Bien le bonjour !

Je suis ravie d'enfin dépoussiérer cette fic pour publier la deuxième partie, whouhou champagne! C'a été difficile et long, mais je suis très contente du résultat. J'espère que vous aimerez tout autant. C'est en tout cas la fic qui m'a poussée à me remettre à écrire en novembre, et pour ça elle aura toujours une place spéciale dans mon ptit coeur. RDV en 2022 pour la partie III though ahah (j'espère que c'est vraiment une blague).

Playlist : The Kings Who Are Gone sur Spotify, le lien se trouve épinglé sur mon Twitter ! (TN NinielKirkland)

Très bonne lecture à vous, on se voit en bas de page !


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Le mariage se célébrait au pied d'un arbre sacré centenaire, au fond d'un luxuriant verger qui occupait le cœur de la forteresse Edelstein. Légère comme un souffle de vent sur le chemin jonché de roses, Gilbert menait Elizabeta jusqu'à l'autel de bois blanc. Disposés en arc de cercle alentour, courtisans et bannerets la regardaient s'avancer gracieusement, aussitôt charmés par leur future reine. Le sigisbée sentit son cœur se serrer à la pensée que beaucoup, dans l'assistance, détestaient Roderich et devaient présentement lui souhaiter de toute leur âme un orageux mariage comme finissaient souvent les unions de raison. Et ils ne pouvaient pas imaginer à quel point, par sa faute, leurs vœux allaient être exaucés sans qu'ils en sussent jamais rien.

Il s'arrêta devant l'énorme tronc noueux de l'arbre et lâcha le bras de son amie, qui le regarda à travers une brume de larmes qu'elle se refusait à laisser couler. Les invités se retournèrent au son clair et bref d'une trompette héraldique. Le roi, épée au côté, escorté de sa garde, cheminait à son tour vers l'autel. Gilbert l'avait pourtant déjà contemplé dans ses somptueux atours, mais n'en eut pas moins le souffle coupé en posant à nouveau les yeux sur lui. Son regard accrocha celui de Roderich, et ne le quitta plus avant que le roi soit arrivé à sa hauteur. Alors il se rappela de s'écarter de la promise, et se rangea parmi les gens de cour, mesurant l'ironie de ce geste : à l'avenir, il ne ferait plus que cela, précisément cela. Céder le pas à Elizabeta, au nom des convenances.

Quand, à son tour, Roderich se souvint de détourner les yeux du chevalier pour regarder sa future épouse, il découvrit une jeune femme merveilleusement belle et au bord des larmes, mais qui tentait de lui sourire – c'était son devoir de garder la face, et elle était déterminée à ne pas faillir. Il comprit instantanément que Gilbert avait rempli sa mission et, ce faisant, brisé plus d'un cœur. Celui de Roderich éclatait en mille morceaux à cette idée. Ce devait être le mariage le plus malheureux de l'histoire, et ils n'avaient même pas encore été prononcés mari et femme.

« Je suis désolé. » souffla-t-il à l'oreille de sa promise.

Elle ne répondit rien. Une prêtresse vêtue de pourpre surgit des racines de l'arbre et initia la cérémonie. Quelques paroles rituelles, chants sacrés, applaudissements profanes et tintements de cors plus tard, le royaume de l'Ouest accueillait officiellement sa souveraine. Ils étaient mariés, unis devant les Dieux par des liens immuables que seule la mort dénouerait.

Gilbert, s'efforçant de faire bonne figure et de demeurer un soutien inébranlable pour ces deux âmes perdues qu'il aimait tendrement, combattit l'impulsion de s'enfuir à mille lieues de là et ravala sa rage et son chagrin en un silence glaçant.

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Quelques jours auparavant, Roderich n'aurait jamais imaginé remercier Messire Gilbert Beilschmidt pour quoi que ce fût, encore moins le recommander aux Dieux pour service rendu à la couronne de l'Ouest – la sienne. Mais il était désormais parfaitement bien placé pour savoir que les choses et les convictions pouvaient changer en un battement de paupières. Et au moment précis où le banquet de noce avait commencé, Roderich avait béni Gilbert de lui avoir montré, quelques jours plus tôt, le plus direct chemin vers une fête écourtée, probablement drôle, et absolument oubliée en l'espace de quelques heures : l'alcool.

Roderich jouissait de nombreux privilèges en tant que monarque, son statut de jeune marié lui en conférait encore davantage : il porta de nombreux toasts. À sa merveilleuse épouse qui serait la meilleure des reines : décidée, sage et impliquée dans la bonne gestion du royaume. À des amis absents, Laszlo et Arvacska qu'il était si fier de compter à présent parmi sa parentèle. Aux ducs et pairs du royaume. Aux Dieux du mariage et des unions sacrées. Bientôt, aux cuistots et ménestrels présents – mais son élocution était devenue si embrouillée et pâteuse d'alcool que cette partie fut peu compréhensible.

Gilbert, que la fête égayait à peine, hésitait entre l'attendrissement amusé par les frasques cumulées par sa Grâce, et l'angoisse qu'Elle fit quoi que ce fût d'inconsidéré le concernant sous l'emprise des spiritueux. Mais il fut bien surpris : le roi continuait de valser et de virevolter à la perfection, quand il aurait à peine dû tenir debout. Hormis ses paroles incohérentes et à peine articulées, il donnait parfaitement le change. En d'autres circonstances, il aurait sans doute réussi à rendre le banquet agréable pour sa jeune épouse, et si celle-ci broyait du noir cela n'avait rien à voir avec l'ivresse de son mari.

Peu avant l'aube, le banquet toucha à sa fin et, après une dernière bénédiction d'usage, les souverains furent escortés à la chambre nuptiale par leurs gardes rapprochés respectifs – Antonio, Matthias et Gilbert, qui était à la torture. Au moins, l'Ouest faisait dans une plus grande simplicité que l'Est, où la nuit de noces constituait un rituel codifié à part entière et se déroulait donc avec public. On épargnerait tout de même ça à Gilbert. Il n'avait qu'à dire bonsoir et regagner ses propres quartiers une fois les époux menés à bon port.

Cela, évidemment, ne l'empêcha en aucun cas de spéculer sur ce qu'il se passait quelques murs plus loin et de ne pas fermer l'œil de la nuit.

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Roderich ne prit la mesure de son ébriété qu'une fois entré dans la chambre, abandonné au lourd silence de la pièce et au crépitement de son feu dans l'âtre. Oh, sa stratégie avait fonctionné à merveille. Mais il avait, au cours de la soirée, échafaudé un plan pour cette partie de la nuit, et il se rendait à présent compte que les pensées qui avaient tourné et tourné sans fin dans son esprit au point d'en perdre toute cohérence n'avaient rien à voir avec la musique, les rires assourdissants des convives ou ses gigues infinies. Il tituba jusqu'à son lit, suivi d'Elizabeta que gagnait la peur. Avant de s'y coucher, il se retourna vers elle et articula tant bien que mal :

« J'ai besoin de quelques minutes, après nous parlerons. Fais comme chez toi. Mais par pitié, n'enlève aucun vêtement. »

Puis il sombra dans le sommeil.

