Mon maître.

Mû, chevalier d'or du Bélier.

Jamais un homme n'a eu autant d'emprise sur moi. Jamais je n'ai autant voulu me surpasser pour me montrer digne de quelqu'un qui ne soit pas de sang divin. Mais divin, Mû l'était à sa manière. Dans la noblesse de chacun de ses gestes, dans la sagesse de ses leçons, dans le sang froid dont il savait user à tout moment.

Non...!

Pardonne-moi, Lecteur Inconnu. Tu vas devoir patienter encore un peu.

Je voulais vraiment prendre cette partie du texte pour te décrire quelque peu l'homme qui était mon maître. Je voulais vraiment te dire, te raconter, t'expliquer… quoi ? Lui. Mais il n'est pas explicable.

Je ne peux pas, en quelques mots, en quelques lignes, relater un homme aussi extraordinaire. Ce serait bien mal le reconnaître et lui rendre justice. Alors pardonne-moi, tu vas devoir patienter. Cette page ce soir, ne sera pas le témoin privilégié sur lequel je coucherais un souvenir à la va-vite. D'ailleurs quel souvenir ? Lequel choisir ? Des milliers d'entre eux se pressent à la barrière de ma mémoire, pressés de se voir dévoiler, sortir de l'ombre, mais il est trop tôt.

Je ne peux pas, pas encore. C'est trop tôt, c'est trop vite. Ça fait trop mal.

Des milliers de souvenirs… je n'ai plus que ça. Des souvenirs.

Le raconter ? Le décrire ? Et puis ensuite quoi… oublier ? Se résigner ? Non, Lecteur Inconnu. Je me répète, mais pardonne-moi, tu vas devoir patienter. Si je te le décris maintenant, que me restera-t-il ? Tu le découvriras au fil de mon récit, et je retarderai cet instant avec toute la force dont je peux faire preuve. Pourquoi ? Simplement parce que tant que j'écris, il continuera à être à mes côtés. Il continuera à vivre… Oh, rassure-toi, Mû n'est pas mort. C'est moi qui ai cessé de vivre… à ses yeux du moins.

Saori, comme je te maudis ! Tu n'avais pas le droit. Tout ! Tout… mais pas ça. C'était un acte lâche, c'était un acte vil, même venant de toi. Et cet acte, plus que tous les autres, ce geste je ne te le pardonnerai pas. Je ne te le pardonnerai jamais !

Mais la vengeance, douce vengeance, arrive bientôt. Tu ne t'y attendras pas. Tu crois, comme tous, que la vengeance est un plat qui se mange froid, n'est-ce pas ? Tu crois que tu n'auras rien à redouter de ma part avant bien des années ? Tu crois que je vais me terrer dans l'ombre en attendant que mon heure arrive ?

Oui, tu le crois, et c'est là ta plus grande erreur.

Comme je te connais bien….

Toi qui n'as jamais pris le temps de connaître un seul de tes chevaliers, autre que ton précieux Pégase, tu as volontairement négligé un détail d'importance : la patience ne fait plus partie de mes vertus.

Je n'attendrai pas. Nous avons quelque chose à régler toi et moi. Et même si je connais d'avance l'issu de cette confrontation, je sais une chose, juste une chose. De cette rencontre Saori et malgré tout, ce n'est pas toi qui en sortiras vainqueur. Si tu pouvais savoir à quel point je me délecte de ce moment. J'en prépare minutieusement chaque détail. Rien n'est laissé au hasard. Chronologie, tout est chronologie… et tout est calculé.

J'ai compris, j'ai enfin compris pourquoi la déesse de la Lune ne nous a pas fait entrer en scène avant. J'ai enfin compris pourquoi maintenant.

