Chapitre 3
Le rouge, le blanc…et le noir…
Dès l'instant où il fût assuré que le lieu devant lequel il se trouvait était bien celui qu'il cherchait, l'assassin en franchit le seuil sans même jeter un regard à son co-équipier, qui demeurait appuyé contre l'un des murs du couloir aux papier peints effrités par les ans.
Demeurant silencieux face aux salutations des personnes réunies dans la pièce où il venait de pénétrer, Gin monta les quelques marches qui le séparait de l'estrade devant laquelle l'assemblée se tenait, avant d'en écarter sans ménagement celui qui y était installé pour prendre sa place.
Après avoir promené lentement son regard glacial et menaçant sur les visages de son public, pour s'assurer qu'il bénéficiait de toute son attention, il entreprît de commencer son discours sans même prendre le temps de toussoter pour s'éclaircir la voix.
« Pour vous comme pour moi, les noms sont inutiles, alors coupons court aux présentations et passons tout de suite à l'essentiel. Comme chacun de vous, je me suis vautré lamentablement dans l'alcoolisme. Et de la façon la plus pitoyable possible, puisque je n'avais pas la moindre faiblesse ni la moindre excuse pour justifier ma déchéance soudaine… Je n'ai jamais été le genre de demeuré qui a besoin de noyer son désespoir au fond d'une bouteille pour oublier le visage de celle qui l'a délaissé. Je n'étais pas un pauvre larbin que son insignifiance avait fait relégué au fond d'un placard à balais de l'entreprise qui l'employait, bien au contraire, j'étais arrivé au sommet de ma carrière. Je ne serais jamais une larve sentimentale qui se laisse dévorer par le chagrin d'avoir perdu un être cher, je n'ai jamais commis la stupidité de m'attacher à qui que ce soit… Non, vraiment je n'avais aucune raison de me mettre à gâcher ma vie, mais pourtant je me suis mis à le faire, et j'imagine que vous vous demandez pourquoi ? »
Les interlocuteurs de l'assassin le regardaient, fascinés. Il n'était pas tant captivé par ses paroles que par la lueur de détermination qui illuminait son regard, la force impitoyable qui semblait irradier de sa carrure, et surtout l'absence totale sur son visage de la déchéance qu'il évoquait… Non, le plus médisant des observateurs n'aurait jamais pu déceler en lui les stigmates du mal qui les rongeait tous. Il n'était définitivement pas à sa place parmi eux, et aucun des membres de l'humble association d'alcooliques anonymes ne pouvait croire qu'il avait pu l'être un jour… Alors que faisait-il là ? Est-ce que le mal qui les dévorait à petit feu pouvait être assez insidieux pour triompher d'une telle force de la nature ?
« Eh bien justement parce qu'il n'y avait rien pour me pousser à la déchéance, justement parce que ma vie était exactement celle que j'avait choisi de mener. J'avais réalisé chacune de mes ambitions, j'avais écrasé impitoyablement entre mes doigts tous les obstacles qui auraient pu s'y opposer, j'étais arrivé au bout du chemin que je m'étais fixé et je n'avais plus aucun but pour me pousser en avant… Alors, je n'ai eu d'autre choix que de m'enfoncer en arrière, et de m'éloigner de la destination où j'avais mis tant de peine à parvenir… »
Extirpant une cigarette de son paquet, le tueur se l'alluma avant d'en tirer une bouffée d'un air impénétrable.
« Je n'avais pas le choix… A qui est ce que je peux faire croire cela ? Certainement pas à moi, je n'ai jamais été et je ne serait jamais assez lâche pour ne pas regarder en face ma déchéance comme ce qui m'y a poussé… Non, le seul responsable de ma chute c'est moi, c'est de ma propre initiative que je me suis mis à succomber aux avances de cette catin, l'alcool… »
Jetant sur le sol de la pièce le contenu du verre d'eau posé sur le pupitre, l'orateur entreprît de le remplir de nouveau à l'aide d'une bouteille de whisky qu'il avait apporté avec lui.
Un sourire narquois plissa ses lèvres, mais ce n'était pas le même genre de sourire que celui qui s'affichait en temps normal sur le visage de ses prédécesseurs. Ce n'était pas sa propre déchéance qu'il semblait tourner en dérision par son rictus sarcastique mais celle qui en avait été responsable, le liquide ambré qu'il regardait d'un air moqueur tandis qu'il le faisait tournoyer entre ses doigts.
