Un chapitre prêt plus rapidement que prévu! Merci à aurore-esp pour ses conseils, qui m'ont permis de me sortir d'une impasse dans le dénouement de l'action! Sans plus tarder, bonne lecture…
Chapitre 53
Le pouvoir d'un nom
-'Je me sens trahi, Lizzie. Trahi par mon propre père.'
Darcy caressait doucement l'épaule de sa femme, les yeux rivés sur la grande canopée de leur lit à baldaquin. Ils avaient brillé par leur absence au déjeuner et l'après-midi était déjà bien avancé maintenant. Isolés du monde dans cette chambre qui était la leur, ils avaient l'impression que le temps s'était arrêté pendant quelques heures.
Apprendre le véritable héritage de M. O'Shee avait été un choc qu'il avait eu du mal à encaisser. L'espace d'un moment il s'était senti aussi fragile qu'un enfant perdu, laissé à lui-même, incapable de se raisonner. Après ce choc initial, et l'échappatoire que lui avait offerte sa femme, il se sentait maintenant beaucoup plus apte à digérer la nouvelle. Cependant, même s'il était capable de reconnaitre que son père n'était certainement pas le premier homme à avoir un enfant illégitime, cela ne l'empêchait pas d'être habité par un profond sentiment de trahison.
-'Je le croyais un homme d'honneur, mais tout ce temps il nous cachait la vérité.' Poursuivit-il lentement. 'S'il a pu me cacher un fait aussi important, sur quoi d'autre m'a-t-il menti?'
Elizabeth se redressa sur son coude afin de mieux le regarder. 'Will…peux-tu vraiment le blâmer? Dans un sens, il vous a protégé du mieux qu'il a pu. Il a protégé ta mère de la douleur et de l'humiliation, il vous a protégé ta sœur et toi du scandale, et il a protégé M. O'Shee des persécutions qu'il aurait pu subir en grandissant dans un monde que nous savons tous les deux être parfois cruel. Et puis, comment peux-tu douter de l'honneur de ton père? Il a veillé à ce que M. O'Shee ne manque de rien, il lui a fourni une éducation et des fonds lui offrant beaucoup plus d'opportunités que bien d'autres. Crois-tu qu'il ait été facile pour lui de ne pas faire partie de la vie de son deuxième fils? Mais son engagement était envers vous, envers ta mère, ta sœur et toi. Et il a tenu cet engagement au meilleur de ses habilités. Pour ma part, je le plains plus que je ne le blâme.'
Darcy eut un rictus sombre. 'Comment peux-tu dire une chose pareille?'
-'Te rappelles-tu les sentiments qui t'habitaient avant notre mariage? Peux-tu en nier la force ou as-tu grossièrement exagéré le désespoir que tu as ressenti quand je t'ai refusé?'
Il lui jeta un regard entendu. 'Tu connais très bien la réponse à cette question.'
-'Alors tu peux comprendre pourquoi il n'a pas pu résister à cette femme.'
Darcy repoussa la couverture et se leva du lit. 'Je n'étais pas marié, moi, lorsque je t'ai rencontré. Mes sentiments étaient justes, valides, permissibles.'
-'Permissibles? Crois-tu réellement que l'amour peut se décider ainsi? Qu'il disparait parce qu'une personne porte un anneau au doigt?' Voyant qu'il ne répondait pas, elle ajouta : 'Et puis, peux-tu nier la nature insensible des mariages dans notre sphère? Ils relèvent plus de transactions d'affaires que d'histoires de cœur. Dès ma naissance je suis certaine que ma mère se penchait sur mon berceau pour m'encourager à choisir un parti riche et, avec un peu de chance, beau. Jamais il n'a été question d'amour.'
-'Où veux-tu en venir?' soupira Darcy, passant sa chemise par-dessus sa tête. 'Que mon père était justifié d'aimer une autre femme parce qu'il n'aimait pas ma mère?'