C'est quelque chose que moi seule peut faire. C'est une mission, c'est mon devoir. Mais la vengeance s'ajoutant à l'équation… tu ne peux pas savoir à quel point je m'impatiente de ce moment. Je vais te détruire. Mais paradoxalement, j'aurais fait mon devoir de chevalier jusqu'au bout. Ironie mordante, n'est-il pas ? Je saurais bien te faire apprécier le sel de cette plaisanterie.

Je m'égare... Je ne dois pas laisser ma haine envahir mon récit. Je ne suis pas dévorée de haine. Juste une part de mon cœur, mais à qui la faute ?

...

Mû du Bélier, mon maître... Enfant sacré jusqu'au bout... jamais, non jamais, je n'ai laissé la moindre personne lever la main sur lui devant moi. Aucune attaque, aucun coup aussi puissant soit-il que je n'ai arrêté avant qu'il ne l'atteigne. J'ai tout paré. J'ai pris chaque coup à sa place, parce que c'est là mon devoir. Et je suis fière de l'avoir fait. D'ailleurs cela ne m'a pas valu que des applaudissements. Et je me souviens d'une anecdote…

...

Nous étions aux arènes, quelques mois après notre arrivée à Sorrente et à moi, et ce jour là, nos maîtres avaient jugés bon de nous laisser commencer à nous entraîner avec les autres chevaliers d'or afin de perfectionner les techniques qu'ils nous avaient déjà enseignées.

Le sort ce matin là, me désigna Aioros comme adversaire. Mon frère, pour sa part, se battait contre Aldébaran. Nos maîtres s'entraînaient également. Shaka contre Camus, et Mû contre Kanon.

J'avoue ne pas avoir gardé un souvenir impérissable de cet entraînement, j'allais avoir encore bien des occasions d'affronter en combat amical le Sagittaire. Non, le premier souvenir que je garde en mémoire de ce jour là, c'est d'avoir cessé brusquement le combat. On a tous cessé brusquement nos combats ce jour là. Il y avait une puissance à l'intérieur de ces arènes, une force qui n'était pas normale. Une force si peu commune que sa puissance même nous a tous stoppé en plein mouvement pour voir d'où cela provenait. Je me souviens avoir tourné la tête en direction de ce formidable effluve de puissance et avoir vu, horrifiée, Kanon tenter en vain de retenir une attaque entre ses mains.

Le Gémeaux avait de toute évidence voulu tester une nouvelle technique, mais la puissance provoquée échappait à présent à son contrôle. Je voyais son visage, crispé sous la concentration, disparaître lentement derrière la formidable boule d'énergie qu'il s'efforçait de renvoyer au néant. Mais déjà, son pouvoir lui échappait des mains et courrait droit vers celui à qui le coup, certainement pas intentionnel mais surement mortel, était destiné : mon maître.

Je n'ai pas réfléchi ce jour là. Ma réaction a été purement instinctive. L'équation dans ma tête était on ne peut plus claire: l'attaque arrivait sur mon maître et je n'étais pas devant lui, à ma place, pour le protéger. Trop tard pour m'interposer et prendre le coup à sa place, trop tard pour le pousser et dévier la trajectoire de l'attaque. Le cerveau, dans ces moments là, a cette incroyable faculté de penser si vite qu'on n'a pas le temps de traduire les informations en mots clairs. L'adrénaline sans doute.

Déjà, je voyais mon maître se mettre en position de défense et faire apparaître devant lui le mur de crystal. Déjà, je savais d'instinct que sa protection, aussi forte soit-elle, volerait en éclat sous la puissance de l'impacte. N'oublions pas que, aussi puissant le Crystal Wall soit-il, l'adversaire n'était qu'à 2 ou 3 mètres.

Puis ce fut comme dans un rêve, un rêve où je ne maîtrisais plus mon corps. Je me vis crier, je me vis faire une gestuelle précise.

- Cascade de Lune !

Et la défense sortit de mon corps pour aller renforcer le Crystal Wall.

...

