Memento Mori
Note : voici la suite directe d'Un Premier Pas, le Reste Suivra :) à ce stade il me semble compliqué d'en saisir les subtilités sans avoir lu la brochette de fics précédentes, mais cela devrait rester compréhensible pour ceux qui ne souhaitent pas se lancer dedans.
Note 2 : attention ! Plusieurs thèmes et réflexions abordés dans ce récit sont assez durs. Je tâcherai de flécher au mieux à mesure que les chapitres sortent pour que personne ne se retrouve pris par surprise.
Chapitre 1 – Un Jour Normal
Il n'était même pas encore neuf heures, et Elias de Kelliwic'h avait déjà envie de crever.
Sauf que cette fois-ci, ni ses turbulentes apprenties, ni son andouille d'époux, ni même la flopée de bestioles qu'ils se coltinaient n'était à blâmer pour son état d'abattement avancé.
Avachi sur un tabouret, les bras croisés sur l'établi du laboratoire le plus éloigné de la fenêtre, l'enchanteur aux prises avec de violents maux de tête se planquait le visage pour se soustraire à la luminosité ambiante.
Sa potion anti-migraine commençait à franchement perdre en efficacité. Sans surprise, il allait devoir retravailler la formule, comme tous les trente ans. A une vache près, la période était cohérente. Seulement, au bout de la cinquième revisite, il commençait à sérieusement manquer d'idées question traficotage de recette pour gagner en performance. Si seulement son corps ne s'habituait pas si vite, aussi…
Elias releva la tête de ses bras croisés avec un grincement de douleur. Le programme de la journée prenait du retard à chaque minute qu'il passait prostré dans son coin, ajoutant encore à son inconfort. Il devrait au moins se motiver pour allumer un feu et chasser le froid glacial qui avait pris possession du laboratoire et de tout son contenu, enchanteur compris. Mais il avait beau détester l'épais rideau de flocons qui s'abattait sur la forteresse depuis des jours de toute son âme, la cheminée était si loin, là-bas de l'autre côté de la pièce. S'il entreprenait le périple, il avait toutes les chances de tourner de l'œil et d'aller faire la bise au dallage.
Ceci étant dit… s'il se cognait la tête suffisamment fort en se vautrant, il pouvait très bien tomber dans les pommes, et à ce moment-là plus de problème. La perspective était attrayante, tout de même.
Alors qu'Elias avisait le chemin le moins périlleux pour aller entasser quelques bûches dans l'âtre, une main se posa doucement entre ses omoplates, immédiatement suivie d'une légère pression à l'arrière de son crâne meurtri. Un baiser, déposé parmi les boucles brunes par un druide qu'il n'avait absolument pas entendu arriver, perdu comme il l'était dans ses méandres de souffrance.
« Bonjour, croassa Merlin à voix basse, encore à moitié endormi. Ça va pas ?
- Je souhaiterais caner, si possible, répondit distraitement Elias en guise de salutation.
- A ce point… et la potion ?
- J'en ai pris une, mais ça fait plus trop effet. Faut que je revois la formule.
- Mhmm. »
La main chaude de Merlin s'attarda sur la nuque d'Elias où elle entreprit de lui masser lentement la base du crâne. Si le remède n'était pas radical, il avait au moins la vertu de détourner quelque peu l'attention de l'enchanteur. Ce dernier laissa échapper deux ou trois grognements reconnaissants avant de lever un œil vers la grande silhouette en blanc à ses côtés. Merlin avait troqué sa tenue de nuit contre une simple tunique grise et un manteau blanc, jeté sur ses épaules pour le prémunir du froid mordant de décembre. Un seul petit mois s'était écoulé depuis leur cérémonie de mariage, pourtant toute la douceur qui demeurait dans l'air s'était échappée au profit de vents givrés et de volumineuses chutes de neige. Parfois les deux en même temps.
« Vous êtes déjà debout ? fit remarquer Elias après un moment à laisser Merlin lui malaxer la nuque comme bon lui semblait. Vu l'heure à laquelle vous êtes rentré cette nuit, je pensais que vous alliez pioncer jusqu'à midi.
- C'était le plan. Mais j'arrive pas à dormir.
- Ah bon ? Qu'est-ce qui vous en empêche ?
