Le dernier chapitre ne semblait pas faire l'unanimité! Je sais qu'il semble étrange que Lizzie se laisse faire ainsi, mais je voulais un peu refléter la réalité (encore en vigueur aujourd'hui!) où une première grossesse est une expérience où on se laisse le plus souvent guider par peur de se tromper et que notre enfant en subisse les conséquences. On ne questionne pas vraiment l'avis des professionnels et faire autrement peut en résulter de beaucoup d'incompréhension dans notre entourage, ce qui est extrêmement difficile à vivre. Je crois que malgré la personnalité de Lizzie elle n'aurait pas pu faire autrement que suivre les recommandations et ce malgré son envie de faire à sa tête, pas quand la maternité est un domaine si nouveau et inconnu. Quant à Darcy, vous comprendrez le pourquoi de son comportement dans le chapitre qui suit...
Sur ce, bonne lecture!
* Attention, il y a un passage un peu graphique.*
Chapitre 33
Les cauchemars du passé
Darcy était assis à son bureau, incapable de se concentrer. Une tonne de correspondance attendait son attention devant lui, mais il ne pouvait s'atteler à la tâche. Son esprit était si accaparé par sa femme qu'il se sentait démuni de tous ses moyens. Il ne dormait plus la nuit et avait de la difficulté à fonctionner le jour. Depuis que Lizzie était entré en confinement, il n'arrivait plus à rien.
Il avait réussi jusque-là à contrôler la peur qui l'assaillait chaque fois qu'il pensait à son épouse. Il avait réussi, depuis qu'elle lui avait annoncé la présence d'un petit être en elle, à remplir son rôle de maître même lorsqu'il s'inquiétait pour elle chaque minute de chaque jour. Il avait tenu ses souvenirs à distance même lorsque le corps de Lizzie s'était mis à s'arrondir, lui rappelant dangereusement un passé lointain qu'il aurait souhaité garder enterré. Il s'était préparé mentalement pendant des semaines, des mois, pour être capable de supporter cette épreuve. Il s'était cru prêt, solide, en contrôle; grossière erreur. Dès qu'Elizabeth quitta leur chambre, sa volonté s'effondra comme neige au soleil et il se retrouva encore plus terrifié qu'au premier jour.
Les images le hantaient sans répit depuis cette journée d'avril. Ces images qu'il avait enfoui très loin au fond de lui et qui avaient resurgies le jour où il avait appris qu'elle attendait un enfant. Il avait essayé de ne pas laisser sa peur transparaître, mais Lizzie n'avait pas été dupe. Elle l'avait questionné mainte fois et il avait été incapable de se confier par peur d'ouvrir une blessure trop profonde. La seule vue de ce ventre rebondit lui serrait la gorge au point qu'il n'arrivait plus à parler, ses entrailles se nouant douloureusement. Il avait alors évité toute conversation faisant référence à sa condition, fermant ses oreilles à tout ce qui pouvait provoquer son angoisse. Comme une main aux griffes acérées, la peur qui le tenaillait était sournoise et douloureuse. Elle revenait à la charge comme une cavalerie de guerre dès qu'il baissait sa garde, le forçant à battre en retraite afin de retrouver la sécurité et le contrôle dont il avait tant besoin. Aveuglé par ses craintes irrationnelles, il ne voyait pas les réels besoins de sa femme et ne comprenait pas pourquoi elle était si distante envers lui. Tout comme il ignorait ses propres démons, il ignora les évidences qui lui indiquait que Lizzie n'était pas heureuse.
Le jour où Mrs Jolly s'installa à Pemberley fut celui où les cauchemars commencèrent. Le lit était si vide sans Elizabeth que Darcy eu du mal à trouver le sommeil. Lorsqu'il s'endormit enfin, ce ne fut que pour laisser place à des rêves horribles d'où il se réveilla le coeur battant et le corps couvert de sueur. Jour après jour il fut hanté par ces scènes sanglantes et ni la fatigue accumulée ni les infusions de valériane et de mélisse ne purent l'aider à sombrer dans un sommeil profond. Cela affecta grandement sa productivité; les pensées brumeuses, il n'arrivait pas à se concentrer sur les tâches à faire et sa mémoire lui faisait défaut. Il ferma sa porte aux habitants souhaitant s'entretenir avec lui, incapable de prendre des décisions ou même d'écouter ce que ceux-ci avait à dire. Il s'appuya lourdement sur l'aide de son butler et de son intendante pour l'aider à gérer le domaine, déléguant des tâches qu'il n'avait jusque-là jamais négligé. Les émotions contradictoires qui l'habitait altéraient grandement sa personnalité; cet étranger qui le fixait lorsqu'il se regardait dans le miroir n'était pas Fitzwilliam Darcy.
