Chapitre 30 – Où un médaillon est retrouvé


« Tu m'as manqué, Ty Lee. »

Incrédule, Ty Lee sursauta un peu et tourna vivement ses yeux gris vers Azula. Elle ne croyait pas que son amie lui eût déjà témoigné verbalement son affection. Ty Lee savait qu'Azula l'aimait beaucoup. Elle avait pu le deviner à la façon dont la princesse se renfrognait quand elle la voyait rire ou s'amuser avec les autres filles de la Cour, au fait qu'elle la laissât lui peigner les cheveux et les lui tresser pendant des heures sans se plaindre, qu'elle l'invitât le soir à partager son dîner. Mais jamais elle n'avait employé les mots pour le dire.

« Toi aussi, tu m'as manqué », répondit-elle, sincère, un grand sourire éclairant son visage.

Azula s'assit au pied du camphrier sous lequel elles aimaient s'abriter. De là, elles pouvaient voir, sans être vues, les allers et venues des dames de compagnie et des gardes qui patrouillaient dans les galeries. C'était l'endroit parfait pour les commérages et les confidences. C'était non loin de là qu'Azula lui avait parlé un jour de l'amour sans espoir qu'elle éprouvait pour un garçon. Un garçon qui s'était révélé être son propre frère.

Ty Lee se demandait si la bonne humeur d'Azula signifiait que ses désirs s'étaient concrétisés. Elle était inhabituellement exubérante. Quoi qu'il en soit, Zuko n'avait pas paru partager sa joie quand elles l'avaient laissé avec son oncle dans le hall. Avait-il fait quelque chose qu'il regrettait ?

« Comment se sont passées tes vacances ? risqua Ty Lee dans un moment d'audace. Est-ce que tu t'es bien reposée ?

– Oui, regarde ! » Et elle retourna sa main pour lui montrer sa paume. Au bout de quelques secondes en jaillit une flamme d'un bleu pur qui illumina son menton pointu et colora un instant ses lèvres rouges d'une délicate teinte pourpre. Elle jeta sa paume en l'air et un magnifique arc azur traversa le ciel avant de retomber en une pluie de cendres sur l'herbe jaunie par cet été trop rigoureux.

« Tu peux le faire à nouveau ? » s'exclama Ty Lee surexcitée, qui ne put s'empêcher de bondir sur ses pieds. La dernière fois qu'elles s'étaient vues, c'était à peine si Azula pouvait maintenir une flamme plus de quelques secondes dans sa main. Et elles étaient orange alors.

« Et la foudre ? Est-ce que tu maîtrises à nouveau la foudre ? »

En guise de réponse, la princesse pointa deux doigts vers les galeries qui entouraient le jardin et libéra un éclair foudroyant qui vint mourir sur un pilier de métal que le choc ébranla. Une longue vibration s'éleva autour de la colonne et un cri strident retentit dans la galerie, déformé par l'écho. Ty Lee vit la jeune Sanae prendre ses jambes à son cou et s'enfuir en hurlant.

« Bonjour Sanae ! Contente de te revoir ! » cria Azula tandis que la jeune fille s'enfuyait.

Azula éclata d'un grand rire cruel. Ty Lee ne se souvenait pas de l'avoir déjà vue si gaie et malgré la culpabilité qu'elle éprouvait pour cette pauvre Sanae, elle ne put retenir un sourire. Pourtant, quelque chose dans cette hilarité presque indécente la perturbait profondément.

« Comment est-ce arrivé ? s'enquit-elle, avide de savoir. Comment cela t-est-il revenu ?

– Certaines motivations sont plus efficaces que d'autres, répondit Azula, évasive, en s'adossant confortablement contre le tronc du camphrier. Taïma avait raison : je n'avais pas perdu mon pouvoir : c'était simplement bloqué. Il fallait un déclic, un déclencheur

– Et ce déclencheur ne s'appellerait pas…

– Te voilà devenue bien curieuse, Ty Lee », la coupa Azula qui arqua les sourcils en souriant. Puis, avec un profond soupir de contentement, elle ferma les yeux et leva le nez en l'air, comme pour profiter de la caresse du soleil sur sa peau d'ivoire.

Ty Lee se mordit nerveusement les lèvres. Le ton d'Azula, et sa gaieté inédite ne laissaient pas vraiment place au doute. Ty Lee ne l'avait pas vue aussi heureuse depuis… Elle se souvenait parfaitement quand elle l'avait vue ainsi. C'était dans les jours qui avaient suivi la nuit où elle l'avait surprise sur les genoux de Zuko. À l'époque, Ty Lee l'ignorait encore, mais Azula glissait lentement vers la folie.

Ty Lee se demandait quelle perspective était la pire. Tout de même, ils n'auraient pas… pas en présence d'Aang et des autres, si ? Ce fut seulement à ce moment qu'elle se rappela :

« Azula, où sont Aang et Katara ? Et les autres ? Je pensais qu'ils devaient rentrer avec vous. »

Le sourire d'Azula s'effaça et une ombre passa dans ses yeux. Ty Lee craignit de l'avoir offensée et pour la première fois depuis longtemps, eut l'impression de revoir la princesse fière et cruelle qu'elle avait connue adolescente. Un frisson glacé remonta le long de son dos.

« Ils ont choisi de rentrer chez eux, dans le Sud, annonça-t-elle froidement devant le regard interrogateur de Ty Lee. Les choses… ne se sont pas passées comme je l'imaginais, confessa-t-elle sans lever la tête vers elle.

– Comment cela ?

– Zuzu s'est disputé avec l'Avatar. À mon sujet… Ce- ce n'était pas une scène très plaisante, admit Azula, stipulant par l'inflexion de sa voix qu'elle ne souhaitait pas en parler pour l'instant. Enfin, le fait est qu'ils sont partis avec leur monstre poilu et qu'ils nous ont laissés là-bas, sans aucun moyen pour rentrer.

– Tu es donc restée seule avec Zuko ?

– Pendant presque une semaine, oui. », dit-elle en donnant à sa voix une inflexion rêveuse.

Un sourire retroussa ses lèvres à l'évocation de ce séjour et Ty Lee dut lutter contre la sensation familière de nausées qui l'envahissait par vagues successives.

Décidant d'abandonner tout faux-semblant, et parce qu'Azula voulait visiblement jouer avec ses nerfs, elle prit une profonde inspiration et posa la question qui lui brûlait les lèvres :

« Est-ce que Zuko et toi vous avez…

– Je te trouve bien curieuse, répéta Azula dont les yeux brillaient de malice. Tout ce que je peux te dire c'est que si Zuko avait encore des griefs envers toi, ces derniers n'ont plus raison d'être...

– Pourquoi cela ? demanda Ty lee, interloquée.

– Parce que sans tes conseils avisés, je ne m'y serais sans doute pas prise aussi bien pour… comment as-tu dit déjà ? Oui !… le satisfaire. » Elle prononça le dernier mot dans un souffle et se mordit la lèvre d'un air faussement gêné en réprimant un petit gloussement. « Bien sûr je ne lui ai rien dit ! Je ne voulais pas qu'il sache que je n'y connaissais rien ! Je ne pense pas qu'il aurait trouvé cela aussi attirant.»

Le dégoût déferla si violemment sur Ty Lee qu'elle eut toutes les peines du monde à le dissimuler et, pour faire diversion, elle feignit une soudaine quinte de toux.

« Un problème, Ty Lee ?

– Non, non ! Aucun, répondit-elle. Mais elle ne put empêcher ses joues de devenir rouges de confusion.

Au moins cela donnera-t-il un peu plus de poids à ta petite comédie, pensa-t-elle.

– Tu ne me demandes pas plus de détails ? s'enquit Azula. Je peux te raconter, si tu veux.»

Ty Lee refusa poliment l'offre avec un geste vague de la main et une grimace qu'elle tâcha de transformer en sourire :

« C'est très intime, Azula, tu n'es pas obligée de…

– Est-ce que cela te dégoûte ? l'interrompit la voix inquiète de la princesse.

