Chapitre 34 – Mauvaises nouvelles
Une pluie incessante martelait les vitres du petit salon depuis des heures. Le son des gouttes couvrait le tic-tac de l'horloge dont le pendule se balançait en rythme. La pièce était modeste mais confortable avec ses trois fauteuils disposés autour d'une table basse où trônaient un jeu de Pai-Sho abandonné en plein milieu d'une partie, et trois tasses de thé refroidi. Un feu réconfortant ronflait dans l'âtre et Kadao s'occupait de l'entretenir en tirant du bout de son index un jet de flammes vers les bûches chaque fois qu'il faiblissait. Au-dehors, l'atmosphère s'était assombrie, seul indice de la tombée du jour. Le ciel avait conservé toute la journée la même teinte grise déprimante, rendant impossible de déterminer l'heure qu'il était sans consulter une montre ou l'horloge accrochée au mur.
Satoshi et Kadao attendaient là le retour du Général Iroh. Satoshi, un homme de trente ans, râblé comme le sont souvent les garçons de ferme, s'était retiré dans un coin de la pièce, sur un tabouret et polissait en silence la garde de son sabre qu'il contemplait amoureusement.
Kadao et Satoshi se connaissaient depuis longtemps et avaient partagé bien des missions par le passé. Cependant, ils avaient rarement eu à rester seuls, en tête à tête, comme en ce moment. Satoshi était un garçon taiseux et solitaire qui n'aimait guère les longues conversations philosophiques, la politique et les parties de Pai-Sho, leur préférant le terrain d'entraînement et les armes. Il restait la plupart du temps en retrait pendant les discussions passionnées qui retenaient Iroh et Kadao pendant des heures à la nuit tombée. Mais Kadao savait que c'était un homme loyal et un combattant hors-pair, tant dans la maîtrise du sabre que celle du feu. Il lui aurait confié sa vie sans hésiter.
Tout de même, il aurait aimé qu'Iroh rentre. Le silence prolongé qui s'était installé entre les deux hommes devenait pesant. Le bruit obsédant des gouttes qui cinglaient le toit au-dessus de leur tête ne faisait rien pour apaiser son malaise. Cela faisait plusieurs heures que le vieil homme était parti et Kadao se demandait s'il ne devrait pas sortir pour se lancer à sa recherche.
La zone marécageuse dans laquelle ils se trouvaient n'engageait guère aux excursions nocturnes et Kadao s'inquiétait un peu. Voilà trois jours qu'ils chevauchaient péniblement dans ces terres humides qui s'étendaient au nord-ouest d'Omashu. Ils avaient choisi d'emprunter ce chemin pour éviter la traversée du désert Si Wong.
Et si Iroh se perdait sur le chemin du retour ? Il ne doutait pas que le vieux Général fût un homme plein de ressources mais il n'allait pas en rajeunissant. Un brouillard épais s'était levé et devait rendre la petite auberge quasiment invisible aux yeux des voyageurs égarés qui devenaient la proie idéale des brigands sévissant sur ces terres.
Installés dans un petit appartement composé d'un salon et d'une chambre-dortoir, au dernier étage de l'établissement, les trois hommes étaient à l'abri du regard des curieux. Les voix et les rires étouffés des clients de l'auberge leur parvenait vaguement. Kadao aurait bien aimé se joindre à eux et retrouver un peu de chaleur humaine. Du reste, il n'y aurait pas eu grand risque. Leurs vêtements bruns et leur allure de vagabonds les rendraient presque invisibles mais mieux valait éviter de se faire prendre. Les citoyens de la Nation du Feu n'étaient pas les bienvenus dans ces régions reculées du Royaume de la Terre, pas plus que dans les colonies que les trois hommes avaient eu l'occasion d'approcher pendant leur périple vers Ba Sing Se.
Ils se trouvaient à mi-chemin de leur destination et les pluies torrentielles qui s'abattaient sur la région qu'ils traversaient ralentissaient terriblement leur progression. Kadao commençait à craindre qu'ils n'arrivent pas à temps à Ba Sing Se pour s'acquitter de la mission que leur avait confiée Zuko.
Par loyauté envers le Seigneur du Feu, Kadao s'interdisait de se forger son avis. Iroh ne faisait pas preuve des mêmes réserves et ne s'était pas privé de confier à Kadao sa consternation à l'idée du projet de son neveu.
Ce n'était sans doute pas une mauvaise idée de s'allier avec Kuei, mais le risque était grand que le roi refuse. Kadao ne pouvait se défaire, tout comme Iroh, de l'impression déplaisante que Zuko s'était servi de cette mission comme d'un prétexte pour les éloigner de la Caldera. Il sentait bien l'empreinte de la Princesse dans cette étrange histoire. Il s'efforça de ne pas imaginer le frère et la sœur, ensemble, complotant contre l'Avatar et le Conseil des Sages, profitant peut-être de l'absence de leur oncle pour se livrer à leur désirs contre-nature.
Il eut honte de cette pensée mais il n'y pouvait rien. Elle ne cessait de s'inviter dans sa tête. Le comportement de Zuko au cours des derniers mois outrepassait largement celui d'un frère aîné qui cherche à défendre les intérêts de sa sœur. Et malgré tout le respect qu'il éprouvait pour eux, Kadao ne parvenait pas à penser à eux sans une pointe de dégoût. Ils n'en parlaient jamais, lui, Satoshi et Iroh mais la perspective de cette union criminelle et de ses conséquences perçait en filigrane dans chacune de leur discussion, semblait flotter au-dessus d'eux comme un nuage obscur. Qu'adviendrait-il du royaume si Zuko et Azula décidaient finalement que leur statut royal les autorisait à bafouer les lois des hommes ?
Kadao secoua la tête pour dissiper la pensée intrusive. Satoshi releva vers lui ses yeux pâles et haussa un sourcil interrogateur. Kadao lui adressa un sourire qu'il essaya de rendre confiant. Le guerrier haussa les épaules et retourna à son épée.
Kadao essaya de se raisonner. Non, sûrement, le Seigneur du Feu ne commettrait pas une telle erreur. Personne dans la Nation du Feu ne serait prêt à accepter. Il supposait que les affiches de propagandes grossières qu'ils découvraient un peu partout dans les villes et les villages qu'ils traversaient alimentaient ses craintes. La méfiance et la haine à l'égard de Zuko suintaient dans chaque recoin du Royaume de la Terre, qui reprochant au Seigneur du Feu son inaction dans les colonies, qui voyant en lui un dirigeant belliqueux et violent qui menaçait leur paix péniblement acquise. Le jeune homme paraissait presque plus impopulaire que son père et que son grand-père dans ces territoires que la Nation du Feu avait autrefois contrôlés d'une main de fer.
Le peuple oublie vite, songea Kadao avec un soupir.
Sans oublier leur mission, Iroh, Satoshi et Kadao s'efforçaient de récolter autant d'informations que possible sur la situation politique. En passant par Omashu, ils avaient été inquiets de trouver un roi Bumi affaibli, alité, qui ne semblait pas vraiment comprendre ce qui se passait en-dehors des murs de son palais et les avait à peine reconnus. Son fils aîné était parvenu à contenir la colère de ses citoyens en leur donnant raison. Il alimentait la méfiance envers Zuko à grand renfort de propagande et en refusant l'entrée aux citoyens de la Nation du Feu qui fuyaient les colonies. Le souffle nationaliste qui parcourait la citadelle légendaire avait beaucoup inquiété les trois hommes. Malheureusement, ils n'avaient pas eu le temps de s'y attarder. D'ailleurs ils avaient bien senti qu'ils n'étaient pas les bienvenus.
Iroh était sorti ce soir pour retrouver des membres du Lotus Blanc, dans l'espoir que ces derniers lui transmettent des informations précieuses. La découverte, deux jours plus tôt, de ce qui était arrivé au vieux Shyu n'en finissait pas d'horrifier Kadao. Cette nouvelle les avait laissés éveillés toute la nuit, tous trois spéculant sur ce meurtre sordide. Ils n'en savaient guère plus que ce qu'ils avaient entendu dire par les hommes – manifestement des soldats – qui s'échangeaient des nouvelles à la table voisine. Les amis du Général devaient en savoir plus. De ce qu'ils lui apprendraient dépendrait sans doute la suite de leur voyage.
Plongé dans ses pensées, Kadao n'avait pas entendu la porte du petit salon s'ouvrir et il émit une exclamation de surprise mêlée de soulagement en voyant apparaître la silhouette encapuchonnée et trempée d'Iroh qui rentrait en s'ébrouant.
« Quel temps de chien ! s'exclama le vieil homme avec un sourire tranquille en retirant sa capuche qui dévoila son crâne dégarni luisant de pluie.
– Général Iroh ! s'écria Kadao en se levant et en s'avançant vers lui pour le débarrasser de son manteau trempé pendant qu'Iroh retirait ses chaussures boueuses.
Satoshi avait vaguement levé la tête à son entrée mais reportait déjà son attention sur la lame de son sabre qu'il commença à nettoyer à l'aide d'un chiffon imbibé de produit. Malgré l'indifférence qu'il affichait, Kadao savait que Satoshi ne perdrait pas une miette de la conversation.
Kadao guida Iroh jusqu'à un fauteuil qu'il avança vers lui et se précipita vers l'âtre. Il étouffa les flammes jusqu'à ce qu'il ne reste que des braises rougeoyantes et y déposa une bouilloire en fonte.
« Merci Kadao, dit Iroh avec un sourire en rapprochant le fauteuil de la table basse. La traversée de ces marais n'était pas une partie de plaisir ! Je crois que les moustiques m'ont pris pour leur dîner.
– Avez-vous trouvé les personnes que vous recherchiez ? s'enquit avidement Kadao en se retournant pour chercher dans une petite boîte le thé favori d'Iroh.
– En fait oui, répondit Iroh d'un air sombre. Et les nouvelles ne sont pas bonnes. »
Kadao ne pouvait pas dire qu'il fût surpris mais cela n'empêcha pas ses entrailles de se contracter douloureusement à l'évocation de ce qu'il devinait déjà.
Iroh parla d'abord des coulées de boue d'origine vraisemblablement criminelle qui avaient englouti des villages sur la pointe orientale des Hautes-Terres.
« Il n'y a pas que ça, dit sombrement Iroh avant que Kadao ait pu faire un commentaire. Zuko a profité de notre absence pour retoquer la Constitution une nouvelle fois. »
Même Satoshi cessa de polir son épée et il échangea avec Kadao des regards effarés.
