Chapitre 35 – Une invitée inattendue
La nuit était tombée depuis plusieurs heures et Zuko, rompu de fatigue, s'autorisa enfin à congédier ses hommes pour prendre un peu de repos. Cette journée, comme toutes les autres, avait été aussi longue que frustrante.
Cela faisait sept jours maintenant, et ils n'avaient toujours pas capturé un seul maître de la terre. Pourtant, les preuves de leur présence s'accumulaient. Chaque jour il se produisait quelque chose. Des secousses – trop fréquentes pour être naturelles –, une nouvelle maison engloutie par la boue qui avait pourtant séché, une patrouille tombée dans une crevasse manifestement dissimulée là à dessein.
Secourir ces cinq hommes avait occupé l'essentiel du troisième jour.
D'abord logé dans le château de Maître Piandao d'où il avait vue sur toute la vallée et le village ravagé par la violente coulée de boue, Zuko avait finalement décidé de s'installer dans le camp avec ses hommes.
Après avoir passé les deux premiers jours à parler avec les villageois, à leur apporter lui-même des rations de survie, consolé les veuves et s'être assuré que l'on prenait soin des orphelins, Zuko s'était mis en quête des criminels à l'origine de cet acte ignoble.
Mais ils revenaient bredouille de chacune de leurs excursions et Zuko avait de plus en plus le sentiment que l'on jouait avec lui et que l'on cherchait à le retenir ici, loin du palais.
Il commençait à s'inquiéter pour ceux qui étaient restés là-bas. La pensée d'Azula, vulnérable, laissée seulement aux bons soins de Maître Shin et de Ty Lee, le rongeait quotidiennement.
C'est pourquoi il avait annoncé à ses hommes qu'ils lèveraient le camp dès le lendemain pour un retour immédiat à la Caldera. Un escadron de soldats resteraient là pour sécuriser la zone et assurer la sécurité des sinistrés.
Après avoir acquiescé et s'être inclinés profondément devant lui, les généraux et les commandants étaient sortis. Enfin seul, Zuko retira d'abord les lourdes épaulettes en métal de son armure et toutes les pièces de son équipement qu'il rangea soigneusement, une à une, sur le mannequin placé dans un coin de sa tente privée. Quatre hommes en gardaient l'entrée et en faisaient le tour nuit et jour. Zuko n'était pas inquiet pour sa sécurité.
Il retira sa tunique et après une rapide toilette au baquet entreposé sur une table à quelque distance de son lit, il se glissa dans ses draps, prêt à s'enfoncer dans un sommeil réparateur. Il resta un moment, les bras croisés derrière la tête, contemplant le plafond de la tente qui s'agitait doucement haut au-dessus de lui. Le vent soufflait régulièrement dans cette vallée, véritable courant d'air, et ses hommes s'étaient plaints à plusieurs reprises de son hurlement sinistre qui les empêchaient de trouver le repos.
Mais Zuko n'en avait cure. Il était trop épuisé pour s'émouvoir du sifflement du vent.
Il se mit à penser à Azula.
Agni, comme elle lui manquait ! Il n'aurait pas imaginé que ce fût possible. Sa sœur s'était forgée une telle place dans sa vie qu'il ne pouvait plus la concevoir sans elle. Il se sentait démuni sans ses conseils et se sentait maladroit quand il donnait ses ordres, comme si lui-même n'était pas convaincu par ce qu'il disait. C'était un sentiment désagréable, comme s'il n'était que la moitié d'un souverain. L'autre moitié dormait au palais, dans des draps de soie, vêtue sans doute d'un léger kimono qui laissait libre cours à l'imagination.
Chaque nuit depuis qu'il avait quitté le palais, il rejouait dans sa tête ce qu'auraient pu être leurs adieux si elle avait accepté de lui ouvrir sa porte quand il était venu toquer chez elle. Mais elle était restée résolument close et Zuko s'en était retourné, le cœur lourd, vers ses propres appartements. Ici, loin d'elle, il s'autorisait toutes ces fantaisies. Taïma n'était pas là pour le harceler à propos de ses exercices de méditation.
Zuko était en train de sombrer tranquillement dans une rêverie agréable. Le décor sommaire de sa tente avait laissé place au lit à baldaquin de sa chambre au palais. Les rideaux cramoisis étaient refermés autour d'eux, formant un cocon protecteur et sensuel qui les dissimulait aux regards indiscrets. Dans son esprit, il voyait le corps dénudé d'Azula se mouvoir gracieusement au-dessus de lui. Ses propres mains couraient le long de sa poitrine exposée et il pouvait presque entendre le souffle saccadé de sa sœur qui susurrait son nom dans la semi-pénombre.
« Zuko... »
Zuko se redressa d'un bond et ouvrit grand les yeux. Il retira sa main de sous les draps où elle s'était accidentellement aventurée et sonda les ténèbres autour de lui.
« Il y a quelqu'un ? cria-t-il.
– Chut ! Tais-toi, idiot. Ils vont t'entendre, chuchota une voix féminine.
– A-Azula ? balbutia-t-il.
– Tu aimerais bien... »
Maintenant Zuko parvenait à distinguer la longue silhouette mince qui lui faisait face dans l'obscurité. Il la vit esquisser un pas sur le côté et s'appuyer contre la table garnie de cartes dépliées et de pièces de bois censées figurer ses troupes.
Zuko fit naître dans sa paume une flamme vive qui éclaira toute la tente dans un éclair fugace. Il eut la vision fugitive d'un visage très familier mais elle s'évanouit dans les ténèbres à l'instant où le feu mourut dans sa main, étouffé par le choc de ce qu'il venait d'entrevoir.
S'efforçant au calme, il balaya l'air devant lui d'un geste de la main et les mèches des bougies disposées partout dans la pièce s'enflammèrent dans leur globe de verre.
Devant lui, une silhouette qu'il ne pensait jamais devoir revoir se tenait là, très raide, les bras croisés, à moitié assise contre la table où il avait passé des heures à étudier la géographie de la région avec ses hommes.
« Mai ? parvint-il à articuler une fois que les battements furieux de son cœur lui permirent de parler.
– Content de me revoir ? Est-ce que je t'ai manqué ? »
Une sourde colère naquit dans les entrailles de Zuko, dissipant l'émotion qui l'avait étreint tout d'abord.
« Comment oses-tu apparaître ici ? Qu'est-ce que tu viens faire là ? Après ce que tu as fait !
– Chuut ! Du calme Monsieur Muscle ! Je préférerais que cette conversation reste privée si tu veux bien. »
Zuko eut un mouvement d'hésitation. Devait-il appeler la garde ? Il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une vive curiosité. La femme qu'ils avaient cherchée en vain se tenait simplement là, devant ses yeux et il avait tant de questions à lui poser.
« Calmé ? Bon, nous allons pouvoir parler…
– Comment es-tu entrée ici? »
Mai fit un pas sur le côté et désigna, près d'une grosse malle, un trou dans le sol, suffisamment grand pour qu'un corps humain y passe. Il ne l'avait pas remarqué avant.
– Je n'ai rien entendu ! grommela-t-il en repensant au vacarme moins que discret que faisaient les maîtres de la terre quand ils remuaient ses entrailles, te voilà devenue l'un des leurs pour de bon ?
– Zuko, je ne suis pas venue ici pour écouter tes reproches. Je n'ai pas beaucoup de temps. J'ai pu arriver jusqu'ici grâce à un geôlier que j'ai réussi à corrompre et qui a creusé ce tunnel pour moi. Mais je dois être rentrée avant la ronde. D'ailleurs, j'aurais besoin d'un peu d'or en partant pour le payer.
– La ronde ? Tu es donc…
– Que crois-tu ? Que j'ai volontairement rejoint ce traître de Lu Fang ? Que je vis à des dizaines de mètres sous terre pour profiter de la vue charmante, de la compagnie des vers de terre et des cadavres qui ornent les murs ? Ou pour l'air pur qu'on y respire ? »
Elle semblait véritablement furieuse et pour la première fois, Zuko eut un élan vers elle.
« N'approche pas ! avertit-elle. Je ne veux plus jamais sentir tes mains sur moi !
– Je n'avais pas l'intention…
– Oh je me doute bien ! Tu étais bien trop occupé à te tripoter en pensant à ta sœur pour songer à moi.
– Mai... » Mais il ne trouva rien de plus à dire pour sa défense. La honte embrasa son visage et ce devait être tout l'aveu dont elle avait besoin.
« Taré… cracha-t-elle. Je ne sais pas pourquoi je suis venue et pourquoi je prends de tels risques pour toi…
– Mai, si tu es en danger, nous pouvons te…
– Tu voudrais protéger celle qui a failli tuer ta nouvelle maîtresse ? cracha-t-elle. Alors, dis moi comment c'est, Zuko, maintenant que tu n'es plus obligé de la repousser ? Est-ce qu'elle suce mieux que moi ?
– Mai ! Arrête ça, tu veux ? Je sais que je n'arriverai pas à te convaincre mais il ne se passe rien entre Azula et moi ! »
Je peux le faire avec ma bouche, si tu veux...
C'était surréaliste ! Il était là à se disputer pour une scène de ménage quand il avait en face de lui la femme qui avait trahi sa nation, qui l'avait trahi lui, qui avait failli tuer sa sœur. Et le pire était qu'il était celui qui se sentait honteux et coupable
.
Mai était aussi douée qu'Azula pour le mener là où elle voulait. Ou bien était-ce lui qui était faible avec les femmes ?
« Oui, je suis tout à fait disposée à te croire. J'aimerais beaucoup passer des heures à parler avec toi et à essayer de comprendre l'origine de tes sentiments contre-nature pour celle qui partage ton sang. Mais le temps m'est compté. Je suis venue t'avertir…
– M'avertir de quoi ? »
Elle émit un petit glapissement agacé. Le même qu'elle produisait chaque fois que Zuko l'interrompait, trop impatient pour la laisser parler lorsqu'elle lui annonçait une nouvelle déplaisante.
« Je sais que j'ai peu de chances que tu me croies », dit-elle en baissant la tête. Et pour la première fois depuis qu'elle avait surgi de nulle part dans sa tente, il crut lire de la détresse et un profond chagrin dans ses yeux. « Je sais aussi que tu me crois responsable de l'accident qui est arrivé à Azula.
– Parce que tu ne l'es pas, peut-être ? chuchota-t-il furieusement, inquiet que les gardes les entendent. Les preuves contre toi sont accablantes !
– Crois-le ou non, mais je n'ai rien à voir avec sa chute. Et avant que cette brute de Lu Fang m'en parle, je n'avais aucune idée que ce traître de Wu glissait du poison dans le traitement de ta petite protégée.
– Qu-quoi ? Tu n'as pas ? balbutia Zuko, pris au dépourvu. Puis, reprenant ses esprits : Menteuse ! J'ai reconnu l'herboriste que tu consultais ! Elle m'a dit ce qu'il y avait dans le traitement ! C'est toi qui lui a demandé cette fleur à la place de l'asphodèle nocturne !
– Oui c'est moi, confessa Mai, le plus tranquillement du monde.
