26. Payer


- Un whisky banane, s'il vous plait, demanda le Docteur en souriant au barman. Jack ? Garçon ? Qu'est-ce que vous prendrez ?

A sa grande surprise, son compagnon secoua la tête.

-C'est gentil, Doc, mais je n'ai pas soif.

-Non-sens ! Le Docteur fronça les sourcils. Qu'est-ce que vous racontez ? Nous n'avons rien bu ou mangé depuis des heures ! Un autre whisky, ordonna-t-il au barman, avant de plonger la main dans sa poche, en sortant une série de pièces argentées qu'il posa sur le comptoir.

Jack le regarda faire, la gorge sèche.

Se mordant la lèvre, il enfonça davantage ses poings dans les poches de sa veste, se morigénant silencieusement.

Sérieusement ? Depuis quand refuses-tu une boisson gratuite ? Tu te prends pour un prince ? Ce n'est pas comme si tu en as les moyens.

Jack plissa les lèvres.

Il n'avait plus les moyens de rien se payer du tout.

A part les vêtements qu'il portait avant l'explosion de son vaisseau, et son bracelet d'Agent du temps, il ne lui restait rien.

Il n'avait plus un rond. Nada. Niet. Ce ne serait pas la première fois, mais cela faisait toujours mal. Jack avait toujours lutté pour être indépendant financièrement, et être capable de se payer son propre verre tout seul, merci bien.

Non pas que le Docteur se voulait méprisant, ou quoi que ce soit du même acabit, oh, non. L'homme avait le cœur sur la main (ou devrait-il plutôt dire, les cœurs sur les mains ?), et il serait probablement mortifié s'il réalisait à quel point Jack se sentait humilié.

Mais comment était-il sensé lui dire ?

Comment était-il supposé lui expliquer ?

Le Docteur se montrait si gentil.

Jack n'était pas – plus – habitué à tant de gentillesse.

Passée la tension initiale entre les deux voyageurs du temps, le Docteur s'était révélé – ou plutôt, confirmé – comme un bougon au grand cœur. Il râlerait, et il pesterait, et il se plaindrait, constamment (surtout le matin, s'il se coupait en se rasant, d'après Rose, et comment savait-elle cela, Jack ne cessait de se le demander) mais il avait aussi posé plat après plat après plat sur la table le lendemain de son arrivée, après l'avoir scanné d'une manière qu'il avait pensé discrète, mais que Jack avait noté immédiatement.

(Et si Jack avait fini toutes les assiettes sans laisser une seule miette, et vider plusieurs verres jusqu'à s'en exploser la panse, hé bien, c'était son problème)

(Personne ne lui avait rien dit, et il n'en parlerait pas non plus)

(La Guerre n'avait pas exactement tendance à être une époque très festive)

Mais jamais, jamais, le Seigneur du temps ne lui avait demandé de payer.

Même maintenant, alors qu'ils s'asseyaient à une petite table, leurs verres à la main et une large assiette couverte d'aliments tous plus appétissants les uns que les autres, l'homme n'avait rien dit sur un quelconque remboursement.

Jack ne comprenait pas.

Comment pouvait-on être si gentil ?

Ce n'était pas possible. Cela n'existait simplement pas. Rose, il aurait compris, la jeune femme était l'incarnation même de la candeur, un soleil diffusant ses rayons de douceur et de gentillesse autour d'elle sans compter.

Mais le Docteur ?

Le Docteur était..

Le Docteur venait de pousser l'assiette vers lui, indiquant clairement qu'il l'avait achetée pour lui, et Jack sentit une nouvelle vague de gêne le saisir.

-Doc, murmura-t-il malgré lui.

Celui-ci fronça les sourcils en notant son inconfort évident. Il tendit la main, la posant sur son front.

-Jack ? ça ne va pas, mon garçon ? Vous ne faites pas un malaise, hein ?

Le capitaine secoua la tête, contenant un rire désespéré.

Docteur un jour, docteur toujours.

-Non, murmura-t-il en fixant l'assiette, désespéré d'y toucher, mais incapable de bouger. Non. Je ne suis pas malade, Doc.

-Alors quoi ? interrogea ce dernier, clairement inquiet.

-C'est juste.. Jack secoua la tête, avant de pointer le plat. Je ne peux pas, Doc.

-Qu'est-ce que vous voulez dire ? Est-ce que vous êtes allergique à quelque chose? Je peux commander autre chose, si vous voulez, ce n'est..

-Non ! Jack le dévisagea, horrifié. Non, surtout pas, je …

Presque aussitôt qu'il avait répondu, sa bouche se referma, son expression se faisant mortifiée alors qu'il fixait l'assiette.

La main du Docteur se posa sur son épaule, son regard de plus en plus inquiet.

-Jack. Parlez- moi.

Le capitaine soupira, avant de finalement murmurer :

-C'est juste.. Il secoua la tête. Vous ne pourrez pas toujours tout payer, Doc.

-Quoi ?

Celui-ci cligna des yeux, et Jack vit l'instant précis où la connexion se fit dans son esprit.

Oh.

Bien sûr.

Stupide, il était si stupide. Bien sûr que Jack le vivrait mal. Le garçon avait survécu seul pendant des années, ne comptant que sur lui-même, et voilà que le Docteur lui payait tout, sans réfléchir.

-Je sais que cela part d'une bonne intention, murmura doucement le capitaine. Mais je.. Doc.. Je ne pourrai jamais vous rembourser.

-Quoi ? Le Docteur le dévisagea, ébahi. Qui a parlé de rembourser ?

Jack le fixa, perturbé.

-Quoi d'autre ? Doc, je ne peux pas..

-Jack..

