula, imprimée durablement dans l'esprit de son frère, comme l'empreinte coquine des lèvres d'une maîtresse sur le cou de son amant après une nuit torride.
Rouges ces marques, rouge le sang, rouges les lèvres de l'envoûtante princesse de la Nation du Feu… Iroh se frotta le front. Il se demanda si la chaleur et la fatigue accumulées des derniers jours, l'anxiété née des derniers événements, ne commençaient pas à faire naître en lui le délire. D'ailleurs il se sentait un peu fiévreux.
La Nation lui avait pris un fils.
Allait-elle lui prendre son neveu également ?
Le feu, autrefois perçu par Iroh comme l'indice d'une puissance supérieure, prenait maintenant des allures de monstre dévoreur. La bête impitoyable qui ravageait tout achèverait-elle d'engloutir Zuko, comme elle avait englouti son frère et sa nièce, consumant leur humanité et leur raison ?
Mais Iroh craignait bien que ce fût un autre genre de flamme qui consumât son neveu depuis plusieurs mois. Une flamme de l'espèce la plus destructrice, de celle qui vous dévore le cœur et l'esprit. Celle-ci avait des yeux de la couleur de l'ambre, de longs cheveux lisses, épais et noirs comme une nuit sans lune, et d'irrésistibles lèvres rubis.
Iroh aurait tant aimé croire à la bonne foi d'Azula. Mais le doute qui ne s'était jamais tout à fait tu en lui quand il s'agissait de sa nièce instable, n'avait fait qu'augmenter quand il avait reçu sa lettre trois jours plus tôt, dans laquelle elle demandait à son oncle de leur envoyer au plus vite un aéronef pour un retour immédiat à la Caldera.
Iroh avait été stupéfait en reconnaissant le sceau sur l'enveloppe. Il avait cru à une erreur. Zuko avait bien insisté pour éviter tout contact durant leur séjour sur l'Île de Braise, de peur qu'une main malveillante interceptât leur courrier. C'était bien l'écriture d'Azula pourtant, sans aucun doute. Iroh reconnut sa prose mesurée et autoritaire à la fois, les phrases savamment tournées, enrobées de courtoisie mais qui ne dissimulaient pas tout à fait une forme de brusquerie.
"Nous avons besoin de vous, mon Oncle, disait la lettre. Des événements ont eu lieu. La Nation du Feu se trouve dans une situation plus périlleuse encore que nous le pensions L'Avatar nous a tourné le dos et nous menace. Mon frère bien-aimé, votre neveu, a besoin de tous les appuis : aura-t-il le vôtre ?"
Le cœur d'Iroh s'était douloureusement contracté en lisant ces lignes. Il avait aussitôt commandé que l'on envoyât Kadao chercher le Seigneur du Feu et la Princesse sur l'Île de Braise, sous bonne escorte. Qu'avait-il pu se passer ? Zuko s'était-il définitivement mis à dos l'Avatar et ses amis ? C'était sans aucun doute ce qui pouvait arriver de pire, et ce qu'il avait craint dès que son obstiné de neveu lui avait parlé de ce stupide projet de vacances. L'amitié d'Aang était sans doute l'un des derniers remparts qui protégeait le pouvoir de Zuko. Sans la présence dissuasive de l'homme le plus puissant et respecté du monde, les ennemis de Zuko seraient à la fête.
Une situation plus périlleuse encore que nous le pensions…
Sa nièce ne croyait pas si bien dire. C'était comme si les ennuis avaient attendu le départ de Zuko pour s'abattre en cascade sur la nation. Depuis qu'il s'était assis sur le trône, Iroh faisait face à un nombre incroyable de problèmes.
Suivant les directives imposées par son neveu, Iroh ne l'avait pas informé de la montée en puissance des Fils d'Agni au cours des derniers jours, ni de la façon odieuse dont ils utilisaient le fils de Tsuneo, pauvre bête de foire qui écumait les tréteaux de la ville et exhibait son atroce figure pour attiser la haine et la colère du peuple à l'encontre de ses tortionnaires.
