Chapitre 32 – Alliances
Sommaire : Zuko confie une mission à Iroh et dérive de plus en plus vers Azula et ses machinations.
Kojiro rencontre un nouvel ami.
Une douce lumière orangée, comme on en voit seulement dans les dernières semaines de l'été, rasait le sol du grand salon où se tenaient les deux hommes, éclairant de ses rayons mélancoliques un plateau d'argent chargé d'une théière en fonte et de biscuits aux parfums délicieux.
Le plus jeune des deux hommes était assis confortablement dans un fauteuil fer à cheval, ses deux longues jambes dépassant largement de l'assise au fond de laquelle ils s'était affalé. Le plus âgé lui faisait face, debout, ses poings serrés dissimulés dans les larges manches de sa tunique couleur olive. Un observateur extérieur qui n'aurait rien entendu de la conversation qui venait de se produire, aurait pu trouver la scène paisible et rassurante. Pourtant, rien ne pouvait être plus éloigné de cette atmosphère sereine que la stupeur qui avait saisi Iroh en entendant la nouvelle que son neveu était venu lui annoncer :
« Épouser la fille de Kuei ? Est-ce que tu es tombé sur la tête, Zuko ?
Comme à son habitude, son neveu se renfrogna. De toutes les idées stupides que ce garçon borné lui avait exposées, celle-ci était sans doute la pire.
« Je suppose que c'est encore l'une des brillantes trouvailles de ta sœur ?
– Pas du tout, se défendit hargneusement le garçon. La proposition émane des Sages eux-mêmes. Azula n'a rien à voir là-dedans et ignore tout de ce projet. D'ailleurs, je doute qu'elle apprécie. Si vous acceptiez de lui parler, vous le sauriez.»
Iroh referma la bouche.
Il était vrai qu'il avait évité Azula depuis la réunion avec les Sages du Feu. Et même depuis son retour de l'Île de Braise. Il l'avait bien observée cependant, guettant le moindre signe, à l'affût du moindre indice qui lui aurait apporté la preuve de ce qui pour le moment, n'était que des présomptions.
Pourtant, au fond de lui, Iroh était sûr il en aurait mis sa main au feu. Azula mentait. Elle avait, encore une fois, trompé tout le monde. La question était de savoir comment. Et à quel sujet ?
Iroh espérait encore recevoir dans les prochains jours une réponse à la lettre qu'il avait envoyée vers le Pôle Sud, quelques heures à peine après le retour de Zuko et Azula. Le vieil homme n'ignorait pas la distance qui séparait les deux pays, mais cela ne le rendait pas moins impatient de découvrir la version d'Aang et de Katara. Il était certain que leur récit comblerait de manière intéressante les lacunes laissées dans l'histoire narrée par Zuko et Azula.
Iroh avait su que quelque chose clochait, dès l'instant où Azula avait franchi le hall d'entrée, son étrange sourire un peu dément illuminant son visage de porcelaine. Elle aussi semblait l'éviter au début. Bien qu'il sût qu'une conversation privée s'imposait avec sa nièce, il n'avait pu se résoudre à venir la trouver seul.
Il avait espéré, de cette manière, échapper à ses intrigues, à ses manigances. Il refusait d'y être entraîné malgré lui et s'était servi du prétexte de sa maladie pour la laisser tranquille et ne pas venir la voir.
Un peu honteux de sa propre lâcheté, Iroh baissa la tête devant Zuko.
« Comment va-t-elle ?
– Mentalement, mieux, répondit son neveu d'un ton sec. Son état psychologique s'améliore chaque jour. Le traitement de Taïma semble enfin refaire effet. Nous pensons avoir compris la cause : Azula nous l'avait caché, mais elle prenait en secret des tisanes à base de pavot pour mieux supporter la douleur dans son bassin.
– Pourquoi n'a-t-elle rien dit ? s'étonna Iroh qui fronça les sourcils, un peu perplexe.
– Taïma lui avait interdit l'utilisation de ce médicament. Elle lui en a donné une ou deux fois au début, quand la douleur était trop insupportable. Elle craignait qu'Azula ne développe une accoutumance et que cela enraye l'effet de son traitement. Et elle avait raison. Apparemment, Azula est allée en voler dans la réserve. C'est comme cela qu'elle tenait le coup et qu'elle réussissait à se mouvoir presque normalement.
– Et maintenant ?
– Maintenant, elle souffre, rétorqua Zuko, mécontent. Mais Taïma s'occupe bien d'elle, et elle lui assure que la douleur disparaîtra d'elle-même avec une bonne rééducation et quelques séances d'hydrothérapie. Elle lui a également prescrit d'autres tisanes pour la soulager et du repos.»
Iroh avait déjà reçu les mêmes informations de Taïma, mais il avait jugé plus sage de recouper ses sources. En tant que Grand Lotus, il lui avait fallu apprendre à détricoter les informations qui lui parvenaient, à voir le mensonge dans la vérité, et inversement.
Refrénant un soupir, Iroh pensa à Toph. Comme il regrettait qu'elle ne soit plus là, à ses côtés. Elle aurait pu lui dire si son neveu était en train de lui mentir ou non.
C'était d'autant plus difficile à dire qu'Iroh n'avait aucune idée de ce que pouvaient être les motivations profondes d'Azula. Si vraiment elle avait manigancé tout cela, quel intérêt aurait-elle à se voir retirer sa couronne et à se trouver sous la tutelle du Seigneur du Feu quand elle aurait pu intriguer pour s'asseoir avec lui sur le trône ? Il imaginait mal sa nièce se contenter de la seconde place. Que dire alors d'un titre vidé de toute sa signification ? Si Zuko venait à disparaître, Azula ne serait plus rien.
Iroh avait été à la fois surpris et soulagé du verdict des Sages. Au moins, Azula ne serait pas soumise à la vindicte populaire. Sa maladie mentale avérée lui épargnerait au moins un procès pendant quelques mois encore. Les révélations qu'elle avait faites accidentellement devant les Anciens avaient bien sûr pesé dans la balance.
Iroh n'oublierait jamais le choc qu'il avait ressenti quand Zuko était venu le voir, les yeux très rouges, pour lui confier ce qu'Azula avait admis devant le Conseil des Sages. Si complexe fût leur relation, Iroh ne pouvait supporter l'idée que l'on pût abuser une jeune femme de cette façon, fût-elle ou non un membre de sa famille. Que la victime fût la dangereuse princesse de la Nation du Feu ne changeait rien.
Si Tsuneo n'était pas si désespérément introuvable, nul doute qu'Iroh lui aurait rendu une petite visite de courtoisie. Maintenant que les Fils d'Agni avaient mis la main sur Kojiro, il serait difficile de faire justice. Ce serait parole contre parole. Qui le peuple accepterait-il de croire ?
Le viol était un tabou. Et dans un monde dominé par les hommes, la parole des femmes ne pesait pas bien lourd, y compris celle des princesses. Quelles que fussent les raisons ayant poussé Azula à brûler Kojiro, il se trouverait peu de personnes dans la Nation pour s'émouvoir de l'outrage qu'il lui avait fait subir. La Princesse avait trop d'ennemis. Étant donné la réputation dont elle souffrait, beaucoup seraient prompts à penser qu'elle méritait son sort. Nul doute que cette sorcière à la beauté envoûtante avait ensorcelé le pauvre garçon. Kojiro pouvait probablement compter sur plus de soutien que la princesse, même après que sa tête eut été mise à prix.
Iroh se disait qu'en faisant cette révélation, Azula avait joué à un jeu dangereux. Réalisait-elle les risques qu'elle encourait à divulguer une telle information ?
Iroh aurait aimé savoir ce qu'en pensait Zuko. Connaissant le tempérament sanguin de son neveu, la nouvelle de ce qui était arrivé à sa sœur avait dû créer un incendie dans son esprit torturé. Bien qu'il sût à quel point il était réticent à aborder le sujet, Iroh saisit l'opportunité de sa présence.
« As-tu enfin pris une décision au sujet de Kojiro ? »
Zuko était perdu dans la contemplation des motifs qui ornaient le tapis sur lesquels étaient posés ses pieds. Il ne leva pas même la tête pour répondre.
« Encore faudrait-il que je sache où le trouver. La tête répugnante de ce traître apparaît sur tous les placards de la ville. Tout le monde semble l'avoir vu au moins une fois au cours de la semaine écoulée, et pourtant, il est aussi insaisissable qu'un courant d'air.
– Zuko, dit doucement Iroh, décidant d'abandonner tout faux-semblant. Tu as conscience, j'espère, qu'en condamnant Kojiro, tu t'attireras les foudres de toute ta nation ? Tu sais ce qu'il représente pour le peuple ?
– Un violeur ! Un traître ! Voilà le modèle que recherchent ces édentés sous-éduqués ! Ils se servent de lui comme d'un étendard, comme du symbole de leur souffrance. Mais qu'ont-ils connu de la souffrance, ces privilégiés ? Ils sont nés dans un monde où la Nation du Feu opprimait tous les autres peuples, où le fruit du travail des autres leur revenait de droit. Je suis désolé de vous décevoir, mon Oncle, mais je refuse de rentrer dans leur jeu !
– C'est ton peuple, Zuko. Que tu l'aimes ou non, tu as un devoir envers lui.
– J'œuvre depuis cinq ans à lui apporter la paix qu'il n'a pas connue ! J'ai fait tout ce que je pouvais pour unir les nations, pour leur offrir un monde de paix et de fraternité…
– D'accord, concéda Iroh, mais ne trouves-tu pas qu'épouser la fille de Kuei soit un peu extrême ? Tu sais que le peuple va se sentir trahi. Pour eux, tendre la main au Roi de la Terre revient à laisser entrer ses sujets sur nos terres.
– Et depuis quand est-ce un problème pour vous ? L'interrogea Zuko avec brusquerie en relevant vers lui l'or de ses yeux. Si semblables à ceux d'Ozai, pensa Iroh. « Je croyais que vous étiez favorable à l'ouverture des frontières. En tant que membre éminent d'une société secrète censée transcender la question des nations, j'espérais que vous comprendriez.
– Je te trouve soudain bien désireux de maintenir la paix, toi qui, il n'y a pas un mois, était prêt à incendier la plus vaste nation du monde pour les yeux de ta sœur.
– J'ai changé d'avis. J'ai bien réfléchi, reprit Zuko en redirigeant son attention sur le tapis à ses pieds, comme s'il était envoûté par les arabesques qui s'y entremêlaient. Notre nation n'a rien à gagner à s'enliser dans un nouveau conflit. Au contraire, je pense que nous aurions tout à perdre. »
Son neveu se tut et Iroh respecta son silence. Il est vrai qu'il était plutôt soulagé d'éviter un conflit ouvert, mais il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une profonde inquiétude. Iroh ne voyait vraiment pas pourquoi Kuei accepterait une telle alliance. À moins que, comme on le murmurait, ce dernier ait véritablement perdu le contrôle de Lu Fang. Les courriers que Zuko avaient reçus – et qui avaient mystérieusement cessé depuis quelques jours – entretenaient le doute.