-Je ne peux pas ! Doc ! Je n'ai pas l'argent ! s'exclama-t-il, avant de se renfermer soudainement, clairement humilié.

Oh, Jack.

-Oh, Jack, soupira-t-il en se frottant le front. Mon garçon.. Vous n'avez pas besoin..

-Si ! Le jeune homme le dévisagea, outré. Il est hors de question que je me fasse entretenir !

Le Docteur plissa les lèvres.

-C'est ainsi que vous le ressentez ? Que je vous entretiens ?

Ce fut le tour du capitaine de plisser ses lèvres, son expression se renfermant davantage alors qu'il croisait les bras sans réfléchir, son corps tendu à l'extrême.

-Je sais que cela part d'une bonne intention, Doc. Je ne veux pas.. Il détourna le regard, ses joues rouges. Je ne veux pas sembler.. ingrat, c'est juste..

Et il semblait si misérable, et clairement effrayé de provoquer une dispute, que le Seigneur du temps sentit son irritation disparaitre aussi vite qu'elle était arrivée.

Soupirant, il se laissa tomber en arrière sur son siège, secouant la tête.

L'argent avait toujours été un sujet si délicat, parmi tous ses compagnons de voyage. Question de survie, mais aussi d'estime de soi-même. Ce n'était pas tant le fait que le Docteur l'aide qui gênait Jack : c'était la récurrence de cette aide, depuis son arrivée sur le vaisseau, voilà deux semaines.

-Jack.. Je suis désolé. Je voulais vous aider.

-Je sais, soupira son compagnon, toujours sans le regarder. Je ne vous en veux pas, Docteur.

-Mais vous vous sentez humilié, soupira de nouveau celui-ci. Bien sûr. Un homme indépendant comme vous.. Vous vous êtes toujours débrouillé seul. Il fronça les sourcils, agacé envers lui-même. J'aurai dû y réfléchir avant.. Je pensais juste.. Je voulais vous aider, répéta-t-il, avant de se pencher en avant, jouant avec son verre. Et je suis désolé si.. cela vous a blessé.. Mais, Jack.. Il n'a jamais été question de remboursement.

-Je ne..

-Hospitalité, Jack, grogna-t-il. Vous n'avez jamais entendu ce mot ?

Le capitaine le dévisagea, et le Seigneur du temps eut soudainement une envie violente de lancer son verre contre le mur.

-Je ne veux pas que vous me rembourseriez, articula-t-il finalement, parce que vous êtes mon compagnon. C'est mon travail de veiller sur vous depuis que vous êtes à bord de mon vaisseau. Jack fronça les sourcils, mais le Docteur le fusilla du regard. Je peux comprendre votre gêne, et je suis désolé si je vous ai blessé. Il secoua la tête. Mais il est hors de question que vous me remboursiez quoi que ce soit. Son expression s'adoucit, et il pressa son épaule. Nous trouverons un autre moyen pour que vous puissiez avoir de l'argent. Mais vous ne me rembourserez pas. Quoi ? ajouta-t-il en voyant Jack se mordre la lèvre.

Celui-ci hésita, avant de finalement hausser les épaules.

-Compagnon ?

Le Docteur haussa un sourcil.

-Hé bien ?

-Je ne .. Jack fit la moue. Je ne pensais pas.. Il se frotta le cou, gêné. C'est un peu tôt, non ?

Diable, mais combien de fois Jack réussirait-il à tordre ses cœurs en à peine une heure ? Le Docteur n'avait jamais réellement été doué pour s'exprimer, et encore moins dans ce corps, mais il serait damné s'il laissait son nouveau compagnon douter de sa place à bord du Tardis.

-Non, répliqua-t-il finalement, son expression plate ne parvenant pas à dissimuler l'émotion dans ses yeux. Au contraire, c'est tout à fait approprié. Maintenant, allez-vous manger, ou dois-je vous nourrir à la cuillère comme un oiselet ?

Le capitaine renifla, mais il sourit, acceptant finalement la nourriture offerte.

-A propos de ce remboursement, commenta-t-il quelques minutes plus tard, la bouche pleine.

Le Docteur le fusilla du regard.

-Jack.

-Non. Laissez-moi parler. Le regard du jeune homme se fit mortellement sérieux. Je n'ai pas d'argent. Mais je peux quand même aider. Il secoua la tête. Un vaisseau comme le vôtre, vous pouvez forcément utiliser un coup de main. Je suis un pilote, Doc, et un mécanicien. Je peux apprendre.

Le Seigneur du temps le dévisagea, pensif. L'aider à entretenir le Tardis ? Pourquoi pas, après tout. Jack avait raison, il était compétent, et le Docteur ne pouvait pas nier qu'il apprécierait un coup de pouce de temps en temps.

Et peut-être, serait-ce aussi l'occasion de se rapprocher de son nouveau compagnon de voyage.

Les yeux bleus de Jack étaient emplis d'un tel espoir, qu'il sentit un sourire étirer ses lèvres, la perspective de partager son savoir l'enthousiasmant d'une manière qu'il n'avait pas ressentie en des années.

Et si cela lui permettait de résoudre cette question si délicate..

Se redressant, il pointa du doigt le brun, affectant son regard le plus sévère.

-Uniquement sous mes ordres. Et jamais seul.

Jack explosa de rire, avant de saisir sa main, la serrant avec fermeté.

-Comme si vous me laisseriez seul. Vous aimez trop regarder mes fesses.

-Jack.

Celui-ci lui lança un clin d'œil, avant de s'attaquer avec enthousiasme à son assiette. Le Seigneur du temps le regarda faire avec sévérité, mais ses prunelles pétillaient.

Dès leur retour à bord du vaisseau, il apprendrait à Jack à nettoyer les fusibles temporels.

Il était temps que le capitaine paye sa dette.