Chapitre 3
Même si le visage de celle qui le traînait dans cette chambre d'hôtel demeurait indéchiffrable, le tremblement qui parcourait irrégulièrement le bras qu'elle avait passé sous le sien montrait au détective d'Osaka que derrière cette façade se dissimulait quelqu'un qui n'était pas aussi sûr de lui qu'il voulait s'en donner l'air…
Alors dans ce cas, pourquoi ne se rétractait-elle pas ? Etait-elle trop fière pour déclarer forfait dans ce petit jeu qu'elle avait elle-même initié ? Ou bien y avait-il une autre raison…
De toutes façons, cela ne changeait rien à l'affaire, elle semblait déterminé à aller jusqu'au bout du défi qu'elle lui avait lancé… S'il voulait sortir indemne du gouffre où elle le faisait basculer il devait déposer les armes dès maintenant, dans quelques instants, il serait peut-être trop tard…
Mais lui aussi ne se décida pas à déclarer forfait devant son adversaire… Etait-il trop fier pour ça ? Voulait-il voir la personnalité plus vulnérable qu'elle dissimulait derrière ce masque froid et qu'elle serait forcé de lui dévoiler si elle lui avouait qu'elle aurait préféré qu'ils se séparent au lieu de se rapprocher de trop près…Beaucoup trop près… Ou bien avait-il, lui aussi, une autre raison d'agir comme il le faisait ? Une raison qu'il n'aurait pas plus avouée que l'ambiguïté de ses sentiments vis-à-vis de son amie d'enfance…
Il se décida cependant…à lui demander de tirer les rideaux de la chambre dans laquelle ils venaient de pénétrer…
Celle que Heiji voulait imaginer entre ses bras pendant les heures qui allaient suivre, ce n'était pas cette inconnue mais…Kazuha… Oui, il voulait définitivement briser l'image qu'il avait d'elle… Ne plus la voir comme une amie d'enfance et ainsi trouver le courage de lui dire qu'il ne voulait plus la voir de cette façon…
Elle obtempéra à sa requête… Par compassion pour le perdant de son petit jeu cruel ? Parce qu'elle sentait qu'autrement, sa proie lui échapperait ? Parce qu'elle ne voulait garder aucun souvenir de ce qui allait suivre pour ne pas s'attacher inutilement à un amant qu'elle ne reverrait jamais ? Ou bien…parce qu'elle aussi voulait imaginer que c'était quelqu'un d'autre qu'elle allait faire sien dans quelques minutes ?
Le fils du préfet de police d'Osaka n'arriva pas à trancher entre les différentes réponses qui s'offraient à sa question… et il se demandait si, elle aussi, aurait pu trancher…
Aucun d'entre eux ne recula au fur et à mesure que se déroulaient les préliminaires de leur petit jeu… Jusqu'au moment où il n'y eût plus qu'une seule chose pour s'interposer entre leur corps dénudés… Le talisman qu'une jeune fille avait offert à un détective pour lui rappeler le lien qui existait entre eux, le talisman qui lui avait sauvé la vie, le talisman que son amante soulevait entre ses doigts pour le lui retirer et ne plus sentir son contact rugueux contre sa poitrine…
A cet instant, Heiji agrippa brusquement la main qui s'apprêtait à dénouer le dernier lien le rattachant à Kazuha.
« Peut-on savoir ce qui te pose problème ? Je ne compte pas te le voler pour le garder en souvenir si c'est ça qui te fait peur… Tu pourras le remettre lorsque nous aurons fini… »
Dans les yeux du détective silencieux la chimiste comprit qu'il ne pourrait peut-être plus jamais porter le précieux talisman autour de son cou si elle le lui retirait maintenant.