Lorsqu'il se réveilla, finalement une heure plus tard, Elizabeta s'était assise sur le bord opposé du lit et lisait à la lueur d'une chandelle un codex qu'elle avait vraisemblablement choisi dans la bibliothèque d'appoint de Roderich, dans un coin de la chambre. Elle jeta sur lui un regard anxieux et triste quand elle l'entendit remuer.

Il avait recouvré une bonne partie de ses esprits. Il vida une cruche d'eau pour étancher la soif qui lui brûlait la gorge, et se massa les tempes. Le matin serait synonyme de migraine affreuse, mais pour l'heure, il fallait qu'il parle et rassure la jeune femme.

« Vous n'avez pas froid ? » s'enquit-il.

« Non, je vais bien, merci. »

« Navré de m'être assoupi. Je voulais avoir l'esprit clair. »

« Il n'y a pas de mal. »

« Elizabeta, je… Je suis sincèrement désolé que tout ait tourné à la catastrophe entre nous. Je ne pouvais pas savoir que… Les choses se passeraient ainsi. »

« Je le sais. » dit-elle d'une voix plus douce. « Ce n'est la faute de personne. Je ne sais toujours pas comment cette fiole a atterri dans votre main ce jour-là… »

« Sans doute, nous ne le saurons jamais. Liza, je vous en prie, croyez-moi quand je vous dis que je ne souhaite pas vous rendre la situation pénible. Je savais que ce ne serait pas chose aisée de contracter un mariage de raison, mais enfin j'avais bon espoir que nous nous entendions bien. Je vous respecte énormément, sachez-le. Je souhaite que nous soyons amis, si vous pensez pouvoir le supporter. »

« Enfin, votre Grâce… »

« Roderich, je vous en supplie. »

« Voyons, Roderich. » se corrigea-t-elle. « Gilbert est mon ami le plus cher, il est comme un frère pour moi. Jamais je ne pourrais haïr ni même mépriser la personne qu'il aime, fût-elle mon propre mari. »

Roderich laissa échapper un soupir de soulagement.

« Vous êtes admirable. »

« Nous avons été les victimes innocentes du Destin, tous les trois. Ne nous laissons pas aveugler par la rancœur en plus de cela. »

« C'est une sage décision. Néanmoins, nous nous sommes mariés et juré fidélité devant les Dieux. Je vous resterai donc loyal jusqu'à mon dernier souffle. » promit-il, sentant son cœur se serrer.

« Et moi à vous. »

« Je vous remercie. À présent que cela est arrangé, je vous souhaite bonne nuit. »

Il se leva et se dirigea vers un fauteuil disposé près de la cheminée, sous ses yeux interloqués.

« Où allez-vous ? » demanda-t-elle. « Ne sommes-nous pas censés… Consommer notre mariage ? »

« Je vois que l'idée vous emballe autant que moi, m'amie. » sourit Roderich. « Non, au moins ce philtre n'a pas tout changé. Vous êtes encore bien jeune, ma Dame. Une enfant, à mes yeux. »

« Mais… Votre descendance ? »

« Notre descendance attendra. Nous attendrons. Que vous soyez prête. Je ne suis pas pressé, donnons-nous au moins deux ans. J'espère que nous nous apprécierons assez en temps voulu. »

« Vous êtes quelqu'un de bien. »

« Vous dites cela parce que je vous laisse le lit ? » demanda le roi, amusé.

« Entre autres. » sourit la jeune femme.

« Restez ici cette nuit, pour la forme. La chambre de votre choix vous sera libérée et aménagée dès demain. »

Elle acquiesça et se glissa sous les couvertures, enlevant ses bijoux. Roderich lui apporta quelques coussins supplémentaires, elle le remercia. Il déposa un léger baiser sur son front.

« Bonne nuit, Liza. »

Il s'assit devant l'âtre et contempla les braises jusqu'au matin.

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Gilbert s'assoupissait presque sur sa tranche de pain lorsqu'un valet annonça le couple royal qui venait prendre son petit-déjeuner. Le chevalier fut réveillé en sursaut et reçut un deuxième choc en voyant le roi entrer dans la vaste salle de banquet, qui avait été nettoyée et dépouillée de toutes tables superflues au cours de la nuit.

Roderich avait… Mauvaise mine, et il s'agissait d'un euphémisme. Gilbert reconnaissait les mêmes traits tirés et les yeux cernés qu'il avait observés sur son propre visage le matin même. En d'autres circonstances, Gilbert se serait sans doute permis moult sous-entendus graveleux sur la nuit de noces qui avait précédé ce repas, mais il se tint parfaitement coi. Un regard vers Elizabeta lui indiqua qu'elle, au moins, avait dû pouvoir se reposer quelques heures. Bien que fatiguée par les réjouissances de la veille, elle semblait alerte et passablement de bonne humeur.

Au palais, le petit-déjeuner se prenait traditionnellement en comité réduit : le roi, la reine, leurs trois fidèles protecteurs, et les plus prestigieux personnages de la cour, triés sur le volet, comme les conseillers fiables de Roderich et ses plus proches amis parmi ses bannerets. Peu de monde, somme toute. Et pourtant, aux yeux des quinze personnes rassemblées entre ces quatre murs de pierre froide, Messire Gilbert n'était rien d'autre qu'une pièce rapportée par la reine qui n'avait aucune affinité particulière pour le roi – dont les rumeurs le disaient jaloux – encore moins d'intimité avec lui et qui, en fait, essayait de le tourner en ridicule à chacun de leurs échanges.

Gilbert ne pouvait donc pas lui adresser la parole en public sans alerter qui que ce soit, à moins de conserver ces bravades dont il avait fait étalage par le passé. Il réalisait à présent à quel point il avait changé. Bien sûr, il taquinerait encore Roderich – du moins l'espérait-il – mais tous les défauts qu'il lui trouvait jadis lui paraissaient maintenant d'adorables traits de personnalité. S'il y pensait franchement, cela l'écœurait complètement. En lui rappelant que cet amour contre lequel il ne pouvait rien n'était même pas réel, mais forcé.

Quand bien même. Il mourait d'envie de connaître les détails de la nuit précédente – et en même temps non. Mais il ne pouvait rien demander. Il ne pouvait rien dire. Il termina son gobelet de lait chaud et patienta avec plus ou moins de calme que les courtisans aient terminé et quittent les lieux au compte-goutte. La conversation démarra sur la distribution des récoltes de blé aux familles de la capitale et Gilbert envisagea vaguement de se jeter par la fenêtre romane qu'il avait dans son champ de vision. Voilà qui mettrait fin à bien des ennuis, à commencer par ce petit-déjeuner qui le mettait à la torture.

Il étouffa un soupir en risquant un regard vers le bout de table, où Roderich siégeait, presqu'à l'opposé de lui. Le roi l'intercepta et, levant la tête de son assiette d'œufs pochés, lui retourna un sourire fatigué, discret, mais radieux. L'estomac de Gilbert fit un bond dans ses entrailles et il pria tous les Dieux pour que la fin du repas arrive bien vite.