Ty Lee baissa les yeux sur Azula pour voir ses yeux mordorés levés vers elle avec l'expression du prévenu qui attend le verdict sans appel du juge. La joie qui animait son visage quelques secondes plus tôt avait disparu, s'était fondue dans l'air chaud de cette fin d'été et Ty Lee sentit sa gorge se serrer. Azula abaissa ses yeux sur ses mains qu'elle commença à tordre et à griffer. Alors seulement Ty Lee vit les marques encore fraîches qu'elle avait dû s'infliger, la veille peut-être. Des coupures et des écorchures striaient sa peau de porcelaine de tranchées sanglantes. Ty Lee devina que ce ne devait pas être mieux sous les longs bracelets de cuirs qui recouvraient ses avant-bras. Malgré la joie qu'elle affectait, quelque chose troublait son amie, assez gravement pour qu'elle éprouvât le besoin de se punir. La voix d'Azula s'éleva, faible et hésitante.

« Je croyais que toi, tu comprendrais. »

Ty Lee se jeta à genoux devant elle et lui arracha la main qu'elle était en train de saccager pour la prendre et la mettre à l'abri dans les siennes. La main d'Azula entre ses paumes était encore chaude des flammes qu'elle avait générées tout à l'heure.

« Non, Azula, ne fais pas ça ! Pardonne-moi. Je… je comprends, mentit-elle. C'est juste que...ce n'est pas commun. J'ai besoin d'un peu de temps pour… mais c'est bien, je suis heureuse pour toi, vraiment. »

Le sourire revint sur le visage pâle d'Azula et Ty Lee pensa qu'elle pouvait lâcher ses mains sans crainte. Elle se rappela sa promesse : elle serait une bonne amie pour la princesse et la soutiendrait dans ses décisions, les pires comme les meilleures. Ty Lee savait à quelle catégorie appartenait celle-ci…

« Raconte-moi, l'invita-t-elle à contrecœur.

Alors, un peu plus confiante, Azula lui expliqua comment, après le départ inopiné de l'Avatar et de son équipe, Zuko était venu la rejoindre dans sa chambre pour trouver du réconfort. Comment les étreintes fraternelles s'étaient peu à peu muées en caresses, de plus en plus brûlantes. Comment, une chose en entraînant une autre, il l'avait déshabillée et embrassée, comment elle s'était finalement donnée à lui. Bien qu'elle fît ce récit avec tact, Ty Lee avait l'impression d'entendre quelque chose d'obscène, comme lorsqu'elle surprenait les conversations des gardes lorsqu'ils se croyaient à l'abri des oreilles indiscrètes. C'était difficile de continuer à faire semblant quand Ty Lee ne rêvait que de secouer Azula par les épaules et de lui hurler quel crime odieux ils avaient commis elle et son frère. Mais elle essaya tout de même :

« Et...est-ce que tout s'est bien passé ? Tu n'as pas eu mal ?

– Zuzu est un amant expérimenté et attentif. Décidément, je ne comprends pas Mai. Quelle femme quitterait un homme comme lui ? Oh Ty, je n'imaginais pas qu'on pût ressentir tant de plaisir avec un homme ! »

Bien sûr, il fallait qu'elle en rajoute. Et qu'elle mentionne Mai au passage. Ty Lee avait la très nette impression qu'Azula était en train de tester ses limites.

« D'ailleurs, mieux vaudrait que tu dormes ailleurs. Zuzu a prévu de me rejoindre en secret cette nuit. Cela pourrait être gênant pour toi ! Zuko est du genre plutôt… insatiable quand il s'agit de moi !» Et elle émit un rire clair qui retentit au-dessus d'elles et provoqua la panique d'un couple de rossignols qui s'envolèrent dans un bruissement d'ailes.

Ty Lee pâlit. Il lui aurait été difficile de décrire sa consternation. Bien sûr, Azula ne lui laissa pas le temps de s'épancher davantage sur ses sentiments.

« Mais assez parlé de moi ! dit soudain la princesse, tirant Ty Lee de sa stupeur. Dis-moi tout ! Qu'as-tu appris ? Sais-tu enfin où se rendait Zuko la nuit avant notre départ ? »

Les narines d'Azula frémissaient presque d'excitation et Ty Lee était certaine que si Toph était là, elle lui aurait dit à quel point son cœur s'était emballé. Et Ty Lee, qui avait soigneusement préparé son récit dans les jours précédents, sentit toutes ses certitudes la quitter, couler le long des parois poreuses de son esprit et se muer en un nœud qui s'installa dans son estomac. Elle ne pouvait pas lui dire. Pas après les révélations d'Azula. Cela allait lui briser le cœur. À moins qu'elle ne lui parle des petites mises en scène que Zuko imposait à Hachiko ? Peut-être Azula, avec l'esprit tordu qui était le sien, y verrait quelque flatterie et un motif supplémentaire de se réjouir ?

Mais Ty Lee ne pouvait s'y résigner. Chaque fois qu'elle s'était entraînée à raconter ce qu'elle savait, seule devant sa glace ou allongée sur son matelas, les yeux fixés sur le plafond de lit, les mots tapissaient sa langue d'un goût sale qui lui donnait la nausée. Les voiser devant une autre personne lui semblait impossible. Et dévoiler à Azula que l'homme dont elle était amoureuse fréquentait une prostituée était un aller simple pour l'enfer. Maintenant qu'Azula avait retrouvé le plein contrôle de sa maîtrise, qui savait comment elle réagirait à la nouvelle ?

« R-rien… répondit-elle alors, consciente du mécontentement et de la déception qui se dessinaient sur le visage de la jeune princesse. Je n'ai rien pu découvrir. Je suis navrée Azula. J'ai essayé mais… j'ai perdu sa trace dans ces ruelles bondées de la ville et je n'ai pas eu le temps de t'en parler avant votre départ.

– Je suis certaine qu'il retrouve cette sale traîtresse en cachette ! cracha-t-elle, soudain furieuse.

Le cœur de Ty Lee se contracta douloureusement.

– Mais de qui parles-tu ?

– Elle m'a empoisonnée, elle essaie de me jeter hors du décor ! Et lui continue de la protéger ! Tu sais qu'il n'a rien fait quand il a su qu'elle avait essayé de me tuer ? Il est juste resté là, les bras ballants, alors qu'il était prêt à anéantir le Royaume de la Terre à lui tout seul deux jours avant ! Il a suffi de cette fâcheuse révélation pour qu'il renonce à moi ! »

Oui Ty Lee savait tout cela. C'est elle qui lui avait raconté. Mais Azula déformait son récit.

« Tu sais bien que ce n'est pas que cela, Azula, essaya-t-elle de la raisonner. Officiellement elle est toujours son épouse et la Dame du Feu. Elle est appréciée du peuple et du Conseil. Zuko ne peut pas se permettre de simplement traquer Mai et l'exécuter publiquement.

– C'est pourtant tout ce qu'elle mérite ! glapit méchamment la princesse.

Comme toujours, penser à Mai faisait naître un drôle de sentiment dans le cœur de Ty Lee. Bien que sa responsabilité dans ce qui était arrivé à Azula fût presque indubitable, c'était toujours difficile à avaler. Pour Ty Lee, Mai était une femme redoutable, rancunière et rusée, comme Azula. Mais contrairement à la princesse qui n'aurait pas hésité à balayer d'un revers quiconque se mettrait en travers de son chemin, Ty Lee était certaine que jamais Mai n'aurait sciemment essayé de tuer quelqu'un. Pas de sa propre main du moins. Même quand il avait fallu rejoindre Azula à Omashu, la jeune noble n'avait accepté que pour se distraire de l'ennui mortel où elle vivait. Mai refusait les tâches qui lui semblaient en-dessous d'elle, salissantes pour son corps comme pour son âme. Elle était la première à s'être opposée à la rage meurtrière d'Azula.

Ce que l'amour fait faire...songea Ty Lee en pensant au visage asymétrique de Zuko qui faisait tourner la tête de ses deux meilleures amies et les avait transformées, l'une en une furie hystérique et obsessionnelle, l'autre en une femme aigrie, dévorée par la jalousie et le désir de vengeance. Est-ce qu'un garçon en valait vraiment la peine ? Ty Lee avait connu des quantités de garçons. Bien plus que ses deux amies réunies. Et jamais, jamais elle n'avait laissé l'un d'eux la transformer en ce qu'elle n'était pas.

« Je suis certaine qu'il ne retrouve pas Mai en secret, Azula », dit-elle pour essayer d'éteindre l'incendie qui couvait. Déjà, elle était consciente de l'air chargé d'électricité autour d'elle. Quelques uns des cheveux d'Azula se redressaient légèrement sur son crâne, comme si on avait caché un aimant dans les feuilles du camphrier. « Il ne serait pas parti en vacances avec toi, sinon, tu ne crois pas ? De plus, je ne crois pas que Mai soit encore dans la Nation du Feu. Ce ne serait vraiment pas très futé de sa part.