La culpabilité qu'il ressentait chaque fois qu'il quittait le chevet de sa femme le rongeait jusqu'au plus profond de son être. Lui qui s'était juré de protéger Elizabeth, voilà qu'il peinait à lui tenir compagnie plus d'une petite heure par jour. Le seul fait d'être dans la pièce où elle donnerait naissance le chamboulait au point qu'il devait se faire violence pour ne pas s'enfuir à toutes jambes. Comme un arbre qui prend racine, la peur avait creusé son chemin jusqu'à ce qu'il se sente complètement lié.
Sa santé se dégrada. Il se mit à avoir des migraines et l'appétit lui manqua. Les cernes sous ses yeux se creusèrent et son teint pâlit. Chaque matin il avait du mal à s'extirper de son lit et chaque soir il retardait l'heure de se coucher afin de repousser au plus tard possible le moment où il aurait à subir à nouveaux les effets de ses cauchemars. Il se sentit sombrer quelque part dans sa tête, loin de la réalité, loin de toute aide.
Puis Richard était arrivé.
Darcy avait été surpris d'accueillir son cousin, mais aussi soulagé. Ce dernier n'expliqua pas la raison de sa présence à Pemberley, mais se mit aussitôt en tête de le divertir comme il le pouvait, l'approchant comme un animal sauvage qui a besoin d'être apprivoisé. Lentement, très lentement, cela fit son effet. Avec Richard à ses côté, Darcy eu l'impression de pouvoir respirer un peu. Lorsqu'il partait trop loin dans sa tête, son cousin était là pour le ramener sur terre et l'obliger à réfléchir, agir, bouger. Il remplissait son assiette et veillait à ce qu'il finisse chaque bouchée. Il le forçait à exercer son esprit, à faire des promenades à cheval, à rencontrer les habitants qui avaient tant besoin de lui et qui dernièrement se sentaient délaissés par ce maître présent et absent à la fois. Peu à peu, Darcy avait reprit vie. Graduellement, il s'était sentit revenir à lui. Richard lui avait ramené la raison, comme une bouffée d'air frais après un orage humide et oppressant. Cependant, toutes ses tentatives ne furent pas suffisantes pour oblitérer la peur et encore moins les cauchemars qui le hantait toutes les nuits.
Darcy capitula en soupirant. Il ne savait pas combien de temps il avait passé à regarder les trois piles de correspondance dans la plus parfaite immobilité, mais il était si loin dans ses pensées qu'il ne remarqua pas lorsque Richard fit son entrée dans son bureau et attendit en silence qu'il remarque sa présence. Lorsque le maître de Pemberley leva la tête et qu'il le vit, il sursauta si fort qu'il en tomba presque de sa chaise.
-'Ne fais plus jamais cela.' haleta-t-il en s'agrippant la poitrine. 'Quelle idée de s'immiscer ainsi sans avertissement.'
-'J'ai frappé. Trois fois.'
-'Oh. Désolé.'
-'Tu as l'air terrible.'
Darcy soupira, se passant les mains sur le visage. Il n'avait pas besoin de son cousin pour lui rappeler cela, il le voyait à chaque matin dans son miroir. 'Je sais, je n'arrive toujours pas à dormir.'
Richard l'étudia minutieusement, posant ses mains sur le dossier de la chaise devant lui. 'Sais-tu pourquoi je suis ici?'
Darcy haussa les épaules. 'Pour la naissance, je suppose.'
Richard prit une grande inspiration. 'J'ai longtemps hésité avant de te le dire, mais je crois qu'aujourd'hui je me dois d'être honnête avec toi.'
Les pensées de Darcy voguaient déjà ailleurs. Est-ce qu'Elizabeth avait à nouveau mal aujourd'hui? Elle se plaignait de douleurs depuis quelques temps. Malgré les encouragementes de la sage-femme, qui lui avait assuré que cela était normal, cela ne l'empêchait pas de craindre le pire. 'Quoi? Que disais-tu?'
Richard le regarda droit dans les yeux. 'Tu ne peux pas continuer comme cela.'
-'Comme quoi?'
Son cousin s'impatienta. 'Regarde toi, Fitz! Tu marches comme si tu étais un fantôme; même lorsque tu es présent tu ne l'es pas tout à fait. Parfois tu ne réponds même pas quand on te pose une question. Tu n'es que l'ombre de toi-même depuis quelques temps et si j'avais su à quel point ton état était grave je serais venu bien avant.'