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À la sortie de la salle à manger, Gilbert erra un instant pour attendre que les courtisans opportuns se retirent et lui laisse le champ libre pour parler à Roderich. Il avait promis à Elizabeta – qui avait apparemment un grand besoin de se défouler – de la rejoindre une heure plus tard dans la cour pour un entraînement d'escrime, mais cela lui laissait amplement le temps de s'entretenir avec son mari d'ici là.

Roderich le repéra sans peine et ils firent mine d'emprunter la même direction de façon tout à fait fortuite. Une fois seuls, les deux hommes se détendirent notablement et la conversation prit une tournure beaucoup plus enjouée.

« Quelle soirée, hum ? » fit Gilbert. « Tu as l'air épuisé. »

« Toi aussi. » rétorqua Roderich. « Et tu n'as pas les mêmes excuses que moi, je me trompe ? »

« Ah, votre Majesté a été parfaitement capable de me garder éveillé toute la nuit, moi aussi ! » répliqua Gilbert, amusé. « Mais justement parce que tu n'étais pas avec moi. Comment ça s'est passé pour toi ? »

« Rappelle-moi de ne plus jamais jouer les grandes âmes chevaleresques. Il est hors de question que je dorme une nuit de plus dans un fauteuil. »

« Dans un fauteuil ? »

« J'ai laissé mon lit à Liza… Il était hors de question que… Tu vois. »

« Oh, je vois, oui. »

« Un jour viendra évidemment où je serai obligé d'au moins essayer, mais… J'aimerais autant avoir affaire à une adulte à ce moment-là. » conclut Roderich avec un frisson. « Assez parlé de mes arrangements matrimoniaux. »

Sans même le vouloir, ils avaient cheminé vers la salle des Rois passés. Cette aile du château était retirée, silencieuse et apaisante. Ils s'y sentaient comme en dehors du monde, comme si personne ne pouvait les y voir. Comme s'ils pouvaient y être libres et amoureux. La lourde porte de bois claqua derrière eux, produisant un écho parmi les Rois d'albâtre qui leur tenaient compagnie.

La salle était baignée par la lumière d'une fin de matinée, accueillante et douce. Cela contrastait de loin avec la vocation de cette salle, vouée à la mort et au souvenir. Aux secrets, aussi, que tant de monarques avaient emportés avec eux dans la tombe. Ils en emporteraient d'autres. Roderich entrelaça ses doigts à ceux de Gilbert, sans y réfléchir outre mesure. Il attira le chevalier à lui, scellèrent leurs lèvres et le temps se suspendit pour un instant. Un instant de lumière et de joie qui les laissa sans souffle.

« Tu penses qu'ils garderont ça pour eux ? » murmura Gilbert, le visage de Roderich enfoui dans le creux de sa nuque.

« Ils ont intérêt. » grogna Roderich. « Sinon, je leur règlerai leur compte quand je les rejoindrai. »

Gilbert sourit. Il pensa qu'il y avait pire façon de passer l'éternité que dans cette salle si paisible, un être cher suspendu à ses lèvres, décidant pour l'instant d'ignorer tout des impossibles qui les séparaient.

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La journée avait été éprouvante, aussi Gilbert fut-il indiciblement heureux à l'idée de pouvoir s'écraser sur son lit de plumes après un dîner encore une fois beaucoup trop riche. Décidément, cette vie de chevalier servant à domicile ne lui convenait guère. Quinze jours à ce régime et il ne pourrait sans doute plus rentrer dans son haubert, ou encore moins soulever une épée. Il soupira. Il ne pouvait rien y faire. Il était venu de l'Est pour veiller sur Elizabeta pour ses parents, ce n'était pas vraiment le genre d'engagement qui nécessitait de partir en campagne, s'enrôler pour une quête ou mener des batailles. Il n'était plus qu'un chevalier d'apparat. Il le savait d'avance, mais… Il n'avait pas pensé à quel point ce deviendrait vite ennuyeux. Surtout sans pouvoir goûter aux nombreux divertissements qu'il avait imaginé trouver dans la capitale occidentale. Avec toute cette histoire de philtre et d'amour exclusif, il n'avait non seulement pas prêté attention aux recommandations de Matthias et Antonio en matière de maisons de passes, il n'avait surtout même pas envie de se rendre dans l'une d'elles ! Messire Gilbert Beilschmidt, coureur de jupons, en venait à coller étrangement aux descriptions enjolivées qu'on donnait de lui dans toutes ces chansons courtoises composées à son sujet. C'était d'un ennui…

Il laissa échapper un autre soupir en délaçant son pourpoint, se servit un gobelet de vin et s'affala parmi les oreillers mous et douillets. Au moins, le décor de ces mésaventures n'était pas trop mal, et le vin âpre sur sa langue le détendait peu à peu. Il serait peut-être même capable de dormir cette nuit, l'insomnie de la veille s'additionnant à la fatigue du jour. Il vida son verre d'un trait et allait souffler la chandelle de sa table de nuit, lorsqu'il entendit le bruit étouffé de coups frappés à la porte de sa chambre. Gilbert fronça les sourcils.

« Entrez ? »

La porte s'entrebâilla juste assez pour permettre à une personne fluette et agile de se faufiler à l'intérieur. Elle amenait son propre gobelet de vin et un codex.

« Roderich ? »

« Bonsoir. »

« Que… Qu'est-ce que tu fais là ? » demanda Gilbert, se redressant sur le lit.

« Je, hum, je me disais, puisque Liza a sa propre chambre… Qu'on pourrait dormir ensemble. Juste dormir, évidemment. »

« Hum… D'accord ? »

« Tu n'as pas l'air absolument séduit par l'idée. » remarqua Roderich, arquant un sourcil.

« Je le suis par toi. » se rattrapa Gilbert avec un sourire ravageur. « J'allais me coucher. »

« Je me ferai tout petit, c'est promis. »

Gilbert lui fit de la place dans le grand lit, et passa sous les couvertures après avoir enlevé ses chausses. Roderich s'assit, un peu mal à l'aise.

« Du vin ? » lui proposa Gilbert.

« Oh, oui, s'il te plaît. »

Il vida le fond de son gobelet un peu trop vite sous le coup de la nervosité, et le tendit à Gilbert pour le ravitaillement.

« Il fait un peu froid, non ? »

« Sa Grâce veut que je ravive le feu ? »

« Oh, non, non. Tant que tu n'as pas froid, c'est parfait. »

« Je n'aime pas avoir chaud en dormant. Mets-toi sous les couvertures, déjà. »

Roderich s'exécuta, et Gilbert le serra contre son corps pour lui en communiquer la chaleur. Le roi frissonna, sans que cela eût plus rien à voir avec le froid. Il sentait le souffle brûlant du chevalier dans son cou, ses mains qui l'entouraient au point de le briser dans un moment d'inattention. Mais tout cela restait innocent : en vérité, Gilbert se laissait rattraper par la fatigue et peinait à garder les yeux ouverts.

« Qu'est-ce que tu lis ? » demanda-t-il.