Le Roi de la Terre réclame la tête de la Princesse de la Nation du Feu et somme le Seigneur du Feu de lui déclarer son allégeance.
La dernière demande semblait si improbable que c'en était presque dérisoire. Kuei n'était certes pas un génie, mais même le plus sot des dirigeants doit savoir que l'on ne demande pas au souverain de la nation la plus influente et menaçante du monde de se soumettre sans condition. Il devenait si évident que quelqu'un – mais était-ce bien Lu Fang ? – essayait de ruiner la crédibilité du Roi de la Terre, qu'Iroh commençait à craindre quelque tour d'un autre ennemi, plus pernicieux encore et qui ne se serait pas encore révélé.
Alors qu'il en était là de ses réflexions, Zuko reprit la parole :
« Cela ne m'enchante guère d'épouser une fillette, mon Oncle, vous pouvez me croire. Mais les Sages me supplient de le faire. Vous savez que la tradition m'oblige à obtenir leur accord pour épouser une femme. Depuis que l'un d'eux a soufflé cette idée à ses petits camarades, ils me font mille courbettes pour que j'accède à leur demande. Ils ont même suggéré d'acquitter Azula de toutes les charges qui pèsent sur elle. Ils me promettent de ré-instaurer l'immunité royale si j'accepte d'épouser Hou-Tin. »
Iroh sursauta légèrement, clignant des yeux, et lança un long regard incrédule à son neveu.
« Mais, mon neveu… Cette mesure est la première que toi et Aang aviez tenu à mettre en place quand vous avez rédigé la nouvelle constitution. C'est même toi qui l'a écrite pour ne pas risquer de devenir comme ton père.
– C'était une erreur, répondit Zuko sans le regarder. C'était une idée bonne pour des utopistes échevelés qui croient en un monde parfait où les dirigeants et leur peuple cohabitent harmonieusement dans un respect et une entente mutuels. La vérité, c'est que si un souverain donne une occasion à ses sujets de l'affaiblir, ils s'y précipiteront ! J'ai fait cela pour ne jamais devenir un tyran. Et eux n'ont fait que me traîner dans la boue, depuis, profitant de cette loi pour m'accuser de toutes les horreurs imaginables ! »
Iroh l'avait écouté attentivement. Il lui était pénible de reconnaître que Zuko avait un peu raison. Iroh avait beau rêver d'un monde sans dirigeant, où tous les hommes seraient égaux et libres d'agir à leur guise, il était bien placé pour savoir que les ténèbres et la violence trouvaient toujours un moyen de s'abattre sur le monde, sous une forme différente.
Quand Aang et Zuko avaient voulu instaurer le Plan de Restauration de l'Harmonie pour redonner leur autonomie aux colonies, des troubles avaient aussitôt éclos, obligeant les deux jeunes idéalistes à renoncer à leur beau projet.
Lorsque, plus tard, le Conseil des Quatre Nations avait enfin ratifié le texte proposant la création de la Capitale des Nations dans la Province de Yu Dao, le monde avait dû faire face à un déchaînement de violence sans précédent depuis la fin de la Guerre de Cent ans.
La situation dans les colonies étaient aujourd'hui chaotique. Plus personne n'assurait la sécurité là-bas depuis que les troupes de Lu Fang s'étaient retirées. Les soldats de Zuko avaient été contraints de se replier et depuis, il avait fallu les rappeler ici pour protéger les habitants de la Nation du Feu d'une probable attaque de Lu Fang. Des milices avaient vu le jour dans ces territoires abandonnés, soutenues par des pègres toutes puissantes qui régnaient par la terreur et ne cessaient de s'affronter, entraînant des vies innocentes dans un tourbillon de violence sans fin.
Si Iroh s'était trouvé à Ba Sing Se, il aurait pu se rendre auprès de Kuei pour connaître ses véritables positions au sujet des colonies.
Mais d'ici, à l'autre bout du monde, il était impuissant. Il avait bien essayé de demander de l'aide à Bumi mais il semblait que le vieux roi avait définitivement basculé dans la sénilité. Iroh avait entendu dire par ses amis du Lotus Blanc que le fils aîné de Bumi s'apprêtait à prendre la relève. Ce dernier, âgé de quatre-vingt-quatre ans, ne semblait pas le candidat idéal pour diriger une cité aussi puissante et les citoyens d'Omashu commençaient eux aussi à perdre foi en leurs souverains. Le soutien d'Omashu était pourtant essentiel. La ville servait de tampon entre Ba Sing Se et la Nation du Feu. Si ses habitants envisageaient de réclamer leur autonomie et songeaient à se passer eux aussi de leurs chefs, dans quelles ténèbres le monde basculerait-il ?
Il fallait trouver un moyen d'unifier le Royaume de la Terre, et cette unification ne devait pas se faire au détriment de la Nation du Feu. Iroh tenait toujours à ce que sa nation œuvre à la paix que tous s'efforçaient de préserver. Ce mariage absurde pouvait-il être l'opportunité tant attendue ?
« Alors tu vas accepter ? demanda-t-il timidement.
Toujours penché en avant dans son fauteuil fer-à-cheval, les mains jointes sur ses genoux, Zuko leva vers lui deux yeux brillants de détermination :
– Je l'ai déjà fait, mon Oncle. J'en ai informé les Sages ce matin.»
Jetant un regard impuissant par la fenêtre à croisées, les épaules voûtées, Iroh soupira :« Très bien, si tu penses que c'est la solution... Quand penses-tu faire ta demande à Kuei ? »
Zuko s'appuya sur les accoudoirs de son fauteuil et se releva. Il marcha vers son oncle et posa une main sur son épaule. Iroh ne cesserait jamais de s'émerveiller de constater comme il était grand maintenant. Son neveu était un homme. Le temps était fini où il pouvait l'influencer avec ses conseils.
« C'est là que vous intervenez, mon Oncle. J'ai besoin de vous. »
Et comme Iroh, déconcerté, ne réagissait pas, il poursuivit :
« Je pense que ce n'est pas un hasard si aucune de nos lettres n'a atteint Ba Sing Se. Nous avons d'abord pensé que Kuei ignorait volontairement nos demandes par pure provocation. Mais depuis quelques temps, Azul- j'ai acquis la certitude qu'il était probablement manipulé par Lu Fang. Ce ne serait pas la première fois. Kuei ne contrôle plus du tout Lu Fang. Ce traître a emmené avec lui un quart de son armée avant de disparaître mystérieusement. Je suis certain que Kuei se tait car il ne peut laisser son peuple découvrir qu'il a été trahi par son plus proche conseiller une deuxième fois. Quelqu'un doit intercepter toutes nos communications pour maintenir les tensions entre nos deux nations. Et je suis prêt à parier que c'est la même personne qui rédige ces lettres anonymes que je reçois chaque jour !»
L'idée ne manquait pas de bon sens. Iroh y avait pensé lui aussi. Kuei n'avait jamais eu un tempérament belliqueux. Tout portait à croire que Lu Fang préparait un coup d'état. Il était donc bien possible qu'en donnant sa fille unique au Seigneur du Feu, le Roi de la Terre espérât s'offrir une allié précieux.
« Et en quoi puis-je être utile ? demanda Iroh, déjà à moitié inquiet de connaître la réponse.
Zuko redressa les épaules et parla d'un ton solennel :
« Je veux que ce soit vous, mon Oncle, qui portiez la lettre contenant ma demande à Ba Sing Se. Je ne peux confier cette mission qu'à vous.
– Zuko…
– Vous m'avez été plus que précieux ici. Sans vous, nous n'aurions jamais découvert ce qui était arrivé à Azula. Vous m'avez honorablement remplacé quand j'étais sur l'Île de Braise et avez maintenu la nation à flots quand le navire se fissurait de toutes part. Vous avez su me calmer quand j'ai prétendu marcher sur le Royaume de la Terre. Je comprends maintenant quelle erreur j'aurais faite. Je ne vous en serai jamais assez reconnaissant. Je vous demande un dernier service. La paix du monde en dépend.
– Mon neveu, je serais plus tranquille si je pouvais rester avec toi. »
L'idée de laisser Zuko ici, seul, livré à la fourberie et aux manipulations d'Azula, lui déplaisait fortement. Pourquoi toute cette histoire semblait-elle tant porter la signature de la princesse aux mille ruses, comme on la surnommait parfois ?
« Vous devez partir dès aujourd'hui, mon Oncle, le coupa Zuko d'un ton sec qui ne souffrait aucun refus. J'ai tout fait préparer pour votre départ. Vous serez accompagné tout au long de votre voyage de deux de mes meilleurs hommes : Satoshi et Kadao.
– Kadao ? s'exclama Iroh dont le cœur fit un tel bond dans la poitrine qu'il craignit un instant de le cracher sur le tapis. Zuko ! Tu n'y penses pas ! Kadao est ton plus proche conseiller et un homme de confiance ! Qui te protégera s'il n'est plus là ?
– Votre sécurité compte avant tout, mon Oncle. Votre mission diplomatique est essentielle. Je ne risque rien ici. J'ai mes hommes, le soutien des Sages, Ty Lee et Taïma qui sont des combattantes compétentes.
– Zuko, je suis obligé de refuser…
– Non vous ne le pouvez pas, l'arrêta Zuko en balayant l'espace entre eux du tranchant de la main. C'est un ordre de votre Seigneur du Feu. Kuei doit recevoir ma demande avant l'équinoxe. Je ferai tout pour contenir l'incendie ici, rassurez-vous. J'appliquerai tous vos conseils.
– Je ne suis pas tranquille.
– Je sais. Mais vous devez me faire confiance. Je sais que vous vous acquitterez parfaitement de votre mission. De mon côté, je chercherai de nouveaux moyens de faire parvenir ma demande au Roi de la Terre afin de gagner le plus de temps possible. »
Iroh était suffoqué, incapable de parler. Il ne réagit pas quand Zuko s'approcha de lui pour l'étreindre. Il resta là, les bras ballants, abasourdi. Déjà, son neveu le lâchait, lui tournait le dos et s'éloignait. La cape qui ornait sa tenue d'apparat voleta autour de ses mollets. Le mouvement réveilla le cerveau momentanément engourdi du vieil homme.
« Zuko ! Essaya-t-il une dernière fois. Où vas-tu ?
– J'ai promis à Azula de la rejoindre pour dîner. Elle est souvent agitée le soir et ma présence la rassure. Je lui dirai au revoir de votre part. Passez le bonjour à Kurei pour moi quand vous serez à Ba Sing Se. »
Et juste comme cela, le Seigneur du Feu disparut, laissant Iroh seul avec sa stupeur et ses soucis. Quand, un peu remis de son effarement, le vieil homme pensa à finir la tasse qu'il avait abandonnée sur le plateau d'argent, le thé était froid et amer sur sa langue.
Zuko rejoignit sa chambre, la culpabilité rivée au cœur.