- Votre migraine, justement, dit simplement le druide, sans plus de détail, mais Elias comprit tout de suite.
- Ah… désolé. »
Bien sûr. Leur mariage s'accompagnait de liens magiques qui renforçaient leur perception l'un de l'autre. Pour le bon comme le mauvais.
Merlin balaya l'excuse d'un haussement des épaules. « C'est pas grave, de toute manière j'avais faim. Vu que vous refusez de m'amener mon petit déjeuner au lit, comme n'importe quel mari attentionné, il a bien fallu que je me lève pour me débrouiller tout seul.
- Quelle maltraitance. J'imagine que vous souffrez le martyr.
- Plutôt, oui. »
Le ton faussement indigné de Merlin tira à Elias un demi-sourire amusé malgré les pics de douleurs qui lui lacéraient la boîte crânienne.
Entre eux, les fions n'avaient jamais cessé de fuser, mais leur mordant s'était éteint bien avant leur mariage. C'était devenu naturel, de titiller l'autre avec une remarque sarcastique ou une pique bien sentie, puis de recouvrir le tout par un baiser. Pour un œil extérieur, la dynamique pourrait paraître étrange, mais elle leur convenait. C'était tout ce qui importait.
« Vous avez essayé de mâcher de la menthe poivrée, comme je vous avais dit ? demanda Merlin en glissant une dernière fois ses doigts dans les cheveux d'Elias avant de s'éloigner.
- Non mais vous êtes bien gentil, mais vous pensez bien que ce sera pas aussi simple, soupira le plus jeune, déplorant la perte de contact. J'ai rien contre vos combines d'herboriste pour soigner les petits bobos, mais là c'est du sérieux…
- Vous pouvez essayer, qu'est-ce que ça vous coûte ? Bon, de toute manière je vous demande pas votre avis, je vais vous en faire une tisane. Ça vous réchauffera par la même occasion, vous êtes congelé. Et puis ça vous détendra aussi, vous avez l'air contrarié ce matin.
- En réalité, je suis contrarié presque tous les jours, pour plein de raisons. C'est juste que ce matin j'ai pas la force de le cacher.
- Ah carrément, alors… Vous arrivez à évaluer votre douleur ?
- Merlin, je n'ai pas de douleur « favorite », je les déteste toutes de la même manière. »
La tape sur le coude était, pour être honnête, un peu méritée.
« Evaluer l'intensité de la douleur, gros malin, précisa le druide. Je sais que vous aviez compris. »
Bien entendu, qu'il avait compris. Mais même au ras des pâquerettes, mener Merlin en bateau était bien trop tentant.
« Bah je dirais du sept sur dix. P'têtre huit. Ouais, huit.
- Ah quand même… bon, ben bougez pas, je m'en occupe. »
Elias reposa son menton sur ses bras croisés et se contenta d'observer alors que Merlin, la démarche encore alourdie de sommeil, allumait un feu et y mettait une gamelle d'eau à chauffer. Puis le druide s'affaira devant les étagères, ouvrant plusieurs boîtes en métal à la recherche des plantes désirées. Les longs brins de menthe poivrée séchée se retrouvèrent hachés et jetés dans l'eau frémissante, bientôt suivis de deux grandes feuilles de livèche fraîche. Merlin marqua un temps de pause, réfléchissant tout en tapotant son index contre ses lèvres pincées, avant de farfouiller de nouveau parmi les bocaux d'ingrédients.
Elias aurait bien voulu lui intimer de ne pas foutre le bordel dans les produits, mais le petit manège de son époux l'amusait tout de même un peu. Là où l'enchanteur planifiait, mesurait et calculait absolument tout, le druide agissait à l'instinct dans ses préparations, cherchant l'inspiration à mesure qu'il laissait courir ses doigts sur les étiquettes des bocaux. Ce qu'Elias avait pris pour de la confusion désordonnée au début de leur collaboration était en réalité proche du génie créatif, chaque tentative visant à créer un remède sur mesure.
« On n'a plus d'agripaume ? demanda Merlin, le nez dans un tiroir.
- Etagère du haut, près du sac en toile. Dites, j'ai juste mal à la tronche hein. Entre la livèche et l'agripaume, je veux pas me retrouver à moitié endormi pour le restant de la journée, alors mollo sur le dosage.