« Le Roman de la Rose. Ça vient de Petite Bretagne. Un jeune homme rêve qu'il se retrouve dans un verger où il tombe amoureux d'une Rose, et il doit affronter – »

« Encore un écrivaillon qui a respiré trop de champignons. » s'amusa Gilbert. « Ça a l'air fascinant. »

« Tu n'interromps pas ton roi quand il te parle de littérature, Messire. »

« Laszlo est mon roi, Roderich. Autrement ça rendrait la situation encore plus gênante pour nous deux. » rit le chevalier.

Le roi fit la moue.

« … Ça fait un peu mal à entendre. » avoua-t-il.

Gilbert se réveilla tout à fait, se redressa et serra Roderich un peu plus fort contre lui encore.

« Oh, Roderich, je ne voulais pas… Je plaisantais, je veux dire… Je suis toujours citoyen de l'Est, souviens-toi. Mais ça n'a pas d'importance, car je vivrai ici maintenant, et – »

Il aurait sans doute continué sans fin si le roi n'avait pas trouvé un moyen efficace de le faire taire. Il l'embrassa, longuement. Quand ils eurent fini, Gilbert avait retrouvé son calme.

« D'accord, c'est une bonne façon de me racheter auprès de toi. »

« J'y consens. »

Gilbert repartit à la charge et approfondit leur étreinte. Le Roman s'écrasa sur le sol, quelque part à côté de la couche. Bientôt, les deux hommes se retrouvèrent emmêlés dans les draps, les baisers brûlants et les mains aventureuses. Roderich se sentait consumé par le désir ardent de mettre fin à ces explorations pour passer à la conquête, et les attentions de Gilbert l'empêchaient de se raisonner. Il perdait la tête. Gilbert le surplombait de tout son long, et Roderich n'y tint plus. Il glissa une main sous les chausses du chevalier, effleurant son entre-jambe.

Il ne rencontra pas l'effet attendu, au contraire. Gilbert s'arrêta soudainement, le souffle court et les joues rouges.

« On va devoir battre en retraite ici, Votre Grâce. » dit-il, en essayant de tourner la situation à la dérision. « Mieux vaut ne pas aller plus loin. »

Roderich retrouva ses esprits, dégrisé.

« O-Oui, tu… Tu as raison. Désolé. »

Il retira sa main, que Gilbert entrelaça bientôt de la sienne. Roderich se détourna, roulant sur le côté, mais le sigisbée suivit le mouvement et l'entoura de ses bras.

« Ça ne veut pas dire qu'on doit tout arrêter. »

Il lui vola quelques baisers de plus en plus passionnés, Roderich se laissant faire de bien bonne grâce. Puis il se déroba, soudainement plus sombre.

« Mais… Que se passera-t-il si… L'un de nous… Perd le contrôle et entraîne l'autre avec lui ? On ne pourra pas toujours s'arrêter, j'en serai incapable ! Et si – »

Gilbert sourit avec indulgence, l'embrassa chastement, et puis se releva. Il farfouilla un instant dans une malle, puis en sortit une épée. Mince et effilée, sa poignée ouvragée était incrustée d'émeraudes. Il sortit la lame, luisante à la lueur des chandelles, de son fourreau de cuir. C'était le cadeau de mariage qu'il prévoyait d'offrir à Elizabeta initialement, mais ils s'étaient finalement mis d'accord pour décréter qu'à rien ne servait de célébrer un mariage d'apparat décidément voué à l'échec. Le sentiment d'avoir tout gâché le reprit, et son cœur se serra un instant. Puis il lança un regard vers le lit, où une créature superbe et visiblement perdue dans ce grand lit désert l'attendait.

Gilbert emmena l'épée et se recoucha, la plaçant entre le corps de Roderich et le sien.

« Ceci devrait faire l'affaire. »

Roderich se blottit contre Gilbert et ils recommencèrent à s'embrasser, avec un peu plus de retenue. Le roi de l'Ouest dut bien reconnaître que son chevalier avait raison. À travers ses vêtements, le métal glacé sur sa peau avait de quoi refroidir les brasiers de l'Enfer. Quand ils se fatiguèrent enfin des baisers, ils s'endormirent ensemble, paisiblement enlacés.

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Trois ans plus tard.

Gilbert para sans difficulté le coup d'estoc en un cliquetis de lames familier. D'un tour de poignet habile, il désarma son adversaire. L'épée s'écrasa au sol à quelque distance du duel, son porteur ouvrit de grands yeux bleus consternés et éblouis par l'adresse du chevalier albinos.

« Il n'y avait pas assez de puissance, Ludwig. Reviens m'attaquer avec de la conviction, la prochaine fois. »

Honteux, le jeune écuyer hocha la tête et récupéra piteusement son arme qui avait échoué par terre. Gilbert annonça aux troupes la fin de l'entraînement pour la journée. Sa voix puissante et grave résonna dans toute la basse-cour et, bientôt, le bruit des armes s'entrechoquant se tut pour laisser la vedette aux rumeurs de conversations et gloussements des volailles. Le professeur retira son casque et passa une main dans ses cheveux blancs, plaqués en arrière par la sueur. Il leva les yeux et ne fut pas surpris de deviner, dans l'embrasure d'une fenêtre de plein ceintre, l'ombre d'un royal spectateur absorbé par le spectacle depuis la salle du trône. Le chevalier eut un sourire en coin. Il irait lui payer ses hommages dès que les enfants seraient dispersés.

Par « les enfants », Messire Gilbert Beilschmidt, qui ne s'était jamais cru d'humeur paternelle, entendait les écuyers d'une quinzaine d'années qu'il avait à présent la responsabilité de former au combat et aux valeurs chevaleresques – bravoure, droiture, honnêteté, protection, loyauté. Certes, il était venu dans l'Ouest pour veiller sur Elizabeta. Et pourtant, il avait bien fallu trouver quelque autre occupation, la Reine ne menant plus une vie aussi trépidante que jadis, à l'Est. Le royaume avait bien besoin d'une nouvelle génération prête à le défendre, et l'emploi de Gilbert fut tout trouvé – bien qu'il espérât de toute son âme que les rumeurs de complots aux frontières étaient infondées.

Il était leur mentor et leur protecteur. Et ce rôle lui plaisait plus qu'il voudrait jamais l'admettre. Il se sentait enfin légitime, il avait enfin un but, il accomplissait quelque chose. Quelque chose de plus grand que lui, une quête qui ne servirait pas sa gloire personnelle mais la protection du Royaume et de ses habitants. Il était reconnaissant que Roderich lui ait accordé cette charge. Et il se sentait fier de voir ces jeunes hommes venus des quatre coins de l'Ouest et de l'Est devenir, au jour le jour, un peu plus chevalier qu'hier.