Il avait fait ce qu'il fallait. C'était la seule chose à faire. Tout de même, voir partir son oncle, son dernier allié, lui faisait une drôle de sensation au creux de l'estomac, comme un vide qui grandissait et engloutissait tout.
Zuko n'était pas stupide. Il n'ignorait pas qu'Azula le manipulait. Le doute ne l'avait pas quitté un instant depuis qu'elle avait chuchoté ses plans à son oreille ce soir-là sur l'Île de Braise. Mais il était trop tard pour faire marche arrière. Azula et lui étaient allés trop loin et il ne voyait plus ni comment, ni pourquoi renoncer maintenant.
Le mal était fait : Aang l'avait abandonné au pire moment. Reprendre en main la nation était la seule façon de garder sa couronne. Et bien que l'idée lui brisât le cœur, Zuko savait qu'Oncle Iroh était un obstacle à ce projet.
Le plan d'Azula fonctionnait. Les Sages semblaient plus complaisants à son égard, prêts à lui redonner une part congrue du pouvoir qu'ils lui avaient pris et qu'ils avaient grignotée au fil des années. Faire peser sur eux le spectre d'une guerre ouverte avait été une idée brillante. Zuko avait émis un sifflement admiratif quand sa sœur lui avait montré la contrefaçon qu'elle avait mis des heures à rédiger en s'aidant des anciens courriers de Kuei trouvés dans la salle des Archives royales. Même en comparant les deux documents, il était presque impossible de détecter une différence dans la graphie tant elle avait parfaitement imité l'écriture élégante et arrondie de Kuei. La menace de guerre que cette lettre fictive contenait avait eu l'effet escompté.
Demain, si tout allait bien, Zuko retrouverait l'immunité royale. Un souverain menacé devait avoir le champ libre pour se défendre, avaient-ils admis lors de leur dernier entretien.
Il avait aussi été convenu avec les Sages qu'en cas d'état d'urgence, le Seigneur du Feu devenait seul maître pour les questions de sécurité intérieure. Il lui appartenait donc de décider du prolongement du couvre-feu, de l'arrestation de manifestants et de dissidents. Bien sûr, l'état d'urgence ne pouvait être déclaré qu'avec l'agrément du Conseil. Ce n'était pas encore parfait, mais c'était un début. À l'évidence, Azula savait ce qu'elle faisait.
Zuko atteignit la porte de sa chambre. Il salua d'un signe de tête les gardes qui en surveillaient l'entrée et poussa la porte. Dès le corridor qui menait à ses appartements, il retira la cape et les surcouches de sa tenue de Seigneur du Feu pour se mettre à l'aise et les jeta au sol. Il n'était plus vêtu que d'une tunique à manches courtes et de ses pantalons bouffants quand il pénétra dans la chambre. Il sursauta violemment en découvrant une silhouette assise sur son lit, que l'on devinait à travers les rideaux du baldaquin. Sa surprise fut de courte durée cependant. Une lumière mystérieuse émanait des globes de verre dépoli fixés au-dessus de la tête de lit et sa teinte bleutée ne laissait guère de doute sur l'identité de l'intrus.
Zuko poussa un soupir d'exaspération.
« La protocole exigerait que tu demandes une entrevue privée avant de t'introduire dans les appartements du Seigneur du Feu.
– Est-ce que le protocole s'applique de la même manière à la famille du Seigneur du Feu ? répondit une voix amusée au timbre velouté.
– Étant donné l'identité dudit membre de ma famille, je pense qu'il le faudrait plus que jamais… » répliqua-t-il en s'asseyant au bord du lit, pour retirer ses bottes à bout pointu.
Puis sans un regard pour elle, il jeta son corps en arrière et s'étendit sur le dos, les jambes dépassant du lit, les bras croisés derrière la tête, le visage levé vers le dais cramoisi qu'empourpraient les flammes bleues. Une ombre obscurcit progressivement sa vue et un rideau de cheveux noirs et soyeux vint chatouiller son menton tandis qu'un visage aux traits doux se penchait au-dessus du sien.
« Et qu'en est-il pour la future Dame du Feu ? Ne peut-elle se permettre quelques familiarités ? »
Zuko ferma les paupières et accepta les baisers que des lèvres vermeilles déposèrent sur son front. Puis il se redressa sur un coude pour faire face à sa sœur qui venait de s'asseoir à côté de lui, un grand sourire éclairant son visage, les genoux maintenant regroupés contre sa poitrine.
« Je t'ai déjà dit que je ne te donnerai pas ce titre. Ce sera Hou Tin qui le portera… C'est ton idée, tu te rappelles ?
– Certes, mais tu auras bien besoin de quelqu'un pour te tenir compagnie lors des longs hivers que tu devras passer seul avant qu'elle soit nubile ?
– Certainement pas toi », répliqua-t-il en prenant entre ses doigts et en jetant sur le matelas une minuscule plume échappée d'un oreiller qui s'était accrochée dans la chevelure d'Azula.
Zuko n'était toujours pas parfaitement à l'aise mais il pensait pouvoir s'accommoder de ces taquineries. Azula s'amusait beaucoup de ces allusions un peu cavalières, mais depuis le séjour sur l'Île de Braise, d'un accord tacite, tous deux avaient évité autant que possible tout contact trop rapproché. Certes ils ne se comportaient peut-être pas tout à fait comme on pouvait l'attendre d'un frère et d'une sœur, mais ces câlineries ne comptaient pas vraiment. Pas après l'ardeur des caresses qu'ils s'étaient échangées sur l'Île de Braise.
Les séances avec Taïma semblaient aider Zuko à garder le contrôle sur ses pulsions. Il était même allé jusqu'à affirmer à la guérisseuse qu'il parvenait à penser à sa sœur sans la déshabiller mentalement. Mais il supposait que retrouver Hachiko occasionnellement aidait un peu aussi...Il ne pouvait plus se permettre de prendre le moindre risque. Il se devait d'être moralement irréprochable. Zuko savait qu'il jouait un jeu dangereux cependant. Si Azula venait à découvrir où il passait ses nuits...
« Est-ce que les gardes t'ont vue entrer ? s'enquit-il en essayant de conserver un ton détaché.
– Je suis folle, Zuzu, pas stupide. J'ai emprunté le passage.»
Azula recula vers la tête de lit et s'appuya négligemment contre les oreillers, regroupant ses longs cheveux noirs sur une épaule, révélant le côté de son cou. Les yeux de Zuko tombèrent sur sa clavicule puis sur le petit grain de beauté qui l'avait tant troublé la dernière fois. Azula ne portait qu'un robe légère qui découvrait ses jambes d'une blancheur spectaculaire se terminant par des chevilles charmantes. Comme elle relevait les genoux, Zuko aperçut accidentellement un peu de l'étoffe légère qui cachait son sexe. Rougissant, il jeta la tête de l'autre côté et remonta sur le lit pour se laisser aller contre ses oreillers et échapper à cette vue tentatrice.
« Alors as-tu décidé quel titre tu allais inventer pour moi quand nous nous serons débarrassés des vieux débris ? » demanda-t-elle en s'allongeant près de lui, lui refusant tout répit. « J'aimerais quelque chose d'un peu poétique mais qui suscite aussi la crainte et le respect…
– Que dis-tu de Grande Garce Manipulatrice ? proposa-t-il en se tournant vers elle.
Les flammes bleues qui dansaient au-dessus d'eux projetaient des ombres sur le visage d'Azula et ses yeux mordorés brillèrent de malice.
– D'accord, à condition que tu changes toi aussi de titre, roucoula-t-elle en caressant le bras de Zuko avec le dos de son index.
– Et je suppose que tu as déjà une idée ? dit-il d'un ton soupçonneux.
– Je pensais à Grand Idiot Manipulé. Qu'en dis-tu ? »
Zuko esquissa un sourire et étendit un bras sur le côté. Comprenant l'invitation, Azula se blottit contre lui, nichant sa tête dans le creux de l'épaule de son frère. Zuko referma son bras autour de ses épaules et déposa un baiser sur ses cheveux.
Il ne pouvait plus lui refuser sa tendresse. Pas après qu'elle se fût effondrée en pleurs au beau milieu de sa chambre après l'entretien avec les Sages, quand elle avait révélé ce que lui avait fait Kojiro.
« Oh Zuzu ! Avait-elle sangloté contre sa poitrine. Ne me demande pas! Ne me demande pas comment c'était ! Prends-moi dans tes bras et serre-moi bien fort ! Fais-moi me sentir en sécurité, mon grand frère chéri ! »
Qu'aurait-il pu faire d'autre ? Obéissant, il l'avait étreinte au point de lui faire mal. Depuis, elle n'en avait plus reparlé et Zuko n'avait pas trouvé le courage de l'interroger. Azula agissait comme si rien ne s'était passé. Pourtant, bien qu'il sût maintenant la vérité, il ne parvenait pas à faire taire la petite complainte exaspérante qui murmurait joyeusement dans son esprit :
« Azula ment tout le temps... »
Pour le moment, Zuko n'avait aucune envie d'y penser. Un doux silence les enveloppa. Les flammes emprisonnées dans les globes de verre ronronnaient paresseusement au-dessus d'eux, lançant parfois une étincelle qui jetait sur leur peau des reflets d'argent.
Azula avait fermé les yeux et souriait sereinement contre lui. Il faillit manquer son murmure quand elle brisa le silence :
« Alors ? Est-ce que c'est fait ? »
Zuko ne répondit pas tout de suite. Il essaya d'imaginer son oncle, médusé, les bras ballants dans le salon où il l'avait quitté. Maintenant, il devait être revenu de sa surprise. Quand il regagnerait sa chambre, il découvrirait ses affaires empaquetées. Des valets seraient déjà en train de les transporter jusqu'à l'attelage discret qui les conduiraient, lui et les compagnons désignés par Zuko, hors de la Caldera.
Il n'y aurait ni palanquin, ni aéronef, ni char métallique. Il était essentiel qu'Iroh voyage dans le plus grand secret. Cela prendrait des semaines avant qu'ils n'atteignent Ba Sing Se. Zuko n'avait pas osé confier ses doutes à Azula, mais il craignait qu'il ne fût trop tard quand Kuei recevrait enfin sa lettre. Parviendraient-ils, lui et sa sœur, à contenir seuls la colère des citoyens et la menace invisible de Lu Fang ?
Une grande tristesse l'envahit. Il ne reverrait sans doute pas son oncle avant des mois. Et quand il apprendrait ce qu'ils avaient fait en son absence, accepterait-il encore de le voir ?
Zuko tourna son visage vers Azula. Elle se hissa à sa hauteur et leur nez se touchèrent. Elle dut lire la détresse dans ses yeux car elle parla d'une voix caressante :
« Zuko... »
Et comme il fermait les yeux pour chasser les larmes qui menaçaient à leur bordure, elle l'attira contre elle, l'invitant à poser sa tête contre sa poitrine. Zuko s'abandonna. Quelle chance de pouvoir se consoler sur un tel oreiller ! Azula caressa doucement ses cheveux, les emmêlant entre ses doigts agiles.