« Oui, c'est de ma propre initiative que je me suis soumis à cette petite garce…mais c'est aussi de ma propre initiative que je me suis échappé de ses griffes… Tout ce que j'ai eu à faire pour cela, c'est d'avoir le courage de regarder dans un miroir le reflet de la larve pathétique que j'étais devenu grâce à elle, une larve que j'ai écrasée entre mes doigts sans l'ombre d'un remords… Je ne me suis pas mis à fuir cette catin comme un chien apeuré, de peur qu'elle ne me fasse retomber aussi bas, oh non… Bien au contraire, j'ai pris un malin plaisir à la soumettre à mon tour, je buvais non plus parce que j'en avais besoin mais quand je le désirais, et je savais toujours m'arrêter à temps… Oui, celui qui menait le jeu, c'était moi et non plus elle… »
Le tueur illustra ses paroles en sirotant son verre lentement devant un public avide. Pour des alcooliques patentés comme eux, cela ne faisait aucun doute, il prenait tout le temps de savourer son poison, non pas comme l'un d'entre eux, qui se serait empressé de l'avaler pour faire disparaître ses souffrances, mais comme un connaisseur qui dégustait un nectar hors de prix. Sa main ne tremblait pas tandis qu'il reposait le verre, son sourire narquois, loin de disparaître, continuait de s'élargir.
« Alors dans ce cas, qu'est ce que je suis en train de faire ici puisque je n'y ait plus ma place ? Eh bien, je viens simplement m'offrir le petit plaisir de me rappeler justement que je n'y aurais plus jamais ma place… Le petit plaisir de contempler le visage terrifié de ces larves aussi pitoyable que celle que j'ai écrasé… Savourer l'agonie de ces cloportes, qui continuent de barboter pitoyablement dans la bouillie sucré qui a englouti les derniers reste de leur petite dignité, et qui n'ont pas la force, ni même l'envie d'escalader les parois du verre au fond duquel ils sont prisonniers… M'amuser au dépens de cette bande de femmelettes qui passe leur temps à sangloter en contemplant leur impuissance mutuelle… Me rappeler pourquoi je ressens de la fierté face à l'image que me renvoie mon miroir aujourd'hui puisque, pour voir celle que j'ai effacée, je suis obligé de venir dans ce genre de cloaques… »
Après être descendit lentement de l'estrade, l'assassin s'avança vers la nuée de visage aussi terrifiés qu'anéantis qui reculait devant le sourire de prédateur qui s'affichait sur le sien. Déposant sa bouteille devant l'un des alcoolique, il se pencha vers lui pour lui tapoter l'épaule d'un geste amusé.
« Je te fais ce petit cadeau, ex-collègue… Peut-être que ça te donnera le courage de nous rendre tous service en te jetant sous un train, pour nous épargner le spectacle répugnant de ton existence qui se prolonge trop à mon goût… Pour ma part, je préfère me rendre dans un bar, avant d'avoir la nausée devant quelque chose d'aussi grotesque… »
Le tueur n'adressa plus un regard à ses victimes tandis qu'il sortait de la pièce, pas plus qu'il ne fit la moindre remarque à son partenaire, qui s'était glissé dans l'entrebâillement de la porte pour assister au spectacle qu'il venait de donner.
Emboîtant lentement le pas à Gin, Vodka attendit que son compagnon ait disparu au détour du couloir crasseux pour se mettre à sourire, rassuré de voir que les craintes qu'il avait ressenti ces derniers temps étaient vaine, et surtout exalté par la lueur de détermination qui avait illuminé les yeux vert émeraude de son collègue, balayant instantanément les derniers souvenirs de l'époque où elle y avait disparu.
Une fois qu'il fût sorti de la ruelle sordide qui menait au bâtiment crasseux qu'il venait de quitter, l'homme en noir s'installa tranquillement sur le siège de sa Porsche avant de démarrer, une fois que son partenaire se fût installé à ses côtés, là où était sa place.
