Deuxième réveil

Connais-tu Lecteur Inconnu, ces moments de vérité qui vous déchirent le cœur et qui vous broient l'âme avec une telle force qu'on ne peut qu'en pleurer ?

Ces moments de vérité qu'on voudrait avoir, mais que paradoxalement on fait tout pour éviter ?

Ces moments de vérité… ces instants volés aux Dieux. Ils font mal. Ils font tellement mal.

Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être est-ce dans la nature humaine de fuir les conflits, les révélations. Peut-être est-ce dans la nature humaine de se sentir en sécurité dans ces petits cocons d'illusions forgés et de vouloir éviter une fissure qui peut blesser… ou peut-être est-ce simplement dans ma nature à moi…

Je sais juste que, quand on sent ces moments arriver, il y a comme une alarme silencieuse au monde extérieur, qui se met à sonner avec virulence dans notre esprit, et alors c'est le signal, le tocsin. Il faut partir, vite et loin. Très vite. Très loin. Eviter la confrontation. Eviter ces explications qui vous brûleront la gorge aussi surement que la lave d'un volcan.

Alors pourquoi, ce fameux soir, lorsque j'ai senti le signal hurler à l'intérieur de ma tête, je ne suis pas partie ? Je ne sais pas. Je me suis souvent demandé ce qui se serait passé si j'avais eu le courage de partir. Mais ce soir là, j'ai eu le courage… de rester.

Je me souviens. Un simple feu de bois. Une veillée au bord de la plage qui longeait les abords du sanctuaire. Une réunion entre amis… et une conversation banale qui dérape.

Nous étions plusieurs ce soir là. Je me souviens… Il y avait Saga et Kanon, assis côte à côte Milo et Camus, Mû, Aiolia et Aiolos, Sorrente. Et puis, il y avait moi. Une simple veillée. Une simple réunion entre chevaliers.

Oui, tous chevaliers à présent… je me sentais fière d'être parmi cette assemblée.

J'avais fini par enterrer également la hache de guerre avec le Scorpion ou plutôt, depuis mon intronisation, il s'était considérablement radouci à mon égard. Je suppose que je devais cela à Camus. Je n'ai jamais vraiment su. Je sais juste qu'il s'est approché de moi un beau matin, quelques jours après la cérémonie et qu'il m'a défié en entrainement. Cosmos et témoins réunis, ce jour là. C'était sans doute sa manière à lui de finalement m'accepter. A la fin de l'entrainement, je me suis avancée vers lui pour lui tendre la main… une main qu'il a acceptée. Je savais qu'il y aurait, un jour, une conversation, mais ce jour n'était pas encore arrivé. Pour le moment, je me contentais de garder sa main dans la mienne et de la serrer avec reconnaissance en lui souriant avec sincérité. Depuis j'ai appris à un peu mieux le connaitre et surtout à l'apprécier.

Mais je reviendrais sur Milo, Lecteur Inconnu, je pense qu'il mérite qu'on s'y attarde. Pour le moment, c'est une autre chose que je veux te raconter et Milo n'est pas le personnage principal même si c'est lui qui a, involontairement, tout déclenché.

Ce soir là, je me souviens, j'avais bandé mes yeux comme j'avais coutume de le faire certaines fois. Un simple foulard violet. Il faut dire, Lecteur Inconnu, que ça fatigue de garder les yeux constamment et volontairement fermés. Obligatoirement, la nature reprend le dessus et on a tendance à chercher à les ouvrir. Alors pour éviter ce genre d'incident, Sorrente et moi avions l'habitude de nous bander les yeux de temps en temps pour reposer nos paupières fatiguées. Au début, je dois avouer que cela avait surprit les chevaliers, et il se trouvait toujours un malin comme Kanon ou Angelo pour faire de grands gestes devant nos yeux clos et prisonniers du tissu. Gestes qui finissaient inévitablement avec un poignet tordu par nos soins. Nous n'appréciions pas vraiment ce genre de blagues. Ce jour là, à en juger par le massage qu'Aiolos prodiguait à son poignet en lançant des regards meurtriers à mon frère, ne faisait pas exception à la règle. Je souris doucement en voyant le Sagittaire. Il n'était pourtant pas du genre à faire ces plaisanteries de potache et je supposais qu'il ne referait pas la même erreur.

Milo avait été l'instigateur de cette petite réunion nocturne, se souvenant comment, étant enfant, il faisait brûler des marshmallows avec ses frères. Le Scorpion était d'humeur nostalgique ces derniers jours. Et nous avions voulut lui faire plaisir. Kanon avait réussi à se procurer les fameux bonbons, et nous retrouvions donc tous, à faire brûler les dits bonbons à la chaleur d'un feu allumé par les bons soins de Saga et à déguster les friandises fondues au bout d'un bâton.