– Tu as peut-être raison », répondit Azula en fronçant les sourcils et en laissant retomber ses épaules. Elle semblait toujours furieuse mais la lueur de folie qui s'était logée dans son regard fauve tout à l'heure avait disparu. Ty Lee réprima un soupir de soulagement.

Ty Lee trouvait étrange cette réaction. Azula semblait si sûre, quelques minutes plus tôt, d'avoir établi son empire dans le cœur de Zuko. Pourquoi doutait-elle maintenant ?

Elle repensa au visage maussade de Zuko dans le hall tout à l'heure, à la gêne qui était passée dans ses yeux et sur ses joues écarlates quand Azula l'avait embrassé tout près de la bouche devant Ty Lee et son oncle. Et pour la première fois, il lui apparut qu'Azula mentait peut-être.

Azula ment tout le temps !chantonna la petite rengaine dans sa tête. La formulette que Zuko et Mai lui répétaient enfants, pour la consoler ou la rassurer après qu'Azula l'eût menacée ou lui eût raconté des histoires effrayantes avant de dormir…

Mais pourquoi inventerait-elle un mensonge aussi énorme ? Pour couvrir quelle horrible vérité ? Qu'est-ce qui pouvait être pire encore que l'inceste ? Ty Lee pensa à Aang, Katara, Toph, Sokka et Suki et son estomac se noua. Elle se demanda s'il ne fallait pas voir dans leur absence un avertissement.

Attention Ty… L'Avatar et ses paysans se sont mis en travers de notre route et aujourd'hui, ils ne sont plus là. Si tu ne veux pas connaître le même sort, tu as tout intérêt à accepter.

Ty Lee se fit la promesse que, quoi qu'il arrive, elle soutiendrait la princesse. Il en allait de sa survie. Être l'ennemi d'Azula était certes dangereux. Mais être son amie était un exercice bien plus périlleux encore.


Zuko fixait le bijou, interdit, incapable d'en détacher le regard. L'or pâle dont il était fait dansait devant ses yeux ébahis et faisait surgir en lui le souvenir de ceux de sa propriétaire.

De toutes les informations que lui avait transmises Iroh, de la pire à la moins catastrophique, Zuko ne pouvait penser qu'à cette dernière révélation. C'est sans doute ce qui avait protégé son oncle de son courroux. Zuko se demandait maintenant si le vieil homme n'avait pas intentionnellement attendu le dernier moment pour brandir le médaillon, juste après lui avoir annoncé la tenue du procès d'Azula. Il devait bien savoir comment le jeune homme réagirait à la nouvelle. Zuko émit un grognement. Son oncle le connaissait si bien. C'était parfaitement exaspérant.

La peur que lui inspiraient les Fils d'Agni, la façon dont ils utilisaient Kojiro, la perspective de l'inévitable procès d'Azula, la disparition inexpliquée de ces sept haut-gradés de son armée, le silence de mort qui entourait Mai… Tout cela était devenu secondaire dès l'instant où son oncle lui avait tendu le petit pendentif. Zuko l'avait immédiatement reconnu.

« Pourquoi ne m'avez-vous pas tout de suite contacté ? s'était-il insurgé.

Tu m'as ordonné de ne vous écrire qu'en cas d'extrême urgence. Au cas où les courriers seraient interceptés, pour que personne ne sache que tu étais parti en vacances ! Si les Fils d'Agni et leurs crimes, ce n'est pas assez pour toi, alors que dire de cela ?

Nous parlons de la femme que je recherche depuis plus de cinq ans maintenant ! Nous parlons de ma mère !

Il ne s'agit que d'un pendentif qu'elle a dû perdre il y a des années. Il n'y avait aucun caractère urgent dans cette information. »

Assis au bord du lit poussiéreux qui avait autrefois été celui d'Ursa, Zuko tendit une nouvelle fois le collier au-dessus de sa tête et observa, fasciné, le balancement hypnotique du médaillon.

Ses mouvements obliques lui rappelaient le pendule d'une horloge et le sentiment que le temps lui était compté s'insinua dans son corps, charriant avec lui toutes les désastreuses perspectives annoncées par Iroh. Il chassa aussitôt la pensée déplaisante.

Il penserait plus tard aux horribles nouvelles transmises par Iroh. Il avait passé des mois éprouvants. D'autres, pires encore, étaient à venir. On ne lui enlèverait pas cela. Pas ce moment d'espoir. Pour la première fois depuis cette nuit funeste dans la salle de bain d'Azula, Zuko avait éprouvé quelque chose qui pouvait ressembler à de l'espoir. Il avait le sentiment confus – et sans doute un peu puéril – que retrouver Ursa mettrait un terme à tous ses problèmes. N'était-elle pas celle qui effaçait ses tracas quand il était petit ? Qui ne consolait et le rassurait chaque fois que Père s'était montré dur avec lui, ou quand Azula se moquait de ses piètres compétences de maîtrise du feu ?

Faisant retomber le bijou dans sa paume, il tira sur la charnière et ouvrit le pendentif. Sur chaque face, se trouvait un portrait pâli et jauni par le temps. Zuko à gauche, Azula à droite, tous deux enfants. Leurs traits étaient presque méconnaissables pour quiconque ne les eût pas connus à l'époque. Le symbole de la Nation du Feu était gravé à l'arrière, ainsi qu'un poinçon que Zuko reconnut comme celui de l'orfèvre de la famille royale. Celui-là même qui avait fabriqué la couronne qu'il portait maintenant sur la tête, ainsi que les alliances que Mai et lui avaient échangées le jour de leur mariage. Et la couronne qu'il avait posée lui-même sur la tête d'Azula, plus d'un an auparavant, quand il avait décidé de lui accorder sa confiance.

L'authenticité de l'artefact ne faisait aucun doute à ses yeux. Zuko l'avait assez souvent vu porté autour du cou de sa mère.

Zuko était venu se réfugier ici, là où Azula ne penserait pas à venir le chercher pour contempler l'objet. D'un commun accord avec Iroh, ils avaient décidé de ne pas en parler à la princesse. Pas tant qu'ils n'auraient pas d'informations supplémentaires. La psyché d'Azula était encore trop fragile pour supporter cette nouvelle. Son comportement sur l'Île de Braise, avant et après le départ de ses amis, l'avait assez prouvé, songea-t-il avec une pointe de malaise. Il avait encore besoin de réfléchir à la façon dont il annoncerait la nouvelle à sa sœur. S'il le faisait. Les conseils de Taïma seraient précieux. Zuko verrait s'il trouvait le temps de lui en parler.

Zuko sortit sa montre de sa poche. Il restait encore plus de vingt minutes avant son entretien avec Taïma. Il ne l'avait aperçue que brièvement depuis leur retour, la veille. Il savait que ce ne serait pas une conversation plaisante, mais il était bien décidé à l'avoir.

Je peux le faire avec ma bouche, si tu préfères.

« Ne pense pas à ça. Concentre-toi sur le pendentif ! »

Sa voix perça le silence et il fut presque surpris de l'entendre, n'ayant pas eu l'intention de parler à voix haute. Devenait-il fou comme Azula ? Est-ce que par quelque maléfice, elle avait fini par le contaminer, par le corrompre complètement ? Il ne voulait pas repenser à ce qui s'était passé cette dernière nuit sur l'Île de Braise, pas tant que ce n'était pas absolument nécessaire.

Azula partageait apparemment sa décision. Ils n'en avaient plus parlé et Azula affectait depuis leur retour une joie artificielle qui n'en finissait pas de désarçonner Zuko. Elle agissait comme si elle ne l'avait pas caressé jusqu'au point de lui faire perdre la tête, pour ensuite se refuser à lui. Comme s'il ne l'avait pas pressée pour mieux la repousser à son tour. Elle se montrait cordiale et taquine, comme avant ce séjour funeste sur l'Île de Braise. Zuko se demandait si Li et Lo n'avaient pas eu un peu raison au sujet de cette île et de son mystérieux pouvoir de révéler l'âme de ceux qui s'y rendaient.

La situation terrible dans laquelle il avait trouvé sa sœur au petit matin sur l'Île de Braise avait chassé le souvenir de la nuit, du moins momentanément. Zuko frissonnait encore en y pensant. Il ne parvenait pas à se remettre de la peur qu'elle lui avait infligée quand il avait découvert la maison vide et qu'il avait finalement retrouvé sa sœur, battue par les flots, immergée jusqu'au épaules, totalement paniquée et incapable de lutter contre les vagues déchaînées. Elle assurait ne pas savoir comment elle s'était trouvée là mais Zuko ne pouvait s'empêcher de craindre qu'elle y fût allée intentionnellement. Azula avait déjà montré des tendances suicidaires par le passé.