Jetant sa cigarette par la fenêtre de la voiture, le tueur s'en ralluma une autre qu'il savoura tout en conduisant. Le petit jeu auquel il venait de s'adonner avait fait ressurgir quelques souvenirs au sein desquels il se sentait s'enfoncer. Mais il n'y eût pas l'ombre du moindre remords ou du moindre dégoût pour les accompagner, c'était lui qui les avait convoqués, ce n'était pas eux qui étaient revenu le hanter en lui rappelant la faiblesse qui l'avait torturé, avant qu'il ne s'en libère d'un simple revers de la main.
Jusqu'à quand remontaient ses plus anciens souvenirs d'ailleurs ? Il avait tout oublié de son ancienne vie, celle qu'il avait menée avant de suivre le premier ange déchu qu'il avait rencontré, pour franchir le seuil de cet enfer où il régnait à présent en maître… L'ami de la petite Helen avait bien changé, au fur et à mesure que les années qu'il avait passé dans le syndicat s'étaient accumulés. La seule chose qui demeurait de ce gamin du reste avait été son attirance vers le pouvoir… Au début de sa nouvelle vie, il désirait le posséder uniquement pour pouvoir tenir une promesse qu'il avait depuis longtemps oublié, la promesse qu'il avait faite à une gamine qui avait disparu bien longtemps avant qu'il n'exécute froidement l'épouse du fondateur de l'organisation pour sa pitoyable tentative de trahison…
Au début ce n'était qu'un moyen d'atteindre le but qu'il s'était fixé, il avait oublié le but, le moyen était devenu une fin en soi… La seule chose qui guidait sa vie à présent était la joie de sentir qu'il ne faisait plus qu'un avec la force qu'il avait accumulé, cette force implacable qui n'avait de compte à rendre qu'à elle seule, certainement pas à qui que ce soit d'autre, que ce soit le chef de l'organisation, son épouse ou leur fille… Ils n'avait été, n'étaient et ne seraient jamais que des pions ou des outils qu'il manipulait pour son propre plaisir.
A une époque lointaine, cette joie était la joie enfantine d'un gamin qui sentait qu'il n'était plus, et ne serait jamais plus un fardeau pour les autres, mais au contraire quelqu'un en qui ils pouvaient laisser reposer leur confiance, elle était devenu la joie malsaine d'un chasseur toujours en quête de nouvelles proies dignes de ses capacités hors du commun… Elle avait été le réconfort d'un adolescent rassuré de voir que la situation n'échapperait plus à son contrôle, et que le monde où il était emprisonné ne pourrait plus lui arracher ce qu'il avait de plus précieux, elle était maintenant la froide détermination du plus machiavélique des stratège qui prenait un malin plaisir à retourner en sa faveur les situation les plus défavorables…
Oui, ce gamin avait définitivement disparu, au point que le tueur avait fini par l'oublier… Il n'était qu'une de ses victimes, une victime de plus parmi toute celles qui n'encombraient jamais bien longtemps sa mémoire…
Quand à la gamine que ce demeuré avait été incapable de protéger… Il lui avait vidé le chargeur de son arme dessus sans l'ombre d'un remords, au moment où il avait fini par triompher de sa meilleure ennemie au sein de l'organisation… La vie de cette petite fille qui avait ressuscité, alors qu'il pensait ne plus jamais la revoir un jour n'avait pas la moindre importance à ses yeux, alors pourquoi l'aurait-il épargné ? Il aurait pu le faire avec celle de sa meilleure ennemie, pour profiter encore quelques temps de la passionnante lutte de pouvoir qu'elle lui offrait, mais cette idiote s'était stupidement décidé à disparaître pour laisser la place à celle vis-à-vis de qui il ne ressentait plus que de l'indifférence et du mépris…
Après cela, il avait poursuivi le plus tranquillement du monde son inexorable ascension dans le monde du crime, exécutant proprement et efficacement les cibles qu'on lui confiait, remplissant avec succès les missions les plus délicates, acquérant au fur et à mesure de sa carrière une aura de peur et de fascination auprès de ses collègues…
Il avait savouré jusqu'à la lie la terreur de ses victimes comme celles de ses collègues…jusqu'au jour terrifiant où il s'était aperçu que ce nectar ne pouvait plus le satisfaire…
Le pouvoir autour duquel il avait construit sa vie, il ne lui servait plus à rien, il n'avait plus aucun adversaire digne de ce nom pour le mettre à l'épreuve… Les agents du FBI les plus compétents, les assassins les plus redoutables des organisations criminelles rivales que le syndicat écrasait impitoyablement pour construire son empire du crime sur leurs décombres… Aucun d'entre eux n'avait pu lui offrir ne serait-ce que l'ombre d'un défi intéressant… Et aucun de ses collègues dans l'organisation n'en était capable non plus… L'ange déchu était mort de sa main, sa sœur avait délaissé sa carrière après son dernier contrat, quand à l'ex-favorite du scientifique fou… Il avait été fasciné par cette actrice qui était pour lui l'incarnation de l'organisation, une femme sulfureuse, impitoyable qu'il désirait plus que tout se soumettre… Elle se transformait inexorablement en une vieillarde pathétique qui n'était plus que l'ombre de ce qu'elle avait été…
Ni l'organisation ni leurs ennemis de toujours ne pouvaient plus lui offrir quoi que ce soit… Ce pouvoir qu'il affectionnait tant devenait stérile et sans intérêt…
A quoi avait servi sa vie ? À quoi allait elle servir à présent ? Comment allait-il l'occuper maintenant qu'il n'avait plus aucun but à se fixer ?