« Comment cela ? s'enquit le Général. Encore ?
– Vous savez comme moi que le pouvoir de Zuko était limité par le Conseil des Sages qui veillait à contrôler toute dérive autoritaire possible. Eh bien, c'est terminé.
– Mais, je ne comprends pas, balbutia Kadao. L'autre jour encore, on apprenait qu'il leur avait confié davantage de pouvoirs. Qu'il les avait désignés pour diriger la nation si lui-même venait à disparaître !
– Il faut croire que ce n'était qu'une partie d'un plan plus vaste, dit tristement Iroh.
Alors il raconta.
Dans la capitale, les pamphlets s'étaient multipliés contre les Sages : après le départ soudain de l'Avatar, on avait commencé à questionner leur rôle et leur pouvoir. On affirmait qu'ils manipulaient Zuko, qu'ils l'avaient contraint à une politique trop complaisante à l'égard du Royaume de la Terre. La part de pouvoir qu'il leur avait accordée dans la nouvelle constitution confirmait leur influence grandissante.
« Zuko a officiellement annoncé ses fiançailles avec la fille du roi Kuei », annonça Iroh à la grande consternation de Kadao et de Satoshi qui le regardèrent, médusés. « J'ignore comment c'est possible. Apparemment, il a trouvé un moyen de le joindre autrement. Ils ont conclu un accord. Je sais maintenant pourquoi nous avons rencontré tant de voyageurs se dirigeant vers l'ouest récemment. Zuko et Kuei ont organisé des couloirs humanitaires afin d'évacuer les colons vers la Caldera en toute sécurité.
– J'imagine que ça ne plaît pas trop aux Fils d'Agni, suggéra Kadao, la gorge nouée.
– En effet, répondit Iroh. La colère à l'égard des Sages s'est amplifiée et a atteint des proportions affolantes. L'assassinat de Shyu a eu lieu dans les jours suivant ces annonces. Le plan de mon neveu et de ma nièce était brillant – Oui, mes amis, je suis certain maintenant qu'ils ont manigancé tout cela !
– Vous pensez vraiment qu'ils auraient pu anticiper tout cela ? Ce serait prendre de gros risques, non ? Ils auraient pu être la cible des attaques, vous ne croyez pas ?
– Je suis certain qu'Azula est derrière tout ça, commenta Iroh. Cela lui ressemble comme deux gouttes d'eau. Mon frère était aussi un grand stratège. Il lui a tout appris. J'aurais dû me méfier. Le Conseil des Sages était devenu une obsession pour Zuko au moment de notre départ. Si c'est vrai, j'ignore à quel jeu dangereux ma nièce se livre mais j'ai la très nette impression qu'elle se débarrasse peu à peu de tous les soutiens de Zuko, qu'elle cherche à faire le ménage autour d'eux. Sans doute pour l'isoler et mieux le contrôler. »
Kadao ne dit rien mais acquiesça. L'idée lui avait traversé l'esprit plus d'une fois depuis qu'ils avaient débuté ce voyage. Il laissa passer un silence et demanda :
« Et que va-t-il se passer maintenant ? Le Conseil des Sages est complètement dissous ? C'est fini ?
– Après la mort de Shiyu, Maître Sun-Jian a été désigné pour lui succéder. Mais il aurait remis sa démission dès le lendemain, après avoir reçu des menaces de mort et, d'après ce que j'ai compris, un colis fort déplaisant.
– Ne me dites pas que c'était...
– Si. Le cœur de Shyu qui avait été arraché de sa poitrine au moment de sa mort. Maître Sun-Jian et les autres étaient totalement paniqués. Plus personne ne voulait prendre la direction du Conseil. L'ensemble des Sages s'est rendu auprès de Zuko et ils l'ont supplié de revenir en arrière.
– Alors le Seigneur du Feu a repris les pleins pouvoirs ? Juste comme ça ? Et le peuple ne se soulève pas ? Il est pourtant devenu très impopulaire ces derniers mois…
– Vous oubliez ma nièce ! Agni ! Comment ai-je pu le laisser seul avec elle ? se lamenta Iroh qui semblait vraiment déprimé. Elle a pensé à tout ! Toute cette propagande anti-Sages, cela faisait partie de son plan ! La haine à leur encontre a atteint un tel degré que le peuple a oublié sa méfiance envers Zuko !
– Racontez-nous, Général Iroh ! le pressa Kadao que toutes ces nouvelles accablaient mais fascinaient en même temps.
Iroh s'exécuta.
Consulté par referendum pour la première fois de toute son histoire, le peuple avait pris la décision de rétablir la dignité impériale, muselant la parole du Conseil des Sages, maintenant réduit à une simple entité consultative. Zuko était tout à fait libre de les ignorer et régnait maintenant en monarque absolu.
« Voyez-vous le génie de ce plan, mes amis ? Zuko a repris tous ses pouvoirs tout en laissant le peuple croire qu'il a décidé de son avenir. Il aurait même annoncé la création d'une assemblée citoyenne composée des représentants de différentes guildes qu'il a promis de consulter de façon hebdomadaire. Mais je ne me fais guère d'illusion : ces hommes sont tous corrompus. Zuko donnera satisfaction à ses opposants de temps en temps, sur des sujets sans importance. Ainsi les gens continueront de croire qu'ils sont écoutés. »
C'était préoccupant. Bien pire que tout ce que Kadao avait imaginé. Il n'arrivait pas à croire que le Seigneur du Feu, ce jeune idéaliste qu'il avait conseillé et connu adolescent, qu'il avait vu douter, qu'il avait vu lutter pour ne jamais devenir un tyran comme ses aïeux… que ce garçon se fût transformé en un dirigeant aussi cynique, corrompu, prêt à faire assassiner ses opposants ! Le pauvre Shyu. Même si Kadao n'aimait pas beaucoup les Anciens, il avait toujours tenu le Grand Sage en haute estime. Il ne méritait pas une fin aussi indigne.
« Et les Fils d'Agni dans tout cela ? risqua-t-il, résigné à entendre d'autres mauvaises nouvelles. Ce sont eux les premiers qui ont cherché à discréditer le Seigneur du Feu...
– Zuko les a officiellement désignés comme responsables du meurtre du Grand Sage, répondit l'ancien général. Les Fils d'Agni sont pourchassés et leur mouvement a été frappé de haute-trahison. Toute personne soupçonnée d'entretenir des rapports avec eux, de près ou de loin, est immédiatement arrêtée. Kojiro est activement recherché et accusé d'outrage sur la princesse. Je suis convaincu que Zuko fait de sa capture une affaire personnelle !
– Vous pensez que ces mesures répressives vont suffire à contenir le mouvement ? Ils m'ont semblé plutôt déterminés jusque là !
– Je suis bien d'accord avec vous. Et j'ai peur que dans leur cas, Zuko ait joué avec le feu. J'ai reçu des informations alarmantes au sujet des sept haut-gradés disparus. Il semblerait que ces hommes n'aient pas été enlevés comme nous le pensions. Au moins trois d'entre eux ont été aperçus par des membres de notre ordre dans les montagnes environnantes. Un endroit parfait pour se cacher en attendant de passer à l'action. D'après mon contact, ils se porteraient aussi bien que vous et moi.
– Se sont-ils alliés aux Fils d'Agni, comme nous le craignions ?
– Difficile à dire, mais probable, répondit Iroh en déplaçant d'un air absent un pion sur le plateau de Pai-Sho, comme s'il voulait reprendre la partie abandonnée quelques heures plus tôt. Ce que nous craignions est inévitable maintenant, mon cher Kadao. Il faut que l'un de nous rentre au plus vite à la Caldera pour prévenir Zuko en personne.
– Que les Fils d'Agni soient de mèche avec les rebelles ou non, le danger reste le même, intervint Satoshi à la surprise de Kadao. Si les fanatiques apprennent que notre armée est affaiblie, ils en profiteront de toute façon.
– Cela ne fait aucun doute, répondit Kadao, l'air soucieux. Et la façon dont ils utilisent Kojiro me laisse penser que cette alliance est bel et bien réelle. Je vois mal Tsuneo renoncer à son fils après tout ce qui s'est passé. »
Ils se turent un moment, chacun perdu dans ses pensées. La pluie au-dehors redoubla d'intensité. L'excitation de recevoir des nouvelles fraîches céda la place à une atmosphère morose et pesante. Finalement, n'y tenant plus, Kadao rompit le silence.
« Allons mes amis, tâchons de rester optimistes. Si le Seigneur du Feu a vraiment conclu une alliance avec le Roi de la Terre, même avec notre armée diminuée, nous restons une force dissuasive pour nos ennemis.
– Pour le moment oui, mais si comme je le crains, Zuko s'entête à écouter et protéger sa sœur et tente de lui redonner du pouvoir, il perdra même ce soutien et il sera totalement isolé. »
Kadao aurait aimé dire qu'un tel scenario ne se produirait pas, mais il n'y croyait pas lui-même. Zuko perdait tout discernement quand il s'agissait de la princesse. Que se passerait-il quand elle l'aurait convaincu de piétiner son alliance avec Kuei, dès l'instant où il deviendrait embarrassant pour eux. Et que ferait Aang quand il apprendrait ce qui s'était passé ?
La nuit était noire et opaque maintenant. Satoshi avait délaissé son matériel et s'avançait vers la bouilloire qui sifflait dans l'âtre. Il l'apporta sur la table et versa du thé dans les tasses.
Après un long silence, Kadao prit la parole.
« J'irai, annonça-t-il d'un air décidé. Demain, à l'aube, je prendrai la route pour la Caldera. Je m'occuperai de prévenir le Seigneur du Feu et je le protégerai. Je lui ferai entendre raison.»
Iroh leva vers lui deux yeux d'ambre pleins de gratitude. Il porta la tasse à ses lèvres, but une gorgée et sourit.
« Je savais que je pouvais compter sur vous. Satoshi et moi allons nous mettre à la recherche d'Aang et de ses amis. Nous avons besoin de l'Avatar, plus que jamais.
– Très bien, opina Kadao. »
Iroh saisit un pion de Pai-Sho devant lui et le fit rouler entre ses doigts, l'air plus préoccupé que jamais. Il poussa un soupir, puis souffla:
– Général, quand vous serez à la Caldera, s'il-vous-plaît, dites à Zuko d'être plus prudent.