De secret honteux et bien gardé, Kojiro était devenu en quelques jours le symbole vivant de la tyrannie exercée par le jeune Seigneur du Feu, et de l'amoralité de sa sœur, violente et incestueuse. Le visage calciné et suintant du jeune garçon était placardé sur les murs de la ville. On le voyait tantôt se tordre de douleur au milieu d'un déluge de flammes bleues, tantôt ramassé sur une chaise, le visage caché dans les mains dans un coin de l'affiche, pendant que, dans l'autre coin, le Seigneur du Feu couronnait une jeune femme aux yeux d'ambre et aux longs cheveux noirs. En quelques jours, Kojiro s'était forgé une notoriété qui n'en finissait pas de troubler Iroh.
Le pauvre garçon au visage d'écorché était devenu la coqueluche de la Capitale. Face à la gronde populaire, les Sages et Iroh n'avaient eu d'autre choix que d'annoncer la tenue d'un procès contre la princesse Azula. Iroh n'avait pas encore prévenu son neveu de cette décision et n'osait imaginer ce qui se passerait quand il aurait à le faire.
Quand il avait voulu parler à Tsuneo, il avait trouvé porte close. Le Commandant était introuvable. Lui, ainsi que six autres Commandants et Amiraux de la Nation du Feu. Ces mystérieuses disparitions étaient-elles l'œuvre des Fils d'Agni, suspectés de maintes disparitions et enlèvements ? Ou était-ce là le signe d'une action souterraine qui se préparait ?
Plus il repensait à sa dernière entrevue avec Tsuneo, plus Iroh craignait de n'avoir pas été assez persuasif. Peut-être les Fils d'Agni avaient-ils supprimé Tsuneo pour s'emparer de Kojiro ? Peut-être les avait-il rejoints de son propre gré ?
Affolés, les Sages étaient convaincus que ces enlèvements étaient l'œuvre de Lu Fang et suppliaient Iroh de réexaminer la demande d'extradition de la Princesse. C'était peut-être la seule solution, clamaient-ils. Un mal pour un bien. Il en allait de l'intérêt supérieur de la Nation.
La proposition d'un pacte de non-agression que Zuko avait envoyée à Kuei quelques temps avant la chute d'Azula était restée lettre morte. Ce silence était certes préoccupant, et les Sages avaient sans doute raison de s'alarmer, mais Iroh refusait de les écouter. C'était la dernière chose qu'il demanderait à Zuko. Il ne savait que trop bien quelle serait la réaction du jeune souverain.
D'autres affiches similaires à celle qu'Iroh avait trouvée à Ba Sing Se ornaient désormais les panneaux et les murs de la capitale. On reconnaissait le style de la propagande de Lu Fang et Iroh se demandait s'il était possible que, d'une manière ou d'une autre, le ministre des Armées de Kuei ait trouvé un moyen d'entrer en contact avec les Fils d'Agni.
Ces derniers semblaient mieux armés, mieux organisés. Leurs attentats faisaient chaque jour plus de victimes. Les Sages n'y croyaient pas. Pour eux, il était inconcevable que ces nationalistes radicaux frayent avec le peuple de la Terre. Ils ne se souciaient guère des Fils d'Agni qu'ils jugeait secondaires par rapport à la menace que représentaient le faible Kuei et le vindicatif Lu Fang.
Les Anciens n'étaient pas les seuls à ne pas prendre ces agitateurs au sérieux.
Les plaintes des familles de colons disparus ou assassinés se multipliaient, mais rares étaient celles qui atteignaient la salle du Conseil ou les oreilles d'Iroh. Le vieil homme craignait que les fanatiques ait réussi à recruter de nombreux éléments parmi les forces de l'ordre. On étouffait l'affaire, et pendant ce temps, l'incendie se propageait. Iroh soupçonnait qu'une frange importante de ceux qui constituaient l'élite de la Nation du Feu fût secrètement favorable à ce contexte, et s'en réjouît même. Certains des membres du Conseil des Sages y compris. Les idées progressistes de Zuko étaient loin d'avoir reçu l'accueil espéré. Quelque chose de ce genre devait arriver un jour ou l'autre.