- C'est juste de quoi vous détendre un peu, vous inquiétez pas.
- Oh, je m'inquiète pas. Seulement, si jamais je me mets à ronquer, c'est vous ou Mehgan qui allez devoir vous occuper des commandes de la journée, et ça… l'intégrité physique du château peut pas se le permettre. »
Merlin se contenta de lever les yeux au ciel sans faire de commentaire et retourna à son infusion.
Bon, d'accord, la remarque était peut-être un tout petit peu injuste. Depuis qu'il avait libre accès à l'extérieur et qu'on ne lui demandait plus de balancer des sortilèges d'enchanteur, le taux mensuel de boulettes de Merlin avait chuté drastiquement. Quant à Mehgan, avec pas loin de quatre ans d'apprentissage dans les pattes, elle était désormais autonome pour la plupart des préparations quotidiennes du laboratoire.
In petto, Elias s'autorisa une ombre de sourire. Si on lui avait dit un jour qu'il ne paniquerait pas à l'idée de laisser son laboratoire à un druide et une gamine… il aurait cru à une mauvaise blague, pour sûr.
Une tasse de tisane fumante se matérialisa sous son nez, fumerolles mentholées incluses.
« Et voilà, commenta Merlin en prenant place de l'autre côté de l'établi, sa propre tasse en main. J'ai mis du miel, ça devrait pas être trop amer, sinon vous me dites. »
Elias marmonna un remerciement et attira la boisson divinement chaude vers lui, prenant garde à ne pas se brûler les mains. Le goût restait un peu amer à cause de la menthe, et un peu terreux à cause de la livèche, mais c'était un faible tribut à payer pour l'allègement progressif de l'étau autour de ses tempes. Accordé, l'action d'une tisane ne serait jamais aussi efficace et rapide qu'une bonne potion, mais tout était bon à prendre.
Les deux magiciens sirotèrent leurs infusions dans un silence confortable brisé seulement par le crépitement des flammes dans l'âtre. Attirés par la chaleur, les quatre calamités sur pattes que Merlin avait eu la bonne idée d'adopter au cours de l'été descendirent l'escalier à pas de velours. Les chats accordèrent à peine un regard en coin aux maîtres des lieux – les vrais, ceux qui faisaient un peu plus pour l'endroit que roupiller toute la journée sur un coin de table et couvrir chaque surface de leurs poils – avant de se rapprocher du feu pour une session d'étirements alanguis. Seul le plus petit, le gris tigré, sauta sur le banc pour venir réclamer une caresse à son patron préféré à grands coups de front contre son bras.
« Et bonjour, salua Merlin en gratouillant les oreilles duveteuses. Comment va-t-on ce matin ? Non, désolé bonhomme, y a rien à manger pour toi sur cette table. » Le druide eut un petit rire quand l'affection manifeste du chat vira au dédain et que le matou repartit d'un bond rejoindre le reste de sa fratrie. Les roublards tentaient de se faire une place dans le panier de Mogriave, devant la cheminée, au grand désespoir de ce dernier. « Ah, l'hypocrisie féline, tout un art… ils vous ont pas trop embêté cette semaine, pendant que j'étais pas là ?
- Un véritable enfer, y a pas un matin où je me suis pas réveillé avec au moins deux bestioles sur moi, grogna Elias. Sur le torse, sur le cou, sur le visage carrément. J'arrivais à peine à respirer. Vos greffiers veulent me tuer, Merlin.
- Comme la moitié du pays breton, si on vous écoute.
- Oui, enfin la moitié du pays breton elle vient pas comme par hasard slalomer dans mes jambes pile poil quand j'ai les mains chargées. C'est dingue, depuis qu'ils ont le droit de sortir du labo c'est à peine si on les voyait, et là je suis pas arrivé à m'en dépatouiller, de jour comme de nuit. »
Merlin accorda un regard à l'extérieur toujours bouché de blanc. « En même temps, on peut pas vraiment les blâmer, avec ce qui tombe dehors… C'est presque pas normal, une telle quantité de neige, pour la saison.