– Alors c'est toi ! C'est toi qui as rendu Azula folle à nouveau et qui l'a empoisonnée à petits feux ! À cause de toi, elle ne pourra peut-être jamais avoir d'enfant ! »
Une lueur étincela dans les yeux gris de Mai et Zuko regretta aussitôt ses paroles. Soit qu'elle y vît une raison d'espérer, soit qu'elle s'en réjouît par pure méchanceté, il n'aima pas la joie démente que ses mots venaient d'allumer dans son regard.
« Je plaide coupable pour le premier chef d'accusation. C'est vrai. J'ai fait en sorte qu'Azula perde la raison pour que tu comprennes à quel point elle était dangereuse pour nous ! Et ça a marché ! Tu as vu qui elle est vraiment. Tu as vu ce qu'elle a fait à ce pauvre Kojiro ? À Suki, à Ty Lee ?
– Elle n'avait plus toute sa tête ! Elle n'aurait jamais agi ainsi si tu n'avais pas trafiqué son médicament !
– Je n'ai fait que révéler sa véritable nature, Zuko ! Le médicament lui permet de garder un contrôle sur ses pulsions, mais à la fin, ce n'est qu'une misérable meurtrière, une nymphomane incestueuse et sans morale ! Tôt ou tard, elle aurait développé une accoutumance au médicament, et elle serait redevenue une menace pour toi ! Pour nous... »
Elle s'interrompit à cet instant, la gorge visiblement trop nouée pour parler davantage.
« Tu dis que tu n'as pas cherché à l'empoisonner ? l'interrogea-t-il, bien qu'il eût du mal à y croire.
– Non… C'était Lu Fang. Wu travaillait pour lui tout ce temps. Tu ne peux pas savoir comme je m'en suis voulu quand j'ai su… Pas pour Azula, ajouta-t-elle avec colère voyant les yeux de Zuko s'élargir d'étonnement. Je me contrefiche de ce qui arrive à cette sale garce. Mais jamais je n'ai voulu mettre notre nation et ma famille en danger. Ni te blesser. C'est pour cela que je suis là ce soir. Pour réparer mes erreurs et te dire quelque chose de très important. »
Zuko pataugeait en plein désarroi. Il ignorait ce qu'il devait croire. C'était si tentant de la blâmer pour tout ce qui était arrivé, et pourtant…
« Je suppose, commença-t-elle, que vous avez compris toi et tes hommes qui est responsable de la coulée de boue qui a détruit le village…
– Bien sûr, c'est cet raclure de Lu Fang !
– Quand j'ai vu ce qu'il avait fait… j'en étais malade. Puis j'ai compris qu'il avait agi ainsi pour t'attirer ici. Il ne fait jamais rien au hasard.
– Où est-il ? la pressa-t-il soudain en se ruant vers elle et en la tenant par les épaules pour la secouer un peu. Mai resta stoïque, son visage impassible ne renvoyant aucune émotion.
– Je ne peux pas te le dire Zuko. Il me soupçonnerait immédiatement et il n'y a pas que ma vie en jeu.
– Comment cela ?
– Lu Fang tient ma famille. Il a Tom-Tom. Regarde. »
Et elle sortit de sa poche un petit paquet enrubanné. Quand elle l'ouvrit, Zuko vit, horrifié, deux petits doigts gris, tranchés net d'après la coupure, qui roulèrent dans la paume de sa femme. Il fut momentanément incapable de parler, comme si on lui avait retiré sa capacité à respirer.
« Tom-Tom, finit-il par souffler d'une voix blanche.
Ses entrailles se tordirent en pensant au garçonnet qu'il aimait comme un petit frère.
– Tu comprends maintenant ? Je n'avais pas le choix ! Le soir où ils ont enlevé Azula et qu'elle est tombée du mur de la prison, j'ai compris que je ne contrôlais plus Wu et qu'il m'avait trompée. J'ai aussitôt quitté le palais pour m'assurer que ma famille allait bien. Et ils étaient là, à m'attendre, prêts à nous cueillir. Je n'ai rien pu faire.
– Où sont-ils maintenant ? Tom-Tom, tes parents ?
– Quelque part, captifs. Lu Fang refuse de m'en dire plus. Il essaie de me faire chanter pour que je l'aide à te renverser. C'est pour cela qu'il a torturé mon frère. »
Zuko eut soudain envie de vomir. La tête se mit à lui tourner. Pourquoi ? Pourquoi fallait-il que tout se complique encore ?
« Pourquoi fait-il tout ça ? Pour voler le trône de Kuei ?
– Je n'en sais rien pour être honnête, répondit Mai en haussant les épaules avec indifférence. Je doute que cela fasse une grande différence. Tout ce que je sais, c'est que pendant que tu joues les bienfaiteurs ici, Lu Fang progresse vers la Caldera.
– Azula ? » Il n'avait pu empêcher le nom de franchir ses lèvres tremblantes.
– Oui… Azula n'est pas en sécurité. Je n'aime pas avoir à dire ça, mais si je veux me racheter, je n'ai pas le droit de te le cacher.
– Je vais faire appeler mes hommes, nous décollons ce soir ! réagit-il aussitôt en se tournant vers le valet de nuit où étaient entreposées ses affaires.
– Non, imbécile ! Tu vas éveiller les soupçons ! Lu Fang l'apprendra et je serai démasquée.
– Tu nous as tous trahis ! grinça Zuko qui se retourna vers elle avec un air cruel. Tu ne mérites pas mieux ! »
Le pire était qu'il n'en pensait pas un mot.
« J'ai peut-être mal agi mais Tom-Tom n'y est pour rien ! Ni mes parents ! Ni Ty Lee ! Je ne veux pas qu'ils paient tous pour nos erreurs ! »
Mai avait raison. Agir dans la précipitation n'était jamais une bonne idée. Si Azula avait été là, elle le lui aurait dit aussi.
« Que dois-je faire ? demanda-t-il finalement, gagné par le découragement.
– Pour le moment ? Rien. Tu t'en tiens au plan prévu. Vous partirez demain, comme vous l'aviez planifié. Lu Fang le sait déjà.
– Mais s'il arrive quelque chose à Azula…
– Je suppose que tu ne l'as pas laissée sans protection, ta précieuse petite princesse ?
– Non… non bien sûr…
– Alors ça ira pour elle. Nous devons penser à ceux qui n'ont aucun moyen de se défendre. À mes parents, à Tom-Tom... »
Elle marqua une pause, puis ajouta :
« … à notre enfant. »
Le monde s'arrêta de tourner l'espace d'un instant. Ou bien c'était le contraire : le sol sous ses pieds tanguait comme lors d'un séisme et Zuko dut se rattraper à la première chose qu'il trouva : ce fut l'épaule de Mai.
« Qu'est-ce que tu dis ?
– Moi non plus je n'y croyais pas au début. Même après les premiers signes. Tu sais qu'il arrivait fréquemment que je ne saigne pas pendant des mois… »
Bien sûr, il s'en souvenait. Leurs difficultés à concevoir avaient forcé Zuko à en apprendre davantage que la plupart des hommes sur les mystères du corps féminin.
« Même quand j'ai commencé à avoir des nausées, j'ai pensé que c'était dû à nos problèmes de couple, à ce que je ressentais quand je te voyais te tourmenter pour Azula… Je n'y croyais plus. Jamais je n'aurais pensé.
– C'est impossible, chuchota Zuko qui venait de retrouver l'usage de la parole.
– Et pourtant, les miracles existent. Le fait que ta sœur ait survécu à une chute mortelle le prouve assez non ? Regarde, touche... » Sa voix vibrait d'émotion.
Et elle se saisit doucement de son poignet, puis guida sa main vers son abdomen.
La paume ouverte de Zuko se referma sur son ventre. La surface habituellement plate, presque creuse qu'il avait l'habitude de caresser était légèrement rebondie. Ce n'était presque rien. Pas plus qu'un petit renflement. Mais c'était bien là.
« Quand ? parvint-il à demander. Je veux dire, depuis combien de temps ?
– Trois mois, peut-être quatre. »
Il se retint juste à temps de demander si elle était sûre que l'enfant était de lui. Il en était certain. C'était lui l'infidèle dans le couple. Il l'avait déjà prouvé par les quelques aventures qu'il avait eues lors de ses voyages avec l'équipe de l'Avatar. Parfois, quand Mai lui manquait un peu trop, il s'était laissé tenté par un sourire, par un parfum envoûtant, par la douceur de la peau d'une jeune fille un peu hardie. Ils n'en avaient jamais parlé, mais Mai n'était pas idiote. Elle s'en doutait évidemment. Mais après leur mariage, jamais il n'avait… Jamais.
Avant Azula...
Azula… La pensée de la petite vie qui palpitait sous sa main – bien qu'il ne la sentît pas encore – l'avait presque chassée de ses pensées.
« Mai, il faut que tu viennes avec moi. Je te mettrai à l'abri. Je…
– Non ! Nous serons tous en danger si je te suis ! Lu Fang ne me fera rien tant qu'il pense que je peux lui être d'une aide quelconque. Ne t'inquiète pas pour moi… pour nous, dit-elle en refermant sa main sur celle de Zuko, toujours posée sur son ventre. Ils me traitent bien et me nourrissent suffisamment. Je ne partirai pas tant que je n'aurais pas retrouvé Tom-Tom. »
Zuko se sentit bouleversé. Soudain, après des semaines de rancœur et de colère, il se rappela pourquoi il était tombé amoureux de Mai. Le courage dont elle faisait preuve, sa résilience, son intelligence… comment avait-il pu oublier ? Azula lui avait vraiment fait perdre la tête. Sa sœur lui paraissait si loin tout à coup, comme si elle appartenait à une autre réalité, à un monde dans lequel il n'était pas le même homme. Un univers où il n'aurait jamais rejoint Aang, où il aurait poursuivi sa quête futile pour être aimé de son père, retrouver sa place dans cette famille qui n'avait jamais voulu de lui.
Mais sa vraie famille, celle qu'il avait choisie, était là, devant lui. Et il avait tout gâché.
On entendit un bruit de ferraille au-dehors, et des voix d'hommes qui s'agitaient.
Mai s'esquiva alors que Zuko venait d'enrouler un bras autour de sa taille.
« Je dois partir maintenant, Zuko. La geôlier va bientôt finir sa ronde. Si je ne suis pas dans ma cellule quand il revient…
– Attends ! lui dit Zuko en regardant autour de lui et en lui tendant une bourse remplie d'or. Pour le payer. Quand se reverra-t-on ?
– Je ne sais pas, Zuko. »
Zuko se figea quand elle se pencha vers lui pour déposer un baiser sur sa joue. Sous les relents un peu âcres de la terre qui imprégnaient ses cheveux, il devinait encore son odeur à elle et cela charria en lui une multitude de souvenirs.
Elle disparut comme elle était apparue. Presque sans bruit. Zuko tourna la tête juste à temps pour voir entrer le Commandant Thian qui tenait fermement un homme menotté par le bras.