Gilbert confia ses armes à Toris, désormais chevalier lui aussi, qui lui restait loyal et dévoué. Le brun lui ôta son armure, et alla ensuite soigneusement la ranger à l'armurerie. L'albinos, avisant un seau sur la margelle du puit non loin, s'éclaboussa le visage pour en ôter une partie de la crasse qu'une matinée à virevolter sur la terre battue de la basse-cour avait immanquablement incrustée dans sa peau. Il admira ensuite son image à la surface de l'eau. Il avait connu reflet plus flatteur, mais il eut un nouveau sourire goguenard en songeant que le roi le trouvait davantage irrésistible au sortir du combat.

Passant ensuite sous une colonnade, il rentra dans le château et chemina vers la salle du trône. Il s'étonnait encore, parfois, de ce que la forteresse Edelstein lui était devenue si familière. Il ne s'y perdait jamais plus – du moins plus au sens propre. C'était assez amusant de le constater, alors qu'un moment décisif s'était joué pour lui en se perdant dans la salle des Rois passés. À présent, les couloirs, les pièces, les portes dérobées et passages secrets n'en avaient guère plus pour lui. Même les vues de Vedunia que l'on apercevait au détour des meurtrières des étages supérieurs lui semblaient avoir toujours été le paysage de son existence. Aussi parvint-il à la salle du trône en un rien de temps.

Chose rare, il la trouva presque vide et silencieuse. Roderich avait pour une fois expédié ses audiences et s'était adonné à des activités autrement plus agréables qu'écouter les doléances de ses métayers – reluquer le sigisbée de la reine depuis son poste d'observation privilégié. Gilbert embrassa la vue qui lui était offerte depuis l'entrée. Le roi était assis en travers de son trône, ses longues jambes effilées passées nonchalamment au-dessus de l'accoudoir recouvert d'hermine, concentré sur le rouleau de parchemin qu'il tenait entre ses doigts fins. Vêtu comme toujours avec goût, il portait des chausses violines et un pourpoint sombre, drapé dans une cape gris perle. Son teint paraissait un peu pâle, blafard de fatigue, mais le chevalier était trop énamouré pour s'en rendre compte.

Car en effet, malgré les années, leurs sentiments demeuraient inchangés. Ils avaient cru, naïvement peut-être, comme des êtres trop rationnels sous-estimant la magie, que les effets de la potion auraient fini par s'estomper, que leur intensité diminuerait. Ils s'étaient terriblement trompés. Trois longues années s'étaient écoulées, et ils s'aimaient encore comme au premier jour où ils avaient pris conscience des émotions qui avaient gagné leurs cœurs. Le philtre était réellement puissant. À moins, bien entendu, que ses effets se fussent dissipés bien longtemps auparavant, mais que Roderich et Gilbert soient tombés amoureux pour de bon entre temps. Allez savoir… De la même façon qu'ils n'avaient jamais pu se résoudre à chercher un antidote – la souffrance de s'aimer étant bien trop douce pour être abrégée – ils préféraient ne pas aborder la question.

Ils continuaient de s'aimer dans le plus grand secret et la plus grande courtoisie – à l'abri des regards et des rumeurs, à l'abri des tentations charnelles toujours plus difficiles à repousser. L'épée se trouvait toujours entre eux, quand Roderich venait le rejoindre dans l'obscurité vespérale. Le roi demeurait fidèle à ses vœux de mariage, Gilbert à leurs engagements. Ils se comportaient en bons amis à la cour, lors de fêtes comme de conseils de guerre. Gilbert s'était creusé une place de choix parmi les nobles et chevaliers de l'Ouest, qui le respectaient à présent pour ses conseils avisés, ses goûts infaillibles en matière d'alcool et ses faits d'armes que chantaient toujours plus de trouvères. Le peuple lui-même, d'abord intimidé par son physique spectral, l'avait adopté. De même que la reine. Tous trois étaient passés maîtres en l'art de donner le change. Le couple royal, à ses apparitions publiques, semblait toujours épanoui. Mais les deux hommes n'étaient pas dupes. Au fond, ils la savaient tous deux plus malheureuse que les pierres centenaires du château, impuissants face à sa douleur.

Les rues s'étaient toutefois mises à murmurer depuis quelques mois, pensant que peut-être, leurs souverains ne pouvaient avoir d'enfants. Mariés depuis trois ans, ils demeuraient sans descendance. Car si Roderich n'avait pas brisé ses vœux hyménéens avec son chevalier, il ne les avait pas non plus honorés auprès d'Elizabeta. Les rumeurs se répandaient pourtant, hélas, plus vite que la vermine dans les champs. Depuis quelques semaines, les souverains essayaient d'avoir un enfant. Roderich ne dormait plus que rarement auprès du chevalier. Et force était de constater que cela les rendait tous trois davantage malheureux.

Ses pas résonnèrent sur les dalles de pierre froide et Roderich leva les yeux du manuscrit qu'il étudiait minutieusement. Un sourire fleurit sur son visage, et il congédia aussitôt les courtisans qui s'étaient attardés dans son sillage et la salle du trône. Les lourdes portes de bois ouvragé se refermèrent derrière eux. Gilbert le salua avec son ironique déférence habituelle.

« Bonjour, Votre Grâce ! Je vois que vous avez défié le soleil et dérobé quelques-uns de ses rayons, ce matin. Vous resplendissez. »

Roderich pouffa avec distinction.

« Et toi, tu n'aurais pas volé un bain. » répliqua-t-il.

Gilbert s'approcha du trône avec un sourire goguenard et lui offrit un chaste baiser qu'il accepta bien volontiers. Leurs étreintes avaient encore, toujours ce goût si particulier. À la fois la douceur d'un divin nectar et la désolation de l'insuffisance. Ils voulaient plus, toujours plus, tous les deux. Mais ils tenaient bon. Ils se séparèrent.

« Il parait pourtant que le charme d'un chevalier est à son paroxysme à la sortie du combat, plein de sueur, de sang et de boue. »

Le roi fit la grimace.

« Je sais que tu es un adepte des récits de légendes, mais à ton âge, tu devrais savoir qu'elles ne sont pas toutes vraies. » répliqua-t-il.

« Votre Majesté, je m'incline. » ironisa le chevalier. « Qu'est-ce que c'est ? »

Il pointa du doigt le parchemin.

« Tu vas rire. » le prévint Roderich.

« Quand tu commences une explication de la sorte, elle s'avère rarement être à mon goût. » nota Gilbert, amusé.

« Romeo est en train de composer sa prochaine chanson. À mon sujet. Ce sont les premières laisses de la Chanson du roi Roderich. »

« Oh ! » fit Gilbert, mi-amusé, mi-admiratif. « Est-ce qu'on y parle du chevalier qui l'aime le plus parmi ses sujets ? »

« Il a tout intérêt à le faire. C'est aussi le chevalier qu'il aime le plus parmi tous ses… Gil ? Je rêve, où tu as dit que tu étais mon sujet ? »

Le chevalier sourit et haussa les épaules.

« Je suis né à l'Est. Il y a de grandes chances pour que je passe le reste de ma vie à l'Ouest et que j'y meure. Par conséquent, j'aime à penser que je vis et que je mourrai chez moi. Oui, Roderich. Tu es mon roi, à présent. »

Le monarque sourit et l'attira à nouveau à lui pour un autre baiser. Gilbert se laissa faire. Mais lorsqu'il s'approcha un peu trop et froissa le parchemin par mégarde, Roderich eut tôt fait de le repousser.