Elizabeth resta patiente malgré son ton acerbe. 'Ton père a toujours fait ce qu'on attendait de lui. Tout le monde s'entend à dire qu'il a dirigé Pemberley avec beaucoup d'empathie et de générosité. Il s'est marié avec ta mère, qui était un bon parti pour lui. Il a engendré un héritier, comme se doit tout maître de famille souhaitant perpétuer sa lignée. Il a fait tout cela par devoir. Mais comment peux-tu le blâmer d'avoir succombé à une attirance si forte que même dans la mort il a cherché à être à ses côtés? Ce n'était pas un caprice, Will. Ce n'était pas un homme cherchant sa satisfaction ailleurs que dans son lit conjugal. Il aimait cette femme, tout comme tu m'aimes moi.'
-'Ce n'est pas la même chose.'
-'Non? Pourtant, je ne vois pas la différence. Il aimait une femme, à tel point qu'il a érigé sa tombe à ses côtés. Il l'aimait si fort qu'il a nommé un de ses bateaux à son nom. Pourtant, il a renoncé à cette femme et à cet enfant qui est né de cette union impossible, et ce par respect pour ta mère, ta sœur et toi. Pour moi, ce sont les actions d'un gentleman.'
Darcy écouta, sur la défensive, mais les mots de sa femme faisaient plus de sens qu'il ne l'aurait voulu. Il se passa les mains sur le visage, las.
-'J'aurais aimé qu'il me fasse confiance.' Avoua-t-il enfin, détestant le fait qu'il sonnait comme un enfant pétulant. 'Toutes ces années où j'ai marché à ses côtés en tant qu'homme…comment n'a-t-il pas trouvé un seul moment pour révéler tout ceci? J'aurais compris.'
Elizabeth haussa d'un sourcil. 'Vraiment?'
-'Peut-être pas sur le coup, mais j'aurais fini par comprendre. Je suis un homme moi aussi et je sais ce que c'est d'aimer au point de se perdre. Je sais ce que c'est d'être consumé par le désir, par l'envie de posséder la femme que j'aime. Je ne le blâme pas d'avoir un autre fils; seulement de ne pas m'avoir confié ce secret. Pourquoi ne m'a-t-il rien dit?'
Lizzie se leva du lit et vint l'étreinte. 'N'oublie pas que tu n'es pas le seul dans cette équation. Qu'aurais-tu cherché à faire si tu avais su l'existence de Mr O'Shee plus tôt?'
Darcy réfléchit un moment, ne sachant pas quoi répondre. Qu'aurait-il fait? Aurait-il fait comme si de rien n'était? Aurait-il cherché à le connaître, poussé par la curiosité? Aurait-il été jaloux de cet autre enfant, un autre héritier potentiel?
-'Je crois que ton père savait exactement comment tu réagirais. Tu as toujours eu une nature très juste, Will. Si juste en fait que tu aurais probablement cherché à donner à ce garçon ce qui lui est dû, sans penser aux conséquences que cela aurait sur tous les autres ou sur toi. Ton père cherchait à te protéger en gardant ce secret pour lui et non pas à te blesser.'
Aurait-il fait comme son père, s'il avait été à sa place? Aurait-il pu résister aux charmes de Lizzie s'il l'avait rencontré quelques années plus tard et ce même s'il avait été marié à sa cousine? Il se vantait d'avoir un sens de l'honneur solidement ancré en lui, mais aurait-il réellement été capable de résister, si l'occasion s'était présentée? Et qu'aurait-il fait si de cet amour un enfant était né? Il songea d'abord à sa fille, puis à cet autre enfant grandissant en Lizzie, et il sut alors qu'il aurait fait tout en son pouvoir pour les protéger, peu importe la manière.
-'Tu as sûrement raison.' Soupira-t-il, s'adoucissant enfin. Son regard se posa sur la forme nue de sa femme, adorablement voluptueuse, et il sut qu'il n'aurait pas d'autre choix que de pardonner à son père. 'Aussi difficile qu'il m'est d'accepter cette décision, il a probablement fait ce qu'il pensait être le mieux pour nous tous.'
-'Je n'en ai aucun doute.'
Darcy posa un léger baiser sur ses lèvres. 'Que ferais-je sans ta clairvoyance?'
Elizabeth haussa un sourcil, une étincelle d'humour dans les yeux. 'J'imagine que tu aurais souvent tort.'