– Je n'y manquerai pas. »
Iroh hésita un instant mais poursuivit :
« Et dites-lui aussi que je crois en lui, que je sais qu'il fera le bon choix. Dites-lui d'écouter ce que lui dicte son bon cœur…
– Entendu. »
Le silence retomba et Kadao observa Iroh tandis qu'il portait la tasse de thé brûlant à ses lèvres. Des larmes argentées perlaient à ses paupières. Pour la première fois depuis qu'il le connaissait, il trouva qu'il avait vraiment l'air d'un vieil homme.
Un ruban bleu zébra le ciel en claquant comme un fouet et s'abattit sur l'épaule du Seigneur du Feu qui étouffa une exclamation de surprise avant d'esquiver de justesse avec une roulade le geyser azur qui suivit la première attaque.
Se propulsant à la force de ses bras, il se releva immédiatement, en garde, paré à esquiver la prochaine attaque.
« Tu n'en as pas eu assez, Zuzu ? Tu en redemandes ? surgit la voix amusée de sa sœur, qui se tenait devant un mur de flammes azur, face à lui à une dizaine de mètres, vêtue d'une tenue de combat et d'un plastron noir qui protégeait ses épaules et sa poitrine.
Ses cheveux dressés dans un chignon impeccable comme elle en portait à l'époque où elle le pourchassait à travers le monde, les lèvres peintes en rouge, elle lui souriait d'un air confiant. Elle ressemblait tant à l'ennemie d'autrefois qu'il en aurait presque oublié à quel point les choses avaient changé entre eux. Ses sarcasmes incessants commençaient à l'exaspérer et il se prenait à regretter d'avoir accepté ce duel. Il avait bien essayé de la raisonner, avait impliqué Taïma et Ty Lee mais il n'y avait rien eu à faire. Elle le harcelait tant qu'il avait fini par céder.
Les attaques d'Azula pouvaient avoir regagné leur puissance légendaire et leur extraordinaire inventivité, ses gestes en combat rapproché restaient lents et maladroits. La princesse pouvait affronter n'importe quel ennemi du moment qu'elle se tenait à bonne distance, mais en cas d'attaque surprise, elle restait tristement vulnérable.
Zuko hésitait à lui en faire la démonstration. Il craignait de la blesser et redoutait plus encore d'écorcher son orgueil. Par ailleurs, elle devait déjà le savoir, c'était sans doute pourquoi elle se tenait à bonne distance de lui. Elle savait probablement qu'il retenait l'effet de ses attaques. Elle le connaissait mieux que quiconque et ils s'étaient suffisamment entraînés ensemble pour qu'elle en fût consciente. Sans doute était-ce la raison pour laquelle elle le provoquait maintenant.
« Pauvre Zuzu qui se fait battre par sa petite sœur. Alors que la moitié de ses os ont été brisés il y a de cela moins de deux mois ! Cela ne titille pas trop ton ego surdimensionné mon cher grand frère ? »
Bon, elle veut jouer à ça ?
Avec un grognement, Zuko fit surgir du néant une tornade enflammée qui balaya le sol de la cour, soulevant un nuage de poussière aveuglant. Azula esquiva facilement l'attaque avec un petit rire satisfait mais elle ne vit pas le serpentin orange qui s'enroula autour de sa cheville et la tira vers le sol.
Avec un petit cri, elle se libéra et, une expression de joie féroce imprimée sur son visage, elle fit apparaître des geysers azur au bout de ses mains et de ses pieds et elle fonça vers Zuko comme il l'avait vue faire dans les catacombes de Ba Sing Se et le jour de l'Agni Kai. Lorsqu'elle fut suffisamment proche, elle bondit en l'air dans un salto impressionnant en libérant de ses pieds et de son poing trois boules d'énergie d'un bleu aveuglant qui vinrent exploser à quelques centimètres de l'endroit où se trouvait son frère.
Il roula une nouvelle fois sur le sol et tira à son tour une rafale de projectiles ardents vers Azula qui atterrit sur ses pieds, accroupie et posa la main au sol dans une tentative maladroite pour conserver son équilibre.
Le petit rictus satisfait s'évanouit, remplacé par une colère rentrée et un air de profonde contrariété qui déformait ses traits délicats. Quelques mèches s'échappèrent de son chignon et elle émit un grognement furieux.
Il y eut une nouvelle détonation et le corps d'Azula fut projeté dans les airs et vint s'échouer en roulant sur le sol poussiéreux de la cour d'entraînement.
Luttant contre le désir urgent d'aller voir comment elle allait, Zuko resta là, un regard sévère braqué sur sa sœur qui gisait sur le ventre, ses cheveux désormais défaits tombant sur ses épaules secouées de tremblement furieux.
Zuko s'avança lentement vers elle et quand il fut assez proche, il la toisa de toute sa hauteur. Pantelante, haletante, Azula refusait de lever les yeux vers lui.
« Tu vois ? Tu es déjà épuisée. Abandonne maintenant, Azula. Je n'ai aucune envie de te faire mordre à nouveau la poussière.
– Je peux le faire Zuko ! Ne me sous-estime pas ! s'emporta-t-elle en postillonnant de rage. Une simple maladresse au moment de la réception ! »
Partagé entre l'amusement et l'exaspération, Zuko s'agenouilla devant elle et posa une main sur son épaule mais elle se dégagea vivement. Son humiliation pouvait se lire dans ses traits tirés et dans ses yeux fauves bouillonnants de rage.
« Ne sois pas ridicule, Azula, laisse-moi t'aider à te relever, tu pourrais te faire mal.
– Non ! Ce n'était qu'un faux pas ! C'est mon premier combat depuis des mois. Accorde-moi une revanche ! »
Devant de tels yeux, on ne discute pas. Avec un soupir, Zuko se pinça l'arête du nez.
« D'accord, mais on change de technique. Finie la maîtrise du feu : je veux voir ce que tu vaux en combat rapproché. »
Azula se releva et essuya la poussière qui recouvrait son visage avec une moue dédaigneuse.
« Aucun problème ! lança-t-elle sur le ton du défi. « Hé ! Où vas-tu ? »
Zuko s'était éloigné et se dirigeait maintenant vers les gradins où il avait abandonné en arrivant ses deux sabres jumeaux. Il s'en saisit et revint vers Azula.
« Si tu es attaquée, ton ennemi sera sûrement armé. Désolé si tu ne trouves pas cela équitable. »
Azula contempla les lames étincelantes avec une expression superbe de mépris. Elle avait toujours dédaigné les lames, préférant les arts martiaux à main nue et se remettant à son extraordinaire maîtrise du feu. Elle n'avait pas eu besoin, comme Zuko, de trouver un autre domaine pour compenser de médiocres compétences et avait toujours ri en regardant son frère s'acharner contre des mannequins de bois plantés dans le sol.
« Si tu penses m'effrayer avec tes joujoux, tu es mal tombé. Vas-y, grand frère, c'est quand tu veux.
– Pas de feu, nous sommes d'accord ?
– Bien sûr. »
Elle se prépara. Zuko fut sans pitié. Il fit tournoyer au-dessus de sa tête les deux lames, dans un mouvement si rapides qu'on eût dit deux rubans d'argent qui se déployaient au-dessus de sa tête. Il exécuta une attaque circulaire qu'Azula esquiva facilement. Très concentrée, elle suivait les lames du regard tout en surveillant les pieds de Zuko qui s'avançait vers elle dans une sorte de danse étrange et imprévisible.
Elle abandonna rapidement ses sarcasmes et Zuko voyait bien qu'elle n'était plus si sûre d'elle. Azula n'était pas débutante en la matière. Il était évident qu'Ozai lui avait enseigné les rudiments du combat armé et elle évitait les lames tranchantes avec l'élégance d'une danseuse.
Pourtant, quand les épées de Zuko s'entrecroisèrent dans un bruit de ferraille juste sous son nez, elle eut un mouvement de recul. Elle fit un pas sur le côté pour ne pas être acculée par son frère qui la suivait, en garde, prêt à frapper. Comme il lançait un coup d'estoc, Azula sauta, prit appui sur sa lame et s'envola dans un gracieux retourné aérien qui lui permit d'atterrir un peu plus loin. Mais Zuko aperçut la grimace douloureuse qui retroussa sa lèvre au moment où son pied toucha terre et il en profita pour mener une attaque latérale foudroyante. Les yeux d'Azula s'agrandirent sous l'effet de la surprise et de la peur et elle tomba sur les fesses, la main levée pour protéger son visage, vaincue.
Zuko s'avança vers elle, jeta ses lames à terre, la saisit par le poignet et la leva de force.
« Combat rapproché à mains nues », annonça-t-il.
Les jambes tremblantes, l'air mal assuré, Azula se positionna. Le combat ne dura pas longtemps. Moins d'une minute plus tard, Azula était maîtrisée, à plat ventre sur le sol. Assis à califourchon sur elle, Zuko lui tordait le bras dans une clé dont elle ne parvenait pas à s'échapper. Il était parvenu à capturer sa jambe entre son genou et son mollet et écrasait celui d'Azula qui étouffa une exclamation de souffrance.
Après avoir émis des grognements furieux, elle finit par taper le sol à côté d'elle en soulevant un peu de poussière qui retomba dans ses cheveux défaits.
« Stop ! Stop! Stop ! » hurla-t-elle finalement.
Zuko la relâcha immédiatement, bondit sur ses jambes et attendit, fièrement dressé devant elle, qu'elle lève vers lui ses yeux baignés de larmes de colère et de honte.
L'expression sur son visage lui fit un choc et la culpabilité lui tordit les entrailles. Azula était dans un triste état. Une fine couche de poussière jaune s'était formée et durcissait sur ses joues, mêlée à des traînées de larmes noires qui s'échappaient de ses yeux soulignés au khôl. Sa lèvre inférieure tremblait et Zuko pouvait apercevoir ses dents serrées comme un chien blessé qui montre les crocs.
Bien que son premier mouvement fût de l'aider à se relever pour la prendre dans ses bras, il resta là, figé devant elle dans l'attitude du vainqueur, les poings serrés de chaque côté de son corps.
« Je pense que cela suffira pour aujourd'hui, annonça-t-il, inflexible.
– Non ! Laisse-moi essayer encore ! Je n'étais pas concentrée ! Je me suis laissé distraire, c'est tout !
– Arrête de mentir Azula ! Tu as voulu que je m'entraîne avec toi pour me prouver que tu pouvais te battre. Tu ne le peux pas. Tu n'es pas encore assez forte. Je ne peux pas t'emmener avec moi. »
Azula se redressa tant bien que mal, protégeant de sa main la petite coupure que Zuko lui avait faite sur le bras droit juste avant qu'elle ne tombe à terre.