Enfin, déguster était un bien grand mot au vu de la grimace que je fis à la première bouchée. Ces trucs sont incroyablement sucrés ! Pardonnes mon langage, Lecteur Inconnu, mais à mon sens, c'était tout simplement dégueulasse. Et à la vue du visage crispé du Verseau lors de sa première bouchée, je me permis un sourire en pensant que je n'étais pas la seule à ne pas apprécier. Je me contentais donc de faire fondre le bonbon pour tendre ma baguette à la bouche gourmande de mon frère, ravi de se voir donner la becqueté.

Nous étions là, assis sur la plage à manger des friandises, riant et parlant de tout et de rien, comme une simple bande d'amis pourraient le faire en vacance. Exit les chevaliers en cet instant magique. Exit le cosmos et le pouvoir de tuer d'un simple geste. Juste des amis savourant le fait d'être ensemble à plaisanter, à passer une bonne soirée.

Je laissais errer mon regard entre les participants. Avec la tendre complicité de la nuit, je découvrais émerveillée à la lueur des flammes, des visages vrais, des cœurs humains.

Saga avait un visage reflétant une pure félicité. Juste le temps d'une soirée, il se permit de ne plus être un ancien traître, un demi-Dieu, un schizophrène. Il était juste Saga, et rien d'autre.

Mon maître n'était plus ni maître, ni chevalier. Il permit à son éternel masque de s'effriter, et riait de bon cœur aux plaisanteries de ceux qui, à ce moment, n'était ni plus ni moins que ses amis, plus ses pairs.

Aiolia avait laissé sa force et sa sévérité dans son temple. Il était redevenu ce petit frère que le Sagittaire affectionnait tant. Et le bonheur d'Aiolos faisait plaisir à voir lorsqu'il passait affectueusement la main dans les cheveux de son frère pour les ébouriffer.

Kanon multipliait les farces et jeux de mots faisant rire aux éclats notre petite assemblée, devant le sourire indulgent de son jumeau.

Milo ressemblait à un enfant, ses yeux brillant d'un éclat nouveau, au souvenir d'une innocence perdue que nous lui avions permis, le temps d'une soirée, de retrouver.

Sorrente, fidèle à lui-même, multipliait les pitreries pour la plus grande joie de tous.

Et même Camus, habituellement éternellement froid, éternellement distant, laissait apparaitre une joie non dissimulée, prenait part aux conversations et riait.

Et moi… moi je riais de concert. Je plaisantais avec eux. Savourant une soirée de détente, oubliant volontairement, tous d'un accord muet, que demain nous serions de nouveaux des chevaliers.

Occultant avec eux que le lendemain, nous nous retrouverions dans les arènes pour nous entraîner. Occultant que le lendemain, nous pourrions être envoyés à l'autre bout de la terre pour satisfaire les caprices d'une gamine qui avait droit de vie et de mort sur nous.

C'était une belle soirée. Une très belle soirée. On l'a fait durer le plus longtemps possible.

Et moi, perdue dans ma contemplation des visages détendus de mes frères, j'ai mal, j'ai très mal choisi mon moment pour revenir à la réalité.

Le destin ce soir là, avait choisi la voix de Milo pour se révéler à moi. Et c'est en entendant la voix nostalgique du Scorpion que j'ai repris pied.

- Oui, Milo est mon vrai nom. Mes parents ont choisi de m'appeler ainsi en référence à cette île où ils se sont rencontrés.

Merde ! Je relevais brusquement la tête.

A quel moment la conversation avait-elle dévié sur la véracité des prénoms ? Je m'étais perdue dans mes pensées et je n'avais pas fait attention à la tournure des choses.

C'est à cet instant que l'alarme silencieuse s'était mise à sonner furieusement dans mon esprit. J'aurais dû me lever, trouver une excuse qui tienne la route, prétexter que j'étais fatiguée, et partir. Mais ce soir là, incapable de faire le moindre geste, je suis restée. J'ai vu Milo poser la question à plusieurs membres de notre petit groupe. Demandant inlassablement la signification du prénom et si celui-ci était vrai. Plongée dans un état second, j'ai vu Saga et Kanon hocher la tête en acquiesçant et expliquant qu'ils ne connaissaient pas la raison pour laquelle ils avaient été ainsi nommés. J'ai vu anxieuse, Milo procéder à un tour de table, redoutant le moment où il en viendrait à me poser la même question. Après Saga et Kanon, j'ai vu Sorrente expliquer que son nom lui venait de sa mère, Russe. J'ai vu Mû raconter la signification et corrélation de son nom avec l'ancien continent perdu. Puis Aiolia et Aiolos relater avec fierté l'histoire de leurs homonymes, des ancêtres grecs.