« On en tient un, Votre Majesté ! On l'a surpris en train de creuser un tunnel à quelques mètres de votre tente. Il dit qu'il était là pour la Princesse Azula. On a trouvé ça en le fouillant. »
Et Thian jeta aux pieds du Seigneur du Feu un couteau à la lame tranchante qu'il reconnut aussitôt. C'était le poignard préféré de Mai. Il étincela à la lueur des flammes alentour.
« Qui es-tu ? demanda Zuko d'un air menaçant en approchant l'individu dont le visage était baissé vers le sol.
L'homme releva la tête et dirigea un visage souriant plein de ruse et de malice vers le Seigneur du Feu, imposant et intimidant même sans sa tenue d'apparat,
« Je suis une vieille connaissance de votre épouse et de votre sœur, Seigneur du Feu. Je venais m'enquérir d'elle justement. S'est-elle bien remise de ses blessures ? »
Ce fut comme si le poignard à ses pieds s'était animé de lui-même et jeté sur Zuko pour s'enfoncer jusqu'à la garde dans son cœur.
La tente n'était pas très bien éclairée. Mais elle l'était juste assez pour qu'il remarque un détail qui lui avait échappé tout d'abord.
Les yeux de l'homme qui souriait devant lui n'avaient pas la même couleur.
Mai se tenait debout au milieu de la pièce, le dos bien droit, les mains dissimulées dans ses larges manches, afin de cacher à Lu Fang les tremblements qui les agitaient encore et que rien ne semblait pouvoir arrêter depuis qu'elle s'était trouvée face à face avec Zuko.
Elle qui s'était promis de ne pas flancher, elle avait dû s'arrêter dans le boyau qui la ramenait dans la pièce souterraine où Lu Fang l'attendait, impatient d'entendre son récit.
La sensation de sa joue sous ses lèvres, la chaleur de sa main autour de sa taille, son torse nu et musclé qui lui avait rappelé tant d'étreintes passionnées… Mai se haïssait de penser à tout cela. Zuko l'avait oubliée. La tendresse dont il avait fait preuve à la fin de son entretien, son injonction à le suivre, tout cela n'était rien.
Zuko souffrait simplement du complexe du héros. Voir une femme en détresse, qu'elle fût sa sœur, son épouse ou une illustre inconnue, mettait invariablement ce mécanisme en branle. Cela n'avait rien à voir avec elle.
Zuko n'avait même pas eu la décence de nier quand elle l'avait accusé de se caresser en pensant à sa sœur. L'imbécile : elle n'avait lancé cette provocation que pour le mettre mal à l'aise et cet imbécile, qu'avait-il fait ? Il avait simplement rougi et était resté là, muet, incapable de parler.
Une fois ses larmes essuyées, Mai avait continué le chemin dans le boyau que Lu Fang avait creusé pour elle et s'était laissée tomber dans la pièce froide où il l'attendait, son habituel sourire rusé accroché à ses lèvres fines.
Mai l'ignora tout d'abord. Jetant sur le sol la petite bourse en toile de jute pleine d'or qui retomba dans un bruit de métal à ses pieds, elle lui tourna le dos pour ôter le faux-ventre qu'elle avait attaché autour de sa taille. Elle resta un moment, la gorge nouée, à fixer le minuscule renflement encore ridicule sur la surface de l'accessoire que Lu Fang avait déniché elle ne savait où.
Pendant un instant, quand Zuko avait posé la paume de sa main dessus, elle y avait presque cru. Elle avait voulu croire que cette parodie de famille était possible, que peut-être son mari infidèle et incestueux pourrait être un père pour l'enfant qu'on lui donnerait.
Finalement, comme Lu Fang se raclait discrètement la gorge derrière elle, elle jeta la prothèse au sol, sans se soucier qu'elle fût couverte de terre, enfonça ses mains dans ses manches et se tourna vers lui.
« Alors, demanda-t-il avec une lueur d'avidité dans son regard vert-d'eau. Comment a-t-il réagi à l'annonce de l'heureux événement ? Pas trop ému, j'espère ? »
Mai ne voulut pas lui donner la satisfaction de lui montrer sa colère. Elle resterait indifférente à ses sarcasmes, comme elle avait appris à le faire toute sa vie.
L'indifférence était son masque. Certains arboraient celui de la joie pour dissimuler un mal-être profond, d'autres cachaient leur misanthropie sous des atours cordiaux et chaleureux. D'autres encore déguisaient leur sentiment d'insécurité et leur grande émotivité sous les habits de l'assurance et de la cruauté. Azula avait porté ce costume à la perfection autrefois. Mai elle-même s'y était laissé prendre.
Mai préférait se camoufler sous le voile de l'impassibilité. Personne ne se méfie des gens apathiques : tout au plus, on ne les remarque pas.
Mai avait passé sa vie à ne pas se faire remarquer. Sa passion pour le combat et les objets coupants était la seule excentricité qu'elle s'était autorisée. Ce n'était pas maintenant, devant cette brute épaisse qui menaçait la vie de ses parents et de son petit frère qu'elle allait céder et laisser le masque se fissurer.
« Il l'a cru, répondit-elle simplement.
– Bien, parfait... » se délectait Lu Fang, enfoncé dans un fauteuil moisi qui puait l'humidité.
« J'ai fait ce que vous m'avez demandé, dit-elle aussitôt. Maintenant, c'est à vous de tenir votre promesse : je veux voir mon frère.
– Chaque chose en son temps, Madame, chaque chose en son temps. Je sais que vous autres, gens du feu, n'êtes pas réputés pour votre patience. Mais vous me semblez mieux dotée que la plupart de vos compatriotes dans ce domaine. La méthode que vous avez choisie pour détruire à la fois la réputation et la raison de la princesse en est une preuve suffisante.
– Je ne suis pas celle qui ai cherché à l'empoisonner à petits feux, je vous rappelle. Ces méthodes de serpent vous ressemblent davantage », se défendit Mai qui, pour une raison obscure, se sentait insultée par la remarque de Lu Fang.
Toute sa vie, elle s'était vue comme une déception aux yeux des autres. Elle ne maîtrisait pas le feu, était trop calme et stoïque pour les uns, trop rebelle et cynique pour les autres. Zuko aurait pu choisir mieux, murmurait-on dans son dos. Elle avait les hanches trop étroites, était trop maigre pour porter un enfant, pas assez jolie...
Mai savait pour toutes ces idées qui traversaient l'esprit des gens qu'elle rencontrait, y compris ceux qui se prétendaient ses amis.
Bizarrement, s'entendre dire qu'elle ne ressemblait en rien aux gens de son peuple, qui pourtant l'avaient toujours déçue, l'irrita profondément et elle sentit un vif élan patriotique s'emparer d'elle tandis que Lu Fang la regardait en ricanant.
« Vous et moi nous ressemblons plus que vous ne voudrez jamais l'admettre, sourit-il en lui désignant l'autre fauteuil défoncé auquel elle n'accorda pas un regard.
– Je croyais que nous étions d'accord pour ne plus nous insulter», répondit-elle laconiquement.
Lu Fang pouffa de rire mais reprit vite son sérieux. Finalement, il sembla se lasser de jouer avec ses nerfs. Le ton qu'il utilisa était beaucoup plus chaleureux quand il parla à nouveau.
« Allons, Madame, détendez-vous. Vous avez accompli votre mission avec brio. Vous êtes une comédienne hors-pair. La princesse Azula n'a rien à vous envier. Quand notre plan aura fonctionné, votre époux comprendra qu'il s'est fourvoyé et je suis certain qu'il vous reviendra, la queue entre les jambes. »
Si elle n'est pas déjà coincée entre celles de sa sœur… compléta Mai dans sa tête.
Lu Fang semblait presque sincère. Comme si son bonheur conjugal pouvait l'inquiéter ! Un homme tel que lui qui ne possédait pas une once d'humanité en lui. Un tortionnaire, un traître, un bourreau d'enfant…
« Laissons Wu accomplir la tâche que nous lui avons confiée. Si tout se passe comme je l'imagine, ce sera la dernière mission de notre ami commun. »
Voilà enfin quelque chose de réconfortant. Mai se demandait ce que Lu Fang avait bien pu promettre à Wu pour que ce dernier accepte de se livrer sans défense à un Zuko probablement furieux qui l'égorgerait peut-être sur le champ. Si quelqu'un avait reconnu en lui l'empoisonneur de la princesse et le responsable de son accident, Mai ne donnait pas cher de sa peau.
C'était d'ailleurs l'un des objectifs de sa mission : persuader Zuko de l'innocence de Mai dans cette affaire, endosser tous les torts, accuser Lu Fang au lieu d'elle. Le Seigneur du Feu serait plus disposé à les protéger, elle et leur progéniture présumée, s'il ne voyait plus en elle la femme qui avait failli tuer son monstre de petite sœur. Il avait déjà paru la croire un peu quand elle avait clamé son innocence.
Comme s'il avait lu dans ses pensées, Lu Fang se releva de son fauteuil pour aller ramasser le sac d'or que Zuko avait tendu à Mai avant de partir. Il le soupesa avec satisfaction et annonça d'un ton claironnant :
« Je vous félicite Madame pour le sang-froid dont vous avez su faire preuve ce soir. Vous devez être épuisée. Je vais appeler le garde pour qu'il vous accompagne vers vos nouveaux appartements. »
Et en effet, une demi-heure plus tard, Mai reposait, allongée sur un lit moelleux et propre dans une salle au plafond voûté et aux murs couverts de tapisseries colorées qui faisaient presque oublier la terre humide dont ils étaient faits. Une lumière réconfortante émanait d'une lampe à pétrole posée sur un chevet à côté de son lit. Un plateau d'argent garni de fruits frais et variés trônait sur une petite table repoussée contre un mur. Une modeste bibliothèque remplie d'imposants ouvrages à la reliure en cuir surmontait une commode où des vêtements propres et repassés attendaient leur nouvelle propriétaire. N'eût été la lourde pierre qui bloquait l'entrée de sa chambre et l'absence de fenêtre, elle aurait pu oublier qu'elle était prisonnière.
Lu Fang avait tenu cette promesse. Tiendrait-il les autres ?
Mai pensa à l'enfant. Si elle-même ne pouvait espérer rivaliser avec Azula dans le cœur de Zuko, lui le pourrait peut-être.
Depuis que Lu Fang lui avait fait cette monstrueuse proposition, Mai ne pouvait s'empêcher de rêver chaque nuit d'un enfant aux yeux d'or et aux cheveux ailes de corbeau, doux et lisses comme les siens. Il occupait désormais toutes ses pensées. Elle se demandait où il était, s'il avait une pensée, s'il rêvait déjà à elle dans le ventre de celle qui le portait. Parfois, la culpabilité l'obligeait à songer à la mère, enceinte déjà, ignorant sans doute tout du triste destin qui présiderait à la naissance de cet enfant peut-être désiré.
Cette femme se consolerait, pensa Mai. Lu Fang avait mentionné une importante somme d'argent à titre de compensation.
La promesse du destin formidable qui attendait cet enfant aurait peut-être pu suffire à séduire les parents, mais l'or avait le pouvoir de corrompre même les esprits les plus purs. L'or au moins était une chose palpable. Ils pourraient nourrir leur tribu avec, mettre d'autres enfants au monde.