« Non ! Je refuse que tu me laisses ici, je veux venir avec toi ! Nous devons le faire ensemble !
– J'ai pris ma décision. Tu resteras ici avec Ty Lee, Taïma et Maître Shin. Ils veilleront sur toi.
– Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète Zuko, cracha-t-elle. Je refuse que tu partes loin de moi ! Laisse-moi t'accompagner, je resterai en retrait, je te le jure ! Je pourrai t'être utile, te donner des conseils. Ne me laisse pas s'il-te-plaît ! » le supplia-t-elle.
C'était véritablement déchirant mais la décision de Zuko était prise.
« Non. C'est hors de question. Tu es trop vulnérable et si nous sommes attaqués, je serai distrait par ta présence. Je ne penserai qu'à te protéger et je commettrai des erreurs. On ne peut pas se le permettre. Ne t'inquiète pas pour moi, je serai entouré de nos meilleurs soldats. Ils me protégeront et je serai très vite rentré. Tu as ma pa… Azula ! Où vas-tu ? »
Mais elle était passée devant lui en le poussant du coude et se dirigeait du pas le plus assuré qu'elle pût vers le fond de la cour d'entraînement. Zuko remarqua avec une pointe au cœur le boitillement dont elle était encore affligée. Ce soir, elle paierait le prix fort pour les efforts menés pendant cette séance d'exercice.
Depuis que Zuko lui avait formellement interdit le recours au lait de pavot qui la soulageait de ses douleurs, elle se plaignait beaucoup de son bassin et de sa cheville qu'elle s'était foulée à de multiples reprises depuis son accident. Chaque fois, Taïma la soignait aussi bien qu'elle le pouvait mais elle s'était mise à réprimander Azula pour la négligence dont elle faisait preuve face à sa propre santé.
« Si vous ne vous reposez pas et que vous continuez de forcer, je ne pourrai plus réparer votre cheville, et les os de votre bassin sont encore fragiles. Il pourrait se fracturer un seconde fois et ça pourrait devenir vraiment grave ! »
À l'évidence, les avertissements de la guérisseuse rebondissaient sur la détermination et l'obstination d'Azula. C'est pourquoi Zuko avait finalement cédé à ses demandes répétées. Il savait que mieux que les mots, une démonstration pratique serait plus à même de convaincre la princesse bornée.
Dépité malgré tout, Zuko ramassa lentement ses deux épées et suivit les empreintes de pas qu'Azula avait laissées dans son sillage en prenant la fuite.
Depuis qu'il lui avait annoncé son intention de partir pour le village de Shu Jing – du moins ce qu'il en restait – avec une brigade de ses meilleurs soldats, Azula n'avait cessé de le harceler pour qu'il la laisse l'accompagner.
« Je suis sûre que c'est un piège, lui répétait-elle inlassablement. C'est la deuxième coulée de boue qui emporte un village de la Nation du Feu en une semaine, alors que la saison des pluies est terminée et qu'il n'a pas plu une goutte de tout l'été ! Tu sais très bien qui est derrière tout ça ! C'est Lu Fang ! Il veut t'attirer dans un guet-apens, et toi, pauvre idiot borné que tu es, tu fonces tout droit dans le piège ! Il ne s'y prendrait pas différemment s'il cherchait à nous séparer !
– Tu serais la première en temps normal à me conseiller de me rendre sur place ! Comment veux-tu que je regagne le respect et la confiance de mon peuple si je reste en retrait quand un drame de cette ampleur le touche ? Il faut que l'on me voie là bas, c'est essentiel pour mon image !»
Mais sa petite sœur ne s'était pas laissé convaincre. Elle répétait à l'envi qu'il était fou et inconscient, que s'il fallait vraiment qu'il y aille, qu'au moins il la laisse partir avec lui.
« Non, Azula. Je suis censé t'avoir évincée de la vie politique, tu t'en souviens ? Ces gens croient sans doute eux aussi que Lu Fang est l'auteur de l'attaque de leur village. S'ils voient apparaître la femme qu'ils jugent responsable de toute cette folie, ils vont prendre cela pour une provocation de notre part. Je te rappelle que dans la tête de beaucoup de citoyens, tu es le point de départ de ce conflit qui s'enlise. Pour d'autres, tu es la criminelle qui a brûlé le visage d'un innocent. Tant que nous ne nous sommes pas débarrassés de tous nos ennemis, tu dois rester dans l'ombre ! »
Rien ne ferait changer Zuko d'avis. Ni les cris, ni les menaces, ni les larmes, ni les longues bouderies qu'elle lui infligeait parfois le soir, lors de leurs dîners en tête à tête. Zuko pensait savoir pourquoi elle réagissait aussi mal. Ty Lee lui avait confié que la princesse craignait qu'il ne l'écarte pour se débarrasser d'elle et, à terme, l'abandonner. Il avait beau essayer de la rassurer, Azula refusait d'entendre raison. Il ne pouvait pas lui en vouloir après tout. Il avait été clair avec elle lors de leur dernière soirée sur l'Île de Braise : jamais il ne lui donnerait ce qu'elle voulait. Ce n'était donc pas étonnant qu'elle se sente trahie et éprouve de telles craintes.
Autre chose expliquait sans doute la mauvaise humeur d'Azula. Ces deux tragédies successives avaient coûté la vie à une centaine de villageois et détruit le logement de plus de cinq cent personnes, contraintes de se diriger vers les villes voisines. Zuko pensait savoir ce qui contrariait sa sœur : elle ne contrôlait plus la situation autant qu'elle le pensait. Certes, ils étaient parvenus à se débarrasser des Sages mais ils avaient d'autres ennemis. Elle partageait probablement avec lui le sentiment désagréable que Lu Fang avait toujours une longueur d'avance. Pourtant aucun d'eux n'osait formuler cette pensée à voix haute.
Lu Fang maintenait par ces exactions un climat d'insécurité permanent qui obligeait Zuko à agir malgré lui. Azula avait raison, bien sûr. Ce ne pouvait être qu'un piège. Soit que Lu Fang fût là-bas, à l'attendre, soit que ce fût un nouveau moyen pour lui de décrédibiliser Zuko auprès de son peuple en espérant qu'il ne ferait rien. Les deux solutions étaient également dangereuses.
Le Seigneur du Feu était convaincu que l'humeur ombrageuse d'Azula, depuis quelques jours, n'était pas totalement étrangère à ce constat : Lu Fang était doué, très doué. Sa rouerie égalait au moins celle d'Azula et elle supportait mal le fait de se trouver face à un rival aussi retors.
Alors qu'il atteignait les colonnes marquant l'entrée du palais, Zuko se demanda s'il devait poursuivre Azula ou la laisser se calmer seule. Il partirait dès le lendemain et il avait de nombreuses affaires urgentes à régler avant le départ. Il regretta amèrement d'avoir suivi les ordres d'Azula et envoyé Kadao avec Oncle Iroh. Son aide et ses conseils lui auraient été précieux. S'il était là, Zuko aurait pu lui ordonner de rester au palais pour veiller sur Azula en son absence. Maître Shin était un homme de confiance et un combattant hors-pair. Zuko lui aurait confié sa vie sans ciller. Mais il ne s'agissait pas de sa vie : il s'agissait de ce qu'il avait de plus précieux.
L'idée de l'emmener avec lui était tentante. Mais Azula elle-même, si elle avait fait preuve de bonne foi, aurait reconnu que c'était stupide. Apparaître en public à ses côtés alors qu'ils cherchaient à prouver à tous qu'elle n'était pas l'éminence grise de Zuko revenait à un suicide politique. Il était trop tôt. Un jour il lui donnerait la place qu'il lui avait promise, à sa droite sur le trône. Mais elle devrait patienter.
Finalement, Zuko décida de laisser Azula se remettre calmement de sa colère et de son humiliation. Il viendrait la retrouver plus tard. Il se glisserait dans son lit à la faveur de l'obscurité, comme elle aimait le faire dans le sien, en empruntant le passage secret. Là, pour l'attendrir, il l'inviterait à se blottir contre lui sous les draps et leur dispute s'oublierait dans des étreintes affectueuses.
Ce serait plus difficile de se contenir ce soir. La perspective de la quitter le lendemain le hantait déjà, bien qu'il fût sûr de sa décision. Il s'était habitué à sentir sa chaleur près de lui dans son lit.
Ils avaient naturellement pris ce pli, sans qu'ils aient eu besoin d'en parler, contre tout bon sens et malgré les promesses de Zuko à Taïma de ne pas se mettre dans des situations qui pourraient favoriser ce qu'ils appelaient tous les deux des dérapages.
Zuko aussi y trouvait son compte. Quand le doute l'étreignait, qu'une sourde angoisse le maintenait éveillé des heures durant, presque suffoqué par la crainte que leurs projets échouent, il aimait trouver la forme de son corps assoupi à côté du sien. Se rapprocher d'elle et passer un bras autour de sa taille, éprouver sa réalité, sentir son corps tonique sous sa main, humer son parfum dont il s'enivrait, comme pour s'assurer qu'elle était bien vivante.
Leurs réunions nocturnes restaient chastes. Zuko y veillait scrupuleusement, bien que plus d'une fois, les étreintes fraternelles et les baisers sur le front ou sur la joue eussent failli se transformer en quelque chose de plus tendre. Il arrivait qu'une main engourdie de sommeil s'aventure un peu vers des terres interdites, qu'un baiser innocent déposé dans le cou ou sur l'épaule de l'autre se prolongeât plus longtemps qu'il n'était vraiment nécessaire.
Les séances d'hypnose avec Taïma n'avaient plus l'effet qu'il avait escompté. Zuko lui avait parlé de Katara, de ce qu'elle avait fait à Azula et qui avait pratiquement effacé tout souvenir de ce qui s'était passé sur l'Île de Braise après qu'ils furent remontés ensemble de la plage cette nuit-là. Mais la réponse de la guérisseuse avait été décevante.
« Cela ne marche pas comme ça Zuko. Il s'agissait d'un souvenir traumatisant qui était en train d'endommager l'esprit d'Azula. La méthode à laquelle Katara a eu recours ne fonctionnerait pas sur vous, pas des semaines après. Et cela ne peut pas non plus effacer vos sentiments pour la princesse. Nos séances doivent vous permettre d'apprendre à refréner vos pulsions, à garder le contrôle sur vos désirs. N'espérez rien de plus. Vous devez continuer de pratiquer vos exercices de méditation et d'hypnose !»