Une mise au point s'imposait. Mais Iroh avait les mains liées, il ne pouvait prendre aucune décision sérieuse. Il appartenait encore à Zuko de prendre des mesures aussi importantes. Il était le chef incontesté des armées et lui seul pouvait donner l'ordre à ses hommes de prendre plus au sérieux la menace des Fils d'Agni et de réprimer les manifestations qui éclataient quotidiennement dans la rue. Tous étaient mécontents de la gestion de la crise : les colons comme les habitants légitimes. Les deux camps s'affrontaient parfois et de violentes échauffourées opposaient les citoyens. Un jeune soldat avait été retrouvé mort la veille. Son décès était imputable à un groupe de colons radicalisés qui sillonnaient les rues en quête de violence. Il semblait que les colons eux-mêmes, à qui Zuko avait largement ouvert les portes, commençassent à éprouver une vive animosité envers leur roi. Des deux côtés, on l'accusait d'être faible, de ne rien faire, d'avoir fui au pire moment. Sur ce dernier point, Iroh aurait eu du mal à les contredire.
"Je suis inquiète pour Zuko, disait Azula dans sa lettre. Les derniers événements l'ont profondément affecté. S'il sait pouvoir compter sur le soutien sans faille de sa sœur dévouée, il sait que ce ne sera pas suffisant. Il craint de ne plus pouvoir se fier à ceux qu'il pensait être ses amis. Il craint votre rejet. Le démentirez-vous, mon oncle ?"
D'après Azula, Zuko ignorait l'existence de cette lettre. Mais lui, Iroh, devait savoir! Elle avait expliqué comment, prise de folie, elle s'était attaquée à Katara. Comment Aang était entré en transe et les avait jetés à terre, Zuko et elle, les menaçant de représailles s'ils ne ramenaient pas la paix dans le monde. Les détails étaient obscurs et Iroh se demanda si elle les retenait volontairement pour éviter de l'effrayer.
"Je sais pouvoir compter sur votre discrétion, écrivait-elle. En ces temps troublés, on ne peut compter que sur la famille. Je suis certaine que vous ne me contredirez pas. Je n'ignore pas que nos relations ont longtemps été tendues mais nous avons quelque chose en commun : nous aimons tous deux Zuko. Je vous conjure, pour l'amour de lui, de me croire.
Vous voyez bien le tort que je me fais en vous confessant ceci. Zuko essaiera de vous cacher la vérité, ou il la déformera pour me protéger et épargner ses amis dont les intérêts lui tiennent toujours à cœur. J'en suis certaine. Il ne voudra rien vous dire de l'agressivité extrême dont j'ai fait preuve dans un moment de folie, ni de la grande violence dont a usé l'Avatar contre nous. Si vous saviez comme je regrette, mon Oncle ! Zuko est si malheureux à cause de moi !
Je sais que ce que je vous demande va à l'encontre de vos principes, mais je vous supplie de garder le silence sur cette triste affaire, au moins jusqu'à notre retour. Je crains, si Zuko se sent trahi à nouveau, que son tempérament fougueux ait raison de sa sagesse et qu'il ne commette l'irréparable.
Vous avez su calmer ses ardeurs quand, furieux de l'attentat sur ma personne, il était prêt à anéantir le Royaume de la Terre. Ne lui donnons pas une nouvelle occasion de perdre la tête. Si les Sages apprennent que l'Avatar nous a tourné le dos, ils demanderont aussitôt ma tête. Je ne crains pas Lu Fang, mais je refuse d'être le catalyseur de la colère de Zuko. Je ne serai pas celle qui l'a détourné de ses beaux idéaux et des valeurs humanistes dont il a finalement su me convaincre.
Je ne vous demande pas de me croire, mon oncle, quand j'affirme avoir changé au contact de Zuko. Je sais que c'est une cause perdue, mais je vous assure que seul le bonheur de mon frère et l'intérêt de la nation me tiennent à cœur. Une nouvelle guerre sèmerait le chaos et nous devons employer toute notre énergie à l'éviter.