« Attention au prochain chef d'œuvre de Maître Vargas. » le prévint-il.

« Chef d'œuvre ? Alors que je ne suis pas dedans, si j'ai bien compris ? »

« Pas encore. » rectifia le roi. « C'est une chanson de geste, Gil. Elle racontera tout depuis mon enfance à la fin de mon règne, sur plusieurs milliers de vers. Romeo n'en est qu'à ma toute première quête, à ce stade de la composition. »

« Diantre ! Mais quel âge avais-tu ? »

« Quinze ans. »

« J'ai le temps de voir venir. » grommela le chevalier en guise de conclusion.

« Tu n'as pas idée. Il y a encore bien des conquêtes à raconter avant d'en venir à toi. » le taquina Roderich.

« Ah bon ? » répliqua Gilbert. « Je suis sûr qu'elles ne m'arrivaient pas à la cheville. »

« Comment le saurais-je ? »

Gilbert encaissa la véracité de cette interrogation, sa pertinence. Généralement, il évitait d'y penser. Il trouvait des distractions. Il n'en restait pas moins que son désir pour le roi le consumait un peu plus chaque jour, tout comme il rongeait Roderich davantage à mesure que le temps s'écoulait, paisible, maîtrisé, contenu, encadenassé dans un carcan de règles matrimoniales. Certains jours, cela devenait tout bonnement insupportable. Intenable. Ils gardaient alors leurs distances pendant quelques semaines. Pour apprendre, immanquablement, à leurs dépens à quel point la distance empirait encore la situation.

Gilbert eut un sourire fatigué.

« C'était une façon de parler. » expliqua-t-il, affecté.

« Je suis désolé. » rétorqua Roderich, ses beaux yeux améthyste sincèrement peinés. « Que vais-je donc pouvoir inventer pour me faire pardonner ? » ironisa-t-il.

Quittant enfin le trône, il y abandonna le parchemin et se mit à rôder autour du chevalier, félin et prédateur. L'étincelle dans son regard aiguisa la convoitise de Gilbert. Il n'attendit pas longtemps avant de se jeter sur le roi, le plaquant contre une palissade de bois dans le fond de la salle, parmi des tapisseries brodées des exploits des ancêtres de Roderich.

« J'ai bien quelques idées… » avoua-t-il, haletant, entre deux baisers plus passionnés que de raison.

Roderich se laissa faire bien volontiers, égaré l'espace de quelques minutes dans un océan de désir et de tendresse. Les mains du chevalier parcouraient son corps à travers le doux velours de ses vêtements et provoquaient les effets escomptés. Le roi devenait fou, ses yeux fiévreux. Il se sentait prêt à céder, à hurler, supplier le chevalier de continuer et d'aller au bout de ses délectables desseins. Mais il restait une once de raison dans cet esprit consumé, et elle semblait bien résolue à défendre chèrement son dernier bastion.

« Gil… Gil ! »

Roderich l'écarta avec douceur, et les yeux rubis le regardèrent, à la fois peinés et empreints de culpabilité. Ils avaient arrêté de s'excuser, cela dit. Il arrivait bien trop souvent à présent que l'un des deux perde presque le contrôle avant que l'autre les sauve in extremis de la perdition. Et aucun des deux n'avaient plus le cœur à se blâmer.

« J'ai besoin de tes lumières géopolitiques. » annonça Roderich, encore tout ébouriffé et ébranlé des caresses de son amant.

« Par les dieux, Roderich, je dois dire que tu sais comment faire descendre un homme de ses grands chevaux. »

Le roi lui prit la main, comme maigre consolation, et l'entraîna dans la pièce voisine, qui lui servait en quelque sorte de bureau – il y rencontrait, en petit comité et dans une relative intimité par rapport à la salle du trône, ses conseillers et ses généraux, en situations de crise. Et ces derniers mois s'apparentaient de plus en plus en une succession de multiples situations de crise, aussi Gilbert connaissait-il désormais cette salle un peu trop bien à son goût. Elle recevait peu de lumière de l'extérieur, on y brûlait beaucoup de chandelles. L'air y était constamment enfumé et l'atmosphère, feutrée et secrète. Les murs et les dalles de pierre nue au sol lui donnaient une apparence austère et glaciale de forteresse. Au centre, une table ronde entourée de sièges et constamment recouvertes de documents divers – livres de comptes, cartes, plans de bataille, parchemins et manuscrits compliqués. Certains étaient d'ailleurs rédigés dans des langages que Gilbert ne comprenait et n'identifiait même pas.

Roderich lui désigna la vaste carte des quatre royaumes étalée sur la table et déposa une chandelle dans le coin supérieur gauche, en pleine mer. Dispersées le long des frontières de l'Ouest avec ses voisins, des tours de garde miniatures et des soldats de bois peint figuraient les troupes réellement déployées pour protéger les confins du Royaume.

« J'ai reçu un message, aujourd'hui. » annonça Roderich d'un ton solennel.

Gilbert comprit aussitôt qu'il n'avait pas été amené dans cette salle en tant qu'amant secret du roi initié aux arcanes du pouvoir, mais bien en chevalier exemplaire et conseiller de confiance. C'était à la fois un honneur qu'il acceptait bien volontiers d'endosser, et une charge qui lui pesait plus souvent qu'à son tour.

« De qui venait ce message ? »

« Mon espion au Nord. »

« Et que disait-il ? »

« Le Nord s'est mis en mouvement et s'unit avec ce qu'il a d'abord pris pour des mercenaires sans obédience particulière. » La voix de Roderich tremblait légèrement à présent, de rage ou d'anxiété – Gilbert n'osait pas encore trancher. « Puis il a reconnu mon espion du Sud parmi leurs rangs et a compris que le Nord et le Sud avaient conclu une alliance. Ils vont venir, Gil. Ils vont marcher sur mon royaume et nous assiéger avec l'assistance de mes bannerets, contre la promesse de mettre un roi qui leur convient sur mon trône ! »

Gilbert l'entoura de ses bras, posant la tête sur son épaule. Il balaya la carte du regard.

« Une idée du nombre de leurs effectifs ? »

« Une fois et demi la nôtre, peut-être deux. »

C'était définitivement de la rage et de l'angoisse dans la voix de Roderich. Le souverain était désemparé. Il n'avait jamais rien fait qui pût blesser ses bannerets, ceux-ci avaient tout bonnement décidé qu'il n'était pas fait pour régner. Comment lutter contre ça ? Il était éprouvant de se retrouver seul parmi ses propres sujets, de se considérer déjà trahi avant même que l'infamie ne survînt. Gilbert comprenait parfaitement son état d'esprit, et tenta de le rassurer.

« Envoie un héraut chez Laszlo. Il t'enverra du soutien, et je fais confiance à chacun de ses hommes comme à mon propre frère. Quant à nous, nous avons une bonne armée. Nos soldats sont braves et forts. Je vais accélérer l'entraînement des écuyers. Dans deux semaines, ils seront prêts pour l'adoubement, je te donne ma parole. Tout ira bien, Roderich. »

Le roi serra sa main dans la sienne, évitant son regard.