Silence. Voyant que Darcy ne répondait pas, Richard ajouta sur un ton plus calme: 'Que se passe-t-il? Je ne t'ai jamais vu ainsi. Jamais. Je ne sais pas ce qui se trame dans ta tête, mais il y a quelque chose qui se passe là-dedans que tu n'arrives pas à extérioriser. J'ai essayé d'être subtil et patient afin que tu te confies à moi de toi-même, mais je dois me rendre à l'évidence: tu n'as aucune idée de ce qui t'arrive, tu n'es même pas conscient de la façon dont tu te comportes. Je refuse de passer une autre journée à te regarder te transformer en cette chose étrange qui a prit la place de mon cousin.'
Darcy fut si stupéfait qu'il ne sut pas quoi répondre. Il mentit, même s'il savait pertinemment qu'il n'avait aucune crédibilité. 'Tu n'as aucune raison de t'inquiéter.'
Richard éclata d'un rire sans joie. 'Aucune raison? Tu plaisantes? Tu es distant, effacé, silencieux. Je ne crois pas t'avoir vu sourire une seule fois depuis mon arrivée. Et je vais t'avouer que je suis atterré de ton comportement envers Elizabeth. Ne réalises-tu pas la solitude que ce doit être pour elle là-haut? La difficulté qu'impose un tel confinement à une personne comme elle?'
Le tempérament de Darcy s'enflamma enfin. 'J'ai veillé à chaque détail pour m'assurer de son bien-être. J'ai été à ses côtés jusqu'à ce qu'elle entre dans cette chambre et j'ai laissé la responsabilité de sa santé entre les mains les plus compétentes. Que puis-je faire de plus? Et puis comment oses-tu me dire que je n'ai pas été là pour elle alors que toi tu n'étais pas présent pour être témoin de tout ceci? Tu viens d'arriver et tu penses tout savoir?
-'C'est Elizabeth qui m'a écrit pour me demander de venir.'
-'Quoi?'
-'Et elle a bien eu raison de le faire. Elle m'a fait part de son inquiétude, de ton comportement étrange et de ton indifférence face à sa condition. Et je m'attendais à tout sauf à ce qu'elle ait raison.'
-'Si tu es venu ici pour me reprocher mon incompétence en tant que mari, la porte est derrière toi et je te prierais de la refermer en sortant.'
Richard ferma les yeux un moment pour apaiser sa colère. 'Fitz, je te connais. Il y a quelque chose qui ne va pas. Dis-moi ce qui se passe pour que je puisse t'aider un peu. Est-ce le bébé? As-tu peur que ce soit une fille?'
-'Ne sois pas ridicule.' répondit sèchement Darcy. 'Je me fiche éperdument du sexe de l'enfant.'
-'Sa santé alors?'
-'Bien sûr que je m'inquiète de la santé de Lizzie, n'est-ce pas normal?'
-'Je parlais du bébé.'
Darcy ne répondit pas. Il n'osait pas formuler ses pensées; la santé d'Elizabeth était plus importante à ses yeux que celle de cet enfant.
-'Il serait beaucoup plus facile si tu me disais tout plutôt que de me faire deviner ce qui te tracasse. Le bébé naîtra d'une journée à l'autre, tu te dois de te reprendre pour ta femme. Elle a besoin de toi, le vrai toi, celui qu'elle aime et qui a toujours été prêt à tout pour elle.'
Le rappel que l'accouchement était imminent lui fit perdre son souffle. Il avait baissé sa garde pendant un moment, songeant à peut-être confier à Richard ces images qui l'handicapait depuis des mois maintenant. L'espace de quelques secondes il avait cru voir un salut, une solution, mais la mention de l'épreuve imminente lui ramena son passé avec la force d'un ouragan. Son visage dût trahir ses émotions car celui de Richard changea soudainement. 'Darcy?'
Il prit une grande inspiration pour calmer l'angoisse qui montait en lui. 'Laisse moi tranquille. S'il-te-plait.'
Richard allait répliquer quand on cogna à la porte. Mrs Jolly entra sans attendre d'invitation et aussitôt le dos et la nuque de Darcy se couvrirent d'une sueur froide.
-'Mr Darcy, Mr Fitzwilliam. Les temps sont encore tôt, mais il serait bon d'envoyer quérir le Dr Baker sous peu. Mrs Darcy n'est qu'au tout début du processus, mais les choses semblent progresser de manière constante.'
Darcy sentit le souffle lui manquer et il agrippa son bureau, ses jointures virant au blanc. Richard remercia la sage-femme puis s'absenta un instant avant de revenir dans la pièce. 'J'ai donné l'ordre d'atteler la voiture. Quelqu'un se libérera pour aller chercher le médecin.'
Aucune réponse.