L'or ne pouvait pas aider Mai à enfanter en son sein le fruit de son amour pour Zuko. Un prêté pour un rendu. Ce n'était pas si grave, n'est-ce pas ?
Mai se rappela soudain ce que lui avait accidentellement révélé Zuko au milieu de sa colère : Azula ne pourrait jamais avoir d'enfant. Le fol espoir que cette révélation avait fait naître en Mai ! La Nation du Feu n'avait certainement pas besoin d'un nouveau membre dégénéré à sa tête. Il était presque avéré que les maladies mentales couraient dans la famille royale : que pourrait-on espérer de la progéniture de deux êtres aussi psychiquement tourmentés que Zuko et Azula ? Un tel monstre mettrait la nation à feu et à sang.
Mais il y avait plus. La satisfaction de Mai allait bien au déjà de simples considérations politiques.
La Dame du Feu doutait fort qu'Azula ait jamais souhaité avoir un bébé, mais savoir qu'elle en était privée n'en était pas moins une indicible source de réconfort.
Mai était certaine qu'Azula aurait été prête à sacrifier son corps pour porter l'héritier du Seigneur du Feu. Elle ne reculait devant rien quand il s'agissait d'obtenir une miette de pouvoir et d'attention. Mais elle savait autre chose : Azula n'aurait pas su être une mère. Sitôt le mouchard sorti d'elle, elle l'aurait sans doute confié à la première nourrice venue et l'aurait superbement négligé, lavant sa conscience en arguant que sa propre mère n'avait pas fait mieux.
Mai savait qu'elle, elle serait une bonne mère, qu'elle serait là pour son enfant. Zuko ne pouvait pas rêver mieux pour élever son héritier.
Si Zuko disait vrai, on pouvait écarter le risque d'un bâtard né de l'inceste qu'il aurait essayé de légitimer au prix de sa crédibilité et de son honneur.
Mai repensa à la main de Zuko sur son ventre. À la douceur dans ses yeux couleur d'or.
Pour la première fois depuis des semaines, Mai crut sentir quelque chose vibrer dans sa poitrine, près de son cœur. C'était doux et excitant à la fois, comme la promesse du printemps aux premiers rayons, comme la lueur d'une bougie dans les ténèbres, comme la première note qui perce le silence lors de l'ouverture d'un concert. Et elle comprit de quoi il s'agissait. C'était l'espoir.
« Azula ! Attends-moi ! criait Ty Lee à une princesse furieuse qui marchait à grands pas devant elle dans une rue bondée de la Capitale. Explique-moi ce qu'on faisait dans cette cave humide ! Qu'est-ce que vous vous êtes dit, toi et ce fripier ? »
Azula n'avait pas dit un mot depuis qu'elles avaient quitté le palais ensemble. Si elle avait accepté que son amie la suive, la princesse avait refusé de répondre à ses questions. Et ce, même après l'avoir entraînée dans des endroits tous plus improbables les uns que les autres. D'un magasin de thé tenu par un vieil homme mystérieux et solitaire, en passant par le salon d'un barbier au visage couvert de cicatrices effrayantes, pour finir dans l'arrière-cour miteuse d'un marchand d'étoffes.
Là-bas, un nouvel homme étrange s'était incliné devant Azula comme si elle était le Seigneur du Feu en personne. Puis ils s'étaient mis à parler en évoquant des personnes et des lieux que Ty Lee ne connaissait pas, utilisant à l'évidence un langage codé connu d'eux seuls.
Cela durait depuis deux jours. Ty Lee commençait à bouillonner. Au palais, Shin devait se ronger les sangs. Et si Zuko rentrait et découvrait que sa précieuse petite sœur avait disparu sans laisser de trace ? Ty Lee s'étonnait que leur visage ne fût pas déjà placardé partout sur les murs de la ville. Elle supposait raisonnablement que Maître Shin fît tout pour garder l'information sous silence. Voir sa tête se promener au bout d'une pique ne faisait sans doute pas partie de ses plans pour l'avenir. Mais il y avait fort à parier que des espions et des soldats patrouillaient dans toute la ville à la recherche de la princesse disparue.
Ty Lee en avait assez. Elle était épuisée. La nuit qu'elles avaient passée dans un taudis abandonné dans les faubourgs n'avait pas aidé. Ty Lee n'avait pas fermé l'œil, terrifiée que quelqu'un les trouve ici ou que des hommes mal intentionnés les découvrent et décident de s'amuser avec elles. Azula avait beau être une maîtresse du feu hors-pair, elles n'avaient pas besoin d'un nouveau Kojiro. Et la teinte de ses flammes la trahirait immédiatement si elles avaient besoin de se défendre. Si Azula était capable de produire des flammes ordinaires quand elle était lucide, elles étaient toujours plus ardentes et incontrôlables dans ses moments d'instabilité.
« Azula ! Je t'en prie ! Parle-moi ! »
Azula se figea et Ty Lee faillit la percuter de plein fouet. Quand la princesse se retourna, une expression étrange illuminait son regard flamboyant. Elle la toisa comme si elle cherchait à évaluer sa loyauté et à déterminer si elle pouvait lui faire confiance.
Ty Lee se sentit un peu insultée. Après tout ce qu'elle avait fait pour elle, comment la princesse pouvait-elle encore douter d'elle ?
« Bon, très bien, je t'explique. Mais promets-moi de ne pas surréagir, comme d'habitude ! »
Ty Lee acquiesça en signe d'assentiment et écouta Azula qui se remit aussitôt en marche.
« Je cherche les Fils d'Agni. »
– Tu cherches quoi ? hurla-t-elle presque d'indignation. Mais tu es folle ? Ces dingues veulent ta peau !
– Précisément ! répondit Azula en accélérant le pas. Et celle de Zuko. Et je ne vais pas les laisser faire. Les services secrets de Zuko ont échoué lamentablement et les Sages ont fait semblant d'ignorer la menace tant qu'ils étaient aux commandes. Je ne peux pas rester gentiment au palais pendant qu'il prend des risques auprès de Lu Fang. C'est à moi de mettre un terme à ce problème !
– Mais Azula, ces types sont dangereux ! Tu sais ce qu'ils font aux femmes ? Aux femmes comme moi qui n'appartiennent pas à leur fichue race supérieure ! »
Azula s'arrêta à nouveau et tourna la tête vers elle.
« Tu n'as rien à craindre tant que tu restes avec moi. Je ne laisserai rien de mal t'arriver. Maintenant, suis-moi. »
Et elle reprit son chemin. Ty Lee accéléra pour rester à sa hauteur.
« Ce marchand que nous avons quitté est en fait un ancien agent de mon père, expliquait maintenant Azula. Il a repris cette affaire de textiles pour blanchir l'argent que lui donnait Ozai en échange d'informations précieuses sur ses ennemis au sein de la Nation. Ou de certains...services… Ce type a un réseau impressionnant à travers toute la ville. C'est principalement grâce à lui que mon père débusquait ses opposants et déjouait les attentats que des terroristes prévoyaient contre ma famille à l'époque où il régnait.»
Ty Lee, les yeux ahuris, l'écoutait en trottinant près d'elle, ahanant. C'était comme si Azula n'avait jamais été blessée. Elle marchait d'un pas sûr et rapide, comme si une main experte avait miraculeusement remplacé les os abîmés de son squelette. L'impression d'agir, de faire quelque chose d'utile paraissait avoir ragaillardi la princesse. Mais Ty Lee soupçonnait également que la gourde qu'elle transportait dans son sac à bandoulière et portait régulièrement à ses lèvres contînt autre chose que de l'eau. Ty Lee avait l'intuition que si elle demandait à Taïma de faire l'inventaire de ses réserves, elle découvrirait une place vide à l'endroit où se trouvait normalement le lait de pavot.
Pauvre Taïma… Elle aussi devait se faire un sang d'encre.
Ty Lee avait bien observé le comportement d'Azula au cours des deux derniers jours. Bien que la princesse parût animée d'une vigueur nouvelle et d'une colère menaçante que rien ne semblait apaiser, elle restait d'humeur égale la plupart du temps. Très loin de la furie hystérique qu'il avait fallu calmer l'autre jour dans la chambre au palais.
Lors des multiples entretiens qu'elles avaient eus avec divers informateurs, Azula s'était montrée attentive, discrète, parlant peu comme si elle analysait la situation. Elle ressemblait plus que jamais à la jeune stratège calme, froide et manipulatrice que Ty Lee avait fréquentée autrefois. Avant le Soleil Noir, avant la comète et avant l'asile.
« Alors tout ce temps tu savais ? demanda Ty Lee, essoufflée en tournant au coin de la rue derrière lequel Azula venait de tourner. Ton père a encore des partisans et tu n'as rien dit ? Mais comment peux-tu être sûre qu'ils te sont loyaux ? »
Azula s'arrêta. Elles venaient d'aboutir dans une impasse sombre et poussiéreuse. Les maisons autour d'elles ne leur présentaient que des murs aveugles. Ici, personne ne les entendrait.
La princesse tourna la tête de tous côtés, comme pour s'assurer qu'elles étaient seules et parla :
« Tu vas nous attirer des ennuis avec tes questions ! Bon je vais t'expliquer mais promets-moi de ne pas faire de scandale !
– Promis ! répondit Ty Lee que la curiosité faisait frémir d'excitation.
Malgré son inquiétude, elle avait l'impression d'être revenue cinq ans en arrière. Suivre une Azula maître de la situation, confiante et rusée lui rappelait le bon vieux temps. Ty Lee n'était pas fière de cette période de sa vie où elle œuvrait pour Ozai et contribuait à la destruction de l'Avatar. Aang était maintenant un ami et un si gentil garçon. Ty Lee regrettait amèrement tout ce qu'elle avait fait après avoir quitté la troupe itinérante à laquelle Azula l'avait arrachée. Pourtant elle gardait aussi de ces quelques mois d'impérissables souvenirs. À cette époque, Mai, Azula et elle-même formaient un trio inséparable. Et malgré les revers, les journées de route interminables, les nuits à la belle étoile passées sur un sol dur et poussiéreux, elles s'étaient beaucoup amusées.
« Il y a deux ans, après mon retour, quand Zuko m'a ramenée au palais, commença Azula sur le ton de la confidence, je ne savais pas si je pouvais lui faire confiance, ni quels projets il avait pour moi... »
Ty Lee acquiesça. Elle se rappelait cette période étrange où Azula, plus isolée que jamais, passait ses journées seule dans sa chambre, ne parlant à personne, admettant à peine la présence de ses dames de compagnie. Plus d'une fois, Zuko s'était confié à Ty Lee, impuissant, ne sachant plus comment communiquer avec ce mur de froideur qu'était devenue sa jeune sœur.
« Je ne l'ai dit à personne mais à cette époque, les voix parlaient encore beaucoup dans ma tête. Et elles me mettaient en garde, me murmurant que Zuko allait bientôt se débarrasser de moi, qu'il me haïssait, qu'il ne m'avait reprise avec lui que pour mieux me surveiller depuis qu'il savait que j'allais mieux. Ou qu'il allait me faire tuer dans mon sommeil. Je n'arrivais même plus à dormir la nuit ! »
Le cœur de Ty Lee se serra dans sa poitrine. Pauvre Azula. L'imaginer se débattre seule contre ces voix qui la hantaient, la tourmentaient avec des mensonges odieux ! Cela avait dû être terrible pour elle.