Zuko émit un reniflement méprisant. Il était le dirigeant de la plus puissante nation du monde. Comme s'il avait le temps de méditer ! Si au moins il avait pu aller se défouler en rejoignant Hachiko chaque fois que le désir devenait hors de contrôle. Mais bien qu'il les attendît et les désirât avec une excitation mêlée d'appréhension, les visites secrètes d'Azula, aussi fréquentes qu'imprévisibles, rendaient compliquées ces escapades nocturnes.
Zuko n'avait pas osé parler d'Hachiko avec Taïma. Elle était son secret honteux, son exutoire ignoble, son désir fait chair. Il ne lui avait pas parlé davantage des nuits passées dans le même lit que sa sœur. Elle lui aurait reproché de jouer avec le feu, de rechercher activement ce qu'il prétendait vouloir éviter. Il n'avait pas envie qu'on lui donne de leçons, ni qu'on le mette face à ses contradictions.
Il avait vécu quelques minutes délicates quelques jours auparavant quand, furetant dans la chambre de Zuko à qui elle était venue parler de leurs plans, Azula avait trouvé sur le bureau de son frère sa couronne et l'un de ses tubes de rouge à lèvres.
« Qu'est-ce que ma couronne fait ici ? s'était-elle étonnée. Je l'ai cherchée partout ! »
Bien qu'il l'eût dépouillée de son titre de Princesse Héritière, Zuko n'avait pas eu le cœur à lui retirer cette couronne qu'il lui avait redonnée avec tant d'émotion presque un an et demi auparavant. Il l'avait donc autorisée à la garder à condition qu'elle prît bien soin de la cacher et cessât de la porter. Ce jour-là, en la découvrant dans ses affaires, Azula s'était d'abord étonnée, puis elle s'était moquée de lui, suggérant que son frère avait des loisirs bien singuliers.
« Je n'aurais pas cru que c'était ton genre de te déguiser en fille. Mais si on y pense bien, tu aimais jouer à cela quand nous étions petits, » l'avait-elle taquiné.
Finalement, elle s'était tant amusée de son embarras et de sa plaisanterie qu'elle en avait oublié de l'interroger plus avant et Zuko s'en était sorti de justesse en la laissant se moquer de lui. Depuis, il évitait d'emmener la couronne quand il allait voir Hachiko. Ce n'était pas si grave. Azula ne la portait pas quand ils… quand elle avait voulu le...
N'y pense pas ! s'admonesta-t-il.
Zuko aboutit enfin dans la salle des gardes où, comme il l'avait espéré, il retrouva le Commandant Thian qui l'escorterait jusqu'à Shu Jing. Là-bas l'attendrait Maître Piandao qui lui montrerait les vestiges du village au pied du château qu'une coulée de boue fulgurante avait emporté et englouti en quelques minutes.
Zuko n'était pas sûr d'y apprendre grand-chose mais au moins l'y verrait-on.
« Seigneur du Feu, votre Majesté, le salua le Commandant en s'inclinant profondément, poing contre paume.
– Est-ce que tout est prêt pour notre départ, Commandant ?
– Bientôt Sire. Nous sommes en train de préparer les derniers chars et l'aéronef est en train de passer les derniers contrôles de sécurité. Nous serons prêt à partir à l'aube.
– Parfait », répondit Zuko, satisfait de ce qu'il entendait.
Il resta un moment avec Thian pour vérifier les ultimes préparatifs et décider avec lui des hommes qui les accompagneraient. Il donna ses ordres pour assurer la protection des résidents du palais en son absence. Enfin, quand tout fut terminé, il congédia tout le monde et s'autorisa à rejoindre sa sœur qu'il imaginait écumante de rage, en train de brûler les rideaux de son lit à baldaquin ou de faire les cent pas dans sa chambre sous les yeux hagards d'une Ty Lee impuissante.
Zuko remerciait les dieux que sa sœur ait retrouvé une stabilité mentale suffisante pour qu'il ne craignît pas outre-mesure les conséquences d'une dispute. À vrai dire, il était même impatient de la retrouver et espérait qu'elle lui ferait bon accueil. Si Azula disait vrai et que la mission était si dangereuse, il comptait bien faire des dernières heures qu'il passerait avec elle un beau souvenir.
Le paysage de mort qui s'étendait devant eux était plus impressionnant encore la nuit. La forme monochrome des bâtiments écroulés, les toitures qui émergeaient du sol crevassé, les amas de boue séchée qui formaient des tourbillons ici et là, tout cela conférait à ces terres désolées, autrefois fertiles, un aspect dantesque presque poétique.
Des étoiles froides et indifférentes scintillaient loin au-dessus de ce carnage. De loin, leur parvenaient le brouhaha tranquille des conversations et les lueurs incertaines émanant du campement de fortune où s'étaient rassemblés les familles sinistrées.
Ce n'était pas que Lu Fang aimât particulièrement le chaos et la destruction. Il était un homme ordinaire. Il aspirait comme tout le monde à une vie agréable et heureuse pour les siens et il n'avait pas un goût particulier pour le sang. Mais sa vue ne le dérangeait nullement tant qu'il était versé pour une cause juste. Et il fallait admettre qu'il avait toujours été sensible à la singulière mélancolie des paysages ravagés : que ce fussent les champs de bataille, le soir, après que les vaincus eurent sonné le clairon, ou bien les grandes étendues immobiles et silencieuses du désert de Si Wong.
Il aurait vivement souhaité être seul pour mieux se perdre dans la contemplation de cette vallée autrefois luxuriante, aujourd'hui recouverte d'une épaisse couche de boue jaunâtre d'où émergeaient quelques arbres qui inclinaient piteusement leurs branches vers le sol, brisés et vaincus, comme les habitants. Mais bien sûr, il n'avait pas le loisir de passer beaucoup de temps avec lui-même. Les temps troublés ne sont pas favorables aux âmes solitaires.
Il réprima donc un soupir quand Wu qui se tenait debout près de lui, son sempiternel sourire tranquille gravé sur son visage oblong, s'adressa à nouveau à lui :
« Le Seigneur du Feu sera ici demain, énonça-t-il. Nous devrions achever l'aménagement des galeries si nous voulons cacher tout le monde avant son arrivée. »
Lu Fang prit une profonde inspiration pour s'obliger à la patience. C'était plus fort que lui: tout l'horripilait en Wu : de son sourire tranquille à sa longue face reptilienne en passant par ses yeux étranges et le ton mesuré de sa voix. Lu Fang n'aimait pas les sournois dans son genre et il lui tardait d'en être débarrassé avant que Wu et ses petits compagnons ne se trouvent un autre maître à servir.
« Les hommes y travaillent. Tout sera prêt à l'aube, comme prévu. Vous feriez mieux de vous occuper de vos affaires. À propos, êtes-vous toujours prêt à accomplir la mission dont je vous ai parlé l'autre jour ? demanda Lu Fang sans s'embarrasser d'enrober sa voix de coutoisie.
– Plus que jamais, votre Excellence, répondit le garçon en s'inclinant. Je m'y prépare depuis l'instant où vous me l'avez confiée.
– Vous n'ignorez pas les dangers que vous encourez en l'acceptant ? Lui rappela-t-il entre ses dents serrées, en proie à un nouvelle vague d'exaspération face à l'attitude impavide de son serviteur.
– Je ne les ignore pas, votre Excellence. Je ne vis que pour vous servir.
– Dans ce cas, rends-moi service. J'ai besoin de quelqu'un de confiance pour s'assurer que notre invitée spéciale soit bien accueillie dans nos nouveaux quartiers.
– Tout de suite, Monsieur. »
Et avec une dernière courbette, Wu s'éloigna à reculons, laissant enfin Lu Fang seul face à cette mer de boue. Si l'on plissait un peu les yeux, les monticules qui s'étaient formés sur la surface crevassée du sol pouvaient faire penser à des vagues, les cimes pointues des sapins ressemblaient aux ailerons de quelque monstre marin en pleine chasse.
Il poussa un long soupir. La patience était la clé de son plan. Lu Fang ne l'ignorait pas. Et il en fallait avec de tels alliés.
Lu Fang n'était pas furieux que contre Wu. La façon dont ces imbéciles de Fils d'Agni avaient tout gâché continuait à le rendre fou. Leur barbarie gratuite envers les colons, hommes, femmes, enfants, le meurtre insensé du vieux Sage, exécuté comme un porc dans sa baignoire, leur impuissance à exciter la haine contre Zuko les faisaient passer pour des amateurs à ses yeux.
À cause de leur stupidité, Zuko avait retrouvé les pleins-pouvoirs. Il était maintenant redevenu le souverain incontesté de la Nation du Feu. Et les Fils d'Agni s'étaient auto-désignés comme des traîtres, des meurtriers sanguinaires et des agitateurs.
Plus que tout, il était furieux après cette sale garce de princesse qui déjouait un à un tous ses plans. Lu Fang avait beau savoir qu'il lui faudrait sortir de la clandestinité un jour ou l'autre, il espérait obtenir un peu plus de temps. Le spectre d'une guerre entre les deux nations les plus puissantes du monde était maintenant écarté, anéanti, tous comme ses espoirs de voir le peuple se retourner contre Kuei, impuissant à les protéger contre l'ennemi voisin et à défendre leurs intérêts.
Lady Mai n'avait pas semblé surprise, ni émue outre mesure, quand Lu Fang, bouillonnant d'une colère rentrée, était venu lui parler de la nouvelle fiancée de Zuko. Cette alliance l'exposait au yeux de tout le Royaume comme un traître, comme un fauteur de trouble. S'il avait déjà rallié de nombreuses personnes à sa cause et su attiser le sentiment anti-Kuei dans la moitié des régions du Royaume de la Terre, Ba Sing Se était encore loin d'être disposée à se séparer de son roi. Il faut dire que la cité légendaire n'avait jamais eu à souffrir du joug imposé par la Nation du Feu. Pas avant le coup d'état orchestré par la petite peste. Leur confiance en Kuei n'avait pas eu le temps d'être trop entamée.
« Comme c'est malin de sa part ! avait ricané la future ex Dame du Feu. Une petite fille ! Ainsi, il lui reste tout le temps qu'il faut pour séduire Zuko et prendre ma place sur le trône etdans son lit. C'est vous qui devez être contrarié, Lu Fang, tous votre joli plan s'écroule. »
Ainsi c'était bien l'idée d'Azula. La Dame du Feu avait aussitôt reconnu sa signature. Mais Lu Fang n'était pas homme à se laisser abattre aussi facilement. Certes, la princesse l'avait démasqué : il était maintenant activement recherché partout, dans la Nation du Feu ET le Royaume de la Terre. Ses seuls alliés à la Caldera étaient fragilisés par la sentence qui pesait sur eux. C'était à Lu Fang de faire tout le travail, manifestement. On n'est jamais mieux servi que par soi-même.