-'Hey, Darcy, du calme, tu vas te faire mal.'
-'C'est commencé.' murmura-t-il, la gorge si serrée qu'il avait l'impression de s'étouffer. 'Seigneur, pas maintenant, je ne suis pas prêt.'
La panique montait dangereusement en lui. Ses mains se mirent à trembler.
-'Elizabeth est jeune et forte. Elle a toutes les chances de son côté.'
Darcy secoua la tête, sourd aux mots de son cousin. 'Je ne peux pas supporter ça. Je ne peux pas supporter qu'elle subisse un martyr. Je ne peux rien faire pour arrêter cela. Elle est en train de souffrir et je n'y peux rien. Je ne peux rien faire.'
Le nouvel Earl tenta de le rassurer à nouveau. 'Fitz, ce n'est qu'un accouchement, pas une séance de torture. C'est un dur moment à passer, je te l'accorde, mais bientôt vous pourrez célébrer la venue de votre enfant.'
Darcy leva brusquement la tête, furieux. 'Fêter l'arrivée de mon enfant? Et à quel prix devrai-je le payer? Ou plutôt, à quel prix Elizabeth devra-t-elle le payer? Tu ne sais pas ce que c'est, tu ne sais absolument rien alors cesse d'essayer de me remonter le moral avec des paroles aussi stupides.'
-'Et toi? Le sais-tu?' répondit Richard, piqué. 'Ou ta peur te fait perdre la tête? Tu ne sais pas ce qui se passe là-haut, tu ne sais pas comment tout cela fonctionne. Oui, il y a des risques, mais tu as dis toi-même qu'elle était assisté par les meilleurs mains du Derbyshire. Cela devrait te rassurer un peu, non? Et puis n'es-tu pas content d'enfin rencontrer ton enfant?'
Incapable de répondre, Darcy ferma les yeux. Tant d'émotions se bousculaient en lui qu'il en était étourdi. La culpabilité, la colère, la rancune, la haine, la peur, l'impatience, la panique et tant d'autres qu'il n'arrivait pas à nommer et qui se battaient pour la première place dans son esprit. Et parmi tout cela des images d'Elizabeth le visage déformée par la douleur, des draps tâchés de sang, des cris étranglés...
-'Fitz, je suis là.' Richard s'était approché de lui et avait posé sa main sur son épaule. 'Je suis avec toi, je vais attendre toute la nuit à tes côtés s'il le faut.'
Son passé était dangereusement près. Bientôt il n'aurait plus la force de le tenir à distance.
-'Je suis terrifié.' murmura Darcy. 'Je n'arrive pas à...je ne sais pas comment...Tout ceci, tous les cris, tout ce sang...je me rappelle...j'ai vu...'
L'air lui manquait. Les souvenirs l'inondèrent, insistants, violents. Richard l'obligea à le regarder droit dans les yeux.
-'Qu'as-tu vu, Fitz? Parle-moi!'
Son corps était secoué de spasmes incontrôlables. Son souffle s'accéléra. La panique l'emporta sur la raison.
-'J'ai besoin d'air, j'étouffe.' croassa-t-il en le repoussant. Il sortit rapidement de la pièce en ignorant les protestations de son cousin et sans même réfléchir ses pieds le menèrent vers le haut, loin de tous, là où il pourrait être seul.
Son coeur battait comme un tambour de guerre. Il avait chaud et sa nuque fourmillait désagréablement. Les images étaient là, fortes, poignantes, impossibles à arrêter maintenant. Il ferma les paupières avec force pour les chasser, mais il était trop tard. Hors d'haleine, il se laissa choir sur une chaise et mis sa tête entre ses genoux, pris de nausées. Il n'avait même plus d'espace dans son esprit pour se détester, submergé par cette scène atroce dont ses yeux d'enfant avaient été témoin. Incapable de résister plus longtemps, il succomba. Cet épisode, qu'il avait tant cherché à oublier, l'assaillit avec la force d'une crue violente des eaux. Tout à coup, le moment présent n'existait plus et il fut transporté dans ses souvenirs comme une vague qui l'emporte au large, loin de tout point de repère.
C'était à l'automne 1782.
Âgé de douze ans, Darcy rendait chaque jour visite à sa mère dans la chambre bleue, là où elle était alitée. Alors que les jours refroidissaient, Darcy prit conscience que quelque chose se préparait. Plusieurs femmes s'installèrent à Pemberley et on l'encouragea à se réjouir de la venue imminente de son petit frère ou sa petite soeur. Puis un matin on lui refusa l'accès à la chambre et on le chassa de l'étage prestement, sans explications. Il voulut rejoindre son père, mais il s'était enfermé dans son bureau et ne voulait pas être dérangé. Tous les domestiques étaient silencieux et sombres. Une atmosphère étrange planait dans l'air.