« J'ai donc commencé, quand j'étais assez lucide pour agir, à glaner des renseignements. Zuko pensait avoir fait le ménage parmi les partisans de mon père. Il a même remplacé la moitié du petit personnel par sécurité. Il a totalement renouvelé ses conseillers, ministres et les hauts-gradés de son armée. Tous ceux qui étaient des partisans notoires de notre père. Mais il n'a jamais su pour ses réseaux secrets, ceux qu'il utilisait déjà sous le règne d'Azulon, quand il complotait contre mon oncle et mon grand-père. »
À cet instant, Ty Lee retint son souffle. Azula parlait rarement de sa famille, encore moins de l'époque trouble où Ozai complotait en secret.
« Après son couronnement, mon p- Ozai a décidé de garder ses réseaux d'informateurs secrets en-dehors du palais, afin de repérer plus facilement de potentiels opposants. Il a utilisé les archers Yuyan pour traquer et assassiner ses ennemis et éliminer tous ceux qui représentaient une menace pour lui. Quand Père a banni Zuko et a commencé à envisager de faire de moi son premier héritier, il m'a présenté certains d'entre eux. L'homme que tu viens de voir en est un. Et aussi...
– Maître Roshin ! s'exclama Ty Lee en pensant au professeur de tir à l'arc qui enseignait l'archerie à Azula. C'est comme ça que tu l'as connu ?
– Oui… confessa Azula. Quand j'ai dit vouloir m'initier au tir à l'arc, j'ai soumis une liste de noms à Zuko. J'ai trafiqué la liste pour m'assurer qu'il embauche Maître Roshin. S'il avait su qui il était, Zuzu n'aurait jamais accepté. Son vrai nom est Yuzao. Mais tu ne dois rien dire à Zuko ! l'avertit Azula. Grâce à lui, j'ai pu obtenir de précieux renseignements au cours des derniers mois. Et c'est lui qui m'a dit où trouver l'homme que nous venons de quitter. Et par chance, ce dernier sait où trouver les hommes que nous recherchons ! Il semblerait que beaucoup d'anciens partisans de mon père se soient tournés vers les Fils d'Agni, par défaut.»
Le malaise s'insinua en Ty Lee. Azula venait-elle de confesser qu'elle intriguait dans le dos de Zuko depuis tout ce temps ? Son inquiétude dut se lire dans ses yeux, car Azula la plaqua contre le mur et approcha son visage tout près du sien, ses yeux d'ambre rougis par la colère.
« Si tu dis quoi que ce soit à mon frère, Ty Lee, tu peux faire une croix sur notre amitié. Je n'ai jamais utilisé ces renseignements pour lui nuire. Au contraire, je m'en suis servie pour le protéger et assurer sa place sur le trône. Dès l'instant où Zuzu m'a rendu ma couronne, tout ce que j'ai fait, c'était pour lui ! Je lui suis fidèle, moi ! siffla-t-elle d'une voix chargée de menaces, comme si Ty Lee remettait en doute ses paroles.
– B-bien sûr Azula, je te crois. »
La princesse sembla un peu rassurée. Ses traits s'adoucirent. Elle relâcha Ty Lee et poursuivit ses explications.
« Pendant toute l'année écoulée, j'ai utilisé leur loyauté envers moi pour les tenir à distance de Zuko. Je les ai laissé croire que j'étais toujours du côté d'Ozai. Ils pensaient que je rendais visite à mon père en prison et que je leur communiquais ses ordres. C'est comme cela que je les contrôlais. Et avec beaucoup d'or aussi… admit-elle finalement. De leur côté, ils s'assuraient de mettre les agents secrets de Zuko sur de fausses pistes. Aucun des réseaux qu'ils ont démantelés au cours de la dernière année n'était vraiment lié à Ozai. Mais ils étaient de toute façon une menace pour Zuko, ça ne fait donc pas de grande différence, ajouta-t-elle comme pour excuser le fait qu'elle avait laissé condamner des innocents.
– Mais comment faisais-tu ? ne put s'empêcher de demander Ty Lee, partagée entre l'effroi et l'admiration. Tu ne quittais jamais le palais !
– Je ne t'ai pas attendue pour emprunter les passages secrets, répliqua-t-elle, une pointe d'agacement dans la voix. Mais tu as raison. La plupart du temps, j'évitais de sortir. J'avais des contacts au palais qui passaient les messages pour moi.
– Qui ? Il n'y avait pas que Maître Roshin ?
– Bien sûr que non. Il y avait aussi un garde. Mais cet imbécile de Zuzu l'a fait enfermer un beau jour sans que je comprenne vraiment pourquoi. Je crois que c'est lié à ce qui s'est passé entre lui et moi après le sommet politique, dit-elle, les joues soudain écarlates. Je n'ai jamais osé lui demander. Si Zuko apprend que j'avais mon propre réseau, il ne me fera plus jamais confiance. Il ne croira jamais que je ne l'ai fait que pour lui. »
L'amertume avait remplacé l'excitation dans sa voix.
« Comme ma relation avec Zuko s'améliorait, j'ai peu à peu cessé de les voir. Ils ne semblaient pas représenter une menace immédiate et j'avais trop peur que Zuko le découvre et me rejette, qu'il me marie à quelqu'un ou me renvoie à l'asile. Zuzu et moi étions enfin amis. Et puis, après cette soirée, tout est devenu hors de contrôle. Je n'ai vu personne pendant trois semaines, jusqu'à ton arrivée et j'ai perdu tout contact avec mes informateurs. Et puis… et puis tu sais ce qu'il s'est passé après. Tu étais là. »
Un silence gêné retomba entre elles. C'était la première fois qu'Azula faisait allusion, même de loin, à ce qui s'était passé avec Suki. Des larmes se mirent à rouler sur les joues d'Azula et elle les essuya furieusement.
« Azula…
– Quand je pense à tout ce que j'ai fait pour ce salaud ! » La voix d'Azula se brisa sous le coup de l'émotion et sa poitrine commença à se soulever dangereusement. Sa respiration devint saccadée et sa mâchoire se crispa.
Oh non ! pensa Ty Lee qui reconnaissait les signes d'une crise imminente.
« Et lui me trompe avec la première paysanne venue ! poursuivit Azula dont la voix vibrait sous l'effet d'une rage débordante. Je lui suis dévouée, plus que je ne l'ai jamais été à quiconque. Plus qu'à mon père, Ty. Je tuerais pour lui ! Je tuerais ! Tu le sais, n'est-ce pas ? »
La lueur démente était là, dansant dans ses yeux, telle une flamme que faisait vaciller le vent et Ty Lee pensa qu'il était temps d'intervenir.
« Oui, Azula, je le sais. C'est très bien ! Zuko a énormément de chance de t'avoir et il t'adore. Je suis certaine que tu lui manques et qu'il est impatient de te revoir. Je pense que nous avons eu assez d'informations pour aujourd'hui. Le soleil se couche. Rentrons, nous irons à l'endroit indiqué demain. »
Azula s'était accrochée au bras de Ty Lee maintenant et la fixait avec de larges yeux écarquillés. Sa mâchoire inférieure était saisie de tremblements incontrôlables. Ty Lee étouffa un cri quand Azula enfonça compulsivement ses ongles dans son bras.
« Nous allons anéantir ses ennemis, Ty Lee. Toi et moi ! Et quand il saura ce que j'ai fait pour lui, il sera obligé de me choisir, moi. Tu verras ! Il sera obligé de m'aimer, moi seule.
– Oui, Azula, la rassura-t-elle en lui tapotant maladroitement l'épaule. Il n'aimera que toi, j'en suis sûre.
– Je tuerais pour lui... » répétait faiblement Azula qui ne semblait pas l'avoir entendue mais se laissait tirer par le bras en-dehors de la sombre impasse où elles s'étaient cachées.
Il n'y avait plus trace de la jeune femme pleine d'assurance qui avait forcé Ty Lee à courir dans toute la ville. Le vent venait de tourner encore une fois, au gré de la folie d'Azula. Ty Lee était prête à parier que la princesse avait oublié son traitement. Ou bien était-ce un effet du lait de pavot ? Si elle voulait la ramener en un seul morceau à Zuko, mieux valait satisfaire ses volontés. Le plus vite elles auraient accompli la mission d'Azula, le plus vite elles seraient de retour au palais où la princesse pourrait se soigner.
Ty Lee saisit la main d'Azula et la tira derrière elle, tournant la tête pour retrouver la direction du taudis où elles passeraient une nouvelle nuit.
Le lendemain, quelques heures après l'aube et une nuit agitée, elles pénétraient dans une sorte de salle d'attente presque vide : quelques chaises alignées le long d'un mur de pierre, un vase orné de motifs compliqués sur un guéridon, une bannière accrochée sur un mur.
La porte se referma derrière elles et l'homme masqué qui leur avait ouvert à l'instant où elles avaient prononcé le mot de passe les invita à s'asseoir.
« Attendez là, ordonna-t-il sèchement. Le Grand Recruteur est en entretien actuellement. Je vais voir si la Matrone peut vous recevoir. »
Sans un mot de plus, il fit glisser la porte en bois sur son rail et disparut derrière le panneau qui se ferma dans un claquement sec.
Ty Lee s'assit sur l'une des chaises et regarda Azula arpenter la pièce, les bras croisés dans le dos, comme un Général qui inspecte ses troupes.
Alors voilà. Elles y étaient.
Ty Lee n'en revenait pas de la facilité avec laquelle elles avaient trouvé ce lieu clandestin que la garde impériale et la police secrète elles-mêmes n'étaient pas parvenues à localiser après des semaines d'enquête.
Les Fils d'Agni se jouaient d'eux et leur échappaient comme l'eau coule entre les doigts de celui qui s'efforce en vain de la retenir. Chaque fois qu'un meurtre ou tout autre exaction signée par ces fous furieux se produisait, le ou les criminels semblaient s'être évaporés comme par magie dans la seconde qui précédait l'arrivée des forces de l'ordre sur les lieux.
Mais il n'avait pas fallu plus de quarante-huit heures à Azula pour trouver l'adresse de l'un de leurs fameux Centres de Recrutement auxquels on accédait grâce à un mot de passe délivré par un Initié.
Initié, Grand Recruteur, Matrones, le Guide…
Tous ces termes pompeux dont s'affublaient ces fanatiques auraient presque paru comiques s'ils n'avaient pas contenu tout un monde de promesses glaçantes.
Depuis deux jours, Ty Lee et Azula découvraient ces nouveaux termes censés devenir usuels dans l'Ordre Nouveau, nouvelle fantaisie inventée par les Fils d'Agni pour qualifier le « monde d'après ». D'après quoi, exactement ? C'était pour le savoir que la princesse l'avait entraînée dans ce guêpier.
Ty Lee comptait les secondes, le ventre noué par l'appréhension, dans la petite salle chichement meublée où on leur avait demandé d'attendre.