Des amis ? Comme s'il pouvait avoir la faiblesse d'en avoir… Vodka était un partenaire, il ne lui accordait ni plus ni moins d'intérêt ou d'affection qu'à un des meubles de sa demeure. Il s'était habitué à sa présence, et s'il venait à disparaître au cours d'une de leurs missions, il ressentirait sûrement son absence, mais de là à dire qu'il en souffrirait… La fille de l'ange déchue qu'il s'était amusé à tourmenter au cours des années qui avait suivi la mort de sa mère ? Ce petit jeu puéril n'avait plus aucun intérêt…
Alors, petit à petit, il s'était enfoncé dans l'alcoolisme, avant de se rendre compte, beaucoup trop tard, que le poison dont il était devenu dépendant était la seule chose qui lui restait… La seule chose capable de lui faire oublier sa frustration et son ennui… Il fréquentait de plus en plus souvent les bars avec son co-équipier, non plus entre leurs missions, mais également pendant celles-ci… Et son efficacité commençait doucement mais inexorablement à en pâtir… Sa déchéance se serait sans doute accrue au cours des mois, jusqu'à le mener à une mort des plus ridicule et pitoyable…s'il n'en avait pas été tiré in extremis par les deux dernières personnes dont il aurait pu croire qu'elles en avaient la capacité ou même l'envie… La première fût son partenaire…
Dès le moment où il avait achevé sa formation, on l'avait assigné à Vodka comme subordonné… Fallait-il y voir le hasard, une ironie du destin, ou l'humour noir et sarcastique de celui qui prenait un malin plaisir à tourmenter les membres de son propre syndicat ?
Vodka avait ressenti de la terreur la première fois qu'il avait rencontré cet adolescent imprévisible qui l'avait tenu en joue de son arme, elle n'était rien par rapport à celle qu'il ressentit lorsqu'on le lui assigna comme partenaire soumis à ses ordres… Une situation à laquelle Gin ne se conforma jamais, il prenait un malin plaisir à faire la sourde oreille aux ordres comme aux recommandations de Vodka tandis qu'ils travaillaient ensemble, et ce dernier ne pouvait même pas avoir le luxe de s'en plaindre…
Loin de lui nuire, l'insubordination de son partenaire lui avait sauvé la vie plusieurs fois, tant les compétences de ce dernier dépassaient de loin les siennes. D'ailleurs, la seule période de sa vie où Vodka pu récolter autre chose que du mépris ou des moqueries de la part de ses collègues fût celle où on lui attribuait l'efficacité qui était en réalité à mettre sur le compte de son partenaire… Mais l'apogée de la réputation de l'homme en noir ne dura que quelques mois. De par la surveillance constante à laquelle était soumis chaque membre de l'organisation, son fondateur ne mit guère de temps à se rendre compte du potentiel de celui qui n'avait pas la carrure d'un pion mais bien d'une pièce maîtresse de son jeu d'échec…
Si bien que la situation s'inversa tout naturellement et que le vétéran se retrouva très vite à la botte du jeune loup. Suprême ironie du sort, il en été réduit à s'adresser à lui en utilisant le terme de grand frère, alors qu'il avait bien huit ans de plus que lui…
Vodka aurait dû être dévoré par la haine et le ressentiment vis-à-vis de celui dans l'ombre duquel il allait être condamné à vivre, mais pourtant il n'en fût rien… Bien au contraire.