- M'en parlez pas. Je dois aller au marché pour les commissions, ça m'gonfle d'avance. »
Pour être tout à fait honnête, même sans neige et sans migraine, Elias n'avait jamais eu de grand intérêt pour la foule et le bruit des places de marché, leur préférant le calme relatif et la solitude de son laboratoire. Merlin, en revanche, avait toujours navigué entre les étals comme s'il y était né ; favori de la plupart des marchands, il se montrait toujours terriblement poli et gentil, demandant des nouvelles de tel membre de la famille et se laissant naïvement alpaguer par les cris des différents vendeurs pour venir goûter un fromage de chèvre ou une toute nouvelle variété de poire.
La simple idée de devoir affronter une place noire de monde et bruyante dans deux pieds de poudreuse amplifiait la douleur derrière les yeux d'Elias.
« Je pourrais y aller à votre place, moi, proposa Merlin avec un sourire.
- Aller où ? Aux commissions ?
- Ben oui. Ça fait longtemps que j'y ai pas fait un tour, et comme ça vous pouvez rester tranquille ici au chaud.
- Euh… ouais… non mais je préfère pas, fit précautionneusement Elias. Je comptais prendre quelques trucs spécifiques qui coûtent une blinde, faut marchander… C'est gentil mais vaut mieux que je m'en occupe moi. »
Merlin se rassit sur son banc et laissa échapper un souffle d'air frustré par le nez. « Ah ben oui, j'avais oublié, pour ça aussi il n'y a que môssieur Elias qui sait faire… bien sûr…
- Merlin, je vous aime, mais la dernière fois que je vous ai laissé faire les commissions tout seul, vous vous êtes fait refiler des plumes de mouette à la place de plumes de pégase. Et en plus comme ils ont du flairer que vous étiez pas la moitié d'un manche, ces trouducs ont poussé l'arnaque jusqu'à vous faire raquer trois fois le taro normal. Vous vous rendez compte du mal que j'ai eu à les retrouver pour leur carrer leurs plumes dans l'oignon, à ces connards ?
- Oui, oh, ça va ! C'est bon ! C'était l'an dernier ça ! C'est plus jamais arrivé depuis, faudrait passer à autre chose !
- Oui, c'est plus jamais arrivé, en effet, parce que vous avez plus jamais fait les commissions pour le labo tout seul. Y a comme une relation de cause à effet, comme on dit, 'trouvez pas ? »
La logique était implacable, et le fils de démon se renfrogna comme un enfant boudeur.
« Eh ben débrouillez-vous, si vous me faites pas confiance, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? maugréa-t-il en examinant le contenu encore fumant de sa tasse. M'apprendra à vouloir être gentil avec vous, tiens… »
Elias lâcha un soupir défait et porta une main à sa tempe endolorie. Ce n'était pas le jour à se mettre Merlin à dos, surtout après une semaine entière sans le voir, et surtout pour quelque chose d'aussi futile qu'une virée au marché. Un peu d'eau dans son vin ne serait pas malvenue, sans doute. D'autant que la liste des ingrédients qu'il lui fallait était courte et qu'il y avait peu de chance de les confondre avec autre chose. Bonus non négligeable, il gagnait le droit de ne pas avoir à interagir avec ses contemporains, ce qui était toujours un plus de l'avis de l'enchanteur misanthrope.
Si Mehgan s'était pointée plus tôt au labo, Elias lui aurait demandé d'accompagner Merlin pour plus de sureté, mais là… ce serait du sans filet.
« Bon, après… j'imagine que si ça vous dérange pas… c'est d'accord. »
A voir le sourire radieux sur le visage barbu de Merlin, on aurait cru qu'il venait de gagner son poids en crème de marron, en lieu et place d'une promenade sous la neige glacée.
« C'est comme si c'était fait ! annonça-t-il en terminant d'un trait le contenu de sa tasse. Si je me grouille, j'ai le temps de faire un détour par l'échoppe du boulanger pour un beignet aux pommes. Vous en voulez un ?
- Non, ces machins sont écœurants, grimaça Elias en regardant son époux traverser la pièce et enfiler son manteau. Vous devriez pas en manger non plus, c'est blindé de sucre, ça va vous moisir tous les chicots. Le blé est dans une boîte sur la cheminée, normalement c'est amplement suffisant. »
Merlin piocha la bourse clinquante à l'endroit indiqué et la glissa dans une poche intérieure de son manteau. Puis il compléta sa panoplie par une paire de gants, une écharpe et un bonnet en fourrure grise qu'il s'enfonça fermement sur la tête. Flairant un départ imminent, Mogriave abandonna son panier aux quatre félins envahissants et alla s'asseoir près de la sortie.