Debout près du mur face à elle, Azula, les bras croisés sur la poitrine, observait l'unique ornement qui décorait la pièce : une bannière noire sur laquelle était représentée une couronne rouge retournée et traversée par une épée ensanglantée. Ty Lee aurait bien aimé parler mais son amie restait murée dans un silence mystérieux depuis que l'homme masqué vêtu d'une toge rouge sang les avait fait entrer. Le calme et la placidité dont elle faisait preuve contrastait étrangement avec l'attitude qu'elle avait montrée dans la ruelle la veille.
Ty Lee s'était sacrifiée pour laisser Azula dormir toute la nuit, renonçant à lui demander de prendre son tour de garde. La princesse s'était réveillée reposée et de meilleure humeur, ne parlant plus de Zuko, ni de torturer ses ennemis. Ty Lee en revanche, ne pouvait pas en dire autant. Elle étouffa un bâillement et s'avachit un peu sur sa chaise, mais elle se redressa aussitôt. Pas question de céder à la fatigue : il fallait rester vigilante jusqu'au bout.
Elles étaient venues se jeter volontairement dans la gueule du dragon. Et Ty Lee n'avait aucune idée de ce qui les attendait.
L'acrobate était terrorisée à l'idée qu'elles soient démasquées. Il existait peu de portraits réalistes d'Azula en circulation, excepté les affiches de propagande qui n'étaient rien d'autre que de vulgaires caricatures outrancières. Ces obscénités auraient pu représenter n'importe quelle jeune femme aux traits un tant soit peu similaires. Si Azula était réputée pour sa beauté, les principaux aspects de sa physionomie n'était pas rares dans la Nation du Feu. C'est d'ailleurs grâce à eux qu'elles étaient là maintenant, dans cette antichambre.
La tenue très simple que portait la princesse ne trahissait en rien ses origines royales. N'eussent été son port de tête altier et sa mine orgueilleuse, rien ne pouvait souligner son appartenance à une famille noble.
Mais tout cela ne suffisait pas à rassurer Ty Lee qui ne voyait que le côté téméraire de cette mission dans laquelle la princesse s'était jetée tête baissée.
Ty Lee ne cessait de blâmer le moment de faiblesse qui l'avait poussée à avouer à Azula ce qu'elle savait des sorties nocturnes de son frère. Jamais la princesse n'aurait pris de risques aussi inconsidérés sans cette révélation qui l'avait échaudée.
Maintenant, elles étaient là, lancées dans une mission-suicide futile, ne pouvant compter que sur leurs aptitudes martiales. Personne ne savait où elles étaient et personne ne viendrait à leur secours si les choses tournaient mal. Et considérant les gens chez qui elles s'étaient invitées, on pouvait sans risque parier sur un dénouement dramatique.
Ty Lee considérait la possibilité d'exprimer ses idées à voix haute. Peut-être pouvait-elle essayer une dernière fois de convaincre son amie obstinée de renoncer ? Cela ne coûtait rien d'essayer.
« Azula… »
Mais avant même que son amie eût tourné la tête vers elle, le lourd panneau de bois glissa sur ses rails et l'homme encapuchonné et masqué qui les avait accueillies réapparut.
« La Matrone va vous recevoir pour vous mener au Grand Recruteur, annonça-t-il d'une voix solennelle. Si vous voulez bien me suivre ? »
Ty Lee essaya désespérément d'échanger un dernier regard avec Azula, mais cette dernière, plus déterminée que jamais, suivit l'homme dans le couloir qu'il leur désignait silencieusement.
Espèce de tête de mule ! pensa-t-elle en son for intérieur. Zuko ne le lui pardonnerait jamais si elle s'enfuyait. Et elle s'était fait une promesse en escaladant cette gigantesque tour des semaines auparavant. Ty Lee était une amie loyale et elle entendait bien tenir ses engagements.
Elle prit une grande inspiration et suivit Azula, laissant la pièce vide derrière elles.
« Par-ici ! » ordonna l'homme masqué en ouvrant une porte en métal blindée donnant sur un escalier qui plongeait dans les ténèbres.
Ty Lee sentit Azula se figer à côté d'elle. Elle savait combien son amie détestait les souterrains et les espaces clos. Le souvenir de l'atroce punition infligée à Azula à l'asile continuait de la hanter. Parfois, la nuit, Ty Lee entendait la princesse marmonner dans son sommeil et supplier des personnes invisibles entre deux sanglots :
« Laissez-moi sortir, pitié, laissez-moi ! »
« Eh bien ? tonna l'homme qui attendait qu'elles descendent en tenant la porte. Vous voulez rencontrer le Grand Recruteur, oui ou non ?
– Est-ce qu'il est vraiment nécessaire de descendre ici ? demanda Ty Lee, venant au secours d'Azula qui se ratatinait sur place. Ne peut-il pas nous recevoir dans la salle où nous attendions tout à l'heure ? Mon amie supporte mal les espaces clos et… »
L'éclat d'un rire froid coupa ses paroles.
« Vous plaisantez, j'espère ?
– Oui elle plaisante, répondit une voix autoritaire et ferme à côté de Ty Lee.
C'était Azula. Elle jeta à Ty Lee un regard plein de reproches, crispant sa mâchoire et posa le pied sur la première marche. « Allons-y. »
Mais l'homme ne bougea pas.
« Qu'attendez-vous ? s'impatienta Azula que les efforts pour garder une contenance semblait rendre plus agressive. Espérez-vous que nous dégringolions dans les escaliers ? Nous avons besoin de lumière.
– Aucune de vous deux ne maîtrise le feu ? demanda l'homme d'un ton soupçonneux.
– À l'évidence non, rétorqua Azula. Je croyais que les Fils d'Agni acceptaient chaque enfant du feu, maître ou profane dès l'instant où nous sommes issus de la race pure. Ou bien m'a-t-on mal informée ?
– On vous a correctement informées. Mais sachez que les maîtres du feu ont la préférence du Guide et le Recruteur peut être amené à vous refuser.
– Nous en avons conscience, dit Azula d'un ton ferme. Maintenant, si vous pouviez avoir l'obligeance de passer devant nous et de nous éclairer le chemin. »
Mais l'homme ne bougea pas. Azula commençait vraiment à perdre patience. Ty Lee pouvait le voir à la petite ride qui creusait son front entre les deux sourcils et à la manière dont le coin de sa lèvre se retroussait dans une grimace menaçante. Comme elle ressemblait à Zuko en cet instant ! L'air autour d'eux changea imperceptiblement et Ty Lee jura que l'aura d'Azula tournait au rouge.
« Quoi encore ? grinça la princesse.
– Chez les Fils d'Agni, les femmes comme vous connaissent leur place. Si vous souhaitez servir la Grande Cause, vous devez faire preuve de plus de respect envers vos supérieurs naturels.
– Nos supérieurs natu…
– Très bien Monsieur, l'interrompit Ty Lee en poussant légèrement Azula devant elle. Nous tacherons de nous en souvenir. Pardonnez mon amie, elle est anxieuse à l'idée de rencontrer enfin le Grand Recruteur.
– À quoi joues-tu ? » souffla Azula dans un murmure furieux.
Mais Ty Lee se contenta de lui adresser un regard éloquent et Azula capitula.
– Excusez-moi. Veuillez pardonner mon insolence, dit-elle humblement en s'inclinant devant l'homme qui attendait toujours derrière elle, les dominant de toute sa taille. Son ombre s'étirait sur les premières marches et paraissait avaler les deux filles qui se tenaient quelques centimètres en-dessous.
« Alors allons-y, déclara-t-il en passant devant elles, une flamme naissant dans la paume de sa main gauche.
Comme Azula ne faisait pas mine de bouger, Ty Lee prit sa main et la serra avec gentillesse pour l'encourager. Finalement, Azula se laissa guider et elles descendirent toutes deux dans les ténèbres. La flamme dans la main de l'homme faisait danser leurs ombres contre les murs de pierre, leur donnant l'apparence de silhouettes évasives et fantomatiques.
Un silence de mort régnait dans l'atmosphère tandis qu'ils descendaient dans les profondeurs de la terre.
Un bunker, pensa Ty Lee, la gorge sèche. Ces fous se cachent donc sous terre.
Cela ressemblait si peu aux mœurs des gens du feu que Ty Lee dut se retenir de faire un commentaire. Une intuition l'avertissait qu'il valait mieux ne pas poser trop de questions. Si elles sortaient d'ici sans dommage, elle et Azula pourraient s'estimer heureuses.
Maintenant qu'elles avaient découvert l'adresse d'un centre de recrutement, Ty Lee doutait fort qu'on les laissât partir aussi aisément qu'on les avait introduites dans les lieux.
Finalement, après une descente qui sembla durer une éternité, ils aboutirent dans une grande cave au fond de laquelle on distinguait difficilement une nouvelle porte en métal. Des couinements suraigus indiquaient la présence de rats et de chauves-souris et Ty Lee résista à l'envie de protéger sa tête à l'aide de sa main, cédant à cette croyance absurde qui prétendait que les chauves-souris s'accrochaient parfois aux cheveux des gens pour se repaître de leur sang.
Ce ne sont que d'innocentes petites bêtes volantes. Comme Momo ! se rassura-t-elle convoquant le souvenir de l'adorable lémurien qui accompagnait Aang partout.
La main d'Azula se crispa dans la sienne et Ty Lee la tint plus fort. Elle savait que son amie ne craignait rien des chauves-souris. Les terreurs d'Azula étaient de tout autre nature.
Ils traversèrent tous les trois la grande cave voûtée et l'homme ouvrit la porte pour les mener dans un grand corridor. Ils passèrent devant une volée de portes en métal et l'homme ouvrit finalement l'une d'elles qui n'avait rien de particulier et les poussa à l'intérieur.
« Attendez ici avec les autres. La Matrone va venir vous voir. »
Ty Lee et Azula découvrirent une grande pièce qui ressemblait à une salle de classe. D'autres jeunes femmes, une demi-dizaine au total, compta rapidement Ty Lee, attendaient en silence, assises sur des chaises devant des pupitres, chacune évitant soigneusement le regard des autres, les yeux fixés devant elle. Elles ne tournèrent même pas la tête à leur arrivée.
Toutes avaient les mêmes cheveux noirs et lisses, les mêmes yeux d'or avec des nuances légèrement différentes et un teint pâle comme l'était celui d'Azula. Ty Lee se sentit soudain intruse en ces lieux avec ses cheveux châtain et ses grands yeux gris. Un sentiment d'angoisse lui étreignit peu à peu la gorge.
Un immense tableau noir, vierge de toute écriture, recouvrait un pan de mur et faisait face aux pupitres, monstre de ténèbres avalant tout l'univers.
