Saori

Je passais et repassais la main une centième fois pour la caresser. Elle vibrait sous la caresse, je pouvais presque l'entendre chanter dans ma tête. Mon maître, spécialiste en armure, m'avait dit qu'elles avaient toutes une vie propre et qu'il fallait les comprendre… Mon armure… mon armure de chevalier… Je ne pouvais pas y croire. Elle était là, devant moi, dans toute sa splendeur… et les Dieux savent à quel point elle était belle. Les armures des enfants sacrés différaient de celles de chevaliers d'or dans le sens qu'elles étaient en or, oui… mais en or blanc. A l'instar de l'armure du chevalier de la Vierge, les armures des enfants sacrés, identiques toutes les deux, représentaient des anges. Mais des anges se cachant les yeux avec leurs ailes. Un genou posé à terre, un seul, le visage courbé et les mains jointes dans la prière… la position traditionnelle que nous adoptions depuis des années. Mais la statue avait ses ailes repliées autour d'elle en protection dont les pointes cachaient le visage et surtout les yeux.

Pour comprendre le pourquoi d'une telle représentation, il est nécessaire, Lecteur Inconnu, que je t'explique une petite chose. Comme tu le sais déjà, les enfants sacrés sont de sang divin et mortel. Mais à l'origine, au tout début de notre existence, nous avions des ailes… et nous pouvions voler. Je te parle d'une existence qui remonte à plus de dix mille ans en arrière, aux origines de notre naissance. Oui, nous avions des ailes… nous volions dans les airs, libres comme des oiseaux. C'était avant le temps de toutes les chevaleries, des marinas ou des spectres. C'était un temps où les Dieux n'avaient pas encore chacun leur propre armée. Nous étions alors au service des tous les Dieux. Il n'y avait pas encore de guerre, pas encore de combat. Nous étions chargés de veiller sur la Terre durant la nuit et sur les hommes qui, en ces temps là, faisaient à peine leur premier pas. C'était le temps où les Dieux descendaient encore se mêler aux mortels et faisaient naitre ainsi les plus grandes légendes et mythologies. C'était un temps où les hommes honoraient les Dieux et les aimaient plus que tout. Et nous aussi, nous avons contribué à ces légendes qui aujourd'hui te font rêver et qui renforcent ta foi. Ne t'es-tu jamais demandé d'où viennent ces anges et archanges qui ornent le plafond de toutes vos églises ? Notre image, éternellement figée par les peintres et sculpteurs de la belle époque. Nous sommes de vieilles, de très vieilles créatures… De vieilles âmes sans cesse replongées dans la violence d'une jeunesse éphémère.

Nous avons perdu nos ailes il y a de cela deux mille ans et ce ne fut pas par la volonté des Dieux cette fois… mais par celle d'un homme qui, à notre image, était de sang métissé. C'est une longue histoire… je te la raconterais plus tard. Mais je crois que décidément, du moins pour ma part, je n'ai vraiment pas de chance avec les divinités réincarnées.

Tout en admirant mon armure, je pensais à Tristan. Il devait sans doute avoir revêtu le surplis qui faisait de lui un spectre à part entière maintenant… Le spectre de la Lune d'Argent… Un pincement au cœur, je songeais alors que nous avions vraiment pris place au sein de deux armées ennemies… mais pas dans le même camp. Et je priais très fort ma Mère divine pour que, cette fois-ci, il n'y ait pas de nouvelle guerre sainte entre Athéna et Hadès. De toute la force de mon âme… je ne voulais pas revivre ça encore une fois.

Athéna…

Je n'avais pas oublié cette curieuse sensation que j'avais ressentie au treizième temple lors de notre intronisation. Mais je n'arrivais pas à m'expliquer pourquoi, parmi une assemblée entièrement composée de chevaliers d'or et du Pope, j'étais la seule à avoir ressentie cela. Je n'avais pas rêvé. J'ai vu, j'ai vraiment vu les deux esprits, divin et mortel, s'affronter un court instant pour la possession d'un corps. Saori se rebellait. Elle refusait l'emprise de la Déesse sur elle. Mais comment une telle chose était-elle possible ? Saori était la réincarnation de la Déesse, elle ne pouvait normalement pas avoir de conscience propre. Athéna et elle ne devait former qu'une seule et même personne.