« Bon ben j'y vais, déclara le druide à travers son écharpe, ouvrant la porte pour laisser sortir le chien – et entrer quelques flocons, par la même occasion. A tout à l'heure !
- 'Croyez pas que vous oubliez quelque chose ? » fit remarquer Elias, sourcil expectatif levé.
L'autre navet lui présenta sa meilleure imitation de chouette interloquée, avec yeux ronds et bec entrouvert.
« Ah, euh… d'accord, pardon… »
En une poignée de foulées, Merlin se rapprocha de l'établi. Sans préambule, il pressa ses lèvres à celles d'Elias pour un baiser empressé mais teinté de tendresse qui laissa l'enchanteur sans voix.
« Bon j'y vais maintenant, sinon je serai à la bourre pour les beignets ! » glissa le plus vieux en s'esquivant vers la porte toujours entrouverte.
Estomaqué, Elias secoua la tête pour chasser de son esprit le goût du miel et de la menthe poivrée. Le plus vite possible, il quitta son siège pour se ruer au dehors à la suite de Merlin.
« Mais non, mais la liste des courses, grand taré ! s'exclama-t-il en agitant le papier en question.
- Ah zut… »
Après avoir envoyé sa tête de linotte personnelle en chemin, et avec tout le matériel nécessaire cette fois, Elias se posa un instant pour réfléchir. Le roi Arthur lui avait passé une grosse, très grosse commande pour la campagne militaire censée débuter à la fin de la semaine. A priori, les vikings étaient en route pour l'île de Bretagne. Non contents de s'y être pété le nez une bonne dizaine de fois, les blondinets à cornes retentaient l'exploit, sauf que si les espions n'avaient pas picolé, on attendait pas loin d'une cinquantaine de drakkars cette fois-ci. A raison de vingt à trente bonhommes par barquette, on approchait la bataille la plus coriace de la décennie – et l'attaque cardiaque, en ce qui concernait Arthur.
Pour laisser le moins de marge de manœuvre au hasard et éviter de se faire plumer son armée toute nouvellement constituée, le roi de Logres s'était lâché. Potions d'endurance, de toute-puissance, philtres de force et baumes de peau de pierre… C'était bien simple, Elias aurait pu se faire une nappe avec la liste récoltée à la fin de la réunion militaire. Il s'en serait servi pour essuyer la sueur à son front, car le délai qu'on lui avait laissé pour bricoler tout ça était trois fois trop court. A peine quelques jours, six tout au plus.
Même avec l'aide de Mehgan et en connaissant les recettes par cœur, cette affaire s'annonçait très serrée.
Il avait déjà passé deux jours sur les potions à caractère défensif. S'il espérait pouvoir finir à temps, il allait devoir se lancer dans la partie offensive de la supplémentation magique, et le plus tôt serait le mieux.
Luttant contre les pics de douleur qui continuaient à tourmenter sa boîte crânienne, Elias récupéra sur les étagères les premiers ingrédients de la potion de toute-puissance. Son invention la plus élégante. Il aurait pu la préparer en dormant, tant il en avait concocté des galons et des galons, ce qui était bien pratique car les propriétés délassantes de la livèche commençaient à se faire sentir.
Elias venait tout juste de commencer à broyer ce qu'il lui restait de griffe de dragon quand la porte du laboratoire pivota sans ménagement sur ses gonds.
« Bonjour là-dedans ! claironna joyeusement Mehben à un niveau sonore bien trop élevé.
- Bon sang ! feula Elias en portant ses mains à ses oreilles, y compris celle qui tenait le pilon. Ça vous arrive de pas gueuler ?!
- Quoi, j'ai pas gueulé.
- A peine ! Avec votre voix fluette, vous avez du crever les tympans de tous les corbeaux du coin, mais non ça va, vous avez pas gueulé. Vous avez déjà entendu un ciseau à bois mordre dans du marbre ? Parce que ça ressemblait à ça.