Assise à côté de Camus, j'avais le cœur qui battait à cent à l'heure, pendant que les deux frères finissaient leur histoire. Je savais que la prochaine question me serait sans doute destinée. Et je ne voulais pas. Je ne voulais surtout pas.

Je voulais partir en courant. Je voulais fuir cette question qui me confrontait à mon passé. Un passé que j'avais enfoui à des kilomètres de profondeurs à l'intérieur de ma conscience. Un passé que je voulais, plus que tout, oublier. Mais je restais là. Assise et imperturbable. Et la question est venue…

- Swann ? Et toi ? Que veut dire ton prénom ?

J'aurais pu choisir de mentir ce jour-là. Franchement, qui l'aurait su ? Personne. Pas même Sorrente ne savait. Alors pourquoi ai-je dit la vérité ? Je ne sais pas.

Je baissais la tête, vaincue avant même d'avoir parlé. Et répondit :

- La Déesse de la Lune a choisi de me nommer ainsi car ce nom est trompeur. Il fait croire à l'ennemi que c'est un homme qu'il aura en face de lui.

- La Déesse de la Lune ? reprit Milo curieux.

Gênée, je baissais davantage la tête et murmurais :

- Swann n'est pas mon véritable prénom, Milo.

Je sentis la curiosité s'emparer de mes pairs. Jusqu'à présent, j'avais été la seule à avouer avoir pris un surnom.

- Et quel est-il alors ?

Je soupirais. Je savais que cette question allait venir sur le tapis. J'espérais m'en sortir avec une pirouette. Je relevais la tête dans sa direction, sentant alors tous les regards interrogateurs posés sur moi, et tentais un faible sourire.

- Ça n'a pas d'importance...

Je tâchais, moi-même, plus que les autres d'en être convaincue. J'avais lâché ça dans un souffle, presque comme on demanderait une permission de passer son tour.

Le regard de Milo se fit indulgent. Lui qui d'ordinaire était si curieux, semblait à ce moment respecter mon besoin de taire ma réelle identité. Il semblait comprendre. Je faillis laisser échapper un soupir de soulagement lorsqu'une voix proche se fit entendre.

- Si, c'est important ! Le nom que nous donnent nos parents à la naissance défini notre identité. Il ne faut jamais l'oublier. C'est cela qui fait de nous ce que nous sommes.

Ce n'était qu'un murmure, mais j'avais clairement entendu la voix froide et chargée de reproche du Verseau assit à mes côtés, et je sentis une bouffée de colère monter en moi. De quel droit se permettait-il de me juger ? Il ne savait rien de ma vie, rien de ce qui avait défini l'enfant que j'avais été, il y a de cela tellement d'années. Si j'avais choisi de renoncer à ce nom, ce n'était ni par hasard, ni par gaité de cœur. C'était simplement parce que ça faisait trop mal.

Alors oui, peut-être était-ce lâche. Peut-être était-ce une manière de renier mes années d'antan. Mais c'étais le seul moyen que j'avais trouvé pour protéger un cœur d'enfant d'une douleur que j'aurais voulu n'avoir jamais existé. Je tournais brusquement la tête vers mon voisin et d'une voix remplie de colère, je lui demandais :

- Qui es-tu pour me dire cela, Verseau ? N'oublies pas que je suis française moi aussi, et même en ayant l'esprit le plus ouvert possible, je ne peux pas imaginer que tes parents aient pu te donner le nom de Camus. Albert Camus était un écrivain célèbre, mais Camus était son nom de famille. Ce n'est pas un prénom.

J'avais craché, plus que je n'avais prononcé ces mots, les regrettant immédiatement après, élevant la voix sous le coup de l'émotion. J'aurais pu… j'aurais sans doute dû hausser les épaules et me taire. Pourquoi ne l'ai-je pas fait ? Camus n'avait pourtant fait qu'énoncer une vérité. Mais c'était précisément cette vérité qui me taraudait l'esprit depuis tant d'années. En choisissant volontairement de renoncer à ma véritable identité, c'est une part de moi-même que j'avais renié. Et les mots du chevalier des glaces venaient durement de me le rappeler.