Il ne put s'empêcher de rire et la serra un peu plus fort contre lui. 'Si je ne fais pas attention, ta tête ne passera plus les cadres de porte.'
-'Et bien, cela ne fera guère changement, je deviens si énorme que bientôt je ne passerai plus les portes de toute manière.' Répondit-elle avec une grimace.
Il la repoussa pour mieux la regarder et son air appréciateur la fit rougir. Il était vrai que les derniers temps l'avaient vu s'arrondir rapidement et cela lui rappela qu'il n'était plus question que de quelques semaines avant que leur enfant ne fasse son entrée dans le monde. Il ignora l'appréhension qui grandissait en lui et sourit.
-'Encore une fois, tu as raison. Devrais-je demander à ce que l'on commence les travaux tout de suite?'
Elle afficha un air faussement offusqué. 'Savais-tu qu'il est vivement déconseillé de plaisanter sur l'apparence de sa femme lorsqu'elle est en famille?'
-'Vraiment? On ne m'a pas fait passer le message. Alors, doublons-nous la grandeur de ces portes? Cela te donnera un peu de jeu. Peut-être devrions-nous tripler, juste pour être sûrs.'
Lizzie plissa les yeux, mais les coins de sa bouche tressaillirent. 'Peut-être devrais-je retourner dans ma chambre dès ce soir. Il n'y aura bientôt plus assez de place pour nous deux dans ce lit après tout.'
Darcy l'attira à lui d'un geste possessif. 'Hors de question.'
-'Je ne voudrais pas nuire au sommeil du maître de Pemberley…'
Il secoua la tête en riant, incapable de prétendre plus longtemps. 'Tu sais très bien que je ne suis pas de taille à ce petit jeu.'
Elle passa ses bras autour de son cou. 'Quel jeu?'
-'J'aimerais bien rester pour jouer plus longtemps, mais je dois partir maintenant.' Lui dit-il en l'embrassant une dernière fois. 'J'ai déjà pris plus de temps que je n'aurais dû. M. Levitt peut revenir à tout moment et je n'ai toujours pas trouvé le moyen d'innocenter M. O'Shee sans mentir au visage de la loi.'
-'Et disons qu'il ne sera probablement pas dans la meilleure des humeurs.' Commenta Elizabeth en le libérant de son étreinte. 'Il n'a pas dû apprécier le fait que tu reportes votre rencontre à demain. Pour ce qui est d'innocenter M. O'Shee, crois-tu qu'il est possible de contourner une partie de la vérité?'
-'Je ne vois pas comment. Il est coupable d'avoir frappé un officier de sa majesté et M. Levitt trouvera toutes les excuses nécessaires pour le faire condamner. Et puis je dois être prudent; en choisissant Pemberley comme échappatoire, M. O'Shee me rend complice dans cette histoire.'
-'Pas si tu justifies sa présence par un autre motif.'
Darcy réfléchit un moment. 'Peut-être…Peut-être oui. Après tout, ce n'est pas le travail qui manque ici.'
Petit à petit, une rhétorique se développa dans sa tête. C'était un plan risqué, un plan qui, réussi ou non, aurait de grandes conséquences sur sa vie et celle de M. O'Shee.
-'Je connais ce regard.' Commenta Lizzie, l'observant avec attention. 'Es-tu sûr, Will? Peut-être que ce n'est pas ce qu'il souhaite.'
Il n'était pas surpris qu'elle ait deviné ses intentions sans avoir dit un mot. 'Mais c'est ce qui pourrait le sauver.'
-'Es-tu prêt à vivre avec les répercussions?'
Darcy enfila sa veste. 'Si tu parles des prospects de Georgiana, je ne crois pas qu'ils changeront à ce point. Mon père n'est plus là pour être jugé pour ses actions et puis, ce n'est pas comme si M O'Shee était le premier enfant illégitime à fouler cette terre.'
-'Sans parler que ton père était un homme.' Ajouta Elizabeth, le ton amer. 'Il sera vite pardonné.'
-'Je ne fais pas les règles.' Répondit doucement Darcy. 'Mais si cela peut jouer en notre faveur, je ne vais pas me plaindre de cette inégalité pour aujourd'hui.'