Offusqué d'être tenu à l'écart, effrayé pour sa mère qu'il savait déjà mal en point, il attendit que sa gouvernante le mette au lit ce soir-là avant de se glisser hors de sa chambre. Il monta jusqu'à celle de sa mère, se cacha derrière une colonne et, camouflé par la noirceur, son plan avait été d'attendre que tout le monde soit couché pour la rejoindre. À peine s'était-il assis qu'il entendit ses cris.
Cela le paralysa sur place. Jamais il n'avait entendu une telle souffrance ni un tel désespoir. Il l'entendit supplier que cela s'arrête, que tout se termine, et il ne comprenait pas pourquoi personne ne lui venait en aide. Incapable de bouger, il se recroquevilla dans la pénombre, les yeux fixés sur la porte, les oreilles bourdonnantes de ces hurlements parfois stridents, parfois plaintifs. Des heures, cela dura. Quelques fois la porte s'était ouverte et avait révélé sa mère, couverte de sueur, les cheveux en bataille, sa chemise de nuit complètement détrempée. Ce fut un choc pour Darcy de la voir ainsi, lui qui ne l'avait jamais vu autrement que parfaitement mise. À un moment, il y eut un silence inquiétant; peu après une femme sortit en courant et Darcy sentit son coeur se serrer. Ce qui le frappa à ce moment n'était pas le visage d'Anne Darcy, déformé par la douleur, mais les draps tachés de sang qui s'accumulaient dans le panier près du lit.
Peut-être que quelques minutes seulement s'écoulèrent, peut-être que ce fut des heures, mais le médecin arriva enfin, accompagné d'un jeune homme, et il ne resta que quelques minutes dans la pièce avant de sortir à nouveau afin de s'entretenir en privé avec la sage-femme.
-'Elle perd de plus en plus de sang.' murmura la vieille femme. 'Il faut que le bébé naisse, sinon nous risquons de les perdre, tous les deux. Ce n'est pas normal, je suis certaine qu'il y a un problème.'
-'Je vous en prie, Mrs Bell, ne posez pas de diagnostic hâtif, vous n'êtes pas médecin. Le bébé est seulement en postérieur et a besoin d'un peu d'aide pour sortir. Lady Darcy a un bassin étroit, son premier accouchement était tout aussi long et laborieux et ce avec un bébé bien positionné. Vous avez tenté la version par l'extérieur, la chaise? Bien. Je ne vois donc qu'une seule solution. Je vais m'entretenir avec Mr Darcy sur la suite des évènements, l'utilisation des forceps sera probablement nécessaire et cela ne va pas sans risques. Il aura probablement à choisir entre sa femme et son enfant.'
-'Elle arrive à peine à rester éveillé, elle crie sans même ouvrir les yeux. Elle a perdu trop de sang.'
-'Les saignements sont normaux. Avez-vous déjà assisté à un accouchement sans une goutte de sang?'
-'Non, mais-'
-'Lady Darcy est seulement délicate à la douleur. Donnez-lui un peu d'alcool, cela l'engourdira momentanément et l'aidera à se reposer.'
-'Elle ne garde rien de ce qu'on lui donne. Elle n'a plus de forces. Si nous ne faisons pas quelque chose, cette hémorragie la videra de tout son sang.'
-'Il n'y a aucune hémorragie.' grommela l'homme. 'Je suis surpris de votre attitude alarmiste, cela n'est pas dans vos habitudes. Je vais faire mon rapport à Mr Darcy et reviendrai pour procéder. Le Dr Baker restera avec vous pendant ce temps.'
-'Mais-'
-'De grâce, Mrs Bell, cessez de me harceler avec vos suppositions démesurées et faites votre travail. Je vous dis que la situation est sous contrôle. Les femmes sont faibles et sensibles, chaque accouchement est la même histoire: des pleurs, des supplications, puis tout revient à la normale. Lady Darcy n'est pas différente des autres. Dès mon retour nous nous mettrons au travail, il n'y a aucune presse.'
La sage-femme regarda le médecin partir avec stupéfaction. Le jeune apprenti sorti alors de la pièce, laissant la porte entrouverte. Derrière lui, Darcy pouvait voir le corps inerte de sa mère, son visage livide et un deuxième panier de linges tachés. Quelqu'un la souleva pour lui faire boire quelque chose, mais la moitié du liquide glissa le long de son cou, l'autre elle recracha en s'étouffant. Elle marmonnait inintelligiblement maintenant, secouant la tête à droite et à gauche.