Le médaillon reposait toujours dans sa main, un peu humide à cause de la moiteur de ses paumes. Que penserait leur mère si elle découvrait le chaos qu'était devenue leur relation ?

Il lui semblait déjà entendre la voix taquine d'Azula dans son esprit.

« Elle serait heureuse de savoir que nous nous entendons si bien ! disait-elle.

Il pouvait presque la voir s'avançant vers le lit, vêtue de son kimono noir, qui laissait voir ses jambes d'ivoire, balançant ostensiblement ses hanches pour le rejoindre.

Cette nuit-là sur l'Île de Braise… les caresses, les baisers échangés, la sensation de chaleur aussi brève qu'exaltante quand il avait effleuré l'intérieur de ses cuisses. La façon dont le corps de sa sœur s'était contracté dans un spasme de plaisir – ou de terreur – il n'aurait su dire. Et Oh, Agni ! Sa monstrueuse proposition...

« Concentre-toi ! »

Bientôt il connaîtrait le répit, bientôt. Taïma allait accepter de l'aider, sans aucun doute. Il ne laisserait plus sa sœur envahir son esprit et contrôler ses pensées un instant de plus. Zuko reporta son attention sur le médaillon.

D'après Iroh, June, enfin sortie de prison, l'avait déniché sur l'étal d'un brocanteur parmi des babioles sans valeur, quelque part dans la Baie du Caméléon. À l'autre bout du monde.

Ainsi, Ursa avait été si loin ?

Du reste ce pendentif pouvait aussi bien avoir voyagé au cours des dernières années. S'être vendu et revendu. Avait-il été volé ? Est-ce qu'Ursa l'avait vendu pour subvenir à ses besoins ? L'avait-on trouvé sur son cadavre ? Zuko refusait de penser à cette possibilité, bien qu'elle fût hautement probable.

Depuis qu'il avait le pendentif en sa possession, toutes les pensées du Seigneur du Feu étaient tournées vers la Baie du Caméléon. Il y avait peut-être peu d'espoir, mais c'était le seul qui lui restait.

June s'en était retournée, personne ne savait où, les poches remplies d'une bourse pleine d'or qu'Oncle Iroh lui avait donnée en guise de compensation pour toutes ses peines. Zuko avait déjà envoyé des soldats faire le tour des tavernes de la Capitale à la recherche de la chasseuse de prime. Si elle était toujours en ville, c'est dans l'un de ces établissements qu'ils étaient le plus susceptibles de la retrouver. Zuko se souvenait que c'était lors d'une halte dans une auberge, alors qu'elle cherchait partout la princesse Ursa sur le dos de Nyla, que June avait été arrêtée, dénoncée par des brigands avec qui elle avait eu des ennuis autrefois.

Ce n'était qu'une question de temps avant que son passé trouble la rattrape. Et malgré tous les efforts de Zuko pour la faire libérer, il n'avait rien pu obtenir du Royaume de la Terre.

June était une criminelle notoire et avait été arrêtée sur leur territoire. Réclamer son extradition était un acte d''ingérence. Zuko avait dû capituler. D'ailleurs, il avait renoncé en apprenant que le shirshu était mort quelques temps après l'arrestation. L'affreux monstre poilu s'était laissé dépérir dans les enclos de la ménagerie du roi Kuei, emportant avec lui tous les espoirs de Zuko.

Cette nouvelle avait terriblement frustré le jeune souverain, mais lui-même devait admettre que cela n'avait pas de sens de prendre le risque d'un confit ouvert avec le Royaume de la Terre pour un vulgaire animal. Surtout avec Lu Fang qui complotait nuit et jour pour obtenir la tête de la princesse de la Nation du Feu malgré le traité ratifié avec le Roi de la Terre, celui qui était censé servir de compensation pour les crimes d'Azula à Ba Sing Se.

Le Royaume de la Terre...

L'envoi de nouvelles sommes considérables pour respecter le traité signé des années auparavant, n'avait rien changé. Pas plus que la proposition de pacte de non-agression envoyée par Zuko avant son voyage.

Aucune réponse n'arrivait de Ba Sing Se, aucune nouvelle. Les lettres de Lu Fang –mais était-ce bien lui ?- avaient continué de pleuvoir, disait Iroh, jour après jour. Toujours les mêmes mots, la même écriture, sur le même papier, déposés sur l'oreiller de Zuko par une main anonyme.

À son arrivée, Iroh lui avait tendu une petite liasse de ces lettres, sans un mot, et Zuko, un peu honteux, se rappelant sa promesse, lui révéla qu'il les recevait depuis longtemps déjà.

Zuko était fatigué de courir après des ombres. Il bouillonnait de rage en pensant à tous ses conseillers, ses ministres, et même à son oncle, sans parler des Sages qui faisaient barrage quand il aurait dû déclarer la guerre à Lu Fang.

Mais ils ne s'étaient pas étendus sur le sujet et avaient parlé de ce qui s'était passé sur l'Île de Braise avec Aang.

Ç'avait été un moment pénible, se rappela Zuko. Son oncle ne parut pas convaincu quand il lui décrivit la scène qui s'était déroulée sur la plage, déformée par les mensonges d'Azula. La responsabilité de Zuko était largement édulcorée quand celle d'Aang était un peu exagérée. Celle d'Azula paraissait accablante. Mais curieusement, Iroh avait semblé plus disposé à y croire. La lettre avait dû aider. Suivant la prière d'Azula, son oncle ne l'avait pas évoquée.

Zuko avait des scrupules à cacher la vérité à son oncle. Écouter les conseils de sa sœur avait été facile tant que ces derniers répondaient aux attentes de son oncle, de ses amis et du Conseil des Quatre Nations.

Les idées qu'elle murmurait maintenant à son oreille étaient bien différentes. Pourtant, il était presque impossible d'y rester sourd. Peut-être cela avait-il quelque chose à voir avec ses mains joueuses qui erraient sur son torse et dans son cou quand elle lui parlait. Pourquoi fallait-il toujours qu'elle le touche ? Zuko s'aperçut que son esprit était de nouveau parti errer du côté d'Azula. Était-elle une sorcière pour avoir un tel pouvoir sur son esprit ?

Écumant de rage et de dégoût contre lui-même, Zuko se releva, marchant de long en large dans la pièce qui avait autrefois été le sanctuaire de sa mère. Là où elle passait des heures avec ses suivantes à lire des romans pour s'évader de sa nouvelle réalité. Plus le temps passait, plus Zuko prenait conscience de ce qu'avait dû être la vie d'Ursa, contrainte d'épouser un homme sans doute violent et abusif qui ne l'avait prise que pour tirer profit de son patrimoine génétique. Zuko se demandait parfois si sa mère avait été forcée lorsque lui et Azula avaient été conçus et cette idée le rendait malade.

Zuko jeta un nouveau coup d'œil à sa montre. Plus que cinq minutes ! Il glissa le médaillon dans sa poche et se dirigea vers la porte pour se rendre dans le petit salon où il devait retrouver Taïma. Son cœur tambourina dans sa poitrine tandis qu'il approchait du petit cabinet où il lui avait donné rendez-vous. La dernière fois qu'ils avaient eu semblable entretien, Zuko s'était mis en colère et l'avait menacée de représailles si elle s'avisait de faire encore une fois allusion à ces insanités au sujet de sa relation avec Azula.

Aujourd'hui, il s'apprêtait à lui parler de ce qu'ils avaient fait sur l'Île de Braise. De ce qu'il avait fait, se corrigea-t-il en sentant la culpabilité lui agripper le ventre.

Il poussa la porte du petit salon plongé dans l'obscurité. Sans prendre la peine d'ouvrir les rideaux, il fit jaillir de sa paume un serpentin doré qui se dirigea en ondulant vers l'âtre. Il voulait au moins s'épargner la honte de rougir en sa présence. Ce qu'il allait avouer était déjà assez accablant. Comme tout était prêt, Zuko s'assit dans le plus imposant fauteuil autour de la table basse et attendit.


La pièce sommairement meublée puait l'humidité et le cadavre. Une odeur persistante de vieille terre et de pourriture souillait les narines de Lu Fang et de son invitée qui fronçait les ailes de son nez dans une mimique dégoûtée.