Les autres murs étaient tout couverts de plaques de métal sur lesquelles étaient collées de multiples affiches. Sur chacune d'entre elles, on pouvait voir des schémas d'anatomie représentant diverses parties du corps humain avec des légendes inscrites en caractères minuscules. L'une d'elles attira particulièrement l'attention de Ty Lee. On y voyait une femme souriante, de profil, qui caressait amoureusement le renflement sur son abdomen. Son ventre semblait coupé par la moitié et on pouvait y voir un bébé recroquevillé, son adorable visage poupin aussi serein que celui de sa mère. Une légende inscrite en lettres rouges et noires disait : « Bienheureux les enfants nés dans le sein des Filles d'Agni » et plus bas : « Participez à l'hégémonie de l'Ordre Nouveau en donnant naissance à la nouvelle génération de Soldats d'Agni. »
Le dernier mur était entièrement occupé par un gigantesque miroir. Au-dessus, une grande banderole en tissu était suspendue. On pouvait y lire les mots suivants :
« La vanité est mère de tous les vices. »
Ty Lee détourna rapidement les yeux du miroir. Elle avait le sentiment étrange que quelqu'un les observait derrière la glace. La citation sonnait comme un avertissement et elle renonça à son habitude de se mirer dans la glace pour replacer ses cheveux ou examiner son maquillage.
Azula, dont elle tenait toujours la main, l'entraîna vers deux pupitres situés côte à côte et elles s'assirent sans un mot à bonne distance des autres filles qui ne leur accordèrent pas un regard, chacune regardant fixement devant elle vers le tableau vide, qu'elles contemplaient dans un silence quasiment religieux.
Le malaise et l'anxiété enflèrent dans la poitrine de Ty Lee. Dans quoi venaient-elles de mettre les pieds ? Elles étaient volontairement venues se jeter dans ce guêpier, ce repaire de maîtres du feu fanatiques avec pour toute défense la maîtrise d'Azula qu'elle ne pouvait même pas utiliser sans se trahir.
Elles n'eurent pas à attendre longtemps.
La porte s'ouvrit à nouveau et une femme à la forte stature entra. Elle n'était pas masquée contrairement à l'homme qui l'escortait. Ses cheveux étaient tirés dans un chignon sévère dont ne s'échappait pas une mèche. Son visage dur indiquait qu'elle devait être dans sa cinquantaine. Elle portait une robe brune à col haut qui descendait jusqu'à mi-mollets, des bottes noires à bout pointu émergeant de sous le tissu rugueux qui composait sa tenue. Un brassard rouge orné du symbole des Fils d'Agni entourait son bras droit.
D'un même mouvement, les autres femmes se levèrent, la tête basse, dans une attitude de soumission évidente. Après une hésitation, Ty Lee et Azula les imitèrent, s'attirant un regard désapprobateur de la nouvelle venue.
La femme garda les bras croisés dans le dos et jeta un regard dur sur la petite assemblée.
« Rasseyez-vous Mesdemoiselles », ordonna-t-elle d'une voix étonnamment douce, inattendue chez une femme de cette carrure.
Elles s'assirent toutes en même temps et le silence retomba.
La femme échangea un bref regard avec l'homme masqué qui opina du chef et elle se retourna vers les élèves – Ty Lee venait de se figurer que c'était ainsi qu'elle les voyait – avant de commencer son discours.
« Mesdemoiselles. Vous êtes ici car la parole du Guide vous a touchées et vous venez de votre plein gré offrir ce que vous avez de plus précieux à Agni et à la création de l'Ordre Nouveau. Soyez bénie pour votre sacrifice. En entrant ici, vous vous engagez à vous défaire de tous les liens qui vous rattachaient au monde d'avant et à devenir les Servantes du Dieu de la Lumière. »
Ty Lee jeta un œil à Azula qui se tenait, les bras croisés, un air de mépris clairement affiché sur son visage. À cet instant, Ty Lee aurait aimé pouvoir communiquer par la pensée avec son amie pour lui signifier de changer rapidement d'attitude. Quelque chose lui disait que l'on ne plaisantait décidément pas avec ces gens-là. L'homme qui les avait conduites ici tout à l'heure et se tenait maintenant en retrait à côté de l'estrade, dardait déjà son regard aveugle sur elles.
Ty Lee envoya un léger coup de pied sous la table et Azula la regarda, indignée. Puis elle capta le regard de l'homme et comprit aussitôt. Elle décroisa les bras et les posa sagement sur la table, fixant son attention sur la femme qui continuait de débiter ses inanités.
« Porter en son sein les Enfants de l'Ordre Nouveau est le plus grand honneur auquel une Fille d'Agni puisse prétendre. La supériorité évidente de vos gènes sur vos congénères vous confère une responsabilité supplémentaire que vous ne pouvez refuser. Mais elle vous apportera aussi d'immenses satisfactions. Chacune ici est venue dans l'espoir d'engendrer un futur soldat ou une future Procréatrice. Je suis ici pour vous guider sur ce chemin de lumière. Je m'appelle Rin et je suis une Matrone. Je vous enseignerai les doctrines du mouvement et la parole sacrée du Guide. Si le Grand Recruteur vous juge dignes de participer au programme, vous devrez m'appeler « Mère ». Les inaptes seront écartées.»
Le regard de la Matrone glissa vers Ty Lee quand elle prononça ces derniers mots. Si elle avait bien compris, le Grand Recruteur s'occupait de sélectionner les femmes jugées aptes à mettre au monde les plus beaux spécimens de la race pure. Qu'arrivait-il aux autres ? Que signifiait être écartée ?Et si le Grand Recruteur estimait que les yeux gris de Ty Lee risquaient de compromettre la perfection de la race ?
Azula n'avait rien à craindre pour le moment. Elle correspondait en tout point au type. Les autres filles aussi. On eût pu les croire sœurs. C'était étrange pour Ty Lee, qui avait grandi au milieu de six sœurs identiques à elle, de se sentir différente. Elle qui avait rêvé toute sa vie de se distinguer, elle aurait bien aimé ressembler aux autres en cet instant.
« Vous allez maintenant être reçues par un Serviteur. Il va vous poser quelques questions, vous examiner, et s'assurer que vous ne soyez par pourvues de critères excluants. Vous passerez ensuite une visite médicale auprès du Grand Recruteur qui se prononcera sur votre destin. Les heureuses élues viendront ensuite me retrouver. Je vous mènerai à vos nouveaux quartiers où débutera votre formation. »
À la manière dont la Matrone insista sur le dernier mot, Ty Lee eut l'impression que cette formation ne devait pas ressembler à une promenade de santé. Ces gens étaient fous. Ils recrutaient des filles pour servir de matrice à leur projet aberrant de race pure. Ces filles étaient toutes venues ici, volontairement semblait-il, pour se faire ensemencer par de parfaits inconnus. Ty Lee était prête à parier qu'on leur retirerait leur bébé aussitôt la délivrance arrivée. Ces filles se destinaient à devenir des esclaves sexuelles, de simples reproductrices sans valeur. L'idée suffoqua Ty Lee durant quelques secondes et elle ne remarqua pas immédiatement que les autres filles s'étaient levées.
Azula, debout devant elle, lui tendait la main.
Viens, semblait dire son regard. Ne nous séparons pas une seconde.
La gorge emplie de larmes d'angoisse, Ty Lee se redressa sur ses jambes tremblantes et accepta la main d'Azula.
Ensemble, elles quittèrent la salle de classe, suivant la Matrone et le Serviteur qui les guidaient à nouveau dans le dédale de portes métalliques. Derrière l'une d'elles, elle le savait, un homme attendait pour décider lesquelles d'entre elles mériteraient de figurer parmi les servantes de l'Ordre Nouveau.
Les huit jeunes femmes étaient alignées face à la Matrone et au Serviteur en robe rouge dont le visage était également dissimulé par un masque blanc aux yeux cerclés de jaune. L'homme venait d'achever l'examen de la fille qui se trouvait juste à la gauche d'Azula. Le dos et les épaules bien droits, elle se prépara.
« Regardez celle-ci », dit le Serviteur en s'approchant d'Azula.
Résistant contre le désir violent de mordre ses doigts insolents, Azula laissa l'homme masqué (Décidément, n'y avait-il aucun moyen de les distinguer les uns des autres ces cinglés?) relever son menton pour examiner ses traits, comme il venait de le faire avec les autres.
Rin, la Matrone, émit un reniflement dédaigneux.
– Un beau spécimen, en effet, concéda-t-elle.
– Magnifique ! s'enthousiasma le Serviteur d'un ton appréciateur en manipulant le visage d'Azula entre ses mains pleines de callosités. Notez, Rin, notez. Regardez ces yeux d'ambre d'une grande pureté. Et ce teint uni et clair…
– Elle possède peut-être les traits de la race pure, mais je n'aime pas l'éclat dans son regard, intervint Rin. Je l'ai vue lever les yeux au ciel tout à l'heure dans la salle de classe. C'est une effrontée !»
Azula déglutit avec difficulté, mais ne broncha pas quand l'homme tira brusquement sur son menton pour l'obliger à croiser son regard.
« La Matrone dit-elle vrai ? l'interrogea-t-il avec brusquerie.
– Je ne sais pas, répondit Azula en essayant de donner à sa voix une inflexion terrifiée. Je n'ai pas fait exprès.
– Jeune fille ! dit tout à coup Rin en claquant des doigts pour attirer l'attention d'Azula. Ici, nous aimons la discipline et les femmes honnêtes et respectueuses. Si tu veux qu'Agni te désigne comme l'une de ses filles, tu fois éteindre ce feu dans tes yeux, c'est compris ?
– Oui Madame, répondit-elle docilement, faisant de son mieux pour ignorer les flammes qui ravageaient ses entrailles. »
Le Serviteur venait de reprendre son examen. Il força un gros doigt calleux entre les lèvres d'Azula pour examiner ses dents, comme si elle était un vulgaire cheval de foire.
Calme-toi…
Vous avez vu ce qu'il lui fait ?
Il ne devrait pas. Elle n'aime pas être touchée.
Sauf Zuzu. Elle aime bien que Zuzu la touche.
Elle va le tuer.
Oui, oui ! Vas-y ! Tue-le ! Tue-le !Tue-le !
Et ce fut un concert de voix qui explosa dans la tête d'Azula, comme le bouquet final d'un feu d'artifice grandiose. Elle dut fermer les yeux pour se concentrer et garder prise avec la réalité.
« Hygiène irréprochable, commenta-t-il. Notez Rin. Inutile de prolonger l'examen. Celle-là intéressera le Recruteur, sans aucun doute. Est-ce que tu maîtrises le feu ? l'interrogea-t-il sans transition.
– Non.
– Ce n'est rien, commenta l'homme de sa voix doucereuse. Avec un tel physique, elle enfantera de parfaits fils du feu. Passons à la suivante. »
Il lâcha soudainement le menton d'Azula dont la tête retomba. Elle lutta contre la colère qui s'insinuait en elle et consumait ce qui lui restait de sang-froid et de raison.
Azula commençait à regretter d'avoir abusé du lait de pavot. Taïma l'avait pourtant mise en garde contre ce médicament très efficace pour supprimer et dompter la douleur mais qui pouvait altérer gravement les effets de son traitement. Traitement qu'elle avait eu l'idiotie d'oublier en quittant le palais… Plus que jamais, il lui aurait fallu rester lucide dans un moment comme celui-là. Elle se reprochait sa stupidité et sa témérité. Et elle avait entraîné Ty Lee dans ce guet-apens. Ty Lee dont le Serviteur s'approchait maintenant.