Il ne trouva pas M. O'Shee dans les pièces communes ni dans sa chambre. Il s'apprêtait à se diriger vers l'extérieur lorsqu'il pensa aux quartiers des domestiques, un endroit qu'il ne visitait que rarement. Il entendit sa voix avant de le voir et les rires qui fusèrent lui rappelèrent que le jeune homme était connu de la plupart des gens ici à Pemberley comme étant un musicien hors pair. Un brouhaha de chaises et de murmures s'éleva lorsque Darcy pénétra dans la salle à manger, qui fut suivi par un lourd silence. Il balaya la pièce du regard et ses yeux s'arrêtèrent sur M O'Shee, qui jeta un coup d'œil à ses amis avant de lui emboîter le pas. Ils sortirent par la porte menant vers les jardins et empruntèrent le chemin faisant le tour du lac, loin des oreilles indiscrètes.
-'Avez-vous une mauvaise nouvelle à m'annoncer?' demanda M O'Shee au bout d'un moment. 'Vous n'avez rien dit depuis que nous avons quitté la maison.'
-'Vous seul pouvez déterminer si la nouvelle que j'ai à vous annoncer est bonne ou mauvaise.'
-'Que voulez-vous dire?'
-'Avant de vous en faire part, j'ai besoin de savoir si quiconque vous a vu lorsque vous avez frappé cet officier.'
-'Non. Il était seul.'
-'Êtes-vous certain qu'aucune autre personne a vu votre visage? Qu'en est-il de cette femme que vous avez sauvée?'
Il secoua la tête. 'Je ne crois pas. Elle a déguerpi assez rapidement quand je suis arrivé, sans prendre le temps de voir qui était venu à son aide.'
-'Bien. M. O'Shee, j'aimerais vous offrir un poste à Pemberley.'
-'Un poste?'
-'Oui, du travail. Cela expliquerait votre présence ici et puis, étant donné les circonstances, votre aide ne serait pas de trop.'
Le jeune homme fronça les sourcils. 'Quel genre de poste?'
-'J'ai besoin d'un gérant de chantier. Quelqu'un pour m'aider à diriger les travaux de reconstruction. Vous serez compensé à juste valeur, bien sûr.'
-'Mr Darcy, cela est beaucoup trop généreux! Je ne peux pas accepter d'être payé après tout le mal que vous vous donnez pour me sortir de ce pétrin.'
-'Croyez-moi, vous mériterez ce salaire car ce que vous aurez à faire ne sera pas facile. Je crois cependant que vous possédez les connaissances nécessaires pour remplir cette tâche adéquatement. De plus, il sera probablement plus aisé pour les gens de venir vous voir afin d'adresser leurs requêtes plutôt qu'à moi.'
-'Il est vrai que vous pouvez être intimidant.'
Darcy haussa les sourcils. 'L'êtes-vous? Intimidé, je veux dire.'
M. O'Shee haussa des épaules. 'J'imagine que grandir sous la tutelle d'un gentilhomme m'a un peu immunisé sur ce point.'
-'Vous avez certainement une facilité à communiquer et vous faire apprécier.' Commenta le maître de Pemberley, l'air songeur. 'Une qualité que je n'ai pas eu la chance d'hériter.'
-'Peut-être, mais vous avez le don de vous faire respecter, ce qui est tout aussi important.'
Darcy sourit. 'Vous êtes franc et c'est une qualité que j'apprécie. J'espère sincèrement que vous accepterez de travailler avec moi. Cela nous rendrait service à tous les deux.'
Et cela lui permettrait de savoir quoi faire pour la suite, songea Darcy. Maintenant qu'il connaissait son existence, il ne voyait pas comment il pouvait échapper à la responsabilité qu'il avait envers lui. Après tout, c'était dans les dernières volontés de son père.
-'Si vous croyez que cela peut suffire à me faire innocenter, je suis prêt à essayer.'
-'Bien.'
-'Était-ce la nouvelle dont vous vouliez me faire part?'
Darcy hésita, mal à l'aise, ne sachant pas comment aborder le sujet. 'Non…Il y a autre chose, mais j'avoue ne pas savoir comment vous en faire part. C'est un peu délicat, mais il faut que ce soit dit.'