- Non mais ça va bien, les gentillesses, dès le matin ? Qu'est-ce qui vous prend de... aaah mais attendez, exhala simplement Mehben avec un hochement de tête compréhensif. Mal de tête ?
- … ouais.
- Vous devriez mettre un écriteau sur la porte quand c'est comme ça. Mieux, vous devriez aller vous recoucher et laisser Mehgan gérer le labo pour la journée. »
Elias lâcha un souffle d'air railleur et retourna au broyage de sa griffe. « Le sommeil et moi, on n'est déjà pas les meilleurs copains de lit, alors là avec la tête qui va péter je vois pas bien l'intérêt. J'ai mieux à faire de mon temps. » Il leva les yeux vers l'aînée de ses apprenties et haussa un sourcil interrogateur. « Puisqu'on est sur le sujet de choses qui vont péter, vous avez prévu d'accoucher à un moment donné, ou vous comptez garder le môme rien que pour vous pour dix ans encore ? »
Par réflexe, les mains de Mehben vinrent recouvrir son ventre qui, s'il était bien dissimulé sous les fourrures, n'en demeurait pas moins aussi large qu'un chaudron à confiotes. Si l'enfant était aussi flegmatique que son père, le Seigneur Petrok, il n'était sûrement pas très pressé de quitter son confortable cocon.
« D'un jour à l'autre, qu'il paraît ! déplora la future maman. Ça fait une semaine qu'on me dit ça. Remarquez, je suis bien contente, au moins tonton Merlin est rentré maintenant, je préfère qu'il soit là quand ça arrivera. Ah tiens d'ailleurs, ça s'est bien passé son voyage ? C'était en Cornouailles, non ? »
Elias leva sa flasque de sang de taureau pour l'examiner à la faible lumière du jour. Ce qu'il vit ne lui plut pas beaucoup ; malgré le procédé de conservation développé par Merlin, l'épais liquide commençait à coaguler, et il n'y en aurait pas assez pour la quantité de doses qu'il comptait préparer. Quelle poisse.
« Cornouailles, oui, répondit-il distraitement en reposant l'objet offensant. Et je sais pas, j'ai pas demandé.
- Vous avez pas demandé ? » Mehben croisa les bras et afficha une mine pour le moins réprobatrice. « Dites, vous êtes mariés maintenant, vous pourriez avoir un peu plus de considération… »
Elias lâcha un soupir exaspéré. C'était toujours la même chanson, avec les deux sœurs cogne-dur. Dès que l'une ou l'autre des louves au nez fin flairait un affront – réel ou imaginaire – à l'encontre de leur oncle préféré, elle sortait les crocs. Ce serait touchant, si ce n'était pas aussi pénible et systématique.
« Si vous devez vraiment savoir, j'ai simplement pas eu le temps, grommela-t-il. Il est rentré au beau milieu de la nuit et on s'est à peine croisés ce matin. Mais de toute manière, j'ai pas vraiment besoin de demander, parce que s'il y avait eu un pépin je l'aurais su grâce à ça. »
Il leva sa main gauche bien en vue de son élève.
A son annulaire, l'alliance enchantée reflétait la danse des flammes sur sa surface argentée, insufflant un semblant de vie à l'élégant corbeau qui y était sculpté. Le sorcier avait passé des mois à bosser sur l'objet – ainsi que sur son jumeau qui battait la campagne au doigt d'un certain druide – pour un résultat qui dépassait toutes ses attentes.
L'anneau gavé de magie lui donnait une idée de la localisation de son autre moitié ; il avait mis du temps à s'habituer à la sensation de traction au creux de son estomac, comme une ficelle invisible nouée entre lui et Merlin. A chaque fois qu'il se demandait où était le druide, la cordelette immatérielle le tirait dans la direction souhaitée, plus ou moins fort en fonction de l'éloignement. Pour l'instant, ils avaient découvert que le sortilège fonctionnait toujours même à soixante lieues de distance. A voir jusqu'où les véritables limites de sa portée s'étendaient.