« Je te fais confiance, Gil. Prions pour que tu aies raison. »

Le chevalier resserra son étreinte autour du corps de Roderich. Il n'avait jamais paru si frêle entre ses bras. Gilbert déposa un baiser tendre sur son crâne.

« Tout ira bien. » répéta-t-il. « Je te le promets. »

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Trois semaines plus tard.

Ludwig faisait de son mieux pour ne pas montrer son désarroi et son angoisse. Son visage encore juvénile paraissait aussi sérieux et fermé que de coutume et que nécessaire. Ses cheveux blonds et propres avaient été parfaitement maîtrisés et coiffés en arrière avec de la cire qui les maintenaient en place, domptés définitivement. Sa cotte de maille venait d'être ajustée et tombait à merveille par-dessus son pourpoint bleu hussard brodé de fil d'or. Il portait son casque à la main, et le fourreau encore vide de l'épée qu'on lui tendrait bientôt battait à son flan alors qu'il s'avançait dans la salle du trône, le maintien noble, l'expression composée, la tête haute, l'allure fière. Intérieurement, il tremblait comme une feuille.

Il intercepta le regard pourpre de son mentor dans l'assistance, à quelques mètres du trône. Gilbert lui adressa un sourire encourageant. L'écuyer lui répondit d'un signe de tête, avant de se concentrer de nouveau vers sa destination : le roi. Roderich, une épée à la main, plus beau que jamais, se tenait debout devant le siège et les yeux de tous les courtisans, aux côtés de sa reine, pour adouber une trentaine de chevaliers formés assidument par Gilbert, Matthias et Antonio. Un orchestre jouait solennellement sous la conduite du barde, Romeo. Après cette cérémonie rituelle, l'ambiance serait à la fête et Gilbert espérait bien pouvoir amener Roderich à s'y amuser un tant soit peu, pour qu'il relâche la pression accumulée depuis des semaines, fût-ce pour quelques heures.

Ludwig parvint devant le roi et leva des yeux bleus agrandis par l'anxiété vers le souverain. À ses côtés, munie elle aussi d'une épée, la reine Elizabeta lui souriait avec bienveillance. Roderich, pour sa part, reconnaissait dans ce chevalier l'écuyer favori de Gilbert, qui avait mis un point d'honneur à en faire le meilleur élément de cette fournée de chevaliers. Par conséquent, le roi l'avait surtout vu souillé de boue de la tête aux pieds des mois durant. Il était presque étrange de le contempler propre. L'idée le fit sourire.

« À genoux. » dit-il sentencieusement.

Le jeune homme s'exécuta, mettant genou en terre dans un cliquetis de métal sur la pierre froide pavant la salle du trône. Roderich s'avança et, les yeux baissés, donna tout le loisir à l'écuyer de détailler ses chausses de daim brodé. Il posa le plat de l'épée sur l'épaule droite de Ludwig. La voix du roi s'éleva, aux accents harmonieux dans l'ancien langage rituel.

« Au nom du Dieu Guerrier, je t'ordonne d'être brave. Puisses-tu affronter sans peur tes ennemis. Au nom du roi, je t'ordonne d'être juste. Puisses-tu servir ton Royaume avec dignité. »

Elizabeta s'avança alors et, effleurant le crâne de l'écuyer de l'épée, elle compléta les paroles sacrées.

« Au nom de la reine, je t'ordonne d'être miséricordieux. Puisses-tu protéger ton peuple avec honneur. »

Roderich lui sourit. Elle lui remit l'épée, et fit un pas en arrière.

« Lève-toi, chevalier de l'Ouest. »

Ludwig se redressa, un sourire s'étirant malgré lui sur son visage rosi. Le roi lui présenta la poignée d'une épée, baptisée par la reine comme le voulait la tradition. Le jeune chevalier s'en saisit, la fit luire à la lumière des chandelles devant lui, découvrant son nom gravé dans le métal – Werra – puis la rangea dans son fourreau. Il inclina la tête à l'adresse des souverains, et gagna les rangs des chevaliers, à leur droite.

Le sourire satisfait et ravi de Gilbert l'y accueillit. Il lui asséna une claque sur l'épaule et lui ébouriffa les cheveux, content de voir son protégé accomplir un destin promis à de grandes choses. Sous leurs yeux, la cérémonie continua. L'euphorie de Gilbert s'assombrit quelque peu en détaillant Roderich. Il n'y voyait pas de jeunes écuyers récompensés pour leur ténacité et leur bravoure, ni même de jeunes seigneurs qui lui devraient désormais hommage lige. Il y voyait, d'un œil morne, le dernier espoir du Royaume face à une guerre qu'il jugeait inévitable et imminente.

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Les vielles et les percussions avaient pris le relais des chants rituels. On donnait un banquet et une grande fête dans la salle à manger et bientôt, les jeunes chevaliers purent user de leur charme chevaleresque nouvellement acquis pour courtiser quelque noble dame de la cour. Gilbert surveillait ce rite de passage à part entière d'un œil distrait, s'assurant de dégoter pour Ludwig le meilleur parti, quand bien même le jeune homme ne semblait pas résolu à prendre part à ce côté mondain de l'adoubement.

De l'autre œil, Gilbert gardait Roderich et Elizabeta sous bonne garde. Les deux époux avaient l'air sombre, pour des raisons tantôt évidentes, tantôt plus obscures que la plus ténébreuse nuit d'hiver. Car le chevalier pouvait tout à fait concevoir que les menaces pesant sans doute sur le Royaume minaient le moral du souverain. Mais il n'en avait pas parlé à Liza, de son propre aveu. Or, la reine, qui d'habitude trouvait dans les fêtes quelque réconfort à son sort, était plus fermée sur elle-même et triste que jamais, n'adressant la parole aux invités que si elle ne pouvait réellement l'éviter. Elle déclina par deux fois les invitations à danser de Roderich, après lui avoir accordé une carole pour ouvrir le bal. Et elle refusa systématiquement les offres des nobles et chevaliers – même de Gilbert, qui était pourtant depuis l'enfance son cavalier de prédilection.

Si Roderich avait décidé de noyer sa mauvaise humeur dans la cervoise et l'hydromel, devenant un peu plus joyeux à chaque fois que Gilbert le croisait avec un nouveau verre dans la main, son épouse restait résolument sobre – ce qui, il fallait l'admettre, était alarmant de la part d'une dame noble originaire de l'Est. Le chevalier s'assit donc à sa droite, lorsque leur table fut désertée, et tenta de la réconforter.

« Liza, je t'en prie. Parle-moi. »

« Je n'ai rien à te dire, Gil, je t'assure. »

Elle tentait de sourire pour la rassurer. Si ça n'avait été pour la lumière tamisée des lanternes et chandelles qui éclairaient faiblement la salle, il aurait juré voir ses yeux briller de larmes refoulées.