– Zuzu… je t'assure que c'était la bonne chose à faire.
– Nous avons menti à tellement de monde, gémit-il. Si quelqu'un découvre la vérité… tout ton plan échouera…
– Tout fonctionne comme prévu, mon chéri. Cesse de te tourmenter. Cet idiot de Than-Fu est beaucoup trop heureux de passer pour le petit génie qui a eu l'idée de ce mariage arrangé avec la fille de Kuei. Il n'a aucun intérêt à révéler qui lui a soufflé l'idée. Il sait ce qu'il risque en nous dénonçant. Son secret est du genre de ceux qui détruisent une vie.
– Mais il est élu à vie. Que risque-t-il vraiment ? Il siégera toujours parmi les Sages du Feu.
– Ils sont soumis au même devoir de moralité que toi. Et puis sincèrement Zuko, dans le contexte actuel, penses-tu qu'il soit très raisonnable pour ce vieillard de rendre public son goût discutable pour les très jeunes garçons ?
Zuko devait reconnaître que l'idée d'utiliser les compétences de Ty Lee pour espionner les Sages du Feu et connaître leurs vices était brillante. La jeune acrobate avait fait un excellent travail.
« Je suppose que tu as raison… Comme toujours. »
Il enfouit un peu plus la tête entre l'épaule et la poitrine d'Azula. Elle le serra contre elle et poussa un profond soupir de contentement en se remettant à caresser ses cheveux.
Zuko repensa à l'affiche odieuse que lui avait montrée son oncle avant leur départ pour l'Île de Braise. Les vérités qu'elle contenait ne cessaient de le troubler. Il pensa avec dégoût au corps d'araignée monstrueux, à la poitrine exubérante dont l'artiste avait affublé Azula, à la protubérance grotesque qui déformait le pantalon du personnage qui le représentait. Et tandis qu'Azula le pressait plus étroitement contre elle, il se sentit tout petit dans ses bras, comme un moucheron pris dans une toile.
Il n'aurait su dire si c'était effrayant ou parfaitement étourdissant.
Comme pour confirmer ses craintes, la voix brûlante d'Azula murmura juste à côté de son oreille.
« Enfin seuls... ».
Le salon était faiblement éclairé par un lustre ancien qui pendait du plafond lézardé de fissures. Un feu de cheminée crépitait paisiblement dans l'âtre. Deux fauteuils confortables, installés face à face, entouraient une table basse garnie de deux verres et d'une bouteille d'alcool de riz dont le parfum capiteux imprégnait la pièce.
Des boiseries ornaient les murs, conférant à la pièce un aspect chaleureux qui contrastait avec l'atmosphère lugubre des autres parties du Quartier Général. Sur le manteau de la cheminée, se déployait une bannière à fond noir sur lequel se détachait un symbole : une couronne retournée d'un rouge profond traversée par une épée enflammée. L'épée était un ajout récent décidé par le Guide, se rappela Kojiro. D'après lui, il était devenu nécessaire de rappeler aux Disciples la nature guerrière du combat qui dépassait les simples querelles idéologiques.
Selon lui, le temps de l'action était venu. La présence de cet invité inattendu confirmait ses dires, comme toujours. Le Guide avait toujours raison.
Le feu dans l'âtre jetait parfois une flammèche plus vive que les autres qui illuminait de manière fugace le visage rude de l'homme à la carrure imposante assis face au Guide.
Quand Kojiro l'avait fait entrer tout à l'heure, à la demande du Guide, il avait reconnu ses traits virils et ses yeux vert-d'eau. Il les avait vus sur de nombreuses affiches et dans les journaux que son père se faisait envoyer de Ba Sing Se autrefois, lorsqu'il enseignait les rudiments de la politique à son fils. Ce militaire qui trônait fièrement dans ce fauteuil devant lui était l'un des hommes les plus puissants et les plus en vue du Royaume de la Terre.
Pourtant, en l'accueillant, Kojiro s'était révélé momentanément incapable de remettre un nom sur ce visage connu. Depuis sa « transformation » (c'est ainsi que le Guide nommait le jour fatidique où Kojiro avait tout perdu), Kojiro ne parvenait plus à mémoriser les dates ou les noms. Tout ce qu'il avait connu avant se mélangeait dans une sorte d'agrégat nébuleux où tous ses souvenirs se confondaient et se heurtaient. Aucun événement saillant ne venait affleurer à la surface. Le nom de cet homme faisait partie de ce chaos et Kojiro se rappelait confusément l'avoir su autrefois, quand ces choses avaient encore de l'importance.
Malgré le masque qui dissimulait la bouillie qu'était sa figure, Kojiro s'était senti humilié par son regard impérieux qui semblait le sonder. Nul doute que l'homme en armure qui s'était introduit dans la pièce savait à qui il avait affaire.
Après tout, le visage et le nom de Kojiro étaient visibles sur tous les panneaux et les placards de la ville. Il avait sa petite notoriété.
Comme le Guide le lui avait promis, Kojiro était devenu la coqueluche de sa nation. Il avait des amis, des gens qui se pliaient en quatre pour satisfaire le moindre de ses besoins. Une femme différente réchauffait son lit chaque fois qu'il en exprimait le désir.
Il en avait bien profité dans un premier temps, mais très vite il avait fallu se rendre à l'évidence. Toutes ces jeunes femmes étaient grassement payées pour assurer cette corvée, quand elles n'y étaient pas tout simplement contraintes. Les plaisirs de la chair auxquels il goûtait autrefois avec avidité n'avaient plus la même saveur aujourd'hui. L'odeur du sexe qui s'engouffrait par la béance au milieu de son visage le dégoûtait à présent.
Heureusement, il y avait le Guide. Le Guide était tout. Le Guide emplissait l'univers par sa simple présence et Kojiro serait mort pour cet homme qui l'avait tiré de la misère sordide où il vivait. Peu à peu, à son contact, Kojiro avait compris qu'il faisait fausse route, que tout ce qu'il avait cru et fait avant que ce maître providentiel entre dans sa vie, n'était qu'illusion, que pure vanité.
Le Guide n'avait pas mis longtemps à le convaincre de la grandeur et de la toute-puissance d'Agni et de la suprématie évidente de la race de ses fils sur les autres hommes. Aujourd'hui, Kojiro se demandait comment il avait pu être aveugle à ce point, et sa propre ignorance l'horrifiait.
Aussi Kojiro avait-il été surpris en reconnaissant l'homme qu'il avait accueilli dans l'antichambre et dont l'aspect singulier transpirait l'impureté liée à sa race. Pourquoi le Guide recevrait-il un tel être ? Un ennemi déclaré de leur peuple ? N'était-ce pas à cause de lui que l'engeance avait déferlé et s'était propagée sur leur terre sacrée telle une peste impossible à arrêter ?
À présent, Kojiro se tenait dans un recoin de la pièce, tapi dans l'ombre, et il observait les deux hommes en pleine conversation. Il paraissait que ce rendez-vous était convenu de longue date. Lu Fang – oui, c'est ainsi qu'il s'appelait ! - et le Guide parlaient comme de vieux amis. Pourtant une heure plus tôt, ils ne se connaissaient pas.
Le contenu de leur discussion ne lui parvenait que difficilement. Le masque qui cachait son visage amplifiait le son de ses exhalaisons et l'empêchait d'entendre ce que se disaient les deux hommes.
Kojiro peinait à s'habituer à ce masque qui l'isolait plus encore du reste du monde. Mais il lui épargnait au moins la honte de se voir et celle d'être vu. Il savait combien son atroce figure était une insulte à la beauté et à l'insouciance.
Ce masque, tout aussi inconfortable fût-il pour sa peau endommagée, était aussi le symbole de son appartenance à ce groupe. Les Frères et les Sœurs l'arboraient fièrement lors de leurs manifestations publiques. Kojiro ne le retirait qu'à la fin du discours, quand le Guide, à grand renfort de gestes et en élevant la voix de façon dramatique, ordonnait au jeune homme de dévoiler son vrai visage. La foule horrifiée poussait alors de grands cris. On hurlait. On pleurait. Des femmes s'évanouissaient. On plaquait ses mains sur son visage en roulant des yeux ou bien on détournait le regard, feignant une trop grande sensibilité. Mais aussitôt après, on contemplait avec avidité ce champ de bataille, cette pourriture qu'était le visage de Kojiro. Le Martyre de l'Empire. Tel était son nouveau nom. Seul le Guide l'appelait par son ancien prénom. Et Kojiro était fier de ce lien intime et exclusif qui l'unissait à son maître.
Il ne savait que penser de la présence de ce traître qui avait fait entrer le fléau dans leur belle nation et qui partageait maintenant une bouteille d'alcool de riz avec le Guide. Kojiro profita de ce que le Guide lui demandât de rapporter le Livre pour s'approcher et essayer de saisir plus que quelques bribes de la conversation.
« Tenez, disait le Guide en tendant à Lu Fang le Livre que Kojiro venait de lui apporter. Vous trouverez dans cet ouvrage sacré tout ce que vous avez besoin de savoir. La parole d'Agni y est transcrite dans toute sa pureté. Même un profane tel que vous sera saisi par la profondeur et la grandeur de ses versets.
– Je n'en doute pas », répondit courtoisement Lu Fang en prenant le Livre qu'il rangea rapidement sous sa cape, sans y accorder un regard, comme s'il ne s'agissait que d'un vulgaire roman à l'eau-de-rose. Kojiro s'en offusqua. On ne traitait le Livre qu'avec les égards qu'il méritait. Cet homme devait vraiment être important pour que le Guide accepte une telle marque d'irrespect.
Kojiro allait se retirer quand le Guide le saisit par le poignet.
« Reste donc Kojiro. Je suis certain que cette conversation t'intéressera. Le Ministre Lu Fang est venu me parler de quelques vieilles connaissance que lui et toi avez en commun. Une en particulier devrait raviver un souvenir dans ta mémoire. »
Lu Fang ne disait rien mais un large sourire fendait son visage carré en deux.
« La p'incesse Avula ? demanda Kojiro à travers l'orifice percé dans son masque, à la hauteur de sa bouche.
– Tout à fait. Il se trouve que notre ami ici présent a quelques griefs contre elle également. C'est pourquoi je suis certain que vous pourrez vous entendre. Mais retire donc ton masque, mon garçon. Le Ministre Lu Fang aimerait te voir. Sais-tu qu'il est notamment venu pour te rencontrer ? »
Quelques semaines plus tôt, Kojiro aurait imploré le Guide de ne pas lui infliger une telle humiliation. Mais toutes ces mises en scène sur les tréteaux de la ville l'avaient immunisé contre la honte d'exhiber sa figure. Il s'exécuta lentement.
Lu Fang ne flancha pas et c'est à peine s'il cilla quand Kojiro laissa tomber son masque sur la table basse et fixa son œil unique sur Lu Fang qui l'observait avec un intérêt presque scientifique, comme s'il se demandait quel profit il pourrait tirer de ce gâchis.