-'Je vous écoute.' L'encouragea M. O'Shee, voyant qu'il s'était tû.
Darcy prit une grande inspiration. 'Je connais l'identité de votre père.'
Le jeune homme s'arrêta net et le dévisagea.
-'Ce matin, ce que la lettre me révélait...Ce que j'ai découvert…' Il poussa un grognement de frustration devant son incapacité à parler avec assurance. 'Ce que j'essaie de dire c'est que...dans cette lettre, mon père me révélait qu'il avait…un autre fils. Vous, M. O'Shee.'
Il vit les couleurs se drainer de son visage.
-'V-vous devez faire erreur sur la personne.'
-'Je ne crois pas, non.'
-'Non, c'est impossible.' S'obstina-t-il. 'M. Darcy, cela ne fait pas de sens.'
-'Au contraire…tout fait beaucoup plus de sens.' Le contredit-il. 'Je ne comprenais pas les motifs de M. Calbert en vous envoyant ici, mais tout est plus clair maintenant. Pensez-y…Votre éducation particulière, le silence sur l'identité de votre père pendant toutes ces années, l'insistance de votre oncle pour que vous veniez à Pemberley…Cette révélation a été un choc pour moi aussi, comme vous en avez été témoin.'
M. O'Shee ouvrit la bouche pour parler, puis la referma avant de s'éclaircir la gorge. 'Je crois que j'ai besoin d'une minute.'
Darcy hocha la tête et le regarda s'éloigner, conscient qu'il devait passer par la même gamme d'émotions qu'il avait lui-même vécu quelques heures auparavant. Cependant, le jeune homme n'avait pas le luxe de digérer ses émotions comme lui avait pu le faire; le temps était d'essence et il n'en restait que très peu. Darcy fut tout de même patient et, il devait l'avouer, prit ce moment pour nourrir sa curiosité grandissante à l'égard du jeune homme. Il avait beau savoir qu'ils étaient liés par le sang, cela n'empêchait pas le fait qu'ils étaient de purs étrangers.
-'Je ne comprends pas pourquoi ma mère ne m'a rien dit.' S'exclama M. O'Shee lorsqu'il revint enfin vers lui. 'J'avais le droit de savoir. Elle n'avait pas le droit de me cacher une telle chose.'
-'Croyez-moi, je ressens la même chose vis-à-vis de mon père.'
-'Je ne peux pas accepter votre proposition. Je ne veux pas que vous pensiez que je suis ici pour profiter de la situation; l'identité de mon père ne change absolument rien pour moi. Ne pensez pas que vous me devez quelque chose en vue de cette nouvelle information.'
-'Cela change tout pour moi.' Darcy avoua silencieusement. 'M. O'Shee, vous ne me connaissez pas encore, mais j'aime croire que je suis un homme juste et droit. Et je respectais mon père et dans sa lettre, il me suppliait de vous offrir ma protection et d'agir comme ma conscience me le dicte. Et ma conscience ne souhaite pas vous voir vivre en fugitif.'
-'Mais-'
-'Ne laissez pas votre fierté décider pour vous. Dieu seul sait à quel point la mienne a su me donner de mauvais conseils par le passé. Je peux vous sortir de cette impasse; je vous le promets.'
Il tendit sa main et, après un dernier moment d'hésitation, M. O'Shee la serra fermement.
(-*-)
M. Levitt se présenta tôt le lendemain matin accompagné de ses hommes. Darcy les observa par la fenêtre, déterminé à clore cette histoire une fois pour toute. M. O'Shee se trouvait à ses côtés, les traits tirés, et il se doutait que le jeune homme n'avait probablement pas très bien dormi la nuit dernière. Malgré les réticences de ce dernier, le maître de Pemberley avait réussi à lui faire enfiler un de ses habits et avait même su le persuader de laisser son valet dompter sa chevelure bouclée. Ainsi accoutré il passait facilement pour un gentilhomme et non pour le fugitif qu'ils recherchaient.
-'Êtes-vous certain que cela est sage, M. Darcy?'
-'Si nous nous en tenons aux faits dont nous avons discuté, nos chances de succès sont raisonnables. Avez-vous des doutes?'
