Les Granduc
La semaine d'Amélia ne se passa guère bien : son patron n'arrêtait pas de la surveiller. Il devait avoir quelque chose contre elle ou avait simplement décidé de s'acharner sur elle cette semaine là, mais ce qui était certain, c'est qu'il se passait quelque chose.
Le vendredi, il la convoqua dans son bureau. Elle s'attendait à ce qu'il la vire, vu son comportement de surveillant envers elle , il avait peut-être trouvé un élément pour la renvoyer. Mais il n'en fut rien. Il lui annonça simplement qu'après ses vacances, c'est-à-dire après le nouvel an, elle devrait suivre une formation de deux semaines. Evidemment, elle protesta, affirmant qu'elle connaissait très bien son métier de caissière, étant donné qu'elle le pratiquait depuis trois ans. Il ne voulut rien entendre, et lui dit seulement qu'ils reparleraient de cela après le nouvel an.
Le soir, Amélia quitta son travail en colère, ne comprenant pas son patron, mais tout de même contente puisqu'elle ne le reverrait plus avant une semaine et demi.
Elle profita du week-end pour se détendre, et préparer sa valise. Le dimanche matin, elle se réveilla en retard, et dut se dépêcher pour ne pas rater son train. Finalement, elle arriva à la gare vers midi et demi alors que son train ne partait qu'à une heure. Elle s'installa, la faim au ventre, dans le restaurant qui se trouvait là, où plutôt la cafétéria, et y mangea quelques frites.
- Excusez-moi, demanda quelqu'un, près d'elle.
Elle releva la tête de son assiette et regarda l'homme qui lui adressait la parole. Il devait avoir près de soixante-dix ans, mais ce qui la surprit en le voyant, c'était son allure. Il portait un smoking, semblant sortir d'un dîner mondain, ce qui était étonnant dans une gare.
- Oui ? répondit Amélia.
Malgré son apparence, il n'avait pas l'air méchant et elle ne s'en méfia pas. De plus, de nombreuses personnes se trouvaient dans le restaurant et de ce fait, elle ne risquait rien.
- Amélia ? demanda-t-il.
Comment pouvait-il connaître son prénom ? L'avait-elle déjà vu ?
- Heu… Oui… , répondit simplement celle-ci, sous le choc.
- Amélia Walter ? précisa-t-il.
- Oui, mais qui êtes-vous ?
Le vieil homme s'assit sur la chaise à côté d'elle et lui sourit.
- Je savais bien que c'était toi ! Tu ne te souviens pas de moi ?
Amélia chercha dans sa mémoire, mais elle avait beau faire tout les efforts possible, elle ne se souvenait pas de lui. Devant son air de dépit, l'homme ajouta :
- François Granduc !
- Ah…
ça y est, elle se souvenait de lui. C'était le grand-père paternelle de Thomas. Elle ne l'avait plus revu depuis des années. Lorsqu'elle était enfant, il jouait souvent avec Thomas et elle, étant toujours vif et rempli de joie. Mais le jour où sa femme est décédée, il a subitement changé, ne rendant plus visite à sa famille.
Puis, il a décidé de profiter de la vie, et malgré le désaccord de ses proches, il est parti faire le tour du monde. Depuis, Amélia ne l'avait plus revu. Parfois, elle demandait de ses nouvelles à Thomas, qui lui répondait qu'il se baladait à travers le monde et que tout allait bien.
Aujourd'hui, par un heureux hasard, elle le croisait dans cette gare.
- Bonjour ! lança-t-elle avec un sourire. Comment allez-vous ? Que faites-vous ici ? ça fait vraiment longtemps !
- Bonjour ! Je vais bien, et toi ?
- Bien merci, dit elle en l'observant d'avantage.
Il avait vieilli depuis la dernière fois, mais cela ne semblait pas le fragiliser. Au contraire, il paraissait toujours aussi vif d'esprit.
- Je suis seulement de passage, je retourne au collège de magie…
- Le collège de quoi ?
Amélia se demanda alors si en fin de compte il ne devenait pas sénile.
- Le collège de magie, répéta-t-il comme si c'était normal, j'avais quelques affaires à régler, j'ai donc dû m'absenter, mais j'y retourne aujourd'hui.
- Pardon, mais je crois que j'ai mal entendu… Vous avez dit de magie ?
- Oui, bien sûr ! Mais… Attends…Tu… Tu ne sais pas ? Thomas ne t'a rien dit après toutes ces années ?
Il paraissait étonné qu'Amélia ne comprenne pas, et puis surtout qu'est-ce que Thomas avait à voir là dedans ?
- Dit quoi ?
Mr Granduc se referma alors soudain sur lui même, comme une huître qui a peur, et fixa Amélia d'un air dénoué de ton sentiment.
- Heu… ben…, hésita-t-il.
Amélia sentit qu'il se ressaisit et ajouta tout à coup, aussi sérieusement que possible :
- Je suis professeur de magie ! Dans une… Heu… Dans un… Comment on dit déjà ? Ha oui ! Dans un cirque ! Une école du cirque pour être exact.