« Le Ministre Lu Fang pense, comme nous, que le règne de la Princesse du Feu a assez duré. Comme tu le sais, chaque goutte de sang d'un enfant d'Agni est une bénédiction. En tant que descendant du Dieu de la Lumière lui-même, le Seigneur du Feu et sa famille sont intouchables. Nos disciples répugneraient à verser un sang si pur. Mais ils ne savent pas ce que nous savons. Ces choses-là sont au-dessus de l'entendement de nos simples ouailles. Mais toi et moi savons, Kojiro. La sœur du Seigneur du Feu est une personne sacrée, mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle ait tous les droits. Le sang corrompu doit être purifié. »
Lu Fang se trémoussa un peu sur sa chaise, l'air satisfait, mais resta silencieux. Il continua d'observer Kojiro qui sentait l'angoisse monter dans sa gorge et se mettre à palpiter là, au fond de son gosier.
« Tu n'as pas oublié, poursuivit le Guide, que le Conseil des Sages a récemment déchu la jeune sœur du Seigneur du Feu de son titre de Princesse Héritière ? »
Bien sûr qu'il n'avait pas oublié. Il n'oublierait jamais ce qu'il avait ressenti quand le Guide et lui avaient entendu cette nouvelle que les crieurs publics proclamaient partout. Kojiro en avait été malade pendant deux jours, refusant toute nourriture.
Ainsi il n'y aurait pas de procès, pas de justice. Pas contre elle en tout cas. La Princesse avait été jugée irresponsable de ses actes, privée de sa raison au moment des faits et placée sous la tutelle de son frère. D'après les rumeurs, on devait ce laxisme aux circonstances atténuantes : la princesse avait agi en état de légitime défense. Kojiro était accusé d'outrage et de blessure sur sa personne royale. Ce mensonge odieux avait amplifié son sentiment d'injustice. Cela revenait à une immunité pour Kojiro. On disait partout que cette décision émanait surtout du Conseil des Sages, que le Seigneur du Feu lui-même n'avait pas eu son mot à dire. Kojiro ne savait que croire. Il était vrai que si Zuko avait eu les mains libres, il aurait probablement exigé que sa sœur conserve au moins sa couronne.
Récemment, des pamphlets avaient fait leur apparition, dénonçant l'influence grandissante des Sages sur le Seigneur du Feu. À en croire les pamphlétaires, Zuko ne servait guère que de pièce d'apparat. On disait que les Anciens avaient muselé le Seigneur du Feu quand ce dernier avait fait part de son désir de marcher sur le Royaume de la Terre. On disait aussi qu'ils avaient envoyé le jeune souverain au loin durant plusieurs jours, laissant leur complice, le Général Iroh, connu pour sa complaisance envers les peuples barbares, diriger la Nation.
Kojiro opina du chef, bien qu'il ne comprît pas ce que cette information pouvait lui apporter. Le Guide pensait sans doute qu'il y trouverait une consolation.
Mais le Guide le détrompa. Le Guide était éminemment bon et il le lui prouva encore une fois.
– Comprends-tu ce que cela signifie Kojiro ? Nous ne pouvions pas toucher à un cheveu de la Princesse car cela revenait à verser le sang d'Agni lui-même. Aussi forts soient la haine et le dégoût qu'elle inspire à nos amis, ils auraient été réticents à l'idée de s'attaquer à elle. C'est pourquoi nous avons perdu du temps. C'était peut-être mon erreur : nos ouailles n'ont pas su voir au-delà de cette question du sang. Le peuple manque de subtilité. Mais maintenant qu'elle est dépouillée de son titre, son sang a perdu sa valeur. Nous pouvons donc le laisser répandre sans crainte... »
Ah ? Cela marchait donc ainsi ? Cela paraissait un peu simple à Kojiro mais si le Guide le disait, ce devait être vrai. Le Guide avait toujours raison.
Face à lui, Lu Fang ne cessait de sourire.
« Notre ami ici présent nous propose un marché : si nous promettons de lui livrer la Princesse, il nous livrera les armes et les renforts dont nous avons besoin pour mener notre noble lutte. »
Kojiro eut un mouvement de recul. Lu Fang le mettait profondément mal à l'aise avec son sourire sadique qui révélait toute sa cruauté. Kojiro ne voulait pas faire le mal. Il voulait simplement laver sa nation de la souillure qui ternissait sa gloire. Comment procéder en pactisant avec l'un d'eux ?
Le Guide semblait avoir lu dans ses pensées.
« Je sais ce que tu penses, Kojiro. Tu crains que Lu Fang nous trahisse. Mais je t'assure que lui et moi nous comprenons bien. Le Livre lui-même nous dit qu'en des temps troublés, les Fils d'Agni peuvent collaborer avec leurs voisins, du moment que cela sert les intérêts de notre race et que nous ne nous mêlons pas à eux par le sang.»
Vraiment ? Kojiro ne parvenait pas à se rappeler un tel passage dans le livre qu'il lisait religieusement chaque soir avant de sombrer dans le sommeil.
Il y eut un bruit de toux et tous deux tournèrent la tête vers Lu Fang qui se penchait vers eux, toujours assis dans son fauteuil.
« Jeune homme, lança-t-il à l'adresse de Kojiro, voyez-vous, je ne suis pas un homme religieux. Ces considérations théologiques me dépassent. Pourtant, je ne sais que trop bien ce que cela fait de se sentir envahi sur ses terres. Je ne souhaite cela à personne, pas même à mes pires ennemis. »
Kojiro ne dit rien, le laissa poursuivre, l'air impassible malgré les battements de son cœur qui s'était mis à palpiter furieusement entre ses côtes au moment où l'homme s'était adressé à lui. Il ne se fût pas senti différent si c'était un démon qui lui avait parlé.
– Comme je le disais à votre maître… » Il pointa un menton dédaigneux vers le Guide assis en face de lui, geste qui fit naître un bouillonnement de rage dans les entrailles de Kojiro. « Nous pouvons nous comprendre et aboutir ensemble à une situation qui nous satisfasse tous. Vous voulez retrouver la pureté de votre race. Les colons et vos souverains vous en empêchent. Je veux protéger mon peuple et empêcher ces mêmes colons de revenir leur voler leurs maisons, leurs femmes et leurs emplois. Nous avons un ennemi commun. »
C'est vous l'ennemi ! aurait-il voulu cracher à la face de Lu Fang. Mais il n'était pas sûr de pouvoir le faire d'une manière qui ne fût pas répugnante pour tout le monde, et d'ailleurs, le Guide n'aurait sans doute pas apprécié. Il paraissait étrangement bien disposé à l'égard de cet étranger qui avait déversé la vermine sur leurs belles terres.
Le Guide dut comprendre le combat intérieur qui se livrait dans la tête de son plus fidèle disciple. Même le masque qui couvrait l'intégralité de son visage ne pouvait entraver la clairvoyance de cet homme remarquable. Kojiro l'aimait comme un père, comme un dieu, comme un chien aime son maître. Éperdument et sauvagement. et il aurait tout fait pour lui.
« 'omment ? demanda-t-il alors. Comment fe'ez-vous ?
– C'est très simple, répondit le Guide. Notre ami s'engage, comme je te le disais, à nous fournir ce dont nous avons besoin pour accomplir notre mission divine. Il accepte de nous aider à assurer l'avènement de l'Ordre Nouveau à quelques conditions. Il est essentiel que nous préservions le sang d'Agni. Notre peuple a grandi et vécu dans le culte du Seigneur du Feu. Nous ne pouvons et ne voulons pas le priver de cette figure symbolique. Malheureusement, le sang de notre actuel souverain est corrompu, perverti par ses fréquentations douteuses, et plus encore par les charmes de la princesse démoniaque qui réchauffe son lit nuit après nuit.
– Si vous me la livrez, ajouta Lu Fang qui ne parvenait pas à dissimuler une note d'excitation dans sa voix, je m'engage à ce qu'elle connaisse un sort à la hauteur de ses crimes. Vous serez ainsi débarrassés d'elle, sans avoir versé une goutte du sang sacré qui, selon vous, coule dans ses veines. »
Cela se tenait. Ainsi le Guide pourrait-il faire naître l'Ordre Nouveau sans répandre un sang pur. Kojiro se demandait encore comment ils espéraient contrôler Zuko. Allaient-ils le remplacer par un membre de sa famille ? Son oncle ? Non. Sans doute pas. Il y avait longtemps qu'il avait perdu le respect des élites de la Nation du Feu. Son père, Ozai, peut-être? Mais il doutait que ce fût du goût de Lu Fang.
« Tu n'as pas besoin de tout savoir, mon garçon, dit calmement le Guide comme s'il avait lu dans son esprit une fois de plus. Je veux seulement te rassurer sur le sort de celle qui a fait de ta vie ce qu'elle est aujourd'hui et t'assurer de l'avenir brillant que nous promet cette collaboration inespérée. Nous ne pouvons pas nier manquer de moyens financiers, ajouta-t-il en se tournant à nouveau vers Lu Fang. Beaucoup parmi nous sont des profanes. Le monde actuel ne nous permet pas encore de nous débarrasser des contraintes purement matérielles et toute l'aide que vous pourrez nous apporter nous sera précieuse. Grâce à votre soutien, nous pourrons enfin agir véritablement et sortir pour de bon de la clandestinité. Le Seigneur du Feu sera contraint de reconnaître notre existence.»
Mais il restait une question urgente à régler. Et Kojiro fut incapable de se contenir plus longtemps :
« Et les colons ! Les colons qui souillent notre terre. Qu'allez-vous en faire ? »
Le Guide traduisit à Lu Fang qui avait assisté à cette interruption, un vif mépris creusant son visage de brute.
« Pour cela aussi, notre ami a une solution. Il promet, dès que l'Ordre Nouveau sera établi, de vider notre territoire de l'engeance qui le ronge. Nous leur rendrons les colonies. Ce sont leurs terres après tout. Nous n'en avons que faire. En échange, Lu Fang s'engage à nous débarrasser de ces animaux qui compromettent la pureté de notre sang.
– En effet, reprit Lu Fang. Vous avez ma parole. Je suis un homme d'honneur et je répare mes erreurs. J'ai conscience des troubles que vous ont causés l'arrivée de ces métis. Je ramènerai dans mon royaume les éléments qui échoueront à votre fameux test. »
Le test. Chaque fois qu'il y pensait, Kojiro sentait une vague d'excitation inexplicable l'envahir. Il se souvenait confusément avoir autrefois considéré ces idées avec dédain. Comme il se trompait alors ! Heureusement que le guide lui avait ouvert les yeux et le cœur. Le test était encore une brillante idée du Guide. Grâce à ce document très précis qui détaillait les critères physiques propres à la race pure, même de simples fonctionnaires de l'Ordre Nouveau seraient très facilement en mesure de savoir quels individus méritaient le statut très convoité de Fils ou de Fille du feu.