-'Où est le Dr Wood?' demanda le jeune médecin.
-'Avec Mr Darcy.' Répondit la sage-femme, une note de désapprobation dans la voix. 'Comment peut-il croire que tout va bien alors qu'il est clair que Lady Darcy est dans un état de souffrance anormale?' Puis, elle se ressaisit. 'Pardonnez-moi, Docteur, ce n'est pas ma place de critiquer votre maître.'
Le Dr Baker eut un léger sourire. 'Je suis peut-être son apprenti, mais je ne partage pas toutes ses opinions. Dites-moi, Mrs Bell, quelle est votre avis sur l'état de Lady Darcy?'
-'Le bébé est en postérieur, mais tout ce sang n'est pas normal. La moindre pression sur l'abdomen provoque des saignements abondants, ce qui m'empêche de palper le bébé ou même d'essayer de l'aider à pivoter.'
-'Et quels sont les ordres du Dr Wood?'
-'Il souhaite faire usage des forceps.'
-'Les forceps...' murmura l'apprenti en pinçant les lèvres.
-'Ne pouvez-vous rien faire, Dr Baker? Vous, cela j'en suis certaine, pouvez voir que la situation est beaucoup plus grave que ce que votre maitre laisse entendre.'
L'apprenti hocha la tête. 'Je crains que nous devions prendre des mesures plus drastiques si nous voulons faire sortir ce bébé le plus vite possible. Ils ne survivront pas si nous laissons la situation se dégrader ainsi et encore moins si les forceps sont utilisées. De plus, les risques que le bébé soit en détresse en ce moment même ne sont pas négligeables. Mes observations me portent à croire qu'il faut absolument que ce bébé naisse sous peu sinon je crains qu'il ne vienne au monde mort-né. Les saignements n'ont pas commencés il y a longtemps, je présume?'
-'Dès le début du travail, mais ils étaient minimes, rien qui ne laissait supposer un problème quelconque. Je m'inquiétais plutôt de la position du bébé et de la lenteur de la progression, mais depuis une heure les saignements sont devenus si abondants que je vous ai tout de suite fait appeler.'
-'Où en est la dilatation?'
-'Presque quatre, Docteur.'
Ce dernier soupira. 'Je ne vois qu'une seule solution. Je vais tenter une version interne, avec un peu de chance cela sera suffisant pour que le bébé s'engage.'
Déjà il roulait ses manches jusqu'au-dessus de ses coudes.
-'Bien, Docteur. Devons-nous prévenir le Dr Wood?'
Il hésita. 'Je vais vous demander de faire quelque chose qui est à l'encontre de votre éthique, Mrs Bell. Pour le bien de notre patiente, il serait mieux que mon maitre n'arrive pas trop vite. Profitons de toutes les minutes que nous possédons pour faire naître cet enfant et sauver la mère d'un traitement inhumain. Chaque instant compte.'
La sage-femme retourna prestement à l'intérieur de la chambre et aboya ses ordres. Aussitôt on positionna la maîtresse de lieux plus bas sur le matelas, les jambes levées et le jeune apprenti prit place sur le tabouret installé au pied du lit.
-'Cessez d'alimenter ce feu, non d'un chien!' s'exclama-t-il en voyant une femme mettre une nouvelle bûche dans l'âtre déjà bien rempli. La sueur perlait sur son front. 'Ouvrez une fenêtre, seulement un brin, pour faire circuler l'air. On se croirait dans un four.'
Cet ordre en surpris plus d'une, mais un seul regard de Mrs Bell convainquit tout le monde d'obéir à cette étrange demande. Le Dr Baker prit une grande inspiration et la porte se referma avant que Darcy ait pu voir ce qu'il s'apprêtait à faire.
Les cris qui suivirent furent suffisants pour qu'il en tressaille d'horreur.
Puis tout sembla aller très vite; Darcy entendit un nouvel ordre du Dr Baker et la porte s'ouvrit à la volée dans la hâte des femmes présentes à quérir ce dont il avait besoin. Assis sur le tabouret, l'apprenti avait un bras et son tablier couvert de sang. Les draps étaient écarlates. Le tapis sous ses pieds imbibait le liquide rouge. Anne Darcy se mit alors à s'agiter et malgré elle se replia, menton contre son torse. Elle était aussi blanche que la mort.
Déterminé, le Dr Baker ne se laissa pas impressionner. 'Ne luttez pas, Lady Darcy. Laissez votre corps faire le travail. Apportez moi les ciseaux, Mrs Bell.'
Les encouragements abondèrent, obligeant la mère complètement épuisée à creuser pour trouver l'énergie de pousser. Cependant, les forces manquaient à la maîtresse de Pemberley et elle peinait à donner les efforts suffisants.