Déboussolée. J'étais vraiment perdue. Je ne comprenais pas. J'avais besoin de comprendre. Cette nuit là, c'était un appel à l'aide que j'avais entendu. Un appel à l'aide de la part d'Athéna. Et mon instinct me disait que, non, je n'avais pas rêvé. J'avais besoin de comprendre. Alors une nuit, je suis sortie en direction du treizième temple consulter la seule personne qui pouvait m'aider.

Il n'était pas tard et personne ne me posa la moindre question à mesure que je gravissais les marches et que je traversais les temples les uns après les autres. Milo, je suppose, pensa que je me rendais au onzième temple mais il ne me fit aucune difficulté. Depuis mon intronisation, il s'était montré plus cordial envers moi sans pour autant m'offrir une franche amitié. Etant à présent son égale, il n'avait guère d'autres choix que celui de m'accepter mais je soupçonne Camus d'avoir eut une conversation avec lui. Le Verseau pour sa part, ne me posa pas de questions, se contentant d'un signe de tête, plongé dans un de ses livres... pourtant je sentis un regard d'interrogation posé sur mon dos et qui me suivit tout le long de la montée jusqu'au douzième temple. Le Poisson ne se trouvait pas dans sa maison. Je la traversais sans autre. Mais une fois sortie, j'arrêtais subitement ma marche sur le seuil. De ce coté là de la douzième maison, je pouvais nettement voir le treizième temple se dessiner et derrière lui, le jardin où se trouvait l'immense statue de la Déesse Athéna. Elle n'était encore vraiment visible dans son intégralité. De là où je me trouvais, je ne voyais que la tête de la statue, son regard perdu dans le lointain et pourtant ce soir là, j'avais l'impression que c'était sur moi que ses yeux étaient posés. J'inspirais profondément et continuais ma montée. Arrivée à destination, je demandais à un garde de m'introduire au bureau du Pope.

Shion était penchée sur ces dossiers lorsque je pénétrais dans son bureau. Je posais un genou à terre et attendis qu'il me donne la permission de me relever.

- Bonsoir chevalier de la Lune d'Argent. Le garde m'a dit que tu souhaitais t'entretenir avec moi.

Je me relevais et hochais la tête en acquiesçant. Etant à présent chevalier à part entière, j'avais le privilège de solliciter une audience du grand Pope sans avoir à passer par mon maître. Mais je ne l'avais encore jamais fait, même en étant apprentie.

Shion me sourit, bienveillant.

- Que puis-je faire pour toi ?

- Grand Pope… Je souhaiterais parler à Athéna.

Shion fronça les sourcils, visiblement surpris.

- Elle n'est pas au sanctuaire, je pensais que tu étais au courant. Elle est repartie au Japon.

Je savais effectivement que Saori était repartie quelques jours après la cérémonie et c'était la raison pour laquelle je n'avais pas entrepris cette démarche avant. Je ne voulais pas parler à la réincarnation. Mais mon maître m'avait parlé une fois d'un temple à l'intérieur même du treizième temple. Un temple d'Athéna où pouvait aller les chevaliers qui souhaitaient se rapprocher de la Déesse. Je ne savais pas comment continuer la conversation. Shion n'ayant pas eut de réaction lors de la cérémonie, je ne pouvais pas lui faire part de mes doutes de cette manière. Cela aurait pu être considéré comme de la trahison.

Mais il sembla comprendre mon embarras. Il se leva de son bureau et s'avança vers moi.

- Swann. Tu sais que si tu as un problème, tu peux parler avec moi.

Il me sourit et je me sentis gênée. Je compris qu'il faisait allusion à la soirée de son anniversaire tout en ayant le tact de ne pas le mentionner clairement.

Je hochais de nouveau la tête, cherchant désespérément une échappatoire. Peut-être finalement, venir ici n'était pas une si bonne idée.

- Pardonnez-moi Grand Pope, murmurais-je en baissant la tête, mais c'est une chose que je ne peux dire qu'à la Déesse Athéna.

Je baissais tellement la tête qu'elle allait me rentrer dans les épaules. Je ne voulais pas attirer les soupçons de Shion et je ne voulais pas non plus qu'il pense que je ne lui faisais pas confiance.

- Ce n'est pas que je ne veuille pas vous en parler… mais… c'est quelque chose entre elle et moi.

Shion dû se pencher à son tour pour entendre la fin de ma phrase tellement j'avais baissé la voix. Il sembla un moment déconcerté, puis il releva la tête et me fit signe de le suivre.

Il sortit de son bureau et me conduisit à travers un long corridor obscur qui menait à une petite porte. Arrivés devant cette porte, il tendit la main devant lui et me poussa légèrement dans le dos.