Quelques lignes, Lecteur Inconnu, quelques lignes pour t'expliquer brièvement quelle était cette technique de défense que je venais d'évoquer. Tu dois t'en douter, la Cascade de Lune est une technique des Enfants Sacrés. Elle consiste à lancer dans le ciel une puissance qui retombera, décuplée de force par notre Déesse, comme une cascade d'eau devant nous pour nous protéger. La Cascade de Lune est une technique extrêmement puissante. Contrairement au Crystal Wall qui renvoie l'attaque sur l'ennemi, la Cascade de Lune a la particularité d'absorber la puissance du coup. Et je savais également à cet instant que de renvoyer son attaque sur Kanon eut été fatal pour le Gémeau.

...

Ma réaction eu l'effet escompté. Additionnée au Crystal Wall, la défense fut parfaite. Cela n'empêcha pas les deux chevaliers de reculer violemment et tomber. Mais au moins, sains et saufs.

Je ne repris mes esprits que lorsque la défense se résorba entre mes mains. Et je ne repris mes esprits que pour voir qu'un formidable silence s'était emparé des arènes. Les chevaliers avaient les yeux tournés dans ma direction, ébahis. Je restais là, statue de marbre, reprenant mon souffle et une certaine contenance. Puis je me dirigeais vers mon maître alors que Saga, de son côté, se précipitait vers son double. Enfin, je courus, serait le mot plus juste. Mon maître, encore un peu sonné, ne s'était pas relevé. Sans me préoccuper des autres chevaliers, je me plaçai devant lui et lui tendis la main pour l'aider à se relever. Mû accusant le coup, j'ai pu voir ce jour là, son masque de sévérité s'effriter pour la première fois. Mon maître était surpris. Surpris de la puissance que j'avais dévoilée. Il m'entraînait depuis des mois, mais jamais encore je n'avais montré la totalité des mes capacités. Et il était fier. Je pus le lire dans ses yeux.

Il accepta ma main tendue et se releva. Son masque se reforma aussitôt. Il ne l'avait fissuré que dans la seule intimité de mes yeux. Pas pour ses pairs, ni pour son adversaire- car même en voyant l'attaque mortelle arriver sur lui, je n'ai décelé dans ses traits la moindre trace de peur- mais pour moi. Le fait d'avoir été sonné, et le fait que j'avais été la première à venir vers lui, aidait cet état de fait, sans doute. Mais je me plais à penser, qu'il est arrivé au Bélier, certaines fois, de briser son masque à mon unique égard. Une fissure à ma seule intention.

Bientôt tous les chevaliers, sortis de leur état de torpeur, se précipitèrent vers mon maître et Kanon.

J'entendais au loin la voix légèrement hystérique de Saga qui réprimandait son frère. Mais à mon sens, la voix du Gémeau trahissait plus sa peur pour son jumeau qu'une réelle colère. Kanon avait dû déployer une force incroyable pour tenter de maîtriser une attaque dont il avait, involontairement, perdu le contrôle.

Puis, fendant la foule avec force, je vis Sorrente arriver droit dans ma direction. Son visage fermé, et ses yeux s'ils eussent été ouverts aurait sans doute jeté des éclairs. Mais moi, je pouvais les voir et je savais qu'il ne venait pas me féliciter.

Il s'approcha de moi et d'un geste vif, sa main fendit l'air. Ma tête partie brusquement sur le côté sous la violence du coup. Je n'avais pas fait le moindre geste pour éviter la gifle.

Autour de nous et à nouveau, le silence se fit. C'était la consternation générale. Sorrente tourna les talons et parti. Je vis mon maître esquisser un geste de colère pour aller à sa suite. D'un bras placé devant lui je lui barrai le passage.

Sorrente avait eu raison d'agir ainsi, et à sa place, j'en aurais fait de même.