C'était là l'un des inconvénients de vivre sous terre. Quand on creuse un réseau souterrain de plusieurs centaines de kilomètres, sans autre outil à sa disposition que les forces d'un régiment de maîtres de la terre au talent inégal, il arrive que l'on rencontre de mauvaises surprises.

Lu Fang avait dû convoquer le contremaître pour se plaindre des relents infects qui suintaient des murs de terre tassée dans toutes les pièces de ces nouveaux quartiers où ils séjournaient depuis trois jours. L'homme s'était excusé en expliquant que la zone de bivouac avait été construite à l'emplacement d'un gigantesque cimetière, probablement un ancien champ de bataille dont devaient encore se servir les paysans qui vivaient au-dessus pour enterrer leurs morts.

« Je croyais que les citoyens de la Nation du Feu incinéraient leurs morts ? s'était étonné Lu Fang.

– Pardon, votre Grandeur, mais il semblerait que les gens d'ici aient des mœurs différentes. On est tombés sur un cadavre encore frais ce matin en ajoutant une galerie pour les derniers arrivants. Il nous est tombé dessus comme une pierre quand on a voulu créer une voie pour l'aération. L'a fallu le remonter.»

Tout comme les ouvriers qui les creusaient, ces campements souterrains provisoires, qu'ils avaient pompeusement baptisés « zones de ressourcement », étaient de qualité inégale. Ceux-là étaient loin de jouir du luxe que Lu Fang avait connu dans les quartiers précédents.

Ces derniers avaient beau ne pas être plaisants, il faudrait s'en accommoder. La prochaine zone de bivouac étaient située à plus de deux jours de marche et les hommes avaient besoin de repos. C'était le cas aussi de sa prisonnière, bien qu'elle n'en dît pas un mot.

Cette halte était l'avant-dernière avant le quartier général où résidaient les haut-gradés de son armée. La femme à l'allure altière qui lui faisait face l'ignorait encore, mais c'était là-bas, dans les cachots creusés à plusieurs dizaines de mètres sous terre que l'on retenait sa famille : sa mère, son père, son petit frère qui pleurait sans doute encore la perte de ses petits doigts.

Lu Fang ne pouvait s'empêcher d'admirer le sang-froid, la résilience et le courage de cette fille à l'air princier et délicat qui supportait l'obscurité, l'humidité et les longues marches sous terre sans broncher. Elle ne se plaignait guère malgré les menottes qui retenaient ses poignets et l'empêchaient d'assurer son équilibre sur un sol pierreux et irrégulier qui faisait parfois trébucher. Lu Fang la soupçonnait de se contenir pour ne pas lui donner le plaisir de voir la réelle étendue de son désespoir et de sa frustration. Lu Fang tenait à la ménager. Épuisée et abattue, elle ne lui serait d'aucune aide. Il fallait qu'elle garde cette combativité qui la rendait si redoutable et si importante.

Elle n'avait pas dit un mot depuis qu'il l'avait convoquée dans cette cavité plus sombre et puante encore que toutes les autres « pièces » qui composaient cette zone de ressourcement.

Opposer à Lu Fang ce mur d'indifférence et de mépris était apparemment la principale source de plaisir et de distraction de la Dame du Feu depuis leur entrevue dans les cachots de « la zone 2 ». Lu Fang essayait de se montrer compréhensif : quand on a présenté à son ennemie les petits doigts coupés de son frère pour la forcer à coopérer, il faut s'attendre à ce genre de réticences.

Heureusement, Lu Fang avait des nouvelles intéressantes pour elle et il était certain de la faire réagir.

« J'ai reçu ce matin une lettre du Quartier Général vers lequel nous nous dirigeons et qui se trouve à cinq jours de marche d'ici. Votre petit frère vous passe le bonjour et se languit de vous. Il demande tous les jours quand vous allez venir les secourir, lui et vos parents.

Une haine démente illumina le regard jusque là impénétrable de la Dame du Feu.

– Comment osez-vous ? s'offusqua-t-elle. Misérable fils de...

– Croyez-le bien, Madame, la coupa-t-il. Je sais qu'une horrible réputation me précède mais je ne suis pas un homme si cruel. Je n'aime guère faire souffrir les innocents, encore moins les enfants. Je serai tout aussi soulagé que vous quand votre jeune frère se trouvera hors d'atteinte de toute cette sordide affaire...

– Ne jouez pas les hypocrites avec moi Lu Fang. Des petits doigts coupés de mon frère au couvre-lit hideux dont vous avez fait couvrir ma paillasse, en passant par la décoration douteuse de ces locaux, j'ai pu constater que vous ne reculiez devant aucune forme de torture. » Elle désigna d'un geste de son menton pointu le mur devant elle d'où dépassait une main grisâtre et à moitié décomposée dont les doigts recroquevillés semblaient leur faire signe.

Lu Fang sourit. Cette profane ne manquait décidément pas d'aplomb, ni d'humour. En d'autres circonstances, il était certain qu'il aurait pu l'apprécier. Malheureusement, il n'avait pas de temps à perdre en plaisanteries, aussi subtiles soient-elles. Des oreilles indiscrètes pouvaient toujours traîner dans les environs, et il tenait absolument à garder cet échange privé. C'est pourquoi il s'était retranché ici, dans cette sinistre cavité sommairement meublée de deux chaises en bois vermoulu et d'un rocher plat sur lequel trônaient deux verres et une carafe d'eau croupie dans un pot en argile fissuré.

« J'apprécie votre franchise et votre sens de l'à-propos Madame. Cependant, je suis ici pour vous proposer un marché.

– Laissez-moi deviner, répondit-elle laconiquement en levant vers elle deux yeux gris pleins d'un magnifique dédain. Vous voulez que je vous aide à renverser mon époux. En échange, vous me laisserez peut-être dormir dans un lit digne de ce nom qui ne soit pas déjà le repaire d'une famille de cafards ? »

Il accorda un nouveau sourire à la jeune femme et reprit :

– Si le plan que je vous propose fonctionne, si vous acceptez de collaborer avec moi, non seulement vous retrouverez un confort digne de votre rang, mais Tom-Tom retrouvera la liberté. Il deviendra plus puissant que vous ne sauriez en rêver. Je peux faire de lui un membre éminent d'une puissante lignée. Si seulement vous acceptiez….

Mai s'esclaffa soudain d'un rire sans joie.

« Que pensez-vous faire ? Installer mon frère sur le trône de feu? Soyons sérieux ! Il n'est même pas un maître !

– Lui non, mais son neveu le sera peut-être… Cela lui donnera droit à certains avantages.

– Son neveu ? Quelle idiotie racontez-vous encore ? Je ne suis pas enceinte !

– Bien sûr, bien sûr. Nous le savons tous deux. Et ce n'est pas surprenant avec un tel époux. Surtout si ses désirs le portent ailleurs. La vérité importe peu, tant que lui l'ignore. Si Zuko apprend que je détiens sa chère épouse, il sera plus disposé à écouter le mécontentement et les crispations qui s'élèvent et enflent partout dans le monde, y compris au sein de son propre royaume. Vous ne croyez pas ? »

Mai éclata de nouveau de son rire débordant d'amertume.

« Si vous pensez que ce lâche bougera le petit doigt pour moi… Il a déjà fait son choix. Il préférera la protéger elle. Au moins, elle, elle maîtrise le feu. De plus, à l'heure qu'il est, tous doivent croire que c'est moi qui ai commandité cet attentat. Zuko a déjà dû ordonner qu'on me coupe la tête sur le champ si l'on me retrouve.»

À cet instant, Lu Fang éprouva quelque chose d'étrange, comme une secousse près de son cœur. Il avait déjà éprouvé cela, il y avait bien longtemps. Il réalisa qu'il avait pitié de cette fille indomptable que rien ne semblait émouvoir. C'était étrange. C 'est une émotion qu'il n'avait plus ressentie depuis des années et c'était assez désagréable.

La Dame du Feu avait joué à un jeu dangereux. Lu Fang devait reconnaître que l'idée de priver la princesse de son traitement – et ainsi la faire replonger dans la folie pour inciter son frère à se débarrasser d'elle – ne manquait pas d'audace et d'un réel esprit d'initiative. Il voulait bien le lui accorder. Et cela avait marché au-delà de toutes ses espérances !

Mais la pauvre fille ignorait alors son plus fidèle espion avait servi plus d'un maître.