-'Le bébé remonte. Vous devez réessayer à la prochaine contraction, ne perdez pas espoir.'
Darcy vit les ciseaux briller à la lueur des flammes. Le Dr Wood arriva à ce moment et prit compte de la situation en un regard.
-'Que faites-vous?'
L'apprenti ne répondit pas. Il fit rapidement une entaille dans la chair et déposa l'instrument souillé sur le plateau qu'on lui présenta. 'Mrs Bell, vous et vos femmes devez la soutenir pour qu'elle puisse être à la verticale. Prenez appui sur le bord du matelas, voilà, comme cela. Lady Darcy, dès que vous en sentez le besoin, allez-y.'
Le Dr Wood fulminait. 'De quel droit osez-vous prendre en charge cet accouchement?'
-'Monsieur, sauf votre respect, je ne crois pas que ce soit le temps ni le lieu pour une telle conversation.'
En effet, Anne Darcy se mit à gémir à nouveau. Elle poussa comme elle le put, mais ce ne fut toujours pas suffisant. Le Dr Baker jura sous son souffle.
-'Utilisez les forceps.' ordonna le Dr Wood.
-'Ce n'est pas nécessaire. J'ai fait une incision pour que le passage de la tête se fasse plus aisément.'
-'Refusez-vous un ordre de votre supérieur?'
Anne Darcy se remit à gémir plus fort encore et cette fois le Dr Baker se joignit aux femmes pour l'encourager, ignorant le Dr Wood qui, offensé, marcha à grande enjambée vers sa trousse.
-'Lady Darcy, il faut absolument sortir l'enfant, maintenant. Ceci est votre dernière chance, donnez tout ce que vous avez et même plus.'
-'Poussez-vous, Dr Baker, et fermez cette porte, non d'un chien!'
Peut-être était-ce la vue de la longue pince de métal ou l'empressement dans la voix de l'apprenti, mais Anne Darcy donna suffisamment d'elle-même pour que le Dr Baker s'exclame que la tête était passée.
La porte se referma. Puis Darcy l'avait entendu; ce premier cri, ce premier souffle de vie. Des exclamations. Du soulagement.
-'Occupez-vous de ramasser tout ceci, je vais prévenir Mr Darcy. Dr Baker, nous aurons à parler, en privé, lorsque tout ceci sera terminé. Et fermez cette fenêtre et ces rideaux, pardieu! Voulez-vous que Lady Darcy attrape sa mort?'
Le Dr Wood sortit de la pièce. Derrière lui, les femmes avaient emmené le bébé dans le coin de la pièce pour le laver. Ce dernier pleurait avec force, comme indigné. Le Dr Baker n'avait pas quitté son poste et appuyait maintenant contre le ventre dégonflé de sa patiente qui était à nouveau étendu sur le lit. Un flot de sang éclaboussa ses souliers. Darcy, qui avait cru que c'était la fin, avait senti la panique l'envahir à nouveau.
-'La bassine. Souhaitons qu'il soit intacte...Comment est son pouls, Mrs Bell?'
-'Il est très faible.'
Quelques minutes s'écoulèrent avant que le Dr Baker eut enfin l'air soulagé. 'Tout y est. Et les saignements diminues. Il y a de l'espoir.'
Anne Darcy ouvrit alors les yeux et elle tendit la main vers l'enfant. Sa voix n'était qu'un murmure. 'Donnez…le…moi.'
-'C'est une fille, Lady Darcy.' Annonça la sage-femme en apportant le bébé, qu'elle plaça au creux de ses bras, soutenu par des oreillers. 'Une magnifique petite fille. Elle a une soif de vivre, cette enfant. Un vrai miracle.'
Le bébé cessa de pleurer aussitôt dans les bras de sa mère. Anne Darcy eut un petit sourire en voyant le visage de son enfant, mais elle retomba bientôt dans l'inconscience, comme si enfin elle pouvait lâcher prise.
-'Gardez un œil vigilant sur l'état de Lady Darcy.' Dit le Dr Baker en se nettoyant les mains et les bras. 'Priez Dieu pour que la fièvre ne s'installe pas.'