« Qu'est ce que cette babiole représente pour toi pour que tu hésite soudainement ? »
« Cette babiole… Juste un cadeau que m'as fait une idiote qui passe son temps à me coller de trop près… Une idiote qui pensait m'enchaîner à elle une seconde fois avec ça… Une idiote qui pensait que ce truc me protégerait des dangers que je passais mon temps à courir selon elle… Une idiote que je ne voulais pas blesser en le refusant et que je ne voulais pas vexer en lui laissant prendre la poussière… Oui, pourquoi est ce que ça devrait me poser le problème d'avoir enfin le courage de le faire, hein ? »
La scientifique sentait bien que le ton narquois du détective s'adressait non pas à son interlocutrice mais avant tout à lui-même. La lueur mélancolique qui avait illuminé ses yeux plissés dans une expression désabusée ne laissait aucun doute là-dessus.
« Je vois… Cette babiole, elle te l'a offerte pour te rappeler que tu aurais toujours une place dans son cœur… Qu'il y aurait toujours quelqu'un pour s'inquiéter pour toi, quelqu'un qui pleurerait si tu venais à mourir, quelqu'un qui craindrait plus que tout de perdre la personne qu'il aime… Et tu te plaignais que cette idiote te collait d'un peu trop près, hein ? Tu ne sais pas la chance que tu as, monsieur le détective…Sinon tu ne serais pas ici, avec moi…mais avec elle... »
Chacun des mots de la scientifique était un coup de poignard qui s'enfonçait dans le cœur du lycéen. Est ce que cela l'amusait de remuer le couteau dans la plaie avant de l'achever ? Ou bien est ce qu'elle lui donnait une dernière chance de ne pas commettre la pire sottise de sa vie ? Difficile de savoir laquelle des deux alternatives était la bonne puisqu'elle gardait le talisman entre ses doigts au lieu de le relâcher…
Levant des yeux du cadeau de Kazuha, le cadeau qui allait apparemment le sauver une seconde fois, le détective croisa le regard de la chimiste…et ce qui se reflétait dans ces deux orbes azurées qui brillaient dans le noir…
De l'envie ? Oui… De la tristesse… Plus qu'il n'en aurait jamais imaginé… Mais aussi… de l'inquiétude…pour lui ? Mais oui, c'était bien la même lueur d'inquiétude que celle qu'il avait vu dans le regard de Kazuha quand elle l'avait étreint dans cette ambulance…
Et face au regard décontenancé du détective, l'ex-criminelle mit fin à ses hésitations et relâcha le talisman… Le talisman que le détective retira de lui même l'instant d'après avant d'embrasser tendrement celle pour qui il venait de faire ce geste irrémédiable…
Après tout… Elle ressemblait bien plus à Kazuha qu'il ne l'avait imaginé alors… Alors peut-être qu'elle pourrait réellement l'aider à mettre fin à ses hésitations vis-à-vis de son amie d'enfance… Oui, ce devait être pour cela… Après tout, elle ressemblait tellement à Kazuha en cet instant qu'il n'avait pas été capable de résister à ce regard implorant identique à celui du poids mort qu'il traînait dans ses enquêtes… cette idiote qu'il n'aurait voulu blesser pour rien au monde…ou presque…
Kazuha… Elle lui ressemblait…et en même temps elles étaient si différentes…
Kazuha faisait tout son possible pour soumettre le détective à ses caprices… Elle aussi, à l'instant présent...mais pas de la même façon…
Kazuha parvenait à le rendre fou avec une facilité déconcertante… Elle aussi, à l'instant présent...mais pas de la même façon…
Kazuha était vulnérable face à lui, même si elle faisait tout pour le cacher… Elle aussi, à l'instant présent...mais pas de la même façon…
Au cours de son union avec l'inconnue, l'esprit d'Heiji ne cessa d'osciller entre ses deux femmes qui se ressemblaient tellement à ses yeux, tout en n'ayant rien en commun…
Mais lorsque l'union fût entièrement consommée, il n'y en avait plus qu'une seule qui lui restait à l'esprit…
Il avait lamentablement échoué… Il voyait toujours Kazuha comme une amie d'enfance… Cette jeune femme qu'il avait sauvée ne pouvait pas la remplacer… Pas de la façon qu'il avait imaginé au départ…
Kazuha… Pourquoi ne ressentait-il aucun regret après avoir trompé son amie d'enfance avant même d'avoir l'obligation de ne pas le faire ? Et pourquoi regrettait-il, paradoxalement, de ne pas éprouver de regrets pour ça ?