À cette heure, si personne ne l'avait découvert, l'arsenic que Wu ajoutait discrètement à la nouvelle formule commandée par Mai, devait déjà avoir détruit la moitié des organes de la princesse. Sans parler des doses contenues dans ses produits cosmétiques et dans son vin. C'était presque un miracle qu'elle ne fût pas déjà enterrée six pieds sous terre.

Finalement, son emprisonnement et sa chute l'avaient sauvée d'une mort lente et douloureuse. Tout portait à croire que le poison avait été détecté et retiré de son corps. Les derniers rapports de Wu allaient dans le sens d'une amélioration quotidienne de son état de santé.

Lu Fang fut à nouveau envahi par cette vague de frustration qui accompagnait toujours le souvenir de cet enlèvement raté. Il avait maintes et maintes fois imaginé la tête de Zuko quand celui-ci aurait découvert qu'il tenait la princesse. Il aimait s'endormir en s'imaginant l'expression sur son visage monstrueux quand il aurait tranché la jolie gorge d'une blancheur affolante de sa sœur juste sous ses yeux ! Et quand il lui aurait rendu son corps magnifique souillé et déshonoré par ses hommes.

La jeune femme qui lui faisait face n'avait pas prévu tout cela. En voulant exécuter sa vengeance personnelle, elle avait fourni à Lu Fang la meilleure arme possible. Quelle déception que Wu ait tout fait rater !

Lu Fang apaisait sa frustration en pensant à l'angoisse que devait faire naître chez Zuko les lettres anonymes que Wu déposait presque quotidiennement sur son oreiller. Un roi paranoïaque est à la fois plus dangereux et plus facile à contrôler, se disait-il. En agissant ainsi, Lu Fang entretenait le feu. Wu risquait d'y laisser quelques plumes ! Mais peu importait, c'était un risque que Lu Fang était prêt à prendre. D'autres agents du Dai Li viendraient achever la tâche qu'il lui avait confiée. Wu était le meilleur mais il n'était pas irremplaçable. Si la Dame du Feu acceptait sa proposition, il n'aurait pas à regretter son meilleur agent.

« C'est vrai, dit-il avec lenteur, que la princesse possède des atouts que d'aucuns pourraient lui envier. Mais vous avez sur elle un avantage considérable : celui de pouvoir porter le fils du Seigneur du Feu. »

Mai émit un reniflement dédaigneux.

– Qui nous dit qu'à cette heure, il ne l'a pas déjà engrossée ? Elle est tellement douée en tout. Je suis certaine qu'elle lui fera de magnifiques petits maîtres du feu sitôt qu'elle sera remise de ses blessures.

– Voyons, ma chère, vous savez comme moi que l'inceste est interdit dans votre Nation, même chez ses princes. C'est une loi divine. Un bâtard né de cette union contre-nature ne serait qu'une source d'embarras pour votre époux et il ne pourra jamais le légitimer. »

Mai fronçait tellement les sourcils que ses yeux bridés étaient réduits à deux arcs de cercle dans son visage étroit. Lu Fang pouvait presque imaginer les rouages tourner dans son esprit.

« Qu'espérez-vous d'un tel mensonge ? dit-elle enfin. Quand Zuko comprendra que ce n'est qu'un piège, que je ne porte pas son héritier…

– Du temps, ma chère. J'espère gagner du temps…

– Et qu'est-ce que cela me rapportera à moi ?

– Cela vous rendra votre famille et votre mari. Et vous débarrassera par la même occasion de celle qui lui a fait perdre la tête. Nous serons tous deux gagnants.

– Vous essayez sérieusement de me faire croire que vous épargnerez Zuko si vous réussissez votre coup d'état ? demanda-t-elle de sa voix monocorde.

– Qui a parlé de coup d'État ? Voyez plutôt cela comme une passation de pouvoir accélérée entre le Seigneur du Feu et son fils. Le règne du Seigneur du Feu remonte à une tradition ancestrale et je doute que vos concitoyens soient prêts à un changement de régime si immédiat. Encore moins si nous plaçons des profanes sur le trône. Le succès des Fils d'Agni montre bien l'attachement de votre peuple au pouvoir du Feu et à la race pure. Ils ne voudront guère d'un dirigeant qui ne possède pas ce don. Mais je suis certain qu'ils accepteront leur actuelle Dame du Feu, surtout si elle porte en son sein l'espoir d'un renouveau. Vous avez le charisme que je recherche et plus de légitimité que l'on peut espérer ! »

Lu Fang garda pour lui le fond véritable de sa pensée. Il est plus facile de manipuler un dirigeant légitime affaibli que d'imposer à un peuple entier un souverain en qui il ne se reconnaît pas. Il serait très facile de faire de l'enfant présumé de Zuko sa marionnette.

Mai réfléchit un instant et dit :

– Pourquoi ne vous tournez-vous pas vers Ozai ? Si vous avez pu faire libérer Azula de prison aussi facilement, qu'est-ce qui vous empêche de l'utiliser, lui ? Il est encore assez jeune pour avoir d'autres héritiers après tout. »

Lu Fang se mordit la joue pour retenir un sourire. Rêvait-il ou la Dame du Feu était-elle en train de lui faire des suggestions pour l'aider à renverser Zuko ?

– Non », dit Lu Fang en esquissant un geste de la main comme pour balayer cette idée à laquelle il avait déjà maintes fois pensé. « Dans l'esprit des autres Nations, Ozai n'incarne que la destruction et la soif de pouvoir. Alors que vous, vous êtes une amie notoire de l'Avatar ! » Il préféra ignorer le haussement de sourcils sceptique que fit Mai à cette assertion. « Vous incarnez un ordre nouveau, la tempérance et le désir d'une nation forte mais sans ambition expansionniste. Votre peuple aura confiance en vous. En tant qu'antagoniste de la princesse, vous représentez en plus la moralité et l'ordre dans une nation corrompue par le vice et la perversion.»

Lu Fang sentit qu'il prenait un risque. Rien, dans tout ce que lui avait raconté Wu, ne laissait penser que Mai fût attirée par le pouvoir. À croire qu'elle n'avait embrassé le titre prétentieux de Dame du Feu que par amour. Il retint une grimace de dégoût à cette idée.

Comment une telle femme pouvait-elle aimer un homme aussi repoussant ? Que ce soit par cette horrible cicatrice qui le défigurait, ou par sa faiblesse et ses penchants contre-nature, tout dans cette parodie d'homme le dégoûtait.

Pourtant, l'hésitation de la Dame du Feu ne faisait qu'affirmer cette absurde inclination. Même quand Lu Fang lui avait apporté la preuve de sa détermination sous la forme de deux petits doigts enrobés dans un chiffon ensanglanté. Se pouvait-il qu'elle fût prête à renoncer au pouvoir dans l'espoir de s'enfuir avec ce raté et de mener la vie indigne d'une paysanne ? À l'évidence, elle aimait Zuko et rien de ce qu'il pourrait faire ne la convaincrait de l'aider à faire mordre la poussière à cet imbécile. Heureusement, il avait un plan pour cela.

« Que comptez-vous faire à Zuko ? Que lui demanderez-vous en échange de son héritier ?

Nous y voilà songea-t-il en réprimant un sourire.

– Nous exigerons qu'il abdique au profit de son épouse. Vous deviendrez la Grande Régente de la Nation du Feu, jusqu'à ce que votre fils soit en âge de s'asseoir sur le Trône de Feu. Nous entamerons alors une longue coopération marquée par la confiance et l'amitié entre nos deux nations. Plus de guerres, plus de tensions : l'Avatar lui-même n'aura rien à y redire. Si j'en crois mes sources, ses relations avec le Seigneur du Feu sont plutôt…tendues ces derniers temps.

– Que deviendra-t-il ? Je veux dire Zuko ? Comment pouvez-vous être certain qu'il n'essaiera pas de reprendre ce qui lui appartient ?

– Nous nous assurerons qu'il ait perdu tous ses soutiens en tant que Seigneur du Feu et le ferons emprisonner. Mais ne vous inquiétez pas, s'empressa-t-il d'ajouter en voyant apparaître une lueur inquiète dans les yeux gris de la Dame du Feu. Il sera très correctement traité, j'ordonnerai personnellement qu'il ne lui soit fait aucun mal. Je pensais à une prison dorée où vous pourrez lui rendre visite autant de fois qu'il vous plaira. Il pourra voir grandir son fils, sous bonne surveillance, bien sûr et des visites conjugales pourront être envisagées », finit-il avec un sourire entendu auquel elle ne répondit pas, son visage étroit restant de marbre.