Le Verseau, semblant prendre conscience de ses propres paroles, avait pali en entendant ma tirade. Il aurait sans doute voulu faire marche arrière, mais c'était trop tard. J'étais blessée de ses paroles.

- Quel est le tien de véritable nom, Camus du Verseau ?

J'avais volontairement appuyé sur son nom, un accent de dédain dans la voix.

Non, je ne pouvais pas imaginer que ses parents l'avaient réellement appelé ainsi. Et si je devais me dévoiler en cette nuit, il se dévoilerait avec moi.

Il baissa la tête et rougit. Visiblement blessé par ma question.

Cette nuit, Lecteur Inconnu, cette nuit avait vraiment quelque chose que les autres nuits n'avaient pas. Pourquoi Camus avait-il rebondi sur ma réponse en la prenant presque comme un affront personnel ? Je le compris plus tard, sa réponse dans le fond, ne m'était sans doute pas destinée à moi, mais était plutôt destinée à lui-même.

Le chevalier du Verseau, le fier et noble magicien de l'eau et de la glace, avait dévoilé une faille. Jamais il ne montrait la moindre émotion. Jamais il ne laissait transparaître une quelconque douleur sur son visage. Mais ce soir avait quelque chose de particulier. Il y avait quelque chose dans l'air de cette nuit qui nous empêchait de mentir. Quelque chose qui nous forçait à nous montrer plus honnête, plus vrai, que nous ne l'avions jamais été.

Il se contenta de secouer la tête en signe d'impuissance. Incapable de répondre à mon injonction.

Je ne regardais plus les autres à cet instant. Camus m'avait blessé, et je lui en voulais d'avoir fait ressurgir dans mon esprit volontairement amnésique, des souvenirs que j'avais mis des années à occulter.

- Important, dis-tu ? repris-je avec colère face à son mutisme. N'as-tu jamais envisagé le fait que certaines fois c'est important d'oublier certaines choses ?... On vit mieux amnésique que fou de douleur.

Ma dernière phrase n'était qu'un murmure.

Oui, j'avais demandé à ma Déesse d'oublier. Oui, j'avais demandé à ma Déesse de choisir pour moi un nouveau nom car celui que je portais auparavant suffisait à me détruire le cœur. Elle n'avait accédé qu'à ma deuxième demande, mais cela m'avait suffit.

De rage, je m'étais levée et j'avais tourné le dos à l'assemblée. J'ai toujours été impulsive. Foutue impulsivité ! Je sentie alors une main se poser sur mon épaule. Je fus surprise. Le Verseau n'était pas du genre tactile et encore moins en publique. Mais ce soir là, je l'ai déjà dit, faisait fi des convenances habituelles et on se découvrait les uns les autres différents du visage que l'on présentait quotidiennement. Son étreinte se resserra son mon épaule.

- Swann.

Sa voix était hachée par l'émotion, comme une excuse que l'on n'ose pas formuler.

Mais il était trop tard. Comme on dit, j'en avais trop dit… ou pas assez.

D'un geste brusque des épaules, je me libérais de sa main. Des images venaient se briser dans mon esprit, des fantômes de mon passé ressurgissaient dans ma mémoire. Un en particulier…

Que s'était-il passé ? Nous passions pourtant une si agréable veillée. Il avait suffit d'un mot, d'une interrogation pour que tout vienne s'écrouler.

Je soupirais et baissais la tête. Ma voix se brisa sur mes lèvres. Juste un murmure mais il l'entendit. Ils l'entendirent tous.

- Sais-tu ce que c'est que d'être un ange, Camus ? Un ange déchu. Connais-tu la douleur ? La morsure des flammes lorsqu'elles te brûlent les ailes ?

Les mots me sortaient de la gorge sans que je n'aie la moindre volonté pour les prononcer. Plus qu'un aveu, c'était ma vie que je venais de lui résumer.

- Oui…

Je me sentie raidir de tout mon être. Avais-je bien entendu sa réponse ? Ce fut mon tour de me retourner pour lui faire face, surprise. A présent, c'était la douleur et la colère qui se mêlaient sur son visage. Il laissa tomber sa main, restée en suspend derrière mon dos et fit quelques pas en avant, nerveux.

- Oui, cria-t-il soudainement. Oui, je connais la douleur et cette sensation de perdre ses ailes. Ça fait mal, ça arrache le cœur en deux parties. Ça vous laisse dans le fond de l'âme un vide que rien ni personne ne pourra jamais combler.

Ses mains tremblaient. Les miennes aussi. Il avait décrit ma propre douleur avec les mots exacts.

Il tourna la tête et ses yeux rencontrèrent le feu. Hypnotisé.