L'idée de cette coulée de boue lui était apparue lors d'un rêve. Lu Fang n'était pas un homme croyant, mais ce songe, différent de tous ceux qu'il avait eus jusque là, l'avait frappé avec la force d'une révélation. Zuko n'aurait d'autre choix que de se déplacer jusqu'ici. Au départ, profiter de son absence pour attaquer et de prendre le palais avait semblé le plan le plus évident. Mais cela semblait imprudent maintenant que le Seigneur du Feu bénéficiait du soutien militaire de sa propre nation et de Kuei. Et puis, il y avait Azula. Ensemble, ces deux-là semblaient imbattables. Depuis qu'elle avait retrouvé de l'influence sur son frère, la princesse menait la vie dure à Lu Fang. Si cette course pour le pouvoir l'avait amusé un temps, il commençait à en avoir assez. Il n'y avait plus de temps à perdre. Il fallait ranimer la flamme de la contestation dans la Nation du Feu avant qu'elle ne s'essouffle complètement. Il fallait agir vite tant que l'Avatar était au loin et que les Fils d'Agni avaient encore des adeptes. Les mesures prises par Zuko contre les fanatiques avaient de quoi refroidir les ardeurs des moins convaincus.
La meilleure arme que Lu Fang avait maintenant à sa disposition était le tempérament colérique et emporté de Zuko. Lu Fang n'attaquerait pas frontalement. Quand on a face à soi une adversaire comme la princesse de la Nation du Feu, il faut agir plus subtilement, et bien connaître son ennemi.
Heureusement, il détenait auprès de lui la personne idéale. Personne ne connaissait mieux Zuko et Azula que la jeune femme qui broyait du noir dans une cellule à plusieurs mètres sous ses pieds.
Et malgré son visage impassible quand il lui avait annoncé que Zuko l'avait répudiée et envisageait de se marier avec une autre, il avait senti à la manière dont son coeur s'était brusquement arrêté de battre qu'elle était profondément blessée.
Rien n'est plus redoutable que la colère dévastatrice d'une femme que l'on a offensée, songea Lu Fang.
Il reporta son attention sur le paysage désolé qui s'étendait devant lui à perte de vue. Un jour, peut-être, il s'assiérait ainsi sur les hauteurs de la Caldera et se laisserait bercer par les lointaines lamentations des survivants, cherchant désespérément leurs proches enfouis sous une impénétrable couche de terre, les tours du palais émergeant de ce désastre comme les stèles d'un cimetière.
Azula n'avait pas envie de se lever.
Le soleil était déjà haut dans le ciel et le chœur de l'aube était passé depuis une bonne heure. Le merle et le pinson s'en étaient déjà retournés à leurs occupations quotidiennes et la grive musicienne avait depuis longtemps cessé ses vocalises.
Azula avait compté leur chant un à un, débitant dans sa tête l'ordre de passage des petits artistes à plumes que sa mère l'obligeait à réciter chaque matin : merle noir, rouge-gorge familier, troglodyte, chouette-hulotte, pinson de arbres, fauvette...
De toutes les lubies de sa mère, sa passion pour le chant des oiseaux et les petits animaux en général était peut-être la plus incompréhensible. Suivie de près par son goût pour la broderie à laquelle elle avait désespérément essayé d'initier une petite princesse réfractaire. Mère avait presque réussi à convertir Zuko à ces sottises.
Azula préférait mille fois grimper aux arbres, tirer sur les oiseaux au lance-pierre ou, quand sa maîtrise du feu lui permit de frapper avec assez de précision, en tirant un jet de flammes du bout de ses doigts. Maman l'avait surprise un jour et avait pâli d'indignation. Azula se rappelait encore la punition cuisante qu'elle lui avait infligée ce jour-là. C'était la première fois que maman levait la main sur elle. Ursa était une femme patiente et douce et pour être tout à fait honnête, Azula pouvait compter sur les doigts d'une main les fois où sa mère l'avait frappée. Mais une chose était certaine : jamais sa main au longs doigts fins garnis de bagues ne s'était abattue sur la joue de Zuko.
Père l'avait frappée. Une multitude de fois. Zuko n'en savait rien, mais Ozai avait molesté sa fille adorée bien plus que son fils honni. Pourtant, Azula était incapable de se rappeler ce que cela faisait. Alors que la sensation de la paume de maman sur ses joues rebondies d'enfant de six ans ne s'était jamais tout à fait évanouie. Il lui semblait parfois que cela la brûlait encore.
Petit monstre ! avait-elle dit d'une voix suraiguë. Qu'ai-je fait pour mériter une fille si cruelle ?
Affalée sur le ventre dans son lit, enchevêtrée dans ses draps entortillés autour de ses jambes, Azula porta une main à sa joue. Y sentirait-elle le fantôme de celle d'Ursa une dernière fois ?
Maman était partie pour de bon. Sans faire de bruit comme ça, un matin, légère et fugitive comme ses chères hirondelles dont elle admirait le vol fuyant. Elle n'avait pas dit au revoir.
Azula ne s'en était pas aperçue immédiatement. C'est au bout de deux ou trois jours qu'elle avait compris pourquoi elle sentait ce grand froid dans la poitrine, ce vide dans le cœur. En vain elle l'avait attendue, deux jours durant. Puis il avait fallu se faire une raison.
Il avait fallu cacher sa peine aux autres. Ils n'auraient pas compris. Ils l'auraient crue folle à nouveau si elle leur avait avoué la cause de son chagrin. Cela n'avait pas été trop difficile de ne pas y penser tant qu'elle pouvait se consoler dans les bras de Zuzu.
Mais maintenant, le traître était parti lui aussi, il l'avait laissée là comme on se débarrasse d'un objet ou d'un animal de compagnie devenu encombrant. Le vide qu'il avait laissé dans sa poitrine était au moins aussi froid que le lit où elle était contrainte de dormir seule.
Cela faisait cinq jours. Cinq jours ! Lui qui avait promis de revenir vite ! Et bien sûr, elle n'avait aucune nouvelle ! Qu'avait-il besoin de rester une semaine sur place ? Le voyage lui-même durait moins d'une journée en ballon ! Azula était rongée par l'angoisse. Et s'il était arrivé quelque chose à Zuzu ? L'en avertirait-on seulement ?
Qu'est-ce que son frère avait découvert là-bas ? Et si ce qu'il trouvait menaçait les beaux projets qu'ils avaient fomentés elle et lui ? Et si tout venait remettre leur radieux avenir en question ?
Azula enfouit son visage dans son oreiller et étouffa un hurlement de rage. Si elle en avait eu le courage, elle l'aurait utilisé pour s'asphyxier. C'était tout ce qu'elle méritait.
Cela faisait maintenant trop longtemps qu'Azula faisait preuve de complaisance envers elle-même. Trop longtemps que son cœur faisait insulte à son intelligence, que ses émotions guidaient ses actions.
Azula savait que si elle s'était confiée à Ty Lee, celle-ci lui aurait dit que c'était l'amour. Son amie connaissait un nombre insensé de citations toutes plus mièvres les unes que les autres au sujet des raisons du cœur qui s'ignoraient ou quelque chose dans ce goût là. Ou encore sur l'amour qui soi-disant rendait aveugle. Azula soupirait d'ennui chaque fois que Ty Lee débitait ces niaiseries.
Ty Lee avait raison sur un point cependant : Azula s'était oubliée au cours des dernières années. Elle avait perdu de vue l'essentielle, s'était en un mot, laissé aveugler. Elle avait laissé son raté de frère établir son empire dans son cœur meurtri par le départ de sa mère, par la trahison de Mai et Ty Lee et par la peur que lui inspirait Père. Il était largement temps pour elle de réveiller son esprit engourdi.
Fais-toi une raison ! s'invectiva-t-elle. Zuzu t'a abandonnée. C'est pour cela qu'il ne revient pas.
Cet attentat à l'est, c'était presque une aubaine pour Zuko, l'opportunité qu'il attendait pour enfin se débarrasser d'elle.
C'était trop beau qu'il l'ait traitée avec tant d'égards quand ils étaient revenus de l'île de Braise. C'est pour cela qu'il l'avait écoutée, qu'il l'acceptait dans son lit même après le fiasco qu'avait été la fin de leur séjour. Zuko attendait seulement son heure.
Il s'était servi d'elle et de son esprit pour regagner ses pouvoirs, et maintenant ?
Peut-être même est-ce lui qui a organisé ce petit voyage à l'est pour s'échapper de tes griffes ? siffla une petite voix qui jubilait dans sa tête. Peut-être est-il allé retrouver l'Avatar ? Ou Oncle Iroh ? Ou Mère ? Il a gardé ce médaillon tout ce temps : il sait probablement où la trouver ! Ou bien il a deviné ton rôle dans le meurtre du vieux Shyu et il te fuit.
« Non ! Taisez-vous ! Répondit-elle, s'apercevant trop tard qu'elle parlait à voix haute. Zuko m'est loyal ! Il ne me trahira plus jamais : il n'oserait pas ! »
Il n'y eut que le silence pour toute réponse. C'était comme si sa propre chambre se moquait d'elle.
Si au moins elle avait pu être sûre : une nouvelle, un indice ?
On ne lui disait rien, jamais ! Maître Shin, que Zuko avait désigné comme tuteur de la princesse en son absence, refusait de lui en parler.
« Ce sont des informations classées ''secret-défense''. Le Seigneur du Feu a interdit que nous en parlions pour l'instant. Vous n'êtes plus la Princesse Héritière. Vous êtes tenue au même règlement que n'importe quel courtisan. Maintenant, veuillez m'excuser Madame, j'ai à faire. »
Fût un temps où Azula lui aurait fait avaler sa stupide barbe pour le punir de son insolence. Mais il fallait se contenir. Il fallait se contenir pour elle et pour Zuko. Peut-être se faisait-elle du souci pour rien ? De vrais problèmes le retenaient sans doute vraiment là-bas. Azula voulait vraiment y croire.
Le moment se rapprochait où ils régneraient ensemble. Elle était déjà presque sa maîtresse – le sexe en moins – , songea-t-elle amèrement. Avant qu'il parte, elle était certaine qu'il serait bientôt à elle. Tout à elle, ne lui en déplaise. Maintenant qu'ils étaient enfin débarrassés des vieux dégénérés, il ne restait qu'à s'occuper des fanatiques qui hantaient la capitale et de Lu Fang. Après cela, plus personne n'oserait se dresser entre eux. Et elle lui donnerait un aperçu du ciel.