« Alors danse avec moi. S'il te plait. »

Elle roula des yeux, amusée par la persistance de son ami et les yeux de chiot maltraité qu'il lui adressa.

« Je ne suis pas en forme. Une autre fois. »

« Promis ? »

« Promis. » sourit-elle. « Va donc t'amuser en libations avec Roderich. »

« Tu es vraiment une épouse remarquable. » ironisa-t-il.

Il déposa un baiser sur son front, elle le bouscula d'une bourrade en le poussant vers Roderich. Le roi le réceptionna maladroitement, déjà fortement avancé sur les voies de l'ivresse, mais Gilbert lui dénicha un verre et se saisit d'une bouteille d'hydromel pour lui-même et porta un toast. Le roi avala le contenu de son verre d'un trait, et la fête repartit de plus belle.

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Gilbert pressentait le mal de crâne du lendemain lorsqu'il se trouva enfin dans le silence et l'intimité rassurante de sa chambre. Il n'avait pas bu tant que ça, même s'il avait tenté de suivre Roderich pendant un moment. Mais la musique et la fatigue physique avaient eu raison de sa résistance et le matin suivant serait sans doute synonyme de gueule de bois. Il résolut donc de se mettre au lit directement. Il ôta son pourpoint, sa chemise, ses chausses. Il en était à l'étape de son pantalon lorsqu'on ouvrit la porte de sa chambre à la volée pour la refermer aussitôt après s'être engouffré dans ses quartiers.

Il se retourna, perplexe, attrapant par réflexe une dague qu'il gardait toujours à proximité. Mais ce n'était pas un ennemi surgit des ténèbres pour l'assassiner sauvagement qui s'était introduit dans sa chambre. Loin de là. Il s'agissait en fait de Roderich, en chemise de nuit, tremblant comme une feuille et visiblement en proie à une panique décuplée par l'ébriété.

« Gil ! »

« Hé, tout doux, Roderich. Qu'est-ce qui se passe ? Les cuisses de Liza sont donc si impressionnantes ? » lança-t-il, un rien irrité comme chaque soir où son amant dormait auprès de la reine.

Roderich passa une main nerveuse dans ses cheveux et alla s'asseoir sur le bord du lit, comme sans le voir. Son regard se perdit dans l'âtre de la cheminée, où rougeoyaient quelques dernières braises. Il tenta de calmer le tremblement de ses mains.

« Elle est enceinte, Gil. »

Le chevalier sentit comme une secousse au niveau du cœur. Il était à la fois ravi, ému et un peu triste. Un enfant, un héritier, donné par son épouse légitime, allait davantage éloigner Roderich de lui.

« C'est… C'est merveilleux. » articula-t-il avec peine. « C'est ce que vous vouliez, non ? »

« Oui, oui… Tu as raison… Mais je… J'ai peur, Gil. Faire venir un enfant dans ce monde veut dire, pour des gens ordinaires, condamner un innocent à vivre dans un certain milieu et devenir une certaine personne. Et moi… Je vais lui mettre une couronne sur la tête. Il n'a rien demandé. Je n'avais rien demandé. »

« Calme-toi. Tu es bouleversé, je comprends. Mais… »

Il n'eut pas l'occasion de terminer. Roderich l'attira à lui, le faisant tomber sur la couche et scellant leurs lèvres d'un baiser passionné et brûlant. Le roi se fit bientôt plus entreprenant. Il n'y avait pas de lame entre eux ce soir-là. Les brumes spiritueuses les empêchèrent d'y penser. Gilbert essaya bien de l'écarter, de l'arrêter, mais sa volonté ne fut pas assez forte, et sa peur des châtiments divins à l'égard de leur hubris n'était que trop faible. Qui était-il, pauvre mortel sacré chevalier, pour s'opposer indéfiniment au désir d'un roi qu'il désirait lui-même si ardemment ?

La foudre de l'amour si longtemps convoité, enfin consommé éclaircit seul les nébuleuses de leurs esprits. Encore pantelants, Gilbert et Roderich échangèrent un regard lourd des implications de leur acte, qu'ils venaient de réaliser. Le roi soupira, longuement.

« Je suis un idiot. Je suis désolé, Gil, je – »

Gilbert ne savait pas encore quoi dire, alors il le fit taire d'un autre baiser. Doux, long, mais chaste.

« Nous avons décidé il y a bien longtemps que tout ceci n'était la faute de personne. » dit-il enfin.

« Mais ça ne peut plus arriver. »

Gilbert s'écarta de lui, s'asseyant. Il s'octroya une minute de réflexion, sous le regard peiné de Roderich, encore un peu voilé par les vapeurs du vin.

« Ça n'arrivera plus. » annonça Gilbert d'un ton résolu.

Il se leva et, sous les yeux désemparés du roi qui ne comprenait ni ce qu'il faisait, ni ce qu'il avait en tête, le chevalier s'habilla, enfilant tunique et cotte de maille, ceignant son épée, rassemblant quelques affaires dans un sac de toile.

« Qu'est-ce que tu fais… Non, Gil… »

Le chevalier retenait ses larmes. Il revint une dernière fois vers son amant, l'embrassa, puis effleura son front de ses lèvres. Les bras du roi, privés de force, ne parvinrent pas à le retenir. Il marcha vers la porte d'un pas résolu. La main sur la poignée, il se retourna une dernière fois, un sourire triste aux lèvres, imprimant l'image de l'homme qu'il aimait une fois pour toute dans sa mémoire.

« Non… Non ! Gil ! Ne me laisse pas… Ne me laisse pas seul ! »

La porte se referma derrière lui. Il parcourut à tâtons les couloirs, moins à cause de l'obscurité de la nuit qu'à cause des larmes qui embuaient ses yeux. Il dévala les marches jusque dans la basse-cour. À quelques mètres derrière lui, il entendait Roderich trébucher en criant son nom dans les coursives. Il chassa ses larmes d'un battement de paupières, gagna les écuries. Il sella son destrier, le brida et fixa son chargement sur le harnachement, décidé à parcourir le continent à la recherche de quêtes, pour passer le temps et expier ses péchés.

Le roi, presque fou, hurlait de douleur lorsqu'il disparut au grand galop, au cœur de la nuit.


Notes

Le Roman de la Rose est un récit initiatique en prose rédigé au XIIIè siècle par Guillaume de Lorris et achevé/élargi par Jean de Meun vingt ans plus tard. Premier gros scandale littéraire mais c'est surcoté selon moi 8)

Les laisses sont l'unité strophique de la poésie médiévale française.

Le bleu hussard est un synonyme du bleu de Prusse. Mais, bon voilà : pas de Prusse ici, donc pas de bleu de Prusse.

Werra est la racine présumée francique des mots guerre, guerrier, etc. Il n'est pas attesté dans les textes mais a été reconstruit par les lexicographes. Si vous voulez me lire bavarder sur les dictionnaires étymologiques du français médiéval, be my guest et envoyez-moi un MP ahah

Je laisse vos pauvres âmes en paix avec ça. J'espère que vous avez aimé cette partie, et qu'on se retrouve bientôt pour la troisième et ultime partie!