La peur qu'il avait ressenti au cours de ses missions bien avant l'arrivée de Gin ? Elle avait totalement disparu, maintenant qu'il savait qu'il pouvait compter sur la détermination implacable et l'intelligence sans faille de son collègue… La mort ou l'éventualité d'un échec ne l'effrayait plus, et c'est avec un soulagement non dissimulé qu'il abandonnait le lourd fardeau des responsabilités à celui qui était bien plus apte que lui à le porter. Avant de collaborer avec Gin, il passait son temps libre rongé par la terreur du moment où une nouvelle mission lui serait assignée, une mission qui pourrait bien lui coûter la vie, à présent, cela faisait partie d'une routine qui n'avait plus rien d'inquiétant et qui lui paraissait bien douillette…
De quoi pouvait-il s'inquiéter ? Chacun des tâches qu'on leur assignait serait accompli proprement et efficacement, c'était devenu une certitude pour lui au même titre que le fait que le soleil se levait chaque matin…
Mais après que les années eurent passés, au point qu'ils étaient devenus inséparables et que l'on ne pouvait pas s'imaginer l'un sans penser immédiatement à celui qui lui était associé, cette certitude commença doucement à s'effriter, au fur et à mesure que la déchéance de son co-équipier gagnait du terrain sous son regard impuissant…
Gin avait été pour lui l'incarnation parfaite de l'organisation, une machine froide et implacable dont les rouages broyaient impitoyablement tout ceux qui se dressaient sur sa route, et à présent, devant ses yeux incrédule, les mécanismes perfectionnés de l'engin de mort commençaient à se gripper…
L'esprit calculateur qui prenait en compte chacun des détails essentiels pouvant déterminer la réussite ou l'échec de leurs missions, aussi insignifiant pouvaient-ils paraître à ceux qui ne partageaient pas son intelligence hors du commun, cet esprit embrumé par l'alcool commençait à devenir négligent…
Le sixième sens affûté qui lui permettait de débusquer ses futures victimes, quel que soit la cachette où elle se dissimulait pour fuir leur triste sort, commençait à s'émousser…
La lueur de détermination qui scintillait dans son regard avait finit par y être englouti par l'ennui et l'indifférence…
Vodka ne comptait plus le nombre de fois où son partenaire avait gardé le silence sur les négligences qu'il avait commise, et qui auraient bien pu leur couter la vie s'il n'avait pas été suffisamment sur ses gardes pour les corriger à temps… Il n'avait jamais compris les motivations qui avaient été à l'origine de l'indulgence de son co-équipier. Etait-ce par loyauté qu'il faisait cela ? Certainement pas…Parce qu'il s'attendait à ce que les faveurs qu'il lui faisait lui seraient rendu un jour ? Il avait dû être cruellement déçu si c'était le cas, puisque Vodka avait fini par surmonter ses appréhensions au point de signaler à ses supérieurs la déchéance de son partenaire…
Avait-il fait cela par peur ? Oui, la peur qu'il ressentait de nouveau chaque fois qu'une mission leur était assignée… Mais était-ce vraiment la seule raison de sa trahison ? Non, il l'avait fait aussi, et peut-être avant tout, parce qu'il ne supportait plus de voir celui pour qui il avait toujours ressenti ce mélange de fascination et d'admiration devenir son ombre, alors que cela avait toujours été l'inverse auparavant…
Et les inquiétudes du collègue de Gin furent recueillies par une oreille attentive… Si bien que, quelques jours seulement après le dernier rapport de Vodka, Gin eût la désagréable surprise de se retrouver, alors qu'il sortait d'un des bars où il passait sa vie, face aux anciens amants maudits, le scientifique fou et son âme damnée…
Il n'oublierait jamais la rage qu'il avait ressentit face à leur commentaires acides sur son laisser aller, rage d'autant plus intense qu'il n'avait rien à répliquer à ce qu'il savait être la vérité, une rage en tout cas suffisamment intense pour qu'il ressente le désir de sortir son arme des profondeurs de son trench coat noir, pour faire taire ceux qui le forçaient à prendre conscience de sa déchéance…
Mais son esprit n'était pas suffisamment troublé par le poison qui le détruisait pour qu'il ne se rende pas compte qu'il signerait son arrêt de mort en essayant.
En pleine possession de ses moyens, il n'aurait eu aucun mal à éliminer celle qui ne jouait plus dans la même cour que lui, mais à présent… A présent l'actrice prenait un malin plaisir à lui faire comprendre par son sourire narquois que les rôles avaient été inversés de nouveau, et qu'il y avait de forte chance pour qu'un affrontement entre eux se solde par sa défaite…
Oui, même si elle n'avait pas encore bénéficié de la cure de jouvence que lui offrirait son amant quelques années plus tard, elle était parfaitement capable à l'instant présent de supprimer son collègue si l'envie lui en prenait…
Et la présence de son partenaire juste derrière lui n'arrangeait pas la situation en la faveur de Gin… A présent que sa trahison était évidente, la peur qui le rongeait aurait très bien pu le pousser à lui tirer une balle dans le dos avant qu'il n'ait le temps de la lui faire payer…
Sans compter qu'il y avait trois autres de ses collègues dont il ressentait la présence même s'ils demeuraient invisibles à ses yeux… Korn, Chianti et Calvados… Oui, le vieux sénile n'aurait jamais pris le risque de venir le réprimander sans s'être assuré qu'il se trouverait dans la ligne de mire de ses trois snipers les plus compétents…
Mais par-dessus tout, c'était au mépris d'un autre membre de l'organisation que l'assassin déchu devait faire face. Le mépris de Gin, qui ne supportait plus de contempler dans sa glace ce pitoyable ivrogne qui était une caricature de ce qu'il avait été… La voix glaciale qu'il entendit résonner dans son esprit embrumé par l'alcool lui adressa un réquisitoire plus impitoyable que celui de ses collègues… Comment pouvait-il estimer avoir le droit de vivre, lui qui n'était plus d'aucune utilité à l'organisation auquel il faisait honte, alors qu'il en avait été la fierté ?
Sept membres du syndicat contre lui… Il avait fini par capituler et par accepter dans un reniflement la seconde chance qui lui avait été offert…
De toutes façons, le refus n'était pas une option que son supérieur avait envisagé de lui laisser…
Et au fond de la cellule où on l'avait enfermé, sur ce lit où des sangles de cuir le maintenaient continuellement allongé, sa déchéance lui avait paru plus pitoyable que jamais…
Etait-ce vraiment lui, ce pitoyable ivrogne qui gémissait en réclamant silencieusement le poison dont il ne pouvait plus se passer ? Etait-ce vraiment de la terreur qui brillait au fond de ses yeux face aux visions que le manque suscitait dans son esprit ?
Mais c'est aussi au fond de cette cellule qu'il reçut la visite de la seconde personne qui le sauva de lui même… La visite d'une petite fille qui s'était glissé par la porte entrebâillée pour se rapprocher du prisonnier… La petite fille qui se sentait dévorée par la noirceur dans laquelle il l'avait plongé… Une petite fille qui aurait pu lui faire payer les souffrances qu'il lui avait infligées sans le moindre problème…
La terreur de l'assassin s'accrût à chaque pas de celle qui réduisait inexorablement la maigre distance la séparant de son bourreau, la terreur qu'il ressentait tandis que son expérience de tueur lui faisait imaginer la multitude de moyen que la gamine avait à sa disposition pour mettre fin à ses jours…
C'était si facile… Elle pouvait lui trancher la gorge à l'aide de son couteau suisse, l'étouffer lentement à l'aide d'un des oreillers du lit sans qu'il puisse se défendre, le forcer à avaler un des poisons qu'elle avait pu concevoir à l'aide des connaissances que son père avait commencé à lui inculquer… Ainsi, il allait mourir d'une manière aussi pitoyable. Tué, non pas par un assassin digne de se confronter à lui, mais par une gamine inoffensive pour n'importe qui sauf pour lui… Sa réputation durement acquise allait être engloutie par la dérision qu'une mort aussi ridicule n'allait pas manquer de soulever chez ses collègues quand ils l'apprendraient…
Et il n'avait personne d'autre à qui s'en prendre pour l'impuissance dont il souffrait que lui-même…
C'était uniquement de sa faute s'il se retrouvait dans l'incapacité de se défendre face à cette gamine qui ressemblait trait pour trait à celle qu'il avait froidement assassiné… Oui, avec ses longs cheveux écarlates qu'elle se couperait quelques années plus tard, elle était identique à sa mère… Cette gamine qui était à présent penché sur lui et qui le regardait droit dans les yeux… Et ce qui se reflétait dans ses deux orbes azurés qu'il était forcé de contempler poussa les souffrances du tueur à leur paroxysme…
Du mépris… Oui, du mépris et du dégoût…Plus la moindre trace de terreur ou d'admiration, cette fois… Mais surtout, au milieu des profondeurs bleutées de cet océan de mépris, il voyait se refléter un autre sentiment… Un sentiment dont la fillette avait certainement oublié le nom après avoir été enfermée plusieurs années dans un monde d'où il avait été banni… La pitié…
Et à présent… A présent, il pouvait la voir quitter silencieusement la pièce sans lui adresser un dernier regard… Elle l'avait épargné ? Mais quel sentiment avait été à l'origine de la grâce qu'elle lui faisait ? Le mépris ? Un mépris suffisant pour qu'elle estime qu'il ne méritait même pas qu'elle le tue ? Ou pire encore… de la compassion ?
Le tueur serra les poings, à présent il avait un but vers lequel fixer un regard de nouveau froid et déterminé… Une fois qu'il serait sorti de cette prison où sa cure de désintoxication avait eu lieu, il prendrait un plaisir tout particulier à faire payer à cette petite garce la blessure qu'elle venait d'infliger à son ego… Une blessure autrement plus douloureuse que toutes celles qu'il avait récolté au cours des missions qu'on lui avait confié…
Il ne la tuerait pas, oh non, pas tout de suite… Il le ferait lentement, à petit feu, peut-être même qu'il se payerait le luxe de l'épargner à son tour pour mieux continuer de la torturer…
Et à cet instant, son esprit calculateur, brusquement dégrisé, commença à planifier la douce vengeance qui allait s'étendre sur plusieurs années…
Plusieurs années au cours desquels il finirait par se rendre compte que sa nouvelle ennemie personnelle…l'avait sauvé… Oui, les yeux de cette gamine avait été un miroir atrocement fidèle de sa déchéance… Il ferait disparaître froidement le reflet hideux que ce maudit miroir lui avait renvoyé, et il comptait bien s'arranger pour que le miroir qu'il avait souillé avec finisse par s'effriter lentement… Et c'était autour de cette unique pensée qu'il avait reconstruit sa vie pour mieux renaître de ses cendres à travers le feu de sa haine…
Une haine qui l'avait définitivement soudé à sa collègue…
Et un beau jour, il eût le plaisir de voir les rôles s'inverser avec elle… Le jour où il lui rendit visite dans ce « centre de désintoxication » où il l'avait conduit lui-même, le jour où c'était à son tour de faire face à un petit tas de chair tremblotant, rongé par le poison qu'il réclamait, le jour où il avait eu l'occasion de savourer la terreur de celle qui s'agitait vainement sur le lit où elle était sanglée, luttant vainement contre les hallucinations qui avait englouti son esprit…
Que n'aurait-il pu lui faire à ce moment là, tandis qu'elle était impuissante devant lui… Oh certes, il n'avait pas encore reçu le droit de la tuer, mais il aurait pu lui faire bien pire, il aurait pu lui arracher ce qu'elle lui avait fait miroiter dans les rues de New York, et du même coup, lui infliger une blessure aussi douloureuse que celle qui continuait de le faire souffrir… Et pourtant… pourtant il ne l'avait pas fait, et n'avait ressenti à aucun moment le désir de le faire… Il avait bien essayé de se convaincre qu'il s'agissait d'une nouvelle torture qu'il lui infligeait, lui faire comprendre qu'elle était totalement à sa merci, lui faire attendre un sort ignoble qu'il ne lui ferait pourtant pas subir alors qu'il en avait l'occasion…
Mais il fût forcé de reconnaître que non… Non, ce n'était pas cela qui l'avait poussé à l'épargner ce jour là… C'était un sentiment qu'il avait cru avoir définitivement oublié, lui aussi…
Et ce jour là, il comprit ce qu'avait du ressentir cette petite fille qui l'avait sauvé…
Et à partir de cet instant, les choses commencèrent doucement mais inexorablement à changer…
Il voyait toujours le regard de cette petite fille se refléter dans chaque verre de Sherry qu'il savourait, mais ce n'était plus un regard méprisant, c'était un regard implorant… Son obsession à l'égard de sa collègue aurait du décroître, étrangement elle ne fit au contraire que s'accroître… Une obsession face à un pouvoir différent du sien mais qui n'en était pas moins de taille à lui faire barrage… Il avait été forcé de l'épargner, non pas parce qu'elle était de taille à se défendre mais, au contraire, parce qu'elle n'avait aucun moyen de le faire… Même sa mère n'avait pas été capable de sauver sa propre vie de cette manière alors comment avait-elle pu.. ?