« Réfléchissez-y, Madame, dans l'état actuel des choses, c'est le mieux que vous puissiez espérer. Votre époux ne peut plus gouverner la Nation du Feu, pas avec son tempérament belliqueux, après être tombé si bas dans l'abjection et dans le crime. Un roi qui se vautre ainsi dans le vice et la luxure avec un membre de sa propre famille ne peut être un modèle pour son peuple. »

Il y eut un long silence.

« Si j'accepte de vous aider, me laisserez-vous voir ma famille ? »

Lu Fang fut reconnaissant qu'il n'y eût pas assez de lumière pour révéler à la jeune femme le sourire plein d'une satisfaction féroce qui étira sa mâchoire carrée.

– Je pense qu'il me serait très facile d'organiser une petite visite. Sous stricte surveillance bien sûr. Tom-Tom sera tellement heureux de revoir sa grande sœur. Il ne parle que de vous, convaincu que vous allez venir le libérer d'un jour à l'autre. Vous aurez le privilège de lui annoncer la bonne nouvelle. »

Mai ne répondit pas tout de suite et n'esquissa pas un geste trahissant la moindre émotion.

« Et Zuko, demanda-t-elle finalement. Comment me garantissez-vous qu'il ne voudra pas me faire tuer à l'instant où il me reverra ? Il pensera toujours que j'ai essayé de tuer sa folle-dingue de sœur. Peut-être aurais-je dû le faire quand j'en avais l'occasion », marmonna-t-elle, apparemment plus pour elle-même. « J'aurais au moins eu ce plaisir. »

Lu Fang sourit.

« J'en fais mon affaire. Faites-moi confiance. Je pense que nous pouvons confier une dernière mission à notre ami commun. Il n'attend qu'une occasion de se racheter pour ses erreurs. Nous allons lui donner cette opportunité. »

Mai plongea ses yeux gris dans les siens et il crut y voir briller une lueur qui lui plut aussitôt. Il lui paraissait évident que la Dame du Feu n'était pas femme à supporter l'humiliation d'avoir été dupée.

« Et l'enfant ? Que ferons-nous quand il deviendra évident que je ne suis pas enceinte ?

– Ce ne sont pas les orphelins qui manquent dans la Nation du Feu. Surtout parmi les réfugiés. Vous ne seriez pas la première reine à simuler une grossesse pour assurer la descendance de sa lignée. En attendant la ''délivrance '', nous nous chargerons de vous tenir à distance de votre époux afin qu'il n'en sache rien. »

Quelque chose brilla dans les yeux argentés de la jeune femme et le maître de la terre en lui sut qu'il avait trouvé le bon argument. Le cœur de Mai s'était brusquement emballé, avec la même brusquerie que lorsqu'on nous annonce une incroyable nouvelle, et que l'espoir s'accroche à cette promesse, comme le noyé à la souche qui le sauvera d'une mort certaine.

« Et pour Azula ?

– La Princesse ne sera bientôt plus qu'un mauvais souvenir pour vous. Vous pouvez compter là-dessus. Je pense qu'il en va de notre intérêt à tous les deux. »

Mai n'eut pas même à répondre à cela. On n'enfonce pas des portes ouvertes.

– Et quand nous serons débarrassés d'elle et que vous m'aurez installée sur le trône, que se passera-t-il ? Pourquoi vous ferais-je confiance ? Vous repartirez bien gentiment en retirant toutes vos troupes ? J'ai du mal à croire que vous agissiez de manière désintéressée et que vous ayez fait tout cela juste pour vous venger d'Azula. Si ce n'était que cela, vous me tueriez aussi. Vous savez parfaitement que je l'ai aidée à faire tomber Ba Sing Se.

– Tout cela c'est du passé. Vous avez largement apporté la preuve de votre loyauté depuis. Je m'assurerai que Sa Majesté sache tout de votre implication. Le Royaume de la Terre sera votre allié. Bien sûr, ajouta-t-il, je compte sur votre aide en échange. Vous connaissez la princesse mieux que personne. Comme vous l'avez si bien dit, vous étiez à ses côtés lors de la prise de Ba Sing Se. Vous savez comment elle pense. Grâce à vous, nous aurons toujours un coup d'avance sur elle et nous serons plus forts pour la faire tomber. »

Mai ne dit rien. Lu Fang pouvait voir qu'elle réfléchissait intensément.

« Pensez-y, Madame. Vous serez adulée de votre propre peuple et du mien. Ils vous verront tous comme la bienfaitrice qui leur a évité une nouvelle guerre. Je ne vous demande qu'une chose en retour. Vous assurer que la Nation du Feu quitte définitivement les colonies et rende son intégrité au Royaume de la Terre. Le temps de l'oppression n'a que trop duré. Je n'ai que faire du trône de feu. Ni Kuei. Jamais votre peuple n'acceptera un maître de la Terre à sa tête, le roi en est très conscient. Tout ce que souhaite Sa Majesté, c'est éviter une guerre inutile. Une fois alliés, nous débarrasserons la Capitale des fanatiques qui y sévissent. L'avenir de votre nation repose sur vous, Madame. »

Nouveau silence. Seulement interrompu par le son d'une cage que l'on ouvrait au loin et les gouttes qui s'écoulaient du plafond en un bloc de terre tassée et humide.

La Dame du Feu n'avait pas besoin de connaître la véritable étendue de ses plans. Elle n'avait pas besoin de savoir que Kuei avait envoyé en secret ses meilleurs agents pour retrouver Lu Fang et le ramener au palais. Pas encore. Il avait le temps. Kuei était bien trop couard pour avouer publiquement la trahison de son Ministre des Armées. Et même s'il décidait de le dire, Lu Fang n'était pas inquiet. Ses agents du Dai Li s'assuraient partout que le courrier émanant de Ba Sing Se ne parvienne pas jusqu'à la Caldera et réciproquement : Wu s'acquittait à merveille de cette mission. Mai serait plus disposée à l'aider si elle pensait collaborer avec Kuei, réputé pour son tempérament mesuré et compatissant. Il était évident que Lu Fang ne lui inspirait aucune confiance.

Et à l'instant où il examinait cette pensée aussi véridique que déplaisante, la voix un peu enrouée de la Dame du Feu s'éleva dans la pénombre :

« Quand pourrai-je voir mon frère ? »

Et Lu Fang sut que c'était gagné.


Taïma attendit un peu avant de prendre la parole. Elle était suffisamment versée dans l'étude de la psyché et des émotions humaines pour savoir qu'il faut savamment peser ses mots après une révélation de l'ordre de celle que venait de lui faire Zuko.

Face à elle, assis dans son fauteuil, le jeune roi guettait sa réaction. L'inquiétude noyait son regard et Taïma devina que s'il tenait ses mains si étroitement l'une contre l'autre, c'était seulement pour éviter ses doigts de trembler et non pas pour se lacérer la peau à l'aide de ses ongles. Pourtant, le geste évoquait tant Azula dans l'esprit de la guérisseuse, qu'elle sentit sa gorge s'assécher.

« Vous ne dites rien, fit remarquer Zuko d'une voix faible que faisait trembler l'angoisse et la culpabilité. Vous devez bien avoir un avis sur la question non ? Un conseil, je ne sais pas ? Un commentaire, quelque chose !

– Zuko... »

Le pauvre garçon semblait tellement désespéré. À peine sorti de l'adolescence, et déjà tant de troubles qui agitaient sa jeune âme. Taïma n'était pas sûre d'avoir déjà rencontré d'êtres aussi tourmentées et à la personnalité aussi complexes que Zuko et Azula.

Ajoutez à cela tous les poncifs d'une famille dysfonctionnelle, et contemplez le résultat, pensa-t-elle, désabusée.

L'inceste… Finalement, Zuko avait osé prononcer le mot tabou.

« Mais parlez, enfin ! rugit brusquement Zuko en se levant de son fauteuil qui menaça de se renverser en arrière avant de retomber sur ses pieds. Je viens de vous confier un secret qui pourrait ruiner ma vie et vous restez là, silencieuse, à me regarder d'un air pénétré comme si vous aviez tout compris mais que vous attendiez que je découvre tout seul la solution à mon problème ! Dites que vous êtes dégoûtée, que nous sommes des monstres dégénérés, des dépravés, je n'en sais rien !

– Zuko, calmez-vous s'il-vous-plaît. Vous ne gagnerez rien à vous mettre en colère.