Cela étonna Amélia, mais elle ne le montra pas, voulant plutôt en apprendre d'avantage là dessus.
- Depuis longtemps ? questionna-t-elle.
- Oui, depuis de nombreuses années, depuis que ma femme est morte.
Amélia se demanda alors pourquoi Thomas ne lui avait rien dit. Pendant toutes ces années, lui et sa famille affirmaient qu'il était en voyage dans le monde entier, mais elle n'avait jamais su ce qu'il faisait vraiment. Pourquoi n'avoir pas dit qu'il était dans un cirque et que c'est pour cela qu'il voyageait autant ? Quel mal y avait-il à cela ?
- Je ne le savais pas… , murmura simplement Amélia en y pensant.
- ça n'a que peu d'importance de toute manière… Et toi où vas-tu ?
Tout à coup, Amélia se souvint de la raison de sa présence dans ce restaurant de la gare. Elle regarda sa montre et se rendit compte que son train partait dans cinq minutes.
- Oh non ! Il faut que j'y aille ! Je vais passer les fêtes chez Thomas.
- Ah ? Tu ne les passes plus avec tes parents ?
Alors qu'Amélia était déjà en train de prendre sa valise et son sac, tout en mettant sa veste, elle stoppa net. Il ne savait pas ?
- Mais Mr Granduc, mes parents sont morts il y a trois mois…
On put détecter sur son visage un mélange d'incompréhension et de questionnement. Puis quand il vit dans les yeux d'Amélia que c'était vrai, son visage s'ouvrit, et un flot de tristesse l'envahit.
- Ce… Ce n'est pas vrai… Ce n'est pas possible…
- Si… Malheureusement…
Amélia trouvait vraiment étrange que personne ne lui ait rien dit, surtout qu'il connaissait très bien ses parents, un peu comme s'ils étaient une grande famille. Elle regarda l'heure une deuxième fois. Bien qu'elle aurait préféré rester là pour en parler avec lui, elle devait se dépêcher.
- Je suis désolé, mais il faut vraiment que j'y aille ! lança-t-elle.
- Oui, je comprends… J'espère qu'on se reverra… Il semblerait qu'on ait beaucoup de choses à se dire !
- J'en serais ravi. Bon j'y vais !
Elle lui fit la bise, puis prenant sa valise avec une main, son sac à main avec l'autre, elle sortit de la cafétéria en courant. Elle arriva juste à temps, exténuée, et monta dans le train. A peine se trouva-t-elle à l'intérieur qu'il démarra. Elle s'installa dans le premier fauteuil libre qu'elle aperçut, posant au préalable sa valise à ses côtés.
La rencontre qu'elle venait de faire était loin d'être banale ou ordinaire. Revoir un homme dont on n'a plus de nouvelles depuis au moins quinze ans était déjà assez incroyable, surtout dans une gare, par hasard. Mais en plus, il vous apprend la vérité sur son métier et vous lui dites en l'espace de quelques secondes que des personnes qu'il connaissait bien, sont mortes depuis trois mois. Tout cela avait le don de chambouler Amélia, qui resta pensive tout le long du voyage.
Le train arriva en gare environ deux heures plus tard, et Amélia en descendit rapidement. Le trajet s'était bien déroulé, sans encombre, mais elle n'avait qu'une hâte : retrouver son meilleur ami. Sur le quai, en effet, il l'attendait, impatient lui aussi. Ils s'enlacèrent, comme à leur habitude, pendant plusieurs minutes. Puis ils récupérèrent sa valise, laissée sur le bas côté, et en entamant une longue conversation, ils se rendirent chez Thomas.
Tout se passait vraiment bien ! Ils se voyaient à nouveau, heureux l'un comme l'autre, et leurs discussions dans la voiture ne furent remplies que de fous rire. Finalement, ils arrivèrent devant une bâtisse où un grand écriteau annonçait fièrement : « Au petit vin d'Alsace ». Il s'agissait en fait de l'enseigne du restaurant de Thomas. Celui-ci habitait dans l'appartement juste au dessus. De cette manière, disait-il, il pouvait toujours être près de ses clients. Une devise qu'il énonçait souvent. Pour lui, rien n'était plus important que ce restaurant, qu'il chérissait bien plus que quiconque.
Rien avait changé depuis qu'Amélia était venu ici, et elle fut heureuse de s'apercevoir que certaines choses ne changeront jamais.
Ils passèrent donc par le restaurant pour monter dans son appartement. Celui-ci n'était guère très spacieux, mais il offrait cependant un certain confort. Amélia posa ses affaires dans ce qui serait sa chambre pour quelques jours, puis rejoignit Thomas dans le salon. Elle remarqua un changement significatif dans la décoration : elle était plus mature qu'auparavant, et surtout plus soignée. Thomas avait au moins fait le ménage pour son arrivée (ce qui n'était pas souvent le cas !).
Celui-ci resta un moment silencieux, regardant à travers la fenêtre, puis il proposa :
- ça te tente qu'on aille voir mes parents ? Ils m'ont fait promettre de t'emmener les voir avant demain soir.