Tout cela était la faute de Zuzu ! Si ce traître n'était pas allé se vautrer dans le stupre avec une vulgaire putain, jamais Azula n'aurait agi aussi impulsivement. Elle n'aurait pas eu besoin de se mettre en danger pour lui prouver sa loyauté. Mais il était trop tard pour les regrets maintenant. Si elles parvenaient à sortir de ce nid de frelons, elle apporterait des informations précieuses à Zuko, et il serait bien obligé de lui témoigner sa reconnaissance.
« Voilà autre chose. Ce n'est pas tout à fait le même type ! se gaussa le Serviteur dont la voix amusée ramena Azula à la réalité.
– Oui, répondit la Matrone qui fixait le visage de Ty Lee, les mains croisées dans le dos resserrées autour d'une cravache en cuir. J'avoue m'être posé des questions moi aussi. Ces deux-là sont venues ensemble. Qu'est-ce qui a pu te pousser à venir chercher l'aval du Grand Recruteur, jeune fille ? Est-ce que tu t'es bien vue ?»
Ty Lee répondit d'une voix tremblante qui donna l'impression à Azula qu'on avait aspiré ses entrailles.
« Je-je veux servir le Dieu de la Lumière au sacr- sacrifice de mon corps.
– Haha ! s'esclaffa le Serviteur. On l'a déjà entendue celle-là, ma jolie ! Tu n'es pas la première à venir te présenter ici en espérant qu'en te montrant volontairement, nous fermerions les yeux sur tes tares génétiques.
– Ce- ce n'est pas ça. Je veux vraiment participer à la Cause ! Je veux porter les soldats d'Agni ! claironna Ty Lee. Je suis une vraie fille du Feu !
La culpabilité s'agrippa aux tripes d'Azula. Ty Lee ne correspondait en rien au type que recherchaient les Fils d'Agni. Et s'ils décidaient de … comment avaient-ils dit déjà ? De l'écarter ?
« Elle a de bonnes hanches, considéra Rin en tapotant Ty Lee à l'endroit désigné à l'aide de sa cravache. Mais ses cheveux et ses yeux… mon dieu ! On dirait…
– Dis-leur Ty, dis-leur d'où tu viens ! intervint Azula.
Ty Lee et les deux autres tournèrent vivement la tête vers elle, les yeux de Rin agrandis par la consternation. Azula entendit vaguement les hoquets de surprise venant des autres filles, visiblement choquées par l'audace de leur camarade.
« Comment oses-tu…
Mais Azula ne se laissa pas démonter.
« Mon amie ne veut pas vous le dire car elle craint votre réaction. Elle est descendante par sa branche paternelle des derniers fils de l'air. C'est de là qu'elle tient ses yeux gris et sa grande agilité. Si vous la voyiez exécuter ses acrobaties aériennes, vous seriez stupéfaits !
– Une métisse ! s'exclama le Serviteur avec dédain. Depuis combien de générations ta famille est-elle liée à la Nation du Feu ?
– Je- mon arrière-arrière-grand-père était en effet un Nomade de l'Air, répondit Ty Lee qui s'engouffra dans la faille avec une aisance qui impressionna Azula. Il a épousé une maîtresse du feu. Leurs enfants étaient tous des maîtres du feu, sauf mon arrière-grand-père. Aucun de ses enfants n'a maîtrisé le feu non plus. Depuis, mes aïeux se sont mariés entre profanes. Mais je sais que le feu de mes ancêtres vit en moi ! ajouta-t-elle avec ferveur.
– Est-ce que ton amie dit vrai quand elle vante tes prouesses sportives ?
– Je sais qu'il est mal de se vanter et que la vanité est mère de tous les vices, récita Ty Lee qui, comme Azula, avait dû être marquée par la phrase inscrite au-dessus du grand miroir dans la salle de classe. Mais je suis effectivement plutôt habile dans mon jeu aérien. Mon père était un guerrier qui a combattu vaillamment sous le règne du Seigneur du Feu Azulon. C'est lui qui m'a tout appris. Il est mort à la guerre, malheureusement. »
Azula n'aurait pu espérer mieux. Ty Lee n'était pas connue pour la qualité de ses mensonges mais elle la trouva plutôt convaincante.
« Depuis, reprit Ty Lee, les yeux brillants de larmes farouches, je ne rêve que de servir ma nation et de l'aider à retrouver la grandeur dont l'ont privé l'actuel Seigneur du Feu et sa sœur incestueuse. »
Azula avait beau savoir que Ty Lee jouait la comédie, cela lui fit aussi mal que si on lui avait enfoncé un poignard dans le cœur. Pouvait-il y avoir un fond de sincérité dans les paroles de Ty Lee ?
« Je rêve de renouer avec la pureté de mes origines. Mon aïeule possédait tous les critères qu'Agni recherche et je suis certaine qu'au fond de moi, subsiste une trace de cette grandeur passée ! »
La Matrone avait attentivement écouté son récit et semblait réfléchir.
« Frère, fit-elle finalement en s'adressant au Serviteur qui forçait Ty Lee à lever le menton, comme il venait de le faire avec Azula, je pense que nous pouvons considérer la possibilité de la présenter au Grand Recruteur. J'ai bien étudiéLeManuel d'Anatomie Raciale que nous a offerts le Guide. Les Fils de l'Air, bien que race inférieure, sont nos alliés naturels contrairement à l'engeance que sont les peuples de l'Eau et de la Terre.
– Vraiment ? lui demanda le Serviteur, soudain intéressé.
Azula retenait son souffle. Se pouvait-il que leur stupide manuel confirme ses paroles insensées ?
« Oui, bien sûr. En tant que maître du feu, vous n'ignorez pas que la combustion résulte d'une réaction chimique qui fait appel à l'air. Le feu privé d'air est voué à mourir. Et si les gènes de cette fille pouvaient contribuer à renforcer la race ?
– Mmh… je dois dire que je n'avais pas songé à cela. Voudriez-vous dire que le Grand Sozin était dans l'erreur en annihilant la race des Fils de l'Air ?
Rin parut indignée.
« Oh non, Frère ! Jamais je ne me permettrais une telle hérésie ! Sozin était le plus grand Seigneur du Feu que nous ayons connu. Malheureusement, il ne disposait pas à l'époque des connaissances scientifiques modernes en matière de génétique. Il ne fait nulle doute qu'il aurait pu reconsidérer les choses sous un angle différent s'il en avait été instruit.
– Très bien, concéda le Serviteur en libérant enfin Ty Lee dont il venait d'examiner la dentition. Laissons-lui une chance. Allons, Mesdemoiselles, ordonna-t-il à l'ensemble des jeunes femmes alignées en silence le long de la ligne tracée au sol. Le Grand Recruteur va maintenant vous recevoir l'une après l'autre pour une visite médicale. J'ai la grande joie de vous annoncer qu'à première vue, vous correspondez toutes au type, à l'exception de toi bien sûr, annonça-t-il à Ty Lee avec une note d'amusement dans la voix. Mais laissons le Grand Recruteur juger ton cas.
– Je propose que nous commencions par celle-là, dit la Matrone d'un ton sec en prenant Azula par le bras.
« Elle est un peu trop hardie à mon goût. Le Docteur lui expliquera sans aucun doute ce que l'on attend d'elle et lui apprendra le respect.
– Si vous voulez », répondit le Serviteur sur un ton indifférent.
Et juste comme cela, Rin emporta Azula en la tirant derrière elle. La princesse lança un regard à Ty Lee, puis fut entraînée dans un nouveau couloir au bout duquel se situait une autre salle aux murs tout blancs garnie d'un bureau en métal, d'une table d'examen et de matériel médical varié. Divers instruments pensés pour mesurer les différentes parties du corps étaient disposés sur des étagères en métal elles aussi.
Assis à son bureau, un homme au crâne chauve grattait hâtivement des notes sur un carnet.
Rin se râcla la gorge pour s'annoncer.
« Grand Recruteur, je vous envoie la première recrue.
– Merci Rin, répondit l'homme sans relever la tête.
Quelque chose dans ce crâne chauve luisant et cette voix onctueuse créèrent un choc dans l'esprit d'Azula, comme une décharge, un signal sonore qui lui hurlait de fuir au plus vite. Son cœur se mit à battre la chamade sans qu'elle puisse comprendre pourquoi.
Puis l'homme releva la tête. Un visage à la mâchoire étroite et aux petits yeux perçants cerclés de lunettes en demi-lune lui fit face. Une barbiche brune parcourue de crins gris ornait son menton déjà pointu.
Azula sentit ses jambes se dérober sous son poids et des souvenirs qu'elle aurait voulu enfouir pour toujours affluèrent dans son cerveau embrumé. Les voix dans son crâne se mirent à hurler toutes en même temps.
« Je pense que vous allez apprécier ce specimen, Docteur Huan-Li, dit la Matrone en poussant Azula vers lui. Mais attention, c'est une rebelle ! Toi ! Glapit-elle méchamment à l'adresse d'Azula, lève la tête pour que le Grand Recruteur te voie bien ! »
Le docteur se leva, contourna son bureau et s'approcha. À mesure que ses petits yeux perçants examinaient le visage d'Azula, une lueur de compréhension sembla les illuminer peu à peu. En cinq ans, Azula avait changé. Son visage avait perdu les derniers vestiges de l'enfance, ses joues ayant laissé la place à des pommettes un peu plus saillantes. Mais elle restait aisément reconnaissable pour qui l'avait longuement fréquentée.
« Agni tout puissant, murmura-t-il dans un souffle incrédule. Rin, ma Soeur, expliquez-moi ce que cette petite pute vient faire ici ?
– Je vous demande pardon ? balbutia Rin, visiblement interloquée.
Azula ne pouvait plus respirer. Trop abasourdie pour réagir à l'insulte, elle sentit ses traits s'effondrer sur son visage, comme s'il était fait de cire et qu'on l'avait approché trop près d'une flamme. Le Docteur, de son côté, semblait déjà avoir récupéré du choc de la voir ici.
– Princesse Azula ! dit lentement Huan-Li, un large sourire étirant ses lèvres presque inexistantes, révélant des dents bien rangées d'une blancheur impeccable. En voilà une surprise ! Je ne pensais pas avoir le plaisir de vous revoir un jour ! C'est très aimable à vous de nous rendre une petite visite. Je vois que vous semblez aller mieux depuis notre dernière rencontre, il y a cinq ans !»
Le docteur claqua des doigts, et avant qu'Azula ait pu comprendre ce qui se passait, une vive douleur transperça son crâne. Elle eut juste le temps de tourner la tête pour apercevoir la barre de fer que la Matrone venait d'abattre sur sa tête.
Puis elle chuta et les ténèbres l'enveloppèrent peu à peu.
Sa dernière pensée cohérente, alors que le visage de rat du docteur et la face patibulaire de la Matrone se penchaient sur elle, fut pour Ty Lee.
S'il-vous-plaît, implora-t-elle dans une prière muette, ne les laissez pas lui faire de mal !