La seconde capacité de l'anneau enchanté était nichée dans les éclats de pierre précieuse serties à sa surface, à l'emplacement des yeux de l'oiseau. Rubis écarlate pour Elias, et saphir azuré pour Merlin. Tant que le porteur de l'autre artefact allait bien, la couleur restait vive. Si elle venait à se ternir, cela pouvait indiquer un problème plus ou moins majeur. Une maladie, une blessure, une détresse. Et si jamais la pierre perdait toute sa couleur pour virer au gris… eh bien, vu son espérance de vie bien plus réduite que celle de son époux, Elias n'aurait probablement jamais à poser les yeux sur ce genre de vision.
Mehben n'avait pas besoin de le savoir, et il ne l'avouerait à personne, mais l'enchanteur avait consulté l'artefact au moins six fois par jour durant toute la période d'absence de Merlin. Si on lui posait la question, il pourrait toujours prétendre que c'était pour des raisons expérimentales.
« Même si vous savez que tout va bien, ça vous empêche pas de demander, poursuivit Mehben. C'est plus gentil, ça montre que vous vous souciez de lui… Bon, bref, tout ça pour dire, normalement je devrais plus trop en avoir pour longtemps avec ma dégaine de courge géante. Et puis je vais vous dire, c'est pas dommage, parce que je commence à en avoir ras le bonnet ! J'ai la circonférence d'un cheval de trait, j'arrête pas d'aller faire pipi et je passe mes journées à pleurer, si vous croyez que c'est marrant…
- Ah non mais je crois rien du tout, moi…
- Tenez, rien que ce matin je galérais à mettre mes godasses, Petrok s'est foutu de moi. Mais pas le truc ouvert, hein, genre juste un petit « Hmph » avec un sourire en coin. Vous savez ce que j'ai fait ?
- Vous l'avez pourri, je suppose ? suggéra Elias sans lever les yeux de son mortier où la poudre de griffe de dragon commençait à prendre une texture satisfaisante.
- Eh ben non, monsieur ! J'ai éclaté en sanglots comme une grosse madeleine, voilà ce que j'ai fait ! Après, je l'ai pourri.
- Mhm mh. Ecoutez, vous savez à quel point j'adore vous entendre parler chiffon et dispute conjugale, mais j'ai pas mal de boulot à abattre avant ce soir. Alors s'il vous faut quelque chose, passez les courbettes et dites-le moi directement, qu'on gagne du temps.
- Non mais ça va bien, oui ? s'offusqua la future maman. Une apprentie n'a pas le droit de venir faire un coucou à son maître adoré simplement pour prendre de ses nouvelles et bénéficier un instant de sa bonne humeur légendaire ?
- … vous êtes beurrée, c'est pas possible autrement. »
Devant l'air profondément sceptique d'Elias, Mehben eut une grimace de concession. « Ouais, je l'ai senti en le disant, que ça faisait trop. Non, en vrai je suis en train de me taper tous les escaliers du château parce que tonton Merlin a dit que ça aidait à amorcer le travail. J'ai commencé par l'escalier du labo, j'ai ouvert la porte par habitude, j'imagine. Du coup, je repars ! Je vais me farcir toutes les marches du rempart Nord en boucle, c'est là qu'il y en a le plus. Bonne journée, tonton Elias !
- Voilà, bonne journée. Attention, retenez la porte, sinon elle- »
SBLAM !
« … claque ! Mehben, bordel ! »
Ce n'était peut-être pas une si mauvaise idée, le coup de l'écriteau sur la porte. Mieux encore : un tour de clé et c'était la tranquillité assurée. Mais s'il faisait ça, on allait encore le targuer d'ermite mal luné et bon, le couplet sur la sociabilité, il en avait assez soupé, merci bien.
Par chance, aucun intrus ne vint perturber son travail au cours des deux heures suivant le départ de Mehben. Malgré son fond de migraine, Elias progressait rapidement dans la préparation de sa première fournée de la journée, les mains guidées par sa providentielle mémoire musculaire plutôt que par sa cervelle au ralenti. Il en était à délayer précautionneusement sa poudre de griffe de dragon dans un mélange de sang de taureau émulsionné et de bile de cheval bouillie quand la porte du laboratoire s'ouvrit de nouveau.
Elias leva le nez de sa mixture à l'odeur rance, s'attendant à voir Merlin, mais la silhouette sur le seuil était bien trop petite.