- Athéna, même si elle n'est pas physiquement au sanctuaire, est toujours présente dans ce temple. Son cosmos garde ce lieu sacré depuis des siècles.

Puis il accentua la pression dans mon dos et me sourit.

- Entre et parle avec elle. Elle t'écoutera.

Je le remerciais et attendis qu'il s'éloigne pour pénétrer dans la pièce. Le temple en question était une petite pièce, comme une petite chapelle qui pourtant dans le fond, gardait une gigantesque statue de la Déesse éclairée par une multitude de cierges. La vision aurait coupé le souffle à n'importe qui et je crois savoir que c'est cette même vision qui avait tant épouvanté Saga à la toute fin de son règne.

Je m'approchais doucement de l'autel et posais un genou à terre.

- Déesse… aide-moi !

Pendant plus d'une heure, je restais à genou lui demandant inlassablement de m'éclairer sur ce qui s'était passé le soir de la cérémonie. Lui demandant qu'elle m'explique quelle aide je pouvais lui apporter et comment. Lui jurant que j'étais prête à donner ma vie pour la servir… mais en vain. La statue restait de marbre et Athéna ne répondait pas. Vaincue, je ressortie du temple.

- Athéna t'a-t-elle répondu ? , me demanda le Pope lorsque je ressortie.

Je baissais la tête et lui fis signe que non. Ma déception devait être visible car il me posa la main sur l'épaule et la serra brièvement.

- Ne te décourage pas Swann. La Déesse t'a entendu mais elle ne répond pas toujours de la manière dont on s'attend.

Découragée, je redescendais les marches lorsque j'aperçu Aphrodite penché sur ses rosiers. Je décidais alors d'aller le saluer pour me changer les idées. Il me fit un grand signe lorsqu'il me vit et m'invita à venir admirer son travail. Les roses d'Aphrodite passaient pour être les plus belles fleurs de tout le sanctuaire. Il les choyait, les aimait et les soignait avec tout l'amour qu'il possédait… et je crois t'avoir déjà mentionné qu'Aphrodite avait un cœur plutôt grand. Je restais quelques minutes en sa compagnie, bavardant autour d'une tasse de thé, puis repris ma descente les bras chargés d'un magnifique bouquet, inoffensif.

Arrivée au dixième temple, je ralentis un instant pour contempler la statue que le Capricorne avait déposé au milieu de son temple. Athéna, songeais-je, pourquoi ne me réponds-tu pas ?

- Bonsoir Swann.

Je tournais la tête et vis Shura s'avancer vers moi. Je le saluais. Son regard dévia sur le bouquet que je tenais dans mes bras.

- Tu es allée voir Aphrodite ? Ses fleurs sont superbes cette année.

- Oui, Aphrodite a vraiment la main verte.

Il prit une rose entre ses doigts et sourit.

- Je vais souvent lui demander des fleurs pour orner le pied de ma statue.

D'un geste, il désigna un joli petit parterre de fleurs séchées au pied du socle. Je n'y avais pas prêté attention, mon regard était focalisé sur le visage. Mais cela faisait une très jolie décoration.

Shura avait pour sa Déesse, une rare dévotion.

- Celui-ci, m'expliqua-t-il, je l'ai fait pour la venue de la Déesse il y a quelques jours. Elle a beaucoup aimé.

Il redressa le torse, fier.

- Regarde, continua t-il, des roses blanches. Ce sont ses préférées.

- Elles sont magnifiques, lui répondis-je sincèrement, et tu as très bien su les mettre en valeur à travers le socle.

Je regardais le bouquet que je tenais dans les bras.

- Moi, je préfère les fleurs de Lys, mais Aphrodite n'en avait pas.

- L'ancienne réincarnation d'Athéna, Sasha, aimait beaucoup les lys elle aussi. Mais elle adorait par-dessus tout, les roses pourpres comme celle que tu tiens contre toi.

Intriguée, je tournais la tête vers le Capricorne.

- Tu as connu Sasha ?

- Non !

Il se mit à rire

- Je ne suis pas assez vieux pour ça tu sais. Mais le vieux maître m'en a parlé.

Sasha ! C'est vrai, j'oubliais que je l'avais sans doute connue moi aussi, bien que je n'en gardais aucun souvenir.

- Elle était comment ?

- Le vieux maître se plait à dire qu'elle était très jolie, me répondit-il, une pointe de désapprobation dans la voix. Mais je ne crois pas que c'est là une qualité première pour la réincarnation d'une Déesse.