- Très bonne idée ! lança simplement Amélia.
Elle était très heureuse à l'idée de revoir Christine et Jean-Paul. Elle ne mentionna pas un instant sa rencontre avec son grand-père, préférant garder cela pour elle. Pour un raison qu'elle ignorait, elle sentait qu'elle ne devait pas en parler, en tout cas pas tout de suite.
Ils traversèrent tout les deux la route devant le restaurant, prirent la direction de la forêt puis s'y engouffrèrent. En effet, la forêt bordait le village, ce qui était bien pratique pour toute balade. Ils empruntèrent alors un petit chemin de terre sinueux. Finalement, après une dizaine de minutes de marche, ils débouchèrent dans une clairière, avec en son centre, une maison en bois. Là, habitait les parents de Thomas.
Amélia appréciait toujours autant ce lieu : perdu au milieu de la forêt mais en même temps si proche du village. Elle pensait que c'était le lieu idéal pour vivre. Il est certain qu'en recule de la civilisation, cette maison donnait l'impression d'être sortie d'un conte de fée, un peu comme celle de la sorcière dans Hansel et Gretel. Mais contrairement à l'histoire, les gens qui y vivaient, n'étaient pas des sorciers. Ils étaient adorables, ouverts aux autres et accueillaient Amélia avec une grande joie.
Elle avait de nombreux souvenirs de parties de cache-cache dans les abords de la forêt. Des souvenirs d'une enfance joyeuse, sans contraintes, à l'époque où elle pensait que cela resterait toujours comme ça.
- Tu viens ? demanda Thomas.
En effet, Amélia était restée planter à l'orée du bois, observant la maison et ses alentours. Elle n'avait pas remarqué que Thomas s'était avancé jusqu'à la porte d'entrée et qu'à présent, il l'observait, attendant qu'elle le suive.
- Oui !
Elle courut pour le rejoindre, quand il toqua fermement trois fois à la porte en bois.
Celle-ci s'ouvrit alors, laissant apparaître sur le pas de la porte, une femme d'une cinquantaine d'année. Comme à son habitude, elle portait des vêtements plutôt fantaisistes, tels une longue jupe frôlant le sol de manière à ce qu'on avait l'impression qu'elle s'en servait pour balayer le parquet ou encore un pull d'une couleur rose-fushia qui permettait de la repérer à des kilomètres à la ronde. Amélia remarqua également qu'elle tenait dans une main une baguette en bois, qu'elle s'empressa de mettre dans sa poche.
- Amélia ! s'écria-t-elle en la voyant.
Elle la serra contre elle, tout en l'assaillant de questions. Amélia essayait d'y répondre, mais Christine ne lui en laissait pas vraiment le temps.
- Comment vas-tu ?
- Bien, je…
- Mais dis-moi tu as maigri depuis la dernière fois…
- Je…
- Il faut t'alimenter, tu sais ! Ce n'est pas parce que tu vis seul, que tu dois te négliger !
- Mais je ne…
- Je sais que depuis ce terrible accident, tu es livrée à toi, mais ma fille, tu dois prendre soin de toi !
- Je prends soin…
- Thomas, mon chéri, tu aurais pu lui faire à manger correctement !
Voulant arrêter là les questions qui se transformaient en reproche, Thomas affirma :
- Maman, on pourrait peut-être entrer ?
En effet, ils se trouvaient toujours sur le pas de la porte, et à ce moment, Christine s'en aperçut également.
- Oui, bien sûr ! Entrez mes enfants… Entrez…
A l'intérieur, Jean-Paul était assis sur son fauteuil et ne prit pas le soin de se lever pour accueillir Amélia. Il fumait une pipe en lisant un journal et lança seulement un « Bonjour Amélia ! », comme si elle venait tout les jours et que cette visite était habituelle. C'était sa manière à lui de recevoir les gens, et Amélia le savait bien. Tant qu'il ne quittait pas son fauteuil, c'est que tout allait bien.
Au contraire de son mari, Christine était du genre expressive, et tandis qu'Amélia et Thomas s'assirent, elle continua son flot de questions.
- Et ton travail ça va bien ?
- Oui…
- Evidemment tu reste manger avec nous ce soir !
- En fait, avec Thomas…
- Thomas aussi tu restes ! C'est les fêtes de Noël demain, alors je ne veux personne tout seul !
Amélia n'arrivait décidément pas en placer une, et elle fut contente que Thomas intervienne :
- Mais maman ! On n'est pas tout seul ! C'est simplement qu'on voulait se coucher tôt pour être en forme demain soir.
- Vous pouvez très bien dîner ici, et rentrer tôt.
Quand Christine avait une idée en tête, on ne pouvait plus lui faire sortir. Thomas qui le savait bien, n'insista pas, regardant Amélia d'un air dépité. Celle-ci haussa simplement les épaules, acceptant qu'ils resteraient dîner.
Tout à coup, ils entendirent la porte de l'entrée s'ouvrir puis se refermer brutalement. Christine sortit de la pièce, furieuse et s'écria :
- Daniel, arrête de claquer la porte !