-'Je me sens comme une imposition, à dire vrai.'
Darcy posa une main sur son épaule. 'Ne vous inquiétez pas pour cela. Tout ira bien. Restez calme lorsqu'il vous posera des question et restez le plus près possible de la vérité, sans vous compromettre.' Pas de réponse. 'M. O'Shee?'
Ce dernier sursauta, puis se reprit. 'Oui. Bien sûr. Prendre avantage des vérités qui nous sont utiles et délaisser les incriminantes.'
-'Exactement.'
-'Croyez-vous qu'il soit nécessaire de révéler mon identité, M. Darcy? Ne croyez-vous pas qu'il serait plus aisé pour vous de me traiter comme le neveu d'un de vos amis?'
Après de longues heures à réfléchir, Darcy avait finalement décidé qu'il valait mieux prendre le risque de reconnaître M. O'Shee comme le fils de son père plutôt que comme le neveu de M. Calbert. Cela ferait certainement une vague pendant un moment, mais il était convaincu que l'intérêt de cette nouvelle perdrait en importance dès le prochain scandale.
-'Avec le nom des Darcy derrière vous, il sera beaucoup plus difficile de vous incriminer. Accuser un homme sans origine précise est une chose, mais accuser le fils d'un gentilhomme en est une autre. De plus, vous reconnaître comme le neveu de M. Calbert ne ferait que mettre votre cousine dans une position fâcheuse.'
Mrs Reynolds cogna à la porte et Darcy attendit quelques secondes avant de l'autoriser à rentrer. Il avait prit place à son bureau, M. O'Shee devant lui, et espérait que l'image qu'ils dégageaient était assez forte pour donner une impression de pouvoir aux yeux de M. Levitt. Si cela fonctionna, le vieil homme ne le montra pas. Il pénétra dans la pièce et s'inclina très légèrement, un geste que Darcy rendit avec autant de froideur.
-'M. Levitt. Permettez-moi de vous présenter M. Patrick O'Shee.'
Le chef de police regarda le jeune homme de la tête aux pieds, visiblement surpris par son apparence.
-'Prenez place, M. Levitt. Je n'ai que très peu de temps à vous accorder ce matin alors j'espérais que cet entretien fût court.'
Agacé, le vieil homme prit place dans le fauteuil que le maître de la maison lui indiqua. Avant même qu'il ait pu parler, Darcy poursuivit.
-'Je vais nous rendre service et aller droit au but. Hier vos hommes se sont présentés chez moi et ont emmené cet homme avec eux à Lambton et ce, malgré les protestations de ma femme. Vous pouvez comprendre ma surprise lorsque je suis revenu chez moi et que j'ai découvert que mon invité avait été arrêté. Visiblement, il y a erreur sur la personne. M. O'Shee n'est pas un criminel et certainement pas un rebelle. Comme vous le savez, les dernières semaines ont été éprouvantes et je travaille activement à restaurer les résidences perdues dans l'inondation le plus rapidement possible. M. O'Shee est ici pour m'aider à faire face à la tâche colossale que cela représente; il sera responsable de gérer les chantiers et de répondre aux besoins des familles sinistrées.'
-'Je crois que M. O'Shee peut faire lui-même sa défense, M. Darcy. Dites-moi, jeune homme, avez-vous de l'expérience dans le domaine?'
-'Non, monsieur. Mais j'apprends vite.'
-'L'Irlande est un peu loin pour recruter du personnel.' Commenta M. Levitt, remarquant son accent aussitôt. 'Et cela me semble être une énorme responsabilité pour une personne sans expérience.'
-'Il va sans dire qu'il sera à mes côtés tout d'abord pour apprendre comment se font les choses.' Répondit calmement Darcy. 'Cela me semble tout naturel de vouloir déléguer une partie de ma charge de travail compte tenu de la venue imminente de mon enfant.'
-'D'où venez-vous?' poursuivit le chef de police, se tournant à nouveau vers M. O'Shee.
-'County Cork, monsieur. Cependant, j'ai voyagé un peu partout en Angleterre et en Irlande.'
-'Votre famille a une résidence là-bas?'