Respectueusement,
Votre nièce, Azula."
La lecture de cette lettre avait jeté Iroh dans un trouble inimaginable. Aujourd'hui encore, il se demandait comment il allait accueillir son neveu et sa nièce. Iroh ne croyait pas une seconde à la sincérité d'Azula lorsqu'elle prétendait vouloir défendre les idéaux de Zuko. Mais elle n'avait pas tort sur un point : son frère n'hésiterait pas à déclarer la guerre pour la protéger. Il l'avait vu dans ses yeux dorés alors qu'il passait ses journées assis au chevet d'Azula, une rage contenue noircissant son cœur et son esprit, un peu plus chaque jour.
Si Aang n'avait pas été là et que l'implication de Mai dans l'attentat contre Azula n'avait pas été connue, Zuko aurait déjà envoyé ses troupes ravager Ba Sing Se. Il était d'ailleurs sur le point de convoquer tous ses Généraux au moment où Iroh avait découvert la probable trahison de la Dame du Feu.
Iroh fut distrait de ses réflexions par l'arrivée de Kando, le ministre des Finances, qui arrivait vers lui à petits pas, une liasse de documents sous le bras. Il fut très rapidement suivi de ses collègues qui s'engouffrèrent dans la salle, l'un après l'autre.
Quand ils furent tous assis autour de la grande table, Iroh les invita à s'asseoir. Il feignit d'ignorer les regards que s'échangeaient certains ministres et le petit sourire moqueur qui étira les lèvres du ministre de l'immigration Tadashi, quand ses yeux se posèrent sur l'attirail du Seigneur du Feu par intérim, tout engoncé dans son costume trop serré. L'homme qu'Iroh avait connu tout gringalet n'aurait pu mieux manifester le mépris que lui inspirait l'ancien Prince héritier. Iroh savait qu'un nombre non négligeable de généraux et responsables politiques et militaires n'avaient jamais pardonné la manière dont il avait abandonné son titre après la mort de Lu Ten.
Adoptant son air le plus majestueux possible, Iroh s'éclaircit la gorge et annonça :
« Bien, Messieurs, je vous propose que nous commencions ! »
Notes:
J'espère que ce nouveau chapitre vous a plu. L'inévitable s'est enfin produit : Azula et Zuko ont poussé la patience de la Team Avatar beaucoup trop loin et sont maintenant bel et bien seuls.
Comment pensez-vous qu'ils vont réagir au volte-face du Gaang ?
J'ai souhaité que Toph reste plus neutre dans cette affaire et je tenais beaucoup à cette scène avec Zuko : l'image de ces adieux était inscrite depuis longtemps déjà dans ma mémoire. J'espère que vous avez aimé lire cette scène autant que j'ai apprécié de l'écrire.
Que pensez-vous de la lettre d'Azula à Iroh ? Je suis curieuse de connaître votre avis à ce sujet.
Dans les chapitres 26 et 27, l'attitude d'Azula vous a peut-être semblé étrange, et même un peu OOC. Je sais qu'elle a pu paraître un peu stupide, surjouant les amoureuses transies et la co-dépendance. Sachez seulement que tout cela a été pensé à dessein, tant de sa part que de la mienne. Le prochain chapitre vous éclairera sur ses intentions. Je vous rappelle juste un passage du chapitre 24, que vous avez pu oublier et qui prenait place quelques temps après son réveil, quand Azula, encore très diminuée, était toujours très contrariée contre Zuko :
"Sur le chemin, Azula décida qu'elle ne pouvait plus supporter toutes ces incertitudes. Le temps était venu pour Zuko de prouver sa loyauté et elle pensait savoir comment s'y prendre. Mais avant cela, elle devrait lui prouver la sienne, regagner sa confiance. Ainsi que celle des rustres qui lui tenaient lieu d'amis."
Je tenais à vous rappeler l'existence de ce passage pour que vous abordiez plus tranquillement le prochain chapitre.
Merci de m'avoir lue et n'hésitez pas à laisser un commentaire!