Darcy regagna sa chambre peu de temps après, le corps crispé d'être resté immobile aussi longtemps. Il pleura longuement en étouffant ses sanglots dans son oreiller, secoué par de violents tremblements, la tête pleine d'images horribles. Il fut hanté par des cauchemars des semaines durant et personne ne soupçonna quoi que ce soit, pas même sa gouvernante qui comme tous les autres pensait que son comportement étrange était dû au fait que sa mère était entre la vie et la mort. Il ne put voir cette dernière avant un long moment et le jour où il eut l'autorisation d'aller la visiter le spectacle qu'il vit le traumatisa presqu'autant que celui auquel il avait assisté la nuit de la naissance de sa petite soeur. Il ne reconnu pas sa mère; cette femme si forte et stricte, si fière et juste, ne pouvait pas être cette pâle copie d'Anne Darcy qui reposait sur une pile d'oreillers bien rembourrés. La peau si pâle qu'elle en était translucide, le regard si vide qu'il semblait dans un autre monde, Darcy n'osa pas s'approcher d'elle. Elle ne tenta pas non plus de le rassurer; elle lui demanda, dans un murmure à peine audible, de prendre soin de sa petite soeur. Elle lui fit promettre d'être toujours là pour la protéger et l'aimer et il accepta sans répliquer, les yeux brûlants. Son père, présent à ce moment, se pencha alors vers lui et lui murmura discrètement à l'oreiller. 'Ne pleure pas. Sois fort. Sois un homme.'
Alors Darcy leva la tête et refoula ses larmes. Il n'attendit pas d'être seul pour pleurer. Il ne chercha pas refuge dans les bras de sa gouvernante. Il s'endurcit aux émotions qui le chamboulait et les enterra au plus profond de lui-même, avide de plaire à ses parents.
Les semaines passèrent et Darcy, dans toute son innocence, cru sa mère hors de danger. L'hiver passa, mais son état ne s'améliora pas. Le printemps s'annonça et un virus emporta de la maitresse des lieux en quelques jours. Sous le choc, il fit son deuil en silence. Lorsqu'il jeta une poignée de terre sur le cercueil de sa mère, il se promit d'être cet homme qu'elle avait toujours souhaité qu'il soit. Un homme fiable, bon et sérieux. Un homme généreux, attentif et minutieux. Pour atténuer sa peine et sa douleur, il se jeta corps et âme à être exactement cela. Soudainement, il ne trouva plus de plaisir dans les jeux d'enfants qui l'amusait tant auparavant. Il considéra ses études avec plus de sérieux. Il accompagna son père régulièrement dans ses tâches. Il s'appliqua dans ses responsabilités.
Soit fort. Sois un homme.
Darcy n'oublia pas sa promesse. Il s'accrocha au dernier souhait que sa mère avait formulé, s'y exerçant avec une facilité toute naturelle. Georgiana était sa petite protégée et il se dévoua à la distraire, à l'éduquer et à l'aimer du mieux qu'il le pouvait. Il n'était pas très démonstratif, convaincu maintenant qu'un homme devait toujours être en contrôle de ses émotions, mais il compensa en lui donnant toute l'affection dont il était capable par l'entremise de son temps, ses gestes et ses attentions.
C'est ainsi qu'en seulement une saison Darcy devint un homme.
(-*-)
J'espère que ce petit retour dans le passé aura expliqué un peu la personnalité de Darcy, qui est si sérieuse et stricte. Je me dis que la mort d'un parent à un âge si jeune doit avoir un très grand effet sur un enfant.
L'accouchement d'Anne Darcy démontre aussi un changement dans les pratiques quant aux accouchements. Les médecins ont commencés à prendre le contrôle du corps de la femme dans ces environs et le Dr Wood est un représentant de la vieille école, si je puis dire, où les femmes qui sont confinés doivent l'être dans une pièce complètement à l'abri du soleil, de la lumière, du vent, où les feux sont gonflés à bloc et l'air ambiant néfaste. L'utilisation des forceps est mitigée, des solutions parfois radicales sont mises en place pour en venir à bout des accouchements difficiles. Les césariennes assurent la mort de la mère. Le Dr Baker représente une nouvelle génération, où il y a certaines découvertes qui réduisent le taux de mortalité, par exemple d'aérer la pièce. L'usage de se laver les mains avant de toucher aux patientes n'est pas arrivé avant les années 1840, donc même le Dr Baker, dans son approche plus moderne pour son temps, n'utilise pas des pratiques tout à fait sécuritaires.
Anne Darcy a probablement eu un décollement vers la fin de son travail, ce qui explique tout le sang perdu et l'urgence de faire naître l'enfant, qui ne peut survivre un long moment ainsi.
L'histoire de la maternité est tout simplement fascinante! Un peu effrayante, mais certainement pleine de faits intéressants.
Je suis très heureuse de voir que j'arrive à tenir ma promesse de publier une fois par mois jusqu'à maintenant! Je croise les doigts pour que le temps et l'inspiration soit toujours au rendez-vous et que ma fidélité à mon engagement tienne toujours : )
À bientôt!