-'Oui, monsieur. Plutôt modeste, mais confortable.'
-'Et pouvez-vous me dire où vous étiez le 12 avril, vers treize heures?'
M. O'Shee fit semblant de réfléchir. 'J'étais déjà en route pour l'Angleterre, je crois. J'étais en attente du bateau.'
-'Et l'escarmouche près de Ballyhara Manor, cela vous dit quelque chose?'
-'Oui, tout le monde en a entendu parler.'
-'Il semblerait qu'un homme répondant à votre description ait attaqué un de mes officiers cette journée-là. Un affreux spectacle, croyez-moi. Attaqué par derrière, sans aucune raison. Battu jusqu'à ce qu'il en perde connaissance. Il a failli y perdre sa vie.'
Voyant que M. O'Shee voulait nier les faits, Darcy intervint aussitôt. 'Avez-vous les témoins avec vous? Nous pourrions régler ce problème une fois pour toute. Demandez-leur de monter et voyons s'ils reconnaissent M. O'Shee, ce dont je doute fortement.'
M. Levitt se redressa légèrement. 'Il n'y a pas de témoin, M. Darcy. Seulement l'officier en question.'
-'Un officier qui, comme vous avez dit, a été attaqué par derrière et laissé pour mort…Dites-moi, êtes-vous certain que votre homme a réellement vu les traits de son assaillant?'
-'Mes hommes ont prêté serment, M. Darcy. Ils ne mentiraient pas.'
Darcy fit un geste désinvolte de la main. 'Bien sûr que non. Je voulais seulement dire que votre officier a peut-être été trop affecté par ses blessures pour être bien conscient de qui était l'auteur de cette attaque.'
M. Levitt pinça les lèvres. 'Tous les suspects sont appelés à comparaître devant la justice, M. Darcy. Vous savez très bien que la loi est stricte en ce qui a trait à de la violence faite sur un officier.'
-'Oui, je connais la loi. Cependant, je sais aussi qu'elle ne condamne pas systématiquement les coupables d'un tel crime, surtout si aucune arme n'était impliquée.'
-'Qui a dit qu'aucune arme n'était impliquée?'
Darcy eut un sourire mielleux. 'Vous. « Battu à mort » étaient vos mots. Cela implique que le coupable ne s'est servi que de ses poings. Et la loi est moins sévère pour une attaque de ce type, comme nous le savons tous les deux. Cela ne vous semble-t-il pas excessif de parcourir la Grande-Bretagne tout entière pour arrêter un homme qui serait, tout au plus, condamné à faire quelques semaines en prison? Ciel, je pense même qu'un de mes collègues à Cambridge s'en est déjà sorti avec seulement une amende. Bon, il avait à peine effleuré sa cible, mais le principe reste le même.'
Cette fois, le visage de son interlocuteur rougit drastiquement. 'Nous parlons d'un rebelle ici, M. Darcy, et non pas d'un gentilhomme.'
-'Exactement. Raison de plus de soustraire M. O'Shee ici présent de la liste des suspects.'
-'N'importe quel homme peut se déguiser pour passer pour quelqu'un qu'il n'est pas. Et vous êtes connu pour être sympathisant de la cause irlandaise.'
-'Il y a une différence entre ressentir de la sympathie pour un peuple opprimé et prendre part à une rébellion contre son propre pays, M. Levitt. Ce n'est pas parce que je n'approuve pas vos méthodes que je suis prêt à troquer mon statut et ma fortune contre le titre de traître.'
-'Vous ne pouvez pas nier que la coïncidence est étrange.' Insista le vieil homme. 'Un Irlandais sur vos terres qui apparait magiquement à vos côtés pour vous épauler alors que nous sommes à la recherche d'un fugitif qui répond exactement à cette description.'
-'Description qui, selon vos dires, pourrait être faussée par l'état déplorable dans lequel vous avez retrouvé votre officier.' Répliqua Darcy, sentant la patience lui échapper. 'Car si ce dernier était assez conscient pour reconnaître les traits exacts de son attaquant c'est qu'il n'était pas aussi amoché que vous avez laissé sous-entendre. Et si c'est le cas, alors l'accusation que vous portez contre ce fugitif est clairement disproportionnée. Quoi qu'il en soit, cela a peu d'importance. Je peux vous assurer que M. O'Shee n'est pas un rebelle; il est le fils d'un gentilhomme et n'a jamais pris part à la cause irlandaise.'