Bien sûr, tous les autres ne seraient pas à jeter. Le Guide avait expliqué cela à ses disciples les plus sceptiques dans des termes très simples. Les éminents spécimens de la race pure n'étaient plus assez nombreux aujourd'hui pour garantir sa perpétuation. Tous les maîtres du feu auraient droit d'office au Statut, quelle que soit leur apparence. On conserverait également des échantillons sélectionnés pour leurs traits proches de ceux des fils du feu. On tolérerait enfin quelques individus dégénérés du moment qu'ils pouvaient attester dans leur arbre généalogique d'au moins un parent direct de race pure. Ces derniers aideraient à la reproduction de la race.
Les gènes des fils du feu étaient si évidemment supérieurs qu'ils auraient tôt fait d'effacer toute trace de la souillure apportée par les autres peuples. Le feu n'était-il pas l'élément purificateur par excellence ?
Le Guide était un génie. Ses connaissances en matière de science et de génétique étaient incomparables. Grâce à lui, on ferait naître des centaines, des milliers de fils du feu. Dans quelques générations, à n'en pas douter, tous les habitants de la nation seraient des maîtres du feu au physique parfait. Une armée d'hommes et de femmes à la peau claire, aux yeux bruns, ocre ou dorés, aux cheveux noirs comme l'ébène.
« Et qu'en fe'ez-vous ? demanda Kojiro qui, cette fois, osa s'adresser directement à Lu Fang. Ceux que vous 'amènerez chez vous ?
– Je suis certain que cette partie du plan vous plaira, répondit Lu Fang avec un sourire.
Les colonies redeviendront la propriété du Royaume de la Terre. En échange, je promets d'y construire des camps pour y recevoir les individus que vous m'enverrez.»
Kojiro se tourna vers le Guide dont les yeux derrière le masque semblaient briller d'excitation. Une dernière question le taraudait.
« Et que ferez-vous des 'risonniers ?
– Qui a parlé de prisonniers ? » répondit Lu Fang d'une voix d'outre-tombe qui vibra dans l'estomac de Kojiro.
Quelque part, loin, très loin dans les abîmes vertigineuses de son esprit, une voix qui appartenait à un garçon heureux, dégourdi, au physique avantageux hurla d'indignation et d'horreur. Mais ce garçon n'existait plus. S'il avait eu un nom autrefois, ce dernier ne lui appartenait plus. Il fit taire la voix au fond de lui. Il lui adressa à Lu Fang un sourire édenté aux gencives rougies qui fit ressortir l'os saillant de sa pommette.
Lu Fang répondit à son sourire et il leva son verre vers Kojiro et le Guide.
« Je trinque à notre longue et fructueuse collaboration. »
L'après-midi touchait à sa fin lorsque Zuko put enfin quitter la salle du Conseil où il s'était réuni pendant des heures avec ses ministres. Le débats avaient été houleux, virulents même, mais Zuko ne s'était pas laissé impressionner. Il lui avait fallu par deux fois élever la voix et brandir des menaces à l'encontre des plus récalcitrants qui continuaient d'insulter son autorité.
Mais finalement, Zuko était parvenu à imposer ses vues. Ses ministres s'étaient rangés à son avis, un à un malgré leurs réticences. Ce n'était pas exactement comme s'ils avaient le choix, pensa Zuko en traversant le hall hérissé de colonnes qui menait aux appartements de la famille royale.
Il était certain que s'il était retourné dans la salle du Conseil à l'improviste, il aurait trouvé ses ministres en plein conciliabule, probablement en train de prolonger les débats et de décider si oui ou non le Seigneur du Feu était devenu fou.
« Vous avez conscience qu'avec cette réforme, votre pouvoir sera particulièrement limité ? s'était inquiété le chambellan. Les Anciens, malgré tout le respect qu'ils inspirent et la sagesse qu'on leur attribue, sont des ambitieux qui chercheront à tirer profit de la situation. Ils vous ont déjà forcé à destituer la Princesse de son titre, vous laissant sans héritier.
– Insinuez-vous que je devrais faire d'Azula mon héritière à nouveau ? Vous voudriez la voir devenir Seigneur du Feu, la sachant atteinte d'une maladie de l'esprit incurable qui peut l'amener à prendre de terribles décisions ? »
Le chambellan, un homme raide au visage habituellement impassible, tressaillit légèrement avant de répondre.
« Non… non bien sûr. Ce n'est pas ce que je veux dire. Seulement, ce rétropédalage donne de vous l'image d'un dirigeant faible et influençable.
– Cela donne l'image d'un dirigeant qui se soucie de l'avis de son peuple et de ceux qui détiennent la connaissance et la sagesse. Ma sœur est devenue trop impopulaire. Les rumeurs abjectes qui courent à notre sujet ont déjà causé trop de dégâts. Je dois réparer cela, même si la décision est à mon désavantage. Si je veux que le peuple me fasse confiance à nouveau, je dois lui prouver ma loyauté. Je ne serai pas un deuxième Ozai.
– Sans aller jusque là, mon Seigneur, vous avez toute légitimité pour exiger une obéissance absolue du peuple. Désigner le Conseil des Anciens comme votre successeur en cas de décès me paraît dangereux. Ils sont connus pour leur amitié avec l'Avatar qui est devenu persona non grata au cours des derniers mois.
– Vous oubliez, l'interrompit Zuko que cette discussion commençait à fatiguer, que le Seigneur du Feu puise son origine dans le Conseil des Sages. Vous n'êtes pas sans savoir que ce titre revenait traditionnellement au Grand Sage et que ce n'est qu'après de nombreuses générations que le Seigneur du Feu s'est désolidarisé du Conseil, par pure ne fais que renouer avec les origines de mon pouvoir. Je veux être un souverain éclairé, pas un dictateur.»
Des sourcils sceptiques s'étaient levés et des regards incrédules avaient été échangés après cet argument. Ce cours d'Histoire n'avait pas paru les convaincre que c'était une bonne idée de confier le pouvoir législatif aux Sages. Ils disposaient déjà du pouvoir judiciaire. N'était-ce pas assez ?
Zuko n'était pas surpris. Ses idéaux démocratiques et son refus de la tyrannie lui avaient déjà valu des moqueries par le passé. Renoncer officiellement à un pouvoir absolu de droit divin pour une monarchie constitutionnelle ne plaisait pas à ses ministres dont le pouvoir n'en serait que diminué. Ils avaient su se taire tant qu'Aang était dans les parages. Zuko était certains que ses ministres avaient vu dans le départ de l'Avatar l'occasion inespérée de regagner du pouvoir. Pas étonnant qu'ils soient déçus !
Cela ne plairait pas davantage aux Fils d'Agni. Et c'était tout ce qui comptait. Ses ministres n'avaient pas le choix et ils savaient que s'ils voulaient conserver leur poste, ils devaient accepter cette réforme.
« Vous êtes au courant du mouvement anti-Sages qui secoue la Capitale depuis plusieurs semaines ? Avait essayé le chambellan dans une tentative désespérée pour lui faire entendre raison. N'est-ce pas imprudent de leur donner plus de pouvoir et de visibilité dans ce contexte ? Pensez à votre sécurité, votre Altesse.
– Je suis parfaitement en sécurité, rassurez-vous. Aucun de ces fanatiques n'osera me défier ni s'attaquer à moi. La personne du Seigneur du Feu restera sacrée et tout attentat contre ma personne ou un membre de ma famille sera puni avec la plus grande sévérité. Je veillerai à ce que ce soit inscrit dans notre nouvelle Constitution. »
Les ministres s'étaient tus après cela. Il leur aurait été difficile de continuer à argumenter sans révéler les vraies raisons de leurs réticences. Zuko n'en revenait pas de voir comme tout se déroulait selon le plan. Comme Azula avait tout bien pensé ! Il était impatient de la retrouver et de lui montrer le compte-rendu de séance signé par l'ensemble de ses ministres.
Les Sages bien sûr, s'étaient immédiatement montrés favorables à la proposition de Zuko. Shyu avait bien semblé un peu perplexe au départ. Mais le départ d'Aang et son mystérieux silence avaient achevé de convaincre le Grand Sage. Il fallait bien que quelqu'un joue le rôle de garde-fou pour empêcher Zuko de mettre le monde à feu et à sang.
Dans une semaine tout au plus, les placards de la ville seraient recouverts d'affiches proclamant la nouvelle monarchie constitutionnelle. Des livrets explicatifs seraient également distribués à toute la population. Des crieurs publics iraient annoncer la nouvelle dans les quartiers plus populaires où le niveau d'alphabétisation était le plus bas.
Zuko était assailli par l'angoisse chaque fois qu'il pensait à la manière dont réagirait son peuple. Les Fils d'Agni se serviraient sans aucun doute de cette réforme historique pour alimenter leur propagande. Mais chaque fois qu'il exprimait ses doutes, Azula le faisait taire et elle savait si bien le convaincre... Elle seule parvenait à apaiser ses craintes. Maintenant qu'il avait annoncé la nouvelle à ses ministres, il ressentait plus intensément encore le besoin de la voir.
Il arrivait justement devant sa porte. Il ignora superbement les deux gardes postés à l'entrée et poussa la porte à double-battant. Un sourire frémissait sur ses lèvres tandis qu'il approchait de sa chambre. Mais ce dernier s'évanouit quand il la vit, toujours vêtue de son kimono de nuit et roulée en boule par-dessus la couverture de son lit. Une canne était appuyée contre l'un des piliers du baldaquin. Zuko comprit qu'Azula avait dû passer une mauvaise journée. Elle ne consentait à utiliser sa canne que lorsque la souffrance était vraiment trop intolérable et qu'elle ne pouvait se déplacer autrement. Son visage pâle portait les stigmates de la douleur qui avait dû la tourmenter tout le jour. Il réalisa alors qu'il ne l'avait pas vue de la journée et sentit la culpabilité lui serrer la gorge.
« Azula ? Lança-t-il timidement ?
Sa sœur sursauta légèrement et se redressa péniblement sur son coude. Elle ne l'avait pas entendu entrer.
« N'entre pas ! dit-elle en lui cachant son visage. Je suis affreuse ! Je ne me suis même pas maquillée ! »
Zuko leva les yeux au ciel et se dirigea vers elle d'un pas décidé. Il s'assit au bord du lit qui s'affaissa légèrement sous son poids et prit le bras d'Azula pour la forcer à lui montrer son visage mais elle détourna la tête.
« Tu as passé une mauvaise journée ? dit-il en lançant un regard à la canne abandonnée sur le pilier.
– J'ai connu mieux, confessa-t-elle en se rallongeant sur son oreiller, toujours sans le regarder. Taïma a refusé de me donner davantage d'anti-douleurs. Elle craint que je devienne dépendante. Comme si ça avait la moindre importance !
– Taïma a raison et je veux que tu écoutes ses conseils. Elle t'a toujours bien soignée. Où est Ty Lee ? demanda-t-il en balayant la chambre du regard, s'attendant à voir la jeune acrobate surgir de derrière le divan.
– Sortie, dit Azula sans plus de précision.