Lorsqu'ils eurent tout deux repris leur souffle, son amante ne relâcha pas son étreinte, bien au contraire… Pourquoi ? Pourquoi sentait-elle le rythme des battements de son cœur s'accroître tandis qu'elle serrait le collègue de cet imbécile de Kudo dans ses bras ? Pourquoi avait-elle l'impression d'avoir trahi cet imbécile après avoir trahi le syndicat ?
Les minutes passaient dans le silence, et aucun d'eux ne trouvait les réponses à leurs questions…
Mais au bout d'un temps interminable, la cacophonie déchaînée des battements de son cœur commença à devenir de plus en plus douloureuse pour la chimiste… Et la sueur commençait à s'écouler de son corps tremblotant bien plus qu'elle ne le faisait quelques minutes plus tôt…
Comprenant ce qui était en train de se passer, la chimiste s'empressa de se détacher du détective avant de s'enfouir sous les draps du lit mais elle n'eût malheureusement pas la force de s'enfuir de la chambre avant que l'irrémédiable ne se soit produit…
Heiji demeura tétanisé, autant par les gémissements qui s'échappaient du drap que par les spasmes de douleur qui semblaient agiter celle qui s'était dissimulé dessous…
Au moment où les soubresauts s'achevèrent enfin, le détective d'Osaka inquiet tendit une main tremblante vers le drap…avant de manquer de peu de basculer hors du lit devant le petit corps chétif qui commença à en émerger…
Lorsque vous venez de tromper votre future petite amie, avant même qu'elle ne le soit devenue, et que vous vous rendez enfin compte de la bêtise que vous venez de commettre, vous avez une excellente raison de vous sentir mal…
Lorsqu'en lieu et place de celle avec qui vous venez de le faire, vous vous retrouvez face à face avec une gamine de huit ans, nue comme au jour de sa naissance, vous avez une excellente raison de vous sentir encore plus mal…
Lorsque la gamine en question vous adresse un sourire cynique digne de la plus blasée des courtisanes, vous avez une excellente raison de vous demander si vous pouvez encore plus vous enfoncer après avoir déjà touché le fond…
« Je me demande… Si ton amie d'enfance débarquait brusquement dans cette chambre… Tu crois qu'elle te tuerait, qu'elle s'évanouirait…ou qu'elle irait te livrer à la police pour détournements de mineurs ? »
Doté d'un tempérament impulsif et du franc parler proverbial des habitants d'Osaka, Heiji avaient toutes les raisons du monde de réagir comme il le fit l'instant d'après…
En marmonnant, d'un air horrifié et avec un accent du Kansai à couper au couteau, une expression qui aurait fait rougir Kazuha au moins autant que la situation où elle aurait surprise son ami d'enfance si elle s'était trouvé là…
Il aurait quand même été juste de préciser, pour la défense du détective, qu'il mit moins d'une minute à se remettre suffisamment du choc pour que ses petites cellules grises se mettent en branle… et ne fassent le lien entre celle qui le regardait avec une expression faussement choquée et la gamine qu'il voyait parfois traîner autour de Kudo… La gamine que son collègue regardait parfois en coin avec un air vaguement inquiet, comme si la petite fille en question était une criminelle capable de faire passer Jack the ripper pour une petite frappe du jardin d'enfant…
Et à présent, les raisons qui poussaient son collègue à se comporter de cette façon devenaient on ne peut plus claire aux yeux d'Heiji…Trop claires…