Azula avait passé les dernières semaines à s'instruire. Dans son coffre, dormaient les livres honteux qu'elle avait subtilisés dans l'ancien harem d'Ozai. Ceux qui détaillaient, illustrations à l'appui, comment séduire et satisfaire un homme à coup sûr.
Ces livres faisaient naître des émotions conflictuelles en elle. Un mélange d'excitation et de dégoût dont elle n'aurait pu parler à personne, pas même à Ty Lee. Ils avaient bien servi à alimenter ses mensonges cependant, quand elle parlait à son amie de ses folles nuits d'amour avec le Seigneur du Feu. En réalité, Azula en était honteuse. Mais il fallait bien apprendre. Elle ne voulait pas décevoir son frère quand elle s'offrirait à lui. Pas après avoir éveillé ainsi son désir.
Peu importait qu'il eût des doutes. C'était dans la nature de Zuko d'éprouver des craintes. Il ne s'en tirerait pas comme cela : il avait juré sa loyauté à Azula, lui avait promis une place à sa droite sur le trône et elle entendait bien la prendre. Ce n'était pas grave qu'il complote contre elle. Il lui avait ouvert sa couche. Un jour, un peu plus vulnérable que d'habitude, ou un peu plus inquiet, il viendrait chercher refuge auprès d'elle.
Elle lui laisserait tout loisir de s'amuser avec elle et il disposerait de son corps à sa guise.
Cette fois, elle se garderait bien de toute couardise, pas comme la dernière fois. Elle surmonterait ses propres craintes de vierge effarouchée. C'était inexcusable : une princesse devait être prête pour le jour de ses noces. À vingt ans, Azula était largement assez âgée pour le savoir.
Au cours des fiançailles interminables avec la fille de Kuei, Azula aurait tout le temps de le convaincre qu'il n'avait besoin d'aucune autre femme dans son lit.
Azula se retourna sur son matelas et s'allongea sur le dos, les yeux fixés sur le dais cramoisi au-dessus d'elle. Est-ce qu'elle manquait à Zuko ? Lui aussi regrettait-il la chaleur de son corps dans ses draps ? Se consolait-il avec une autre femme en ce moment-même ? La pensée fit naître en elle une vague irrationnelle de jalousie et elle dut retenir un grognement de rage.
Cela lui donna l'énergie nécessaire pour repousser les draps sur le côté et s'extraire du lit. Elle grimaça quand le mouvement sollicita les os débiles de son bassin. Si au moins elle avait su plus tôt où Taïma cachait sa réserve de lait de pavot ! Elle n'aurait pas réalisé cette pitoyable performance devant son frère quand il avait fallu lui prouver qu'elle pouvait l'accompagner.
La frustration s'insinua en elle et il lui fallut s'arrêter un moment. Assise sur son lit, elle s'efforça de contrôler son souffle. Il y avait des mois qu'elle n'avait pas médité, ni pris le temps de se concentrer sur sa respiration. C'était pourtant la base de la maîtrise du feu.
Certes ses attaques restaient spectaculaires par leur puissance et leur inventivité. Mais son corps ne lui obéissait plus. Il lui semblait qu'elle se mouvait avec la lourdeur d'un maître de la terre. Les acrobaties de Ty Lee la faisaient baver d'envie : voir son amie s'envoler et tournoyer dans les airs créait à chaque fois une sensation d'oppression dans sa poitrine. Que valait-elle encore sans son titre ? Sans ses incroyables habilités guerrières ? Et surtout, que valait-elle sans la confiance de Zuko ?
Bien que c'eût été son idée dès le départ de renoncer à son statut de Princesse Héritière, cela ne rendait pas plus tolérables les regards condescendants des courtisans, trop heureux de la voir humiliée, reléguée au rang de simple Dame de la Cour. Si au moins Zuko l'avait désignée comme sa favorite, cela l'aurait consolée et lui aurait donné un peu de prestige aux yeux des autres. Mais bien loin de cela, la simple idée de leur relation les dégoûtait.
Azula savait que la rumeur s'était largement répandue que la princesse réchauffait depuis peu le lit du Seigneur du Feu. Ils prenaient pourtant toutes les précautions pour se rejoindre en secret. C'était d'autant plus frustrant qu'il ne se passait jamais rien d'inapproprié derrière les rideaux de son baldaquin. Azula avait bien essayé de se contenter des miettes de tendresse qu'il voulait bien lui accorder. Elle supposait qu'après ce qui s'était passé sur l'Île de Braise, elle était déjà chanceuse qu'il lui cède une place dans sa couche. Non qu'elle lui laissât vraiment le choix cependant...
Azula se leva enfin et fut immédiatement prise de vertige. Elle se maudit d'avoir encore une fois abusé du vin volé dans les réserves de Zuko. Si au moins elle pouvait tirer un avantage de son absence, elle n'allait pas s'en priver. Mais bien sûr, même le peu de plaisir qu'elle en tirait finissait par être terni : les matins étaient rudes.
Si Zuko revient, se promit-elle, je ne toucherai plus un verre de vin.
Ce n'était pas la première fois qu'elle se faisait de telles promesses. Le vin était tout ce qui lui permettait de ne pas sombrer dans la folie. Il y avait le traitement bien sûr. Mais le médicament que lui donnait Taïma ne la protégeait pas du chagrin oppressant qui pesait en permanence sur sa poitrine, ni de la peur qui ne la quittait jamais. Le vin semblait adoucir ses problèmes et tenait à distance les voix qui se pressaient à la porte de son esprit pour se moquer de sa misère. Elle l'avait découvert presque par accident peu de temps après son retour de l'asile, lorsque, torturée par ses compagnons invisibles, elle avait cherché à s'abrutir pour trouver le sommeil. `À l'époque, Taïma tâtonnait toujours pour trouver le bon dosage. Lors de ses dîners avec Zuko et Mai (quand elle daignait s'y rendre), elle avait remarqué que l'alcool qu'un serviteur zélé versait dans son verre rendait l'épreuve moins pénible. L'alcool l'enveloppait d'un sentiment d'irréalité qui n'avait rien du monde horrifique dans lequel la plongeait son esprit malade. Paradoxalement, il la maintenait dans le monde réel. Par quelque inexplicable miracle, la boisson atténuait le son des voix, elle se sentait puissante, tenait la maladie en respect. Jusqu'au matin… Après cela, il ne fut pas rare, lors des soirées mondaines et des dîners, de voir la princesse un verre toujours rempli à la main. Taïma désapprouvait. Zuko désapprouvait. Et qui sait ce qu'aurait dit Père ?
La honte vint s'ajouter à ses malheurs.
La veille, elle avait expressément demandé à Ty Lee de la laisser seule, prétextant une grande fatigue et un début de migraine. Mais son amie n'était pas dupe. Elle savait que dans moins d'une demi-heure, Ty Lee viendrait toquer à sa porte, la forcerait à s'habiller, insisterait pour la coiffer et la maquiller et lui ferait avaler son traitement.
Azula était contente que son amie soit près d'elle. Elle ne parlait plus de rejoindre l'île de Kyoshi et semblait décidée à résider définitivement au palais tant que le Seigneur du Feu tolérerait sa présence. Plus encore que le vin, Ty Lee était un précieux remède à la dépression.
Justement, alors qu'Azula se mouvait lentement et avec difficulté jusqu'à la salle de bain, on toqua à la porte.
« Entrez ! » cria-t-elle.
Ty Lee fit une timide apparition et la salua avec un gentil sourire.
« Te voilà, » dit simplement Azula en guise de bonjour.
Voyant ses difficultés à se déplacer – les muscles d'Azula étaient toujours plus raides au lever, en particulier après une soirée passée à boire – Ty Lee tendit vers elle une main secourable, mais la princesse refusa d'un signe de tête.
Quand elle revint de la salle de bain, le teint plus frais, vêtue d'une tunique à manches courtes et de pantalons, les cheveux rassemblés dans une demi-queue de cheval, Ty Lee qui l'attendait assise sur son lit lui demanda :
« Que veux-tu faire aujourd'hui ? »
Azula revint s'asseoir près d'elle et immédiatement fut gagnée par le découragement et le chagrin. L'angoisse vint s'inviter dans son cœur aussitôt qu'elle pensa à Zuko.
« Rien, répondit-elle en soupirant.
– Azula, murmura doucement Ty Lee en passant un bras autour de ses épaules voûtées. Je sais que Zuko te manque. Mais tu ne peux pas passer tes journées seule ici à ruminer des pensées déprimantes.
– Il n'a pas voulu de moi, Ty Lee ! Il prétend qu'il m'aime, que je compte pour lui mais il a saisi la première occasion pour me jeter sur le côté !
– Il a simplement voulu te protéger. Ce n'était pas sûr pour toi d'aller là-bas.
– Quoi ? siffla Azula en s'écartant brusquement de son amie comme si elle l'avait brûlée. Tu penses que je suis faible, toi aussi ? Que je ne suis plus bonne à rien ?
– Mais non, Azula ! Cesse de partir au quart de tour dès qu'on évoque ta condition ! »
Le ton avait été si vif, si sec, qu'Azula se trouva à court de mot. Jamais Ty Lee ne s'était adressée à elle aussi brusquement. Elle se renfrogna. Si même Ty Lee commençait à la traiter comme une simple roturière… Elle tolérait ses familiarités mais pas son manque de considération pour son rang.
« Tu as fait une grave chute de plusieurs mètres ! Je t'ai vue tomber et j'ai vu ton corps disloqué sur les rochers. » Là elle marqua une pause, donnant à ses traits une expression de grande douleur, comme si c'était le pire souvenir de sa vie. Azula laissa échapper un reniflement dédaigneux. Comme si ça pouvait être vrai ! « Tu ne t'en rends peut-être pas compte mais c'est un miracle que tu aies survécu avec si peu de séquelles ! Tous les grands blessés ne peuvent pas en dire autant. »
Azula tourna vivement la tête vers elle. Il y avait quelque chose d'inhabituellement dur dans le regard de Ty Lee. L'allusion à Kojiro était trop claire.