Je souris doucement. La dévotion de Shura était telle, qu'il ne pouvait imaginer meilleure réincarnation que celle qu'il servait.

- Mais le vieux maître dit aussi, qu'elle était douce et très gentille. Intelligente et parfois même…

Il baissa la voix, comme s'il s'apprêtait à dire une chose que la statue ne devait pas entendre.

- Coquine.

- Coquine ? m'étonnais-je.

- Oui, il parait que la demoiselle avait son petit caractère et qu'elle aimait certaines fois faire des farces ou se moquer des gens.

Puis il jeta un regard affolé en direction d'Athéna et s'empressa d'ajouter à haute voix :

- Mais toujours gentiment… en toute innocence.

Je ne pus m'empêcher de songer amèrement que l'actuelle réincarnation aussi se plaisait à se moquer des gens, mais que pour elle, cela n'avait rien d'innocent.

- Oui, soupira t-il, le vieux maître en tout cas, l'aimait beaucoup. Je pense que ça n'a pas été facile ensuite de trouver un nouveau corps pour accueillir la nouvelle réincarnation. Le vieux maître dit qu'Athéna et Sasha faisaient du bon travail ensemble. Plusieurs enfants ont été choisis, et c'est sur Saori qu'Athéna a arrêté son choix.

Je tournais soudain si brusquement la tête vers le Capricorne que je m'en fis mal au cou.

- Shura ! Qu'est ce que tu viens de dire ?

Surpris, il me regarda.

- J'ai dis que ça n'a pas été facile de trouver une nouvelle réincarnation qui soit à la hauteur de Sasha.

- Tu veux dire qu'Athéna n'est pas proprement née dans ce corps ?

- Bien sur que non, me répondit-il de plus en plus surpris. Athéna est une Déesse à part entière. Naître dans un corps signifierait renoncer à sa divinité le temps d'une vie. Tu imagines les pouvoirs qu'elle perdrait. C'est le même cas pour Poséidon et Julian Solo par exemple. La réincarnation est une personne à part entière qui est « possédée » par le Dieu. Dans le cas d'Athéna, elle choisit toujours de se réincarner dans un corps d'enfant et de grandir avec pour lui transmettre une partie de ses pouvoirs et de ses responsabilités. C'est comme ça qu'Athéna peut être plus proche de nous. D'une certaine manière, elle grandit avec nous, elle vit avec nous, elle souffre avec nous.

Je restais abasourdie par cette nouvelle. Non, j'avoue que je n'y avais jamais songé. Et je commençais alors à comprendre bien plus de choses. Je tournais la tête vers la statue et sentis une petite onde de chaleur m'envahir quelques secondes, comme une petite vague de tendresse qui m'aurait traversé. Athéna m'avait répondu ! Shion avait raison, elle m'avait répondu, mais pas de la manière à laquelle je m'attendais. Je lui souris de tout mon cœur et me tournant de nouveau vers Shura, je lui montrais les roses que j'avais dans les bras.

- Me permets-tu de les offrir à la Déesse ? Si c'était les roses préférées de son ancienne réincarnation, je ne pense pas qu'elle s'offensera de la couleur.

Shura les prit dans ses bras pour aller les déposer, avec des gestes d'infini respect et précaution, dans les bras même de la Déesse.

- Je pense qu'elle en sera ravie.

J'ai beaucoup repensé à cet épisode par la suite… Shura m'avait éclairé l'affaire d'une autre manière. Athéna ne s'était pas « réincarnée » au sens propre. Ce n'était pas une réincarnation mais plutôt une possession. Voila qui me découvrait Saori sous un autre jour. De toute évidence, elle et la Déesse ne formaient plus une seule et même personne. Maintenant qu'elle possédait les pouvoirs divins, Saori n'était plus disposée à se laisser manipuler aussi facilement. Je suppose que d'une certaine manière, son histoire ressemblait à celle de ses chevaliers. Elle avait en main un destin qu'elle n'avait ni choisi, ni demandé. Même si son histoire à elle, avait dû être, comparée aux nôtres, sérieusement édulcorée. Elle avait tout à présent. Pouvoir et chevaliers. Pourquoi partager ? Pendant un instant - un court instant - j'en vins même à la comprendre de vouloir résister. Mais cela n'expliquait pas la hargne qu'elle déployait à mon égard… et au vu des futurs événements, ma compassion, Lecteur Inconnu, fut vite oubliée.