Les techniques des enfants sacrés ne devaient, sous aucun prétexte, être montrées aux chevaliers. C'était pour cela que nous étions redevenus des apprentis lors de notre arrivée au sanctuaire d'Athéna. Les chevaliers d'or se devaient d'ignorer notre véritable puissance. Et moi, je n'avais pas respecté cette règle.

Mû…

C'est la première loi que j'ai sciemment enfreint pour lui. D'autres viendront…

Pourquoi ? Pourquoi ça fait si mal ?

Je suis incapable d'écrire plus de deux lignes d'affilées. Je me lève, je marche. J'ouvre une porte qu'aussitôt je referme. Je me rassois. Je reprends la feuille et je la fixe. Je me relis.

Si tu pouvais me voir en ce moment, Lecteur Inconnu… Je suis pathétique. J'en ai même les mains qui tremblent.

Pourquoi ?

Je sais. Même si le récit est déjà commencé, je viens de me rendre compte de quelque chose d'important. Je viens à peine de réaliser que c'est ma vie que je suis en train de coucher sur papier.

Et je viens de me rendre compte que je suis en train de l'écrire au passé…

Fini le présent, il n'y a pas de réel futur dans mes phrases. Juste un semblant de futur que je m'efforce de placer à ton intention, Lecteur Inconnu. Mais pour moi, ce futur a déjà existé. Il est déjà fini. Reste uniquement ma vengeance qui, elle, est encore une hypothétique inconnue. Même pour moi.

Mais là où ça fait le plus mal, c'est lorsque je me suis aperçue que le nom même de Mû, je l'ai écrit au passé lui aussi. D'un simple temps verbal, je viens d'accepter le fait que jamais plus je ne pourrai l'écrire au présent… ni au futur d'ailleurs.

Je ne suis pas si âgée pourtant. Pas d'un âge qui puisse justifier que l'on raconte sa vie. Mais c'est pourtant bien ce que je suis en train de faire. Je revis ma vie au fil de mes souvenirs. J'ai si peu vécu encore, mais si intensément.

Et ensuite ?

Ensuite que va-t-il se passer ? Dis-moi Lecteur Inconnu, que se passera-t-il lorsque je poserai le dernier point ?

J'ai vécu une première fois, je revis une seconde fois à travers ma propre plume… Me sera-t-il accordé de revivre éternellement à travers tes yeux ?

Ma main tremble à nouveau parce que je sais, je sais que si j'écris ma vie… c'est que je suis proche de la mort. Tellement proche… Je pourrais presque relever la tête et la voir, assise face à moi. Un sourire narquois sur le visage, un verre de champagne à la main.

… Que veux-tu, Mort ? Fêter ma reddition ?...

Je pourrais presque ouvrir les yeux pour la défier… La défier… Si seulement c'était possible. J'ai beau être un puissant chevalier, elle reste le seul ennemi que je ne pourrai jamais vaincre…

Fort bien, jouons, nous trinquerons après. Une partie d'échec, peut-être ?

Si je ne peux tu vaincre en tant que guerrier, alors que me reste-t-il comme solution ?

Ce serait une belle image, tu ne trouves pas Lecteur Inconnu ? Défier la Mort aux échecs et si on gagne lui demander un sursis. Jouer sa vie sur un échiquier…

Et si on perd… ?

Alors un souhait, un seul…

Fasse le ciel que la Mort soit masculine. Le dernier souffle, le rendre en tant que femme.

Tu aurais, Mort, un goût de regret, une dernière saveur de joie.

Si seulement la Mort pouvait être masculine.

Fassent les Dieux qu'elle le soit !

...

Je crois que je me suis un peu perdue en introspection. Désolée Lecteur Inconnu.

Je vais reprendre docilement le fil de mon récit.

Je vais faire taire mon cœur, faire taire ma peur. Mais je reste humaine après tout.

Rappelle-toi juste une chose, dans mon conte de fée, dans mes rêves, il était une fois… un homme exceptionnel: Mû du Bélier … juste une fois !

Jamais plus.