La princesse se demandait souvent ce que Ty Lee éprouvait vraiment quand elle pensait au jeune homme dont Azula avait ruiné la vie. Elle devinait que sous l'évidente culpabilité – après tout, c'était elle qui avait insisté pour les présenter l'un à l'autre – , se cachait aussi un profond ressentiment, peut-être même une réelle répulsion pour ce qu'Azula avait fait. Elles n'en parlaient jamais. De même qu'elles n'évoquaient jamais cette terrible scène dans la cour d'entraînement, quand Azula avait failli…
Ty Lee dut voir la peine et la honte loger dans les yeux d'Azula, car elle s'adoucit aussitôt.
« Azula, tu as vécu des moments difficiles ces dernières années. Mais la vie te sourit à nouveau. Zuko t'aime comme tu le voulais, non ?
– Oui… c'est ça... » ne put s'empêcher de répondre Azula dont la voix vibrait d'amertume.
– Azula, tenta craintivement Ty Lee… Est-ce que… est-ce qu'il y a quelque chose que tu ne m'aurais pas dite ? Au sujet de toi et Zuko ? »
Azula leva les yeux vers son amie. Les joues de Ty Lee étaient un peu roses et ses yeux gris brillaient d'anxiété. Ainsi elle savait. Elle avait deviné pour les mensonges. Azula ne pouvait pas dire qu'elle fût surprise. Elle avait poussé si loin ses mystifications qu'elle-même ne parvenait plus à se trouver crédible. Elle pouvait crier sur Ty Lee, la forcer à quitter la chambre, la menacer pour ses viles accusations. Ou elle pouvait lui dire la vérité.
« Il se peut… peut-être que… j'ai exagéré certaines choses que je t'ai racontées... »
Ty Lee ne dit rien, se contentant d'attendre, patiemment. Ses traits plein de bonté semblaient encourager Azula à poursuivre.
« Zuko et moi n'avons jamais… On a bien failli sur l'Île de Braise... mais j'ai tout gâché encore une fois. Il était soul. Quant à moi… je n'étais pas très bien. On avait envie tous les deux et puis… Il a commencé à vouloir me toucher. J'ai eu peur, comme une pauvre idiote. Après cela, il a repris ses esprits… il n'a plus voulu. Et maintenant il ne veut plus en entendre parler! »
Et avant qu'elle ait pu les prévenir, les larmes jaillirent brusquement de ses yeux. Son mal de crâne augmenta et elle plongea son visage dans ses mains. Elle se laissa faire quand Ty Lee se rapprocha d'elle et la serra dans ses bras.
« Il a dit… il a dit… bredouillait-elle entre deux sanglots. Il a prononcé le mot ! Il a dit que c'était de l'inceste. Que c'était mal, interdit par la loi. Qu'on ne pourrait jamais être ensemble. Oh, je sais ce que tu penses, Ty Lee. Ne fais pas semblant ! Tu penses qu'il a raison !
– Non… oui. Enfin, je ne sais pas. Je n'aime pas te voir malheureuse. Mais surtout, je m'inquiète pour vous. J'ai eu l'occasion d'aller en ville lorsque vous étiez partis. Et j'ai entendu beaucoup de choses. Vraiment Azula, je ne sais pas si tu te rends compte de ce que disent les gens à votre propos, mais ces rumeurs sur votre relation… Tout le monde semble convaincu qu'il y a quelque chose entre vous... et même s'ils en font un sujet de plaisanterie, au fond ça ne leur plaît pas. Pas du tout.»
Azula ne put retenir le rire amer qui franchit ses lèvres.
« Finalement, les seules personnes qui savent qu'il n'y a rien d'inapproprié entre Zuzu et moi, ce sont Zuzu et moi ! Ironique, non ?
– On ne peut pas dire qu'il n'y ait rien, non ? Il te laisse dormir dans son lit, n'est-ce pas ?
– Oui, mais... »
Ty Lee fronça les sourcils. Azula essaya de lui expliquer :
« Quelques fois, quand je suis venue dans sa chambre, il n'était pas là. Je l'ai attendu plusieurs fois, toute la nuit. Quand je comprenais qu'il ne viendrait plus, je partais dormir… ailleurs.
– Où cela ? demanda Ty Lee que la curiosité rendait décidément bien trop indiscrète.
Mais Azula ne répondit pas. C'était déjà assez humiliant de parler du rejet de Zuko. Elle n'allait pas en plus lui dire pour les nuits qu'elle passait, gémissante, sur l'oreiller poussiéreux de sa mère, non ? Elle risqua tout de même un regard vers son amie.
Ty Lee avait l'air gênée, profondément troublée. Azula connaissait bien cette expression. Elle savait qu'à tout moment, Ty Lee allait exploser et confesser quelque chose. Et elle avait raison. Azula ne se trompait pas sur les gens.
« Qu'y a-t-il Ty Lee ? Tu dois me le dire si tu sais quelque chose ! C'est à propos de Zuko, n'est-ce pas ?
– Il y a quelque chose que je ne t'ai pas dit ! Je suis tellement désolée mais je n'ai pas eu le courage ! Je ne trouvais pas les mots...»
Ty Lee plongea la tête dans les mains, les épaules secouées de sanglots. Formidable, pensa Azula. Maintenant, il allait falloir la consoler. Mais son exaspération fut bien vite chassée par l'angoisse sourde qu'elle sentait poindre en elle. Quoi que Ty Lee s'apprêtât à lui avouer, il était clair que ce ne serait pas un récit agréable.
« Dis-moi Ty Lee, l'encouragea-t-elle doucement en posant une main sur son épaule. Je veux tout savoir. Je peux tout entendre. »
Un quart d'heure plus tard, Ty Lee parvenait enfin à approcher la furie à laquelle son récit avait donné naissance.
Roulée en boule sur le sol de sa chambre, épuisée par les sanglots et les hurlements de rage, échevelée, Azula semblait incapable de se débattre davantage contre le chagrin. Les restes de ses rideaux calcinés, maintenant vulgaire tas de cendres qui fumait encore au pied du lit, répandaient une odeur âcre dans la pièce.
Ty Lee estimait miraculeux que personne ne les eût entendues. Et en même temps un peu inquiétant. Si personne ne survenait lorsque la princesse poussait des rugissements de lionne furieuse, on pouvait librement se questionner sur la vigilance des gardes et de Shin qui était censé veiller scrupuleusement sur elle.
Le souffle irrégulier d'Azula emplissait encore toute la pièce, mais elle semblait exténuée et Ty Lee, agenouillée près d'elle sur le tapis, pensa qu'elle pouvait parler à nouveau sans risque.
« Azula… je suis désolée, je ne voulais pas te faire du mal en te disant cela. Je sais que c'est difficile pour toi. Mais ce n'est sans doute pas si grave. »
Un grognement furieux lui répondit et Ty Lee s'écarta d'un bond pour éviter la colère royale. Ses mains se posèrent par accident sur un morceau de verre brisé et elle étouffa une exclamation douloureuse. Elle jeta un regard à sa paume ensanglantée. Ça ne paraissait pas méchant. Elle s'en occuperait plus tard. Il y avait une princesse à calmer et elle avait davantage besoin d'elle.
Ty Lee regrettait déjà terriblement son imprudence et maudissait intérieurement sa langue trop déliée. Était-ce l'envie inconsciente de punir Zuko pour avoir brisé le cœur de son amie qui l'avait poussée à parler ? Ou bien le fait qu'Azula ait, pour une fois, renoncé à lui mentir ? Ty Lee aimait l'honnêteté. Elle était ce genre de personne. Alors quand Azula, la reine du mensonge, s'était confiée à elle et lui avait avoué la vérité… Ty Lee n'avait pu se retenir. Peu importaient ses excuses. Le résultat était là, devant elle, terrifiant et mortel.
Et encore, Azula ne savait pas le pire. Elle ne lui avait pas parlé d'Hachiko. Elle ne lui avait pas dit que Zuko calmait sa frustration en baisant le parfait sosie de sa sœur. Peut-être devrait-elle ? Ce pourrait être une source de réconfort pour la jeune femme amoureuse qui se consumait de jalousie devant elle ? Mais elle ne pouvait pas mettre Hachiko dans cette situation. La pauvre fille n'y était pour rien.
« Comment… gronda la voix chargée de menaces d'Azula qui semblait enfin retrouver l'usage de la parole. Comment as-tu pu me le cacher ? Comment peux-tu dire que ce n'est pas si grave ?
– Tous les hommes font ça Azula ! s'empressa-t-elle de répondre. Même les hommes mariés, même ceux qui aiment leur femme ! Et les rois ne font pas exception. Ton père avait une quantité de maîtresses, non ? Lui aussi faisait venir des…
– Mais il ne filait pas en douce pour aller les baiser dans un bordel miteux des quartiers ouvriers ! Il n'était pas ce pathétique petit...petit…
– Zuko n'a agi ainsi que pour te préserver. Mai était partie, tu comprends… Il ne voulait pas te blesser. Si tu avais appris qu'il recevait des filles au palais, comment aurais-tu…
– Je les aurais tuées de mes propres mains ! » vociféra la princesse dont la voix se brisa avec hystérie. Et le cœur de Ty Lee cessa un moment de battre. Agni, qu'avait-elle fait ? Elle fut soudain profondément soulagée que Zuko se trouvât à plusieurs centaines de kilomètres, loin de cette rage meurtrière.
Azula se redressa. Assise sur ses genoux, elle leva la tête vers le plafond et prit plusieurs grandes inspirations. Au bout d'un moment, elle se releva, épousseta sa tenue. Elle disparut un moment dans la salle de bain et en revint avec une besace en cuir dans laquelle elle jeta rapidement quelques affaires. S'avançant vers le miroir au fond de la pièce, elle marcha sans y prendre garde sur les morceaux de verre brisés qui crissèrent sous ses bottes en cuir. Là-bas, elle replaça ses cheveux et Ty Lee vit son habituel air hautain et fier gagner peu à peu ses traits gracieux.
Ty Lee avait toujours admiré avec quelle rapidité Azula pouvait reprendre le contrôle sur ses émotions. Cette fois-ci cependant, cela ne lui parut pas de bon augure.
« Tu veux mon avis, Ty ? Je crois que Zuzu a eu un peu trop de choses à gérer dernièrement. Tant de pression, ce n'est pas bon pour les rois. Il est temps que j'intervienne. Si je veux régner à ses côtés, je dois prendre ma part.»
Et avant que Ty Lee ait eu le temps de répondre, elle délaissa le miroir et partit d'un pas sûr vers le passage secret que dissimulait la grande toile accrochée au mur.
Après quelques secondes d'hésitation, Ty Lee décida de la suivre. Si Azula devait entreprendre quelque chose de stupide et de téméraire, mieux valait être avec elle.