-'Votre parole n'est pas suffisante, M. Darcy. Vous pourriez être en train de mentir pour sauver sa peau.'
Cette fois, le jeune homme prit la parole avec assurance. 'M. Levitt. Je suis prêt à jurer sur la Bible et devant un jury tout entier s'il le faut, que je n'ai jamais été un rebelle. Je n'ai pris part à aucune réunion, aucune rébellion, aucun rassemblement. Je ne suis pas l'un des leurs et je ne l'ai jamais été. Mentionnez mon nom et ils vous répondront tous la même chose : bastaird Béarla. Je n'ai pas besoin de vous traduire ces mots, je crois.'
Le bâtard anglais. Darcy savait que ces mots étaient plus vrais que tous les autres; il savait que, ayant grandi dans le privilège et la protection d'un anglais, cette réputation avait dû suivre M. O'Shee dès sa naissance. M. Levitt dû sentir la sincérité dans ses mots car son visage montra une incertitude grandissante.
-'Voyez-vous, M. Levitt…' Commença lentement Darcy, sachant qu'il n'y a avait plus de retour en arrière une fois que les mots seraient sortis de sa bouche. 'Mon père s'est assuré d'une éducation adéquate pour M. O'Shee et d'une allocation adéquate pour que lui et sa mère ne manque de rien. Vous savez aussi bien que moi quelles sont les conditions des Irlandais; croyez-vous vraiment qu'ils feraient confiance à un homme dont non seulement le père est anglais, mais dont les conditions de vie sont nettement supérieures à la majorité des leurs?'
Les yeux du vieil homme passèrent de l'un à l'autre comme s'il les voyait pour la première fois. Darcy risqua une dernière affirmation, espérant que cela serait assez pour faire pencher la balance.
-'M. O'Shee est sous ma protection, M. Levitt, et je suis prêt à engager les meilleurs avocats de l'Angleterre pour défendre son honneur.'
Il avait choisi ses mots avec précaution; après tout, il ne mentait pas. M. O'Shee était un homme d'honneur, malgré son crime. Et pas une fois il n'avait mentionné qu'il le croyait innocent, seulement qu'il n'était pas un rebelle. Un silence s'installa dans la pièce, que le vieil homme brisa en se raclant la gorge.
-'Je vois.'
-'Je ne crois pas avoir besoin de vous mentionner que cette information est privée.' Précisa Darcy, malgré le peu d'espoir qui l'habitait concernant la discrétion du chef de police. Il savait que s'il y avait un moyen de lui faire des ennuis, M. Levitt sauterait sur l'occasion.
Un nouveau silence. Cette fois, ce fut Darcy qui le brisa.
-'Est-ce tout, M. Levitt? Ou avez-vous d'autres questions à nous poser?'
Ce dernier se leva et s'inclina, mais le ton qu'il employa trahissait sa frustration. 'Non, M. Darcy. Ce sera tout.'
-'Nous sommes donc d'accord pour rejeter l'hypothèse que mon invité ici présent est coupable de quoi que ce soit?'
M. Levitt plissa les yeux. 'Je suppose que oui.'
Avant qu'il n'ait pu quitter la pièce, le maître de Pemberley l'interpela à nouveau. 'M. Levitt…N'oubliez-vous pas quelque chose?'
Il lui indiqua le jeune homme d'un coup de tête. Le visage du chef de police se durcit et c'est sèchement qu'il répondit :
-'Pardonnez-moi l'erreur sur la personne, M. O'Shee. Vous êtes un homme libre.'
(-*-)
Encore une fois, merci à ma beta reader Axelines pour son excellent travail!
J'espère que ce chapitre aura su égayer votre journée alors que nous passons le cap du 1 mois d'isolement et que vous vous portez bien. Courage à toutes!
Je ne peux promettre quand je pourrai publier le chapitre 54, mais comme d'habitude je vais faire mon possible : )
À bientôt!