Elle paraissait épuisée et démoralisée.
« Je suis venu t'annoncer une bonne nouvelle. Je sors de ma réunion avec l'ensemble de mes ministres.
– Ah oui, dit-elle d'un ton indifférent. C'est vrai que c'était aujourd'hui. Je n'y pensais plus. »
Cette absence d'enthousiasme inquiéta Zuko plus encore que les cernes bleutés qui s'étalaient sous ses yeux. Un peu décontenancé, il poursuivit :
« Je leur ai annoncé notre projet. Dès la semaine prochaines, les premières affiches seront prêtes.
« Parfait, répondit-elle laconiquement, refusant toujours de lui montrer son visage.
Zuko était déçu. Il s'était attendu à un accueil plus chaleureux.
« Est-ce que tu as pris ton traitement ce matin ? s'enquit-il, légèrement soupçonneux.
Azula soupira : « Oui je l'ai pris. Ty Lee s'en assure dès les premières lueurs du jour. Ce matin, quand j'ai ouvert les yeux, elle était déjà là avec son stupide sourire réjoui et la fiole dans la main. J'ai cru faire une attaque ! »
Zuko sourit à l'évocation de cette scène. Il retira sa cape et son par-dessus, ne conservant que sa tunique à manches courtes et ses pantalons et s'allongea sur le lit, près d'Azula, un bras derrière la tête, l'autre posé sur son ventre. La main d'Azula se posa aussitôt sur la sienne, voile léger qui le fit frissonner, et elle s'approcha de lui en veillant bien à lui dissimuler son visage nu. Le cœur de Zuko se mit à palpiter.
« Tu aurais vu leur tête quand je leur ai annoncé que je voulais confier le pouvoir législatif aux Sages. J'ai cru que Kando allait se décrocher la mâchoire tellement sa bouche était grande ouverte ! ricana-t-il.
– Mmh… », répondit-elle distraitement en quittant la main de Zuko pour faire courir ses doigts sur sa poitrine où elle se mit à tracer des cercles. Zuko retint son souffle, luttant de toutes ses forces contre les pensées intrusives que ces caresses faisaient monter en lui. Il avait très envie de prendre la main d'Azula et de la guider ailleurs. Son pouls palpitait furieusement dans sa gorge et il se demandait si c'était son cœur ou celui d'Azula qu'il sentait tambouriner dans sa poitrine.
Elle était si près… Le temps semblait s'être ralenti. Rêvait-il ou Azula venait-elle de faire glisser sa main de quelques centimètres ? Zuko retira la sienne, presque inconsciemment, laissant à Azula le champ libre pour poursuivre sa descente. Leur souffle s'accéléra à l'unisson et pour Zuko, c'était la preuve qu'elle pensait à la même chose que lui. La tension était telle que Zuko pensait que sa poitrine allait éclater.
Qu'est-ce que tu attends ? Elle en meurt d'envie elle aussi… Il faudra bien que ça arrive un jour ou l'autre. Allez, prends sa main et profite de ce qu'elle a à t'offrir. Juste quelques caresses, ce n'est pas si grave. Elle l'a déjà fait et personne n'en a rien su.
Les doigts agiles d'Azula glissaient tranquillement sur son torse et elle chatouilla doucement la peau sensible juste au-dessus du nombril de Zuko.
Il fallait qu'il voie son visage, qu'il sache si elle aussi en avait envie. Alors il saurait ce qu'il devait faire. Il tourna la tête et ils se trouvèrent nez-à-nez, assez proches pour s'embrasser. Ils rougirent simultanément. N'y tenant plus, Zuko se leva brusquement, faisant trembler le matelas. Azula poussa un cri qui pouvait aussi bien exprimer l'indignation que la douleur.
« Qu'est-ce qui te prend ? s'exclama-t-elle furieuse.
– Rien, s'excusa-t-il, c'est juste qu'après tous ces débats, je m'aperçois que je n'ai pas bu une goutte d'eau. Je-je meurs de soif ! Veux-tu quelque chose ?»
Il n'attendit pas sa réponse et s'avança jusqu'au divan devant lequel était posé un plateau avec un pichet d'eau fraîche, un bol de cerises et deux verres. Il se saisit nerveusement du premier qu'il trouva et se versa une bonne quantité d'eau qu'il but de travers dans sa précipitation.
Quand il eut fini de tousser, il remarqua Azula qui s'était rassise et le regardait, un vif mépris imprimé sur ses traits délicats. Elle paraissait déçue aussi.
Plus pour se donner une contenance qu'autre chose, Zuko marcha jusqu'au bureau et affecta de s'intéresser aux documents entassés sur la surface en chêne noir.
Ce fut alors que quelque chose attira son attention.
« Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il avec brusquerie en s'emparant du parchemin au sommet de la pile.
Le mot « Mère » était inscrit sur l'adresse.
« Ne touche pas à ça ! s'emporta-t-elle aussitôt.
Il se retourna pour la voir debout au pied de son lit. Elle tenait sa canne si étroitement que Zuko put voir blanchir les jointures de ses doigts. Une lueur de rage passa dans son regard et il reposa immédiatement le parchemin où il l'avait trouvé.
« Tu écris à… à Maman ? l'interrogea-t-il si bas qu'il n'était pas sûr qu'elle l'eût entendu. Comment ? Tu… tu sais où la trouver ?
– Non, bien sûr que non… C'est juste que...enfin… Ce n'est qu'une lettre, rien de plus. Une stupide lettre qu'elle ne lira jamais. »
Zuko la considéra un moment, interdit. Azula était toujours debout, appuyée sur sa canne, mais ses épaules étaient étrangement voûtées, trahissant la peine et le découragement. Sa bouche dépourvue de maquillage était figée dans une grimace tremblante. Ses yeux, résolument dirigés vers le sol, devinrent très brillants tout à coup.
L'expression sur son visage était parfaitement déchirante. Avant qu'il ait pu s'en empêcher, il sentit ses jambes le porter vers elle. Zuko dut se raisonner pour ne pas la prendre dans ses bras. Il ne voulait rien faire qui pût le placer à portée de son parfum enivrant encore une fois. Il posa simplement une main timide sur son épaule qui s'affaissa encore un peu plus.
« Est-ce que...tu la vois toujours ? »
Azula resta silencieuse. Mais la façon dont elle cacha ses yeux de sa main libre et dont elle serra la mâchoire lui sembla de mauvais augure.
« Azula…, chuchota-t-il en se rapprochant d'elle. Tu dois me le dire si tu as à nouveau des hallucinations. On peut arranger ça. Il suffira d'en parler à Taïma. Elle ajustera ton dos...
– Je ne la vois plus, coupa-t-elle sèchement. C'est juste que… Non… tu vas me trouver stupide.
– Jamais, trancha-t-il avec tant de fougue qu'il se sentit un peu ridicule.
Cela dut encourager un peu Azula car elle confessa, sans le regarder :
« C'est juste que c'était… son anniversaire, hier.»
Zuko resta immobile, incapable de parler pendant plusieurs secondes. Il lui sembla que dans sa poitrine, une main de fer broyait son cœur. Il avait oublié, simplement oublié. Il fit un rapide calcul. Si elle était en vie, quelque part dans le monde, Ursa devait fêter ses quarante-trois ans. Et lui était là, à se réjouir d'avoir su convaincre ses ministres de prendre une décision stupide, à espérer de sa propre sœur des caresses sulfureuses. Mais quel genre d'homme était-il devenu ?
« Tu ne penses pas, poursuivit Azula d'une voix faible qui ne lui ressemblait pas, que depuis tout ce temps, si elle était vivante, elle serait venue...pour te retrouver ?
– Pour nous retrouver, corrigea-t-il. Elle serait revenue pour nous deux, affirma-t-il en posant sa deuxième main sur son autre épaule.
Une bouffée de jasmin traversa ses narines et il ferma les yeux quelques secondes pour chasser le cortège de pensées interdites qui accompagnait cette sensation.
Azula détourna le regard, pas décidée à se laisser convaincre.
Zuko et Azula avaient rarement évoqué le sujet. Il avait appris très vite, dès les premières visites à l'asile, à éviter toute allusion à leur mère disparue. De fil en aiguille, il lui avait raconté le peu qu'il savait, ce qu'Ozai avait bien voulu lui révéler : l'implication d'Ursa dans la mort d'Azulon, son départ brutal pour protéger Zuko… C'était la première fois qu'Azula abordait le sujet d'elle-même. Il lui faudrait faire preuve de tact et de subtilité.
Pas tes principales qualités à l'évidence, ricana dans sa tête une petite voix sarcastique qui ressemblait à celle de Mai.
Il se demanda ce que sa sœur redoutait vraiment : que leur mère soit morte, emportant avec elle ses secrets ? Ou bien qu'elle soit encore bien vivante, mais qu'elle n'exprimât aucun désir de revoir ses enfants...encore moins son monstre de fille.
Sans y penser, il glissa nerveusement une main dans la poche de son pantalon et ses doigts entrèrent en contact avec le petit médaillon en or qu'il y conservait. Devait-il lui le lui montrer ? Lui en parler ?
Zuko craignait que la découverte du médaillon achève de la bouleverser. Il ôta donc la main de sa poche et la reposa sur l'épaule de sa sœur.
« On la retrouvera. J'en suis sûr.»
Azula répondit par un petit reniflement et Zuko baissa les yeux vers elle, seulement pour voir les larmes accrochées à ses cils comme les gouttes de rosées à l'herbe folle au printemps. Il lutta contre l'envie furieuse de poser sa bouche sur ses paupières pour les faire disparaître.
Comme Azula faisait mine de s'appuyer contre lui, il la repoussa légèrement et s'éloigna de quelques pas à reculons.
L'expression un peu blessée qui apparut sur le visage d'Azula était comme un coup de poignard.
La priver de son réconfort lui coûtait un effort presque surhumain. Mais il le fallait bien. Un frère aurait dû pouvoir enlacer sa petite sœur sans s'inquiéter que ses seins se pressent un peu trop contre son torse, ou sans craindre d'être tenté de laisser ses mains errer un peu trop bas dans son dos.
Quel pervers ! S'exclama la voix de Mai avec un mélange d'amusement et de répulsion.
La pensée de la trahison de Mai transperça son cœur et vint s'ajouter à la douleur qu'il ressentait déjà. Il n'avait plus qu'Azula. Et elle n'avait plus que lui. À la voir si vulnérable, appuyée sur sa canne, les cheveux retenus dans un chignon négligé, la lèvre inférieure secouée de tremblements qu'elle ne parvenait pas à contenir, il se sentit comme le pire des frères. Quand Azula lâcha finalement le sanglot qu'elle retenait désespérément, il ne put en supporter davantage et il s'avança à nouveau vers elle et s'approcha, suffisamment près pour caresser sa joue avec le dos de ses doigts.