Autour de nous régnait un silence de cathédrale. Plus aucun de nos compagnons n'osaient faire le moindre bruit, conscients du caractère étrange d'une conversation que nous n'étions que deux à comprendre.

- Les flammes…, reprit Camus sans les quitter des yeux. La chaleur de l'enfer n'est pas suffisante pour assécher des larmes lorsqu'elles pleurent la perte d'un être cher. Et même quand on n'a plus de larmes, on pleure encore, on pleure toujours. Parce qu'on ne peut s'empêcher de croire qu'il existe, quelque part, un Dieu capable d'accomplir…

- Un miracle…

Je venais de terminer la tirade à sa place, sans vraiment en avoir conscience.

- On se dit que l'espoir existe. On veut y croire et on y croit si fort qu'on sombre chaque jour, inévitablement, un peu plus dans la folie. Mais qu'importe. Si la folie à ce pouvoir de le faire revenir à la vie, alors bénie soit la folie. Elle seule nous permet d'être fous au point de renier ce que nos yeux ont pu voir.

Camus hocha la tête doucement. Les yeux toujours rivés sur les flammes. Et moi, j'avais les yeux rivés sur lui. Je sentais mon cœur battre à la chamade, fou, fou d'espoir.

Sous le coup de l'émotion, la conversation avait dévié en français et rares étaient ceux présent parmi nous qui comprenaient nos paroles.

Lentement, Camus tourna la tête vers mon visage et je pus y voir, incrustés dans ses pupilles, les mêmes flammes qui dansaient autour du bois quelques secondes auparavant. Puis ses yeux s'agrandirent de stupeur, comme on a coutume de le faire lorsqu'on vient de prendre conscience d'une chose impossible.

- Est-ce que les yeux peuvent se tromper ?

Plus qu'une question, c'était une supplique, c'était une prière, c'était presque… un espoir fou.

Des images venues tout droit de mon enfance se mirent à virevolter dans mon esprit. Avec force, avec violence, des souvenirs que j'avais crus enfouies au plus profond de mon subconscient forçaient à présent les barrières de ma volonté pour s'imposer devant moi.

Pourquoi cette question ? Pourquoi maintenant ?

Non ! Les yeux ne peuvent pas se tromper ! Ils voient. Et nous, on ne croit que ce qu'on voit, n'est-ce pas ? Non, les yeux ne peuvent pas se tromper ! Alors pourquoi cette nuit, au lieu de lui jeter cette réponse au visage, j'ai baissé la tête et répondu :

- Je ne sais pas.

Et pourquoi mon cœur battait-il à un rythme déchainé ? Pourquoi avais-je l'impression que cette conversation était en train de changer ma vie ?

Il me prit soudain violement par les épaules pour me secouer. Prit de fureur, de frénésie. Il me secoua comme si la réponse allait jaillir hors de mon être. Je ne vis pas, à ce moment là, mon maître et Sorrente se lever précipitamment pour me venir en aide. Je ne vis pas les regards abasourdis des autres chevaliers, surpris de voir Camus perdre son sang froid. Secouée comme un prunier, surprise moi-même par la réaction du Verseau, je ne vis rien. Rien d'autre que ce regard suppliant, si déplacé dans les yeux d'un chevalier des glaces. Si peu habituel dans les yeux de Camus. Non, pas Camus… mais qui ? Qui était-il ?

Mû, plus rapide, le prit doucement par les épaules pour le forcer à reculer, à me lâcher.

Je gardais mes yeux bandés fixés sur les siens. Troublée.

Dans un élan, je lui pris le visage entre les mains. Il posa ses mains sur les miennes, baissa la tête, inspira plusieurs fois profondément dans un effort visible pour se calmer. Puis il redressa son visage, planta ses yeux dans les miens.

- Est-ce que les yeux peuvent se tromper ?

Même question et même supplique. Ma première réponse n'était pas celle qu'il voulait entendre.

Je retirais mes mains de son visage mais gardaient ses mains dans les miennes. Je ne savais plus quoi répondre. Perdue ! Complètement perdue. Ses yeux me brulaient sous une interrogation impérieuse. Je baissais la tête et fixais ses mains. C'est alors qu'une chose… un détail me sauta aux yeux.

Je pris brusquement sa main gauche de mes deux mains et me mis à la détailler.

Cette marque… Cette cicatrice qu'il avait sur la paume…

Non ! Ce n'était pas possible. Les Dieux ne pouvaient pas être aussi cruel… Et pourtant…

Cette marque… je l'avais déjà vu auparavant. Dans une vie passée. Dans une vie lointaine, si lