Chapitre 3 Part I Pour quelques heures

Il dormait. Le corps lourd, et alangui. D'un sommeil si profond que rien ni personne n'aurait pu l'en extirper. Pas même ces quelques rayons de lumière qui parvenaient malgré tout à filtrer entre ses cils mi-clos. Des éclats d'ocre. Comme un étourdissement fragile qu'il voyait s'éparpiller à la surface de ses rétines. Perdu au milieu de ces rêves étranges qui traversaient les brumes de son esprit. Une lune diaphane brillant au firmament. Et au fond, peut-être bien qu'il lui suffisait de changer de ciel pour changer d'étoile. Alors que les toutes dernières heures de la nuit se retiraient lentement à l'approche du matin. Le laissant en proie à une torpeur frissonnante. Allongé sur le ventre. La naissance de ses fesses se dessinant sous les draps chiffonnés qui le couvraient. Le visage à moitié enfoui dans un oreiller qui portait une odeur différente de la sienne. Entièrement nu. Juste inconscient de la force d'attraction qu'il exerçait dans l'épicentre de cet homme qui le contemplait dans un silence que plus rien n'osait déranger. Sa peau ondulant et se hérissant à travers l'étoffe délicate des rideaux derrière lesquels se dissimulait l'unique fenêtre de la chambre. Grande ouverte. Dans un effet de transparence dont les ombres chatoyantes se chargeaient d'érotisme. Du feu dans chacun de ses gestes. Les lignes masculines de ses courbes se remodelant désormais sous les volutes de reflets vifs, et changeants. Style art déco. La simple caresse d'un regard qui cherchait à se fondre dans l'embrasure de la porte possédant le pouvoir de le rendre encore plus vulnérable que mortel.

Un souffle vers l'éternité. Évoquant à la lisière de son enveloppe charnelle une chair de poule expressive. Un écho. Qui s'emparait de sa volonté, et le mystifiait. Puis toujours ces milliers d'émotions en pagaille qui continuaient à le bousculer. Lui faisant à nouveau ressentir la douleur et le goût amer du sang au bord de ses lèvres. Tellement peur de l'oublier. Elle. De l'effacer. De gommer les ratures du passé, et de trahir son amour. De finir par accorder moins d'importance à tout ce qu'ils avaient partagé. Ses yeux qui changeaient de couleur, qui le suppliaient de ne pas la quitter, ses yeux qui le dévisageaient pour le précipiter dans les sombres recoins de la culpabilité.

La faute à John… les traits de ce dernier se superposant à ceux de sa femme avec une facilité déconcertante. Rien qu'une fraction de seconde. Avant de se déformer pour reprendre le faciès bestial du vampire, un timide sursaut venant l'ébranler. Un vertige. Une légère palpitation qu'il sentait courir le long de sa colonne vertébrale sans qu'on ait eu besoin de le toucher. Une onde cosmique. Les prémices encore mièvres et sucrés d'un cauchemar qui au début du commencement revêtait des allures de songe. Bien à l'abri. Redoutant ce moment où il lui faudrait à nouveau se montrer lucide et renoncer à ce petit supplément d'âme qui le domestiquait. Un état passager, et duquel il n'arrivait pas à sortir. En captivité. Plongé au cœur d'une expérience à la fois dérangeante, et prodigieuse. Comme une mise à l'épreuve. Avec la peur irrationnelle de voir quelqu'un d'autre que lui prendre sa place dès qu'il se réveillerait. Les enseignements de son grand-père resurgissant des méandres de sa mémoire d'enfant "continue de rêver, ne cesse pas de respirer, combat ces démons. Vends ton âme, pas ton être entier." Un rappel à l'ordre qui venait se loger à la base de sa nuque humide pour ensuite dégringoler dans le bas de son dos. Causant un choc thermique dévastateur dans tout son organisme, au point d'accentuer la cambrure de ses reins. Au fur et à mesure qu'il gravissait les hauteurs de la honte. Les eaux troubles de ses souvenirs vacillant à l'appel lointain de l'éclairage précaire qui les tamisaient. Il flottait. Il se fractionnait, ses iris se dilatant et se rétractant de l'autre côté de ses paupières qui tressautaient. Un peu confus. Toujours halluciné par les vapeurs entêtantes de la veille au soir. Des flashs résiduels de partout qui l'atomisaient. Voilà qu'il défaillait. Les muscles complètement relâchés, sa respiration ralentissant et accélérant à l'approche de sa destinée. Les dreadlocks qu'il portait croquant l'arrondi de ses épaules. Abandonné. Prêt à renoncer à sa dignité, et à ne plus rien demander s'il le fallait. Pas envie d'émerger. Ses dernières forces s'engageant alors dans un combat totalement déséquilibré mais qu'il entendait livrer jusqu'au bout de lui-même. Et il aurait pu disparaître dans ce lit. Ça l'aurait bien arrangé. Sauf que. Les choses se passaient rarement comme prévu. Un froissement aérien extirpant de sa gorge un grognement de mécontentement. Le temps du repos se terminait. La réalité l'attendait, et elle le rattrapait déjà lorsque des bruits de pas le cueillaient.

Quelqu'un tirait les rideaux. Avant de rabattre les volets pour les fermer, plongeant la pièce dans l'obscurité. Les paumes de ses mains s'écrasant sur ses yeux quand il se tournait sur le dos. Les paupières lourdes et collantes. Le crâne au bord de l'implosion, l'ampoule électrique de la lampe au plafond l'aveuglant. Plus très sûr de se rappeler de l'endroit où il se trouvait. Ses derniers souvenirs remontant à quelques heures plus tôt.

**FLASHBACK**

Atlantis. Jour de repos hebdomadaire sur la Citée.

Une chemise, dont les premiers boutons s'ouvraient sur son torse. Un jean. L'allure décontractée, et plutôt confortable dans ce genre de vêtements. Assez passe-partout. L'habitude maintenant d'accompagner le colonel Sheppard sur terre, et donc, de se fondre dans la masse autant que possible malgré sa stature imposante. Une ceinture en cuir à la taille, idéale pour coincer son blaster dedans. Puis ses bracelets manchettes aux poignets, des accessoires qu'il ne retirait quasiment jamais. Ses cheveux coiffés en arrière, les dreadlocks prises dans un cordon. Son manteau venant surmonter l'ensemble, bref. Ronon était prêt à partir. Le sourire aux lèvres, impatient.

- Tout le monde est prêt, on peut y aller ? lança John Sheppard alors qu'il s'installait aux commandes du jumper. Suivi par Teyla, le Satedien et le docteur McKay. Les accès du hangar s'ouvrant sur la salle d'embarquement.

- Ben pas vraiment. Je me sens pas dans mon assiette, peut-être que je devrais rester ici. Je suis presque certain que je couve quelque chose ! Regardez. J'ai le nez qui coule et les yeux qui pleurent, tenta une dernière fois Rodney avec le vain espoir d'échapper au repas familial qui l'attendait chez sa sœur : Allez-y, touchez mon front… j'ai de la température !

- Allons Rodney, un peu de courage ! l'encouragea John sur un ton faussement concerné.

- Je suis prêt, laissa tomber Ronon sous le regard amusé de l'Athosienne.

- Parfait alors ! Puisque tout le monde se moque éperdument de l'état dramatique dans lequel je me trouve, allons-y ! se mit à geindre le docteur McKay en prenant un air tragique qui fit rire tous les occupants du vaisseau.

- Dans ce cas, c'est parti ! lança Sheppard.

Une minute plus tard, le jumper traversait la porte des étoiles pour rejoindre la Voie Lactée et se stationner au SGC après avoir emprunté le pont intergalactique. Au programme de la journée, shopping, détente, et match de football.

**FIN DU FLASHBACK**

Une journée classique et banale sur terre en somme. En bonne compagnie. Du moins, jusqu'à ce qu'il commence à ressentir les premiers signes d'une angoisse qu'il ne parvenait toujours pas à s'expliquer. Une sorte d'essoufflement qui l'oppressait et puis, qui lui comprimait la poitrine. Comme à l'étroit. Le sourire qu'il affichait lui écorchant la bouche, tant Méléna lui manquait. Son absence et aussi celle des siens l'accablant parfois encore, le plus souvent sans prévenir. Sept ans à courir. Quelques années de plus depuis qu'il avait rejoint les Atlantes. Sans personne avec qui partager autre chose que des amitiés de circonstance. Doux, sensible et en manque d'amour. Rien que la vérité dans son plus simple appareil. Que ça lui plaise ou pas. Le cœur qui se balançait, pas si prêt que ça. Alors il avait éprouvé le besoin de prendre l'air, de s'éloigner. Le déroulement des événements lui revenait maintenant. Guidé par une espèce de force surnaturelle qui le dépassait, et qui l'avait conduit tout droit dans ce lit. Un lit. Dans un appartement qu'il ne reconnaissait pas, ailleurs que dans ses quartiers. Soumis au bon vouloir d'un inconnu. Et il se serait damné pour que le temps suspende sa course. Pour qu'il vienne le dévorer. Des doigts tout froid glissant sur son front, témoignant à son égard d'un intérêt très particulier « Ronon… hey, Ronon...»

Hey Ronon… cette voix chaude, et ces doigts qui quittaient son front pour envelopper sa joue. Incapable de réfléchir. Privé de ses moyens. Quand soudain, son corps se durcissait. Une alarme interne se mettant à hurler dans sa tête. Le vampire. Assis à côté de lui, au bord du lit… des crocs qui se plantaient et s'enfonçaient dans la gorge de l'homme allongé sur un canapé… ses phalanges s'agrippant au poignet d'Elijiah dans un geste de pure autodéfense, afin de le stopper dans son élan. Les yeux ouverts, et écarquillés. Tandis qu'il le repoussait pour se dégager de son étreinte, et qu'il prenait conscience de sa nudité. Le sang dans ses veines battant ses tempes avec fureur.

- Qu'est-ce que vous m'avez fait !? s'insurgea le satedien aussitôt remis sur pieds après avoir bondi hors du lit. Le regard affolé. Nu, et jeté en pâture au bon vouloir de son hôte. Quand il le voyait, son blaster. Posé par-dessus les vêtements soigneusement pliés sur une chaise. Et sans réfléchir, il l'attrapait. En position défensive.

- Rien. Mais tu me le ferais presque regretter, lui avoua Elijiah avec un air sérieux et les traits empreints de gravité.

- Ça vous amuse tout ça hein !? insista Ronon, tout en braquant son arme sur ce dernier.

- Pas vraiment non, lui répondit le vampire en le regardant droit dans les yeux. Si ça peut te rassurer, tu es intact. Dans le même état que lorsque je t'ai aidé à te déshabiller pour te coucher. Moi j'ai dormi sur le canapé, se sentit-il obligé de lui expliquer. Histoire de les mettre tous les deux d'accord sur le sujet.

- Je m'en souviens pas…

- Comme c'est surprenant ! Alors pour te la faire courte, t'as fini la soirée la tête dans la cuvette des chiottes après avoir gerbé de partout dans ma caisse et sur tes fringues. Puis tu veux pas baisser ce putain de flingue ?

- J'ai fait ça moiosa à peine lui demander Ronon en baissant son blaster.

- T'as fait ça toi, ouais. Pas que je sois un maniaque compulsif tu vois, mais il n'était pas question que je te laisse dormir dans mon pieu comme ça. Maintenant, et si ça t'intéresse, je te propose de prendre une douche. Seul bien sûr. Puis d'enfiler les vêtements sur la chaise pendant que les tiens tournent dans la machine. Normalement, ils devraient être à la bonne taille. Tu trouveras une brosse à dents neuve dans un verre propre sur la tablette à côté de la vasque. Ensuite, viens me rejoindre au salon. J'espère que t'as faim, ajouta le vampire. Juste avant de sortir de la chambre en lui montrant d'abord la salle de bain. Le laissant figé sur place, les mains tremblantes.

Il se trouvait stupide. Ronon. En proie à de violentes contradictions, comme s'il se dissociait. Incapable de trouver un point d'ancrage auquel se raccrocher. Il perdait pieds. Trop durement éprouvé depuis le début de cette histoire. Avec la sensation étrange de se déconnecter de ce qui l'entourait, de ses pensées, de tout ce qui le constituait, pour uniquement se fixer à l'intérieur de cet environnement dénué de la moindre signification pour lui. La notion du temps lui échappant. Complètement décousu dans ce qu'il ressentait. Dans sa façon de se comporter, de surréagir à chaque fois que cet homme l'approchait, captivé, à chaque fois qu'il lui parlait, sujet au syndrome de Stockholm, hypnotisé à chaque fois qu'il le regardait, à chaque fois QUE. En sachant que personne ne l'avait obligé à le suivre. C'est vrai. En dehors peut-être de cette volonté qui supplantait et écrasait la sienne, le façonnant, le modelant, pas vraiment conscient de l'étendue des pouvoirs que possédaient l'immortel. Comme si de l'antimatière jaillissaient des ecchymoses. Semblables aux stigmates qui rendaient son dos bleu par endroit. La douleur lancinante dans ses côtes se manifestant dès qu'il se remettait en mouvement. Le verrou de la salle de bain tournant entre ses doigts, puis l'eau qui tombait en cascade de la colonne de douche lui faisant un bien fou. De manière visible. De l'eau claire, de l'eau tiède qui lui éclaboussait le visage et qui ruisselait sur ses épaules. De l'eau. Juste de l'eau, mais une eau réparatrice. Une eau dont la température idéale apaisait les spasmes qui l'agitaient encore une seconde plus tôt. Les yeux fermés. Les mains trouvant appui contre le carrelage de la cabine aux portes transparentes.

Alors tant pis. S'il restait dans l'incertitude, ignorant toujours s'il s'agissait d'une réaction bête et méchante suite aux substances qu'il avait ingéré la veille ou s'il couvait quelque chose de grave. De beaucoup plus profond. Et voilà qu'il se remettait à penser à Sheppard. John… refusant de le décevoir, comme il refusait de s'avouer bien des choses à son égard. Ce qu'il éprouvait n'appartenant qu'à lui seul. Sans partage. Un secret bien gardé. En tout cas, pas qu'une simple amitié de circonstance comme il essayait de s'en persuader. Comme il le prétendait. Comme il décrivait leur relation, dans le seul but de se protéger des éventuelles pertes qui pourraient venir les frapper. Solide comme la roche, mais plus fragile qu'il ne voulait qu'on voit. En sachant qu'il n'aurait jamais dû partir comme ça hier au soir. Qu'il n'aurait jamais dû suivre un inconnu. Qu'il n'aurait jamais dû. C'est tout. Il allait devoir s'expliquer, se justifier, faire profil bas pour avoir pris des risques inutiles. Si tant est qu'il trouve un moyen de rejoindre le SGC. Des images l'assaillant de toute part. Une inquiétude supplémentaire, qui se substituait aux autres à propos des véritables intentions du vampire. Quoi qu'il en soit, l'eau glissait sur sa peau. Des litres de flotte qui s'évacuaient et que le siphon dans le bac avalait à grandes gorgées.

Une fois le jet d'eau coupé, il s'enroulait dans une serviette pour se sécher et s'habiller. Enfilant le tee-shirt et puis le bas de jogging qu'Elijiah avait déposé sur une chaise dans la chambre tout à l'heure. Spécialement pour lui. Ils sentaient bons ces vêtements. On les avait repassé avec soin, et il soupirait. Son regard croisant le reflet dans le miroir. Au-dessus de la vasque. Les yeux cernés. Le teint cireux, pas vraiment au top de sa forme. Pour le moins qu'il puisse en dire. Ne lui restait plus qu'à trouver le courage fuyant, inexistant, de sortir de cette salle de bain. L'une de ses mains se levant et se tendant en direction de la tablette pour attraper la brosse à dents neuve. Mise dans un verre propre, à sa disposition. Comme si on l'attendait et qu'on avait préparé son arrivée.

Des bruits de fers qui s'entrechoquaient dans sa tête. Rien ne le pressait en fait. Rien ne l'obligeait à faire jouer le verrou de la porte en sens inverse pour ouvrir. Tellement rien. Il aurait pu se terrer ici, les os qui se glaçaient en même temps que son corps brûlait. Un meuble en bois venant alors attiser sa curiosité, et il entreprenait donc de le fouiller. Découvrant tout le nécessaire pour tailler sa barbe. Un geste familier, coutumier. Qu'il reproduisait, à la recherche d'un semblant de normalité et qui lui permettait aussi de se rendre un peu plus présentable. En mode pilote automatique. Pour ne réapparaître que de longues minute plus tard. Les bras croisés sur sa poitrine.

- Je crois qu'on a des choses à se dire, amorça Elijiah.

Pour engager la conversation, tout en l'accueillant avec un sourire ravageur. Et tellement plus destructeur qu'une pluie de Darts qui s'abattraient sur le bouclier de la Citée. Son regard se baladant le long des murs de la pièce. Sur le mobilier. Beaucoup moins moderne que celui d'Atlantis, mais un intérieur cosy et chaleureux. Un canapé et des fauteuils en velours satinés. Dessus, des coussins dans des tons bleu roi, rouge et vert. Au centre, une table basse avec un plateau rond en verre et des pieds en laiton doré. Un tapis persan au design fleuri et coloré habillant l'ensemble. Quelques objets de décoration soigneusement choisi. Des miroirs géométriques. Au plafond une suspension en cristal et à laquelle on avait donné la forme d'une goutte de pluie. Des bougies qui créaient des arcs-en-ciel comme autant de ponts qu'on érigeait entre eux. Des plantes un peu de partout. Sur la grande table, dans le coin salle à manger, une tasse de café fumante. Du jus d'orange, du lait, des céréales, des pancakes et aussi plein d'autres choses dont la seule vue tordaient son estomac dans tous les sens. Oui. Il avait faim…