« Dame Séli, salua-t-il avec un brin de moquerie accrochée au coin des lèvres. Quelle surprise. Moi qui me demandais pourquoi les piafs avaient cessé de chanter, maintenant j'ai pigé. »
La reine de Carmélide épousseta les flocons accrochés à son manteau de fourrure et écarta la remarque de l'enchanteur en même temps que toute notion de politesse.
« Il me faut une potion de vérité, exigea-t-elle derechef, sans s'embarrasser d'une entrée en matière.
- Rien que ça … et on peut savoir pour quoi faire ?
- Occupez-vous de vos miches et envoyez le flacon, si vous voulez pas prendre une quiche. »
Elias fronça les sourcils. Contrairement au vin, Séli ne se bonifiait pas avec l'âge – même si tout le monde aurait gagné à enfermer la brave dame dans un fût de chêne et à l'oublier au fond de la cave. Le ton tranchant de la picte ne le dérangeait habituellement pas outre mesure, il le considérait même comme faisant partie inhérente du personnage ; mais ce matin-là, il lui restait en travers de la gorge.
« Non, répondit-il simplement sans jamais cesser de touiller son bol.
- Non ? répéta Séli, éberluée. Comment ça, non ?
- Non, je vous filerai pas de potion de vérité. Déjà parce que vous voulez pas me dire pourquoi vous en avez besoin et que, bon, sans vouloir vexer, vous êtes pas la dernière quand il est question de coup fourré-
- C'est pas l'ironie qui vous étouffe, c'est déjà ça.
- -mais en plus, j'en ai plus en stock. »
Séli planta ses mains sur ses hanches et lui colla le genre de regard noir qui devait envoyer les loufiats au trot.
« Eh ben ? répliqua-t-elle sèchement. Refaites-en ! Il m'semble que c'est votre boulot, non ? Ou alors ça fait des années qu'on vous rince à vous curer les ongles des pieds ?
- Ah non ma p'tite dame, là y a maldonne. Mon boulot c'est de faire ce que le roi me dit de faire. Ça pour le coup, ça m'a bien été stipulé.
- Ah ! Alors celle-ci c'est la plus mûre ! railla Séli. Vous aussi maintenant vous allez me jouer la carte de la hiérarchie comme votre truffe de mari ? Je prends mes ordres de bidule, et pas de machin… L'autre courge, je veux bien, mais vous je vous croyais un poil plus intelligent que ça ! »
Elias ravala une pique bien sentie ; s'il ne rechignait lui-même jamais à piocher dans le vocabulaire potager pour se moquer de Merlin, il n'appréciait pas que d'autres le fassent. Surtout lorsque le druide n'était pas là pour se défendre.
« Quand bien même je voudrais vous faire une fleur, je pourrais pas, maugréa-t-il. J'ai pas les ingrédients, et j'ai pas le temps. J'ai toute la campagne militaire de la semaine prochaine à préparer, deux livres de corbeaux canés à décortiquer avant qu'ils pourrissent, une réunion budgétaire mensuelle pour laquelle j'ai même pas commencé à réfléchir et une apprentie à surveiller comme du lait sur le feu si je veux pas qu'elle fasse de connerie. Je suis assez attaché aux quatre ou cinq heures qu'il me reste une fois que toutes ces obligations sont remplies et, contrairement à l'opinion générale, il m'arrive de les utiliser pour pioncer. Donc, c'est non. Revenez la semaine prochaine, ou adressez-vous à la concurrence. »
Séli resta un long moment immobile et silencieuse, à le toiser d'un regard acéré. Un peu comme le faucon sur une branche jauge la taille de la souris en contrebas, pesant le pour et le contre de gaspiller de l'énergie pour une proie aussi petite. Lorsque la dame tendit enfin les serres, ce fut pour les abattre sur la poignée de la porte et l'ouvrir d'un mouvement brusque.
« J'vais vous dire, grinça-t-elle froidement pour seuls mots d'adieu, depuis que vous vous êtes casé avec l'autre pomme, y a du sacré relâchement dans l'air.
- Eh ben c'est ça, oui, répondit distraitement Elias. La bise à votre mari, naturellement. Et en sortant, si vous pouviez faire attention à- »
SBLAM !
« La porte ! Merde à la fin ! »
Il allait finir par l'accrocher, ce putain d'écriteau.