– C'est vous qui me mettez en colère ! Je viens vous demander de l'aide et vous restez là avec votre patience et votre placidité exaspérantes. Si je me suis confié à vous, ce n'est pas pour rien. Vous êtes censée savoir ce que ça fait d'être anormal ! »

Taïma saisit sans peine l'allusion et piquée au vif, elle répondit avec froideur, bataillant pour ne pas se départir de son calme :

« Je ne vois pas les choses de cette manière… Je ne crois pas que nos situations soient comparables… J'aime les femmes, certes, ce n'est pas socialement accepté. Mais je ne suis jamais tombée amoureuse d'une personne de ma famille... »

Zuko la toisa de toute sa hauteur. Taïma se demanda un instant s'il allait la frapper, ou pire, la brûler. Elle se tint prête au cas où…

Mais non. Zuko laissa ses épaules s'affaisser, détourna le regard et se rassit lourdement dans son fauteuil.

Taïma reposa sur le petit guéridon à côté d'elle la tasse de thé froid qu'elle n'était pas parvenue à porter à ses lèvres après que Zuko lui eut raconté en détail ce que lui et sa sœur avaient fait sur l'Île de Braise.

Zuko lui avait tout dit : les caresses, les baisers, les ébats interrompus quand Azula s'était mise à proférer des paroles insensées.

Taïma décida de laisser pour plus tard le problème de fond. Zuko n'avait pas besoin d'elle pour savoir que tout ce qui s'était passé avec Azula était mal, inacceptable et ne devait en aucun cas se reproduire. Elle décida donc de soulever l'autre problème.

« Avez-vous réfléchi au sens des paroles que vous venez de me rapporter ? Celles qu'Azula vous a dites quand vous étiez sur le point de… de coucher avec elle. »

C'était plus difficile à dire qu'elle ne l'aurait cru. Elle sentit une vive chaleur gagner ses joues et se réjouit de la teinte sombre de sa peau qui lui permettait de dissimuler plus aisément sa gêne.

Zuko plongea le visage dans ses mains et pendant un instant, Taïma crut qu'il était en train de pleurer. Mais ses yeux étaient secs quand il les leva à nouveau vers elle.

« J'ai bien pensé à quelque chose… mais… non, ce n'est pas possible, n'est-ce pas ?

– Quoi donc, Zuko ? »

Le jeune souverain parut hésiter. Elle lut dans son regard éperdu la même détresse qu'elle avait ressentie en découvrant qu'Azula n'était plus vierge quand elle l'avait examinée. Elle était certaine que c'était la même idée horrible qui traversait l'esprit de Zuko. Allait-il le dire ? Allait-il énoncer les présomptions qu'elle-même s'était interdit de confier à quiconque ?

« Non… rien. C'est une idée absurde. Je ne peux pas y croire, dit-il en secouant la tête et en s'enfonçant tout au fond de son fauteuil.

– Zuko, commença-t-elle, je pense qu'il est essentiel de…

– Je ne suis pas venu pour cela ! la coupa-t-il sèchement. Je n'aurais pas dû vous en parler. Ce n'est pas le vrai problème. Azula est folle : elle dit des choses insensées, c'est logique non ? »

Manifestement, Zuko n'était pas prêt à entendre cette vérité. Taïma ignorait si c'était dû à la peur de découvrir à quel tourment avait été contrainte sa petite sœur, à la culpabilité de ne pas avoir été là pour la protéger, ou – et c'était plus inquiétant – par jalousie.

Elle envisagea d'insister encore une fois mais la pensée, toujours la même, retomba sur elle comme un lourd rideau lui interdisant l'accès à la scène. Taïma espérait qu'un jour elle aurait le courage de soulever le rideau et de s'adresser au public caché derrière, de leur dire ce qu'elle savait, ce qu'elle avait deviné. Mais ce n'était définitivement pas son rôle. La famille de Zuko était déjà assez compliquée comme cela, pas besoin d'y ajouter ce drame. Elle doutait que le Seigneur du Feu fût actuellement dans un état psychologique qui lui permît de supporter le poids d'un secret aussi lourd.

Et s'il blâmait Azula pour ce qui était arrivé ? Ce qui est peut-être arrivé, se corrigea-t-elle.

C'était une possibilité, n'est-ce pas ? L'attitude charmeuse d'Azula ne jouait sans doute pas en sa faveur. Si elle était prête à séduire son propre frère sans vergogne, pourquoi n'aurait-elle pas aussi…

Ce ne sont que des présomptions ! Tu n'as pas le droit d'en parler, se fustigea-t-elle intérieurement.

« Très bien Zuko. Je vous écoute, que voulez-vous me dire ? Qu'attendez-vous de moi ? »

Zuko ne répondit pas immédiatement. Il se releva, se dirigea vers la fenêtre et tira le rideau. Une lumière éblouissante s'engouffra dans le petit salon qui était resté plongé dans la pénombre tout le temps de leur entretien. Une fois passée la sensation désagréable, Taïma se sentit soulagée de revoir le soleil. C'était encore une chaude après-midi et quand Zuko ouvrit la fenêtre, le chant infatigable des cigales s'engouffra dans la pièce. On eût dit qu'il émanait des murs du salon tant les stridulations étaient entêtantes.

Le mois de septembre était déjà largement entamé. Cet été n'aurait-il donc jamais de fin ?

Zuko contemplait le paysage au loin par la fenêtre et il ne se retourna pas pour parler :

« J'ai besoin de votre aide, annonça-t-il sur un ton misérable. J'ai besoin que vous m'aidiez. Il faut que ça s'arrête… »

Le Seigneur du Feu se retourna brusquement vers elle et planta ses yeux brillants dans les siens.

« Zuko, tenta-t-elle avec douceur, ce n'est pas…

Mais il ne la laissa pas parler. Une détermination farouche illuminait son regard. Il s'approcha du fauteuil où elle était assise et s'agenouilla devant elle. Quelle vision étrange que celle de ce roi qui se jetait à ses pieds comme on s'incline devant une reine. Soudain il se jeta à quatre pattes sur le sol, ses doigts s'enfonçant compulsivement dans les poils ras du tapis à leurs pieds.

« Je pense constamment à elle ! explosa-t-il. Je ne peux pas me concentrer sur autre chose. Dès que je ferme les yeux, elle est là… Je vois ses lèvres partout, ses yeux, sa peau, ses cheveux… Je l'imagine nue, je rêve que je la touche, que je la retrouve dans les pièces secrètes du palais. Qu'est-ce qu'elle m'a fait, Taïma ? On dirait qu'elle m'a jeté un sort, ou je ne sais pas…Il y a quatre mois encore, notre relation était parfaite ! Je n'étais que… que son frère ! »

Il ne paraissait pas très délicat de dire maintenant à Zuko que la relation qu'il partageait avec Azula n'avait jamais été saine, ni même normale. Et ce, depuis qu'elle les connaissait. Les larmes qui coulèrent des yeux de Zuko et qui s'écrasèrent en grosses gouttes sur le tapis n'échappèrent pas à Taïma. Elle n'en fut pas moins bouleversée quand il releva la tête vers elle et qu'elle eut un aperçu de son visage ravagé par la honte et le chagrin.

« Je n'en peux plus ! Je vous en prie, aidez-moi ! Je ne veux plus être cet homme. Je me dégoûte ! Je veux que vous m'aidiez à guérir d'elle. Je veux guérir d'Azula. »

Le cœur de Taïma chavira. Pour la première fois depuis longtemps, elle pensa aux paroles de sa mère, des années auparavant, quand elle lui avait avoué, au cours d'une soirée sombre et venteuse, qu'elle n'éprouvait aucune espèce d'attirance pour les garçons.

Ce n'est pas grave. On va te soigner, ma fille. La chamane a des solutions pour ça !

Il y avait des années que Taïma n'avait pas parlé à son père et à sa mère. Seules deux de ses sœurs acceptaient encore de lui adresser la parole. Elle se demandait parfois ce qu'ils devenaient tous, loin, très loin dans le Nord.

Face à ce désespoir qu'on ne console pas, Taïma prit une décision qui ne lui ressemblait pas. L'honnêteté était l'une de ses valeurs essentielles. Mais pour une fois, elle ferait une exception : elle ferait une promesse qu'elle savait ne jamais pouvoir tenir.

« D'accord Zuko. Je vais vous aider. Vous pouvez compter sur moi. Je vous guérirai.»