Jusqu'à présent, le noir avait été la couleur qu'il avait trouvé la plus fascinante… La couleur du syndicat, une couleur impitoyable qui absorbait toutes les autres, une couleur identique au silence le plus intense, non pas celui qui naissait de l'absence de bruit mais celui qui absorbait le moindre bruit dans ses profondeurs abyssales, un silence qui absorbait toujours les derniers battement de cœur de ses victimes impuissantes…
Une scientifique et un agent du FBI lui avaient démontré qu'il existait deux couleurs autrement plus fascinantes…
Baissant les yeux vers la nouvelle cigarette qu'il avait extirpé de son paquet sans s'en rendre compte, le tueur se mit à en contempler la couleur blanche du papier…
Le blanc… La couleur qui symbolisait une innocence immaculée dépourvue de la moindre noirceur, la couleur qu'on aurait pu associer à la sœur de sa meilleure ennemie, une couleur sans intérêt… Mais cela pouvait être aussi la couleur défiant ouvertement sa sœur ennemie, la noirceur, lui montrant par son intensité qu'elle était parfaitement capable de la dissiper, la couleur qu'on aurait pu associer à Akai…
Akai, un autre reflet de lui même mais ô combien différent de celui que lui avait renvoyé cette gamine… L'adversaire qu'il avait cherché pendant toutes ces années… Celui qui lui avait infligé une cicatrice identique à celle que lui avait laissé Sherry, le jour où il l'avait dans la ligne de mire de son fusil et s'était contenté de l'égratigner au lieu de le tuer quand il en avait l'occasion… Et pourquoi cela ? Gin n'avait qu'à regarder en lui-même pour le savoir… La vengeance était aussi douce que le miel, et rien n'était plus plaisant que de prendre tout son temps pour la savourer… Etonnant de voir à quel point le blanc et le noir pouvaient se confondre lorsqu'ils étaient suffisamment intenses… Il était bien plus proche de cet agent du FBI qu'il l'avait été de cette idiote qu'il n'avait pas pu sauver… Oui une noirceur comme la sienne était plus proche de la blancheur d'Akai que l'avait été celle de son Akemi…
Mais il y avait une autre couleur tout aussi intéressante que le blanc…Le rouge… Le rouge d'un verre de Sherry… Le rouge de ses cheveux écarlate…Le rouge de ce sang qu'il voulait voir couler à nouveau…
Il se rappelait encore de la nuit enneigée où il s'était amusé à entremêler les deux couleurs qui le fascinaient le plus…
Mais pour l'instant, le seul moyen qu'il avait de le refaire était de mêler le rouge de la flamme qui consumait le bout de sa cigarette à la blancheur de son papier…C'était pitoyable…
Tout comme il était pitoyable que la seule proie qu'il avait à sa disposition, pour compenser l'absence des deux seules qui l'intéressaient vraiment, n'était qu'un concentré de blancheur… Non pas la blancheur d'Akai mais celle d'Akemi… Oui, ses deux pitoyables idiotes se ressemblaient… Elles se ressemblaient…
Un léger sourire commença à plisser les lèvres du tueur avant de s'élargir en un rictus sadique…
A la réflexion, cette nuance de blanc pouvait avoir son utilité… Ce type de blanc avait son utilité après tout… La page blanche pouvait être ouverte d'écritures… Le tissu blanc pouvait être teint…en noir…
Oui… Et s'il parvenait à concrétiser cette idée fantasque…Alors il aurait à sa disposition le meilleur instrument de torture qui puisse exister pour tourmenter ses trois ennemis… Que ce soit l'agent du FBI, la traîtresse ou le fouineur qui l'avais mis hors de sa portée…
Se tournant vers son co-équipier, Vodka frissonna de peur autant que d'exaltation devant la lueur de joie malsaine qui avait illuminé son regard…