« Elle me manque à moi aussi…
– Pas à moi ! » protesta-t-elle. « Je ne pleure pas pour cela ! C'est juste que...je suis fatiguée, j'ai passé une journée difficile. »
C'était si évidemment un mensonge, puéril qui plus est, qu'il décida de ne pas relever. Au lieu de cela, il prit le visage trempé de larmes d'Azula entre ses deux mains et plongea ses yeux dorés dans les siens.
« Parfois quand je te regarde comme ça, je me dis... »
Ses paroles restèrent suspendues un moment dans l'air. Zuko s'interrompit pour hydrater à nouveau sa bouche qui était devenue très sèche tout à coup et Azula sembla retenir son souffle.
« Tu lui ressembles, tu sais… » acheva-t-il dans un murmure.
Ce n'était pas ce qu''il fallait dire, pas ce qu'elle voulait entendre. Il comprit que c'était une erreur à l'instant-même où les mots inconsidérés tombèrent de sa bouche stupide. Le visage d'Azula se vida de toutes ses couleurs tandis que ses yeux parurent s'embraser.
Zuko se sentit rougir et essaya de balbutier une excuse :
« Je ne voulais pas dire… Pas tout le temps. Je...enfin, ce n'est pas pour ça que… C'est juste que tu-tu as les mêmes cheveux. Et la forme de ton visage… Enfin je veux dire… Tu es très jolie !»
Il sentit à la façon dont elle le fixait, incrédule, qu'il était en train de s'enfoncer. Il comprenait confusément, sans vraiment pouvoir l'expliquer avec des mots, qu'il était très maladroit de comparer Azula à leur mère disparue, et ce à plus d'un titre.
Il se demanda si, à cet instant, Azula pensait elle aussi à ce qui avait failli se passer sur le lit à peine quelques minutes plus tôt.
Azula se dégagea et recula d'un pas, les yeux pleins d'une expression qui ressemblait à du dégoût. Il opta pour une autre stratégie. Le cœur battant à tout rompre, il plongea à nouveau la main dans sa poche.
« Écoute, commença-t-il en se rapprochant, comme s'il craignait qu'Azula ne s'évanouisse s'il s'éloignait d'elle. Je sais que notre famille...est loin d'être parfaite. Mais je suis là, moi. Et justement, si je suis venu, c'est que… je voulais t'offrir un cadeau. Je ne t'ai rien offert pour ton anniversaire car tu étais… enfin, tu n'étais pas en état… alors j'ai pensé que je pouvais te donner ça maintenant... »
Azula resta silencieuse et le regarda, interdite. Il était d'usage que le Seigneur du Feu offre les cadeaux adressés aux membres de sa famille en public. Il était important qu'il puisse faire l'étalage d'un certain faste devant les courtisans afin de maintenir, en tout temps, une illusion de prospérité.
Azula n'ignorait pas cette coutume et c'est pourquoi, sans doute, elle ne trouva rien à dire. Ses joues rosirent un peu et Zuko se sentit nerveux, se demandant si c'était vraiment une bonne idée. Mais il était trop tard pour reculer. Il sortit l'artefact de sa poche et le tendit à Azula qui ne réagit pas tout de suite.
Elle se saisit du médaillon et l'ouvrit. Alors ses yeux s'ouvrirent en grand et elle laissa échapper une exclamation indéchiffrable.
« Est-ce que c'est…, parvint-elle à murmurer d'une voix étranglée.
– Oui, souffla-t-il.
Zuko était soulagé. La surprise et l'émotion causées par le médaillon paraissaient avoir momentanément chassé sa terrible maladresse de l'esprit d'Azula.
« Comment… murmura-t-elle d'une voix blanche. Comment l'as-tu eu ?
– Oncle Iroh. C'est June qui le lui a rapporté.
– June qui ? Qui est-ce encore ? De quoi parles-tu ? »
Zuko se rappela alors qu'il n'avait jamais parlé de June à Azula et il ne se sentait pas le courage de tout lui expliquer maintenant. Il opta pour la simplicité :
« Une chasseuse de prime que j'ai embauchée pour trouver Mère il y a quelques années. Elle l'a trouvé sur l'étal d'un brocanteur, très loin d'ici.»
Azula émit un son offensé : « Et tu n'as jamais jugé utile de m'en parler ?
– Tu savais que je la recherchais ! Je ne te l'ai jamais caché ! » s'indigna Zuko qui commençait à en avoir assez des réactions imprévisibles d'Azula. Il avait espéré qu'elle tomberait en larmes dans ses bras et qu'elle le remercierait pour ce magnifique cadeau.
Au lieu de cela, l'ingrate jeta négligemment le médaillon dans un bol sur le bureau et lui tourna le dos.
« Va-t-en. Je veux être seule.
– Azula… essaya-t-il.
– Non ! N'insiste pas. Je ne veux pas te voir maintenant. Sors s'il-te-plaît ! »
Il devina à la cassure de sa voix qu'elle ne voulait pas qu'il la vît pleurer. Mieux valait ne pas insister.
– Très bien, je vais te laisser alors, dit-il en reculant prudemment pour quitter la chambre. On se voit au dîner ? »
Elle ne répondit pas. Quand il eut atteint la porte qui le séparait du hall, il crut entendre un sanglot au loin mais il ne se retourna pas.
Restée seule, Azula se cramponna au plateau de son bureau pour ne pas flancher. Ses jambes étaient devenues cotonneuses dès l'instant où elle avait reconnu le pendentif. Elle l'avait vu si souvent porté autour de son cou. Et il était là. Avec à l'intérieur deux portraits jaunis : celui de Zuko, et le sien. Le sien !
Azula n'aurait pas su nommer les émotions qui déferlaient sur elle une à une. Comment son idiot de frère avait-il pu lui cacher une telle découverte ? Il avait voulu garder Mère pour lui, l'égoïste. Il ne l'avait toujours eue que pour lui. Il ne pouvait pas partager un peu ? Elle était sa mère aussi !
Azula se demanda ce qui avait pu le pousser à le lui offrir. Elle soupçonnait qu'il ne fût pas venu ici avec l'intention de le lui donner, mais qu'il l'avait gardé tout ce temps dans sa poche, comme un objet précieux.
Azula se saisit du médaillon et le contempla. Il n'avait rien d'extraordinaire et pourtant, il venait d'allumer quelque chose dans le gouffre béant qu'était son cœur. Azula repensa à la comparaison maladroite de Zuko, quelques minutes plus tôt et elle se sentit écrasée par le chagrin. Est-ce que Zuko ne l'aimait que parce qu'elle ressemblait à Ursa ? Que se passerait-il quand il se rappellerait qu'elle était aussi la fille d'Ozai ? La rejetterait-il à nouveau ? Et si par quelque miracle ils parvenaient à retrouver Ursa, la regarderait-il encore ?
Où pouvait bien être Mère à présent ? Ce médaillon lui avait-il été volé ? L'avait-on arraché à son cadavre ? Azula ferma les yeux, incapable de contempler l'idée.
Une image traversa son esprit, aussi absurde et stupide que séduisante. Azula émit un rire sans joie. Un moment, elle venait de se voir, chevauchant aux côtés de Zuko, dans quelque marais boueux du Royaume de la Terre, le médaillon dissimulé dans le col de sa tunique, à la recherche d'Ursa. Loin de tout cette agitation, de toutes ces intrigues, loin de tous ces ennemis qui voulaient leur perte.
Mais elle se reprit aussitôt. On ne quitte pas tout pour courir après des fantômes. C'était plutôt le genre de Zuko d'abandonner sa nation pour s'engager dans des aventures futiles à l'issue incertaine. Elle devait rester raisonnable, elle devait continuer de réfléchir et tout faire pour que Zuko redevienne un monarque craint et respecté. C'était là son destin. Elle l'avait compris au cours de ces longues années passées à l'asile.
Elle chassa aussi l'autre image qui avait surgi dans sa tête : celle de son frère et elle, étroitement enlacés dans quelque auberge miteuse, enfin autorisés à s'aimer loin du regard de leurs pairs, submergés de bonheur, libres.
Ce n'était pas pour eux. Cette vie de fugitifs et d'amants maudits n'était pas pour eux. Zuko avait été très clair sur l'Île de Braise. Il ne voulait plus entendre parler de la possibilité d'une liaison entre eux. Bien sûr, il n'était pas tout à fait insensible à ses charmes. Elle le sentait bien chaque fois qu'elle se rapprochait de lui ou qu'elle le touchait. Mais le spectre de sa mère le lui avait bien dit : « Il te désire peut-être mais il ne t'aime pas. Pas comme tu le voudrais. »
« Et toi ? murmura-t-elle au médaillon en caressant doucement son propre portrait patiné par le temps. Est-ce que tu m'as aimée ? »
Aucune voix ne lui répondit, mais en fermant les yeux, elle pouvait presque imaginer une présence chaleureuse qui l'enveloppait. La sensation dura quelques secondes et s'évanouit presque aussitôt, puis le froid reprit sa place dans son cœur.
Maman devait être morte. Ou bien elle était partie vivre ailleurs. Elle s'était débarrassée de ce médaillon, simple breloque sans aucune valeur à ses yeux. L'objet devait lui rappeler une vie qu'elle préférait sans doute oublier. Zuko lui avait parlé des lettres écrites par Ursa et retrouvées dans le bureau d'Ozai. Les lettres qu'elle n'avait jamais osé envoyer. Des mots adressés à ses parents qu'elle n'avait jamais revus, à ses amies d'enfance, à son fiancé à qui on l'avait arrachée de force pour la marier au prince de la Nation du Feu. Zuko ne l'avait jamais autorisée à les lire et prétendait les avoir détruites. Mais Azula était certaine qu'il mentait. Il la pensait simplement trop fragile pour les lire.
Ursa avait dû revendre le médaillon pour quelques pièces, sans un regret, sans une pensée pour les deux portraits, derniers liens qui l'attachaient à ses enfants.
Azula se dirigea en boitant vers son lit. L'émotion lui avait fait oublier sa douleur mais les tiraillements revenaient maintenant. Des gouttes de sueur froide perlaient sur son front quand elle atteignit enfin la table de chevet au prix d'un effort coûteux. Avec des doigts tremblants, elle en sortit un parchemin : le portrait qu'elle avait réalisé de mémoire quelques semaines plus tôt pour remplacer celui qui avait disparu après son retour de prison.
Avec une grimace de douleur, des larmes plein les yeux, Azula s'allongea lentement sur le côté, le portrait d'Ursa posé précautionneusement sur son oreiller, le médaillon dans sa main.
Elle s'endormit en les contemplant tous les deux.
Ses rêves furent peuplés de prairies verdoyantes, d'oiseaux multicolores, de nuits étoilées, d'auberges à l'ambiance tapageuse d'où fusaient les rires des voyageurs, heureux de venir y faire une halte. Elle rêva de routes sinueuses et caillouteuses, de grands lacs aux eaux émeraude miroitantes. Et à la fin du voyage, Ursa était là, tendant les bras à ses deux enfants, un sourire radieux gravé sur son joli visage si semblable au sien. Telle qu'elle l'avait vue la dernière fois.
Tous trois enfin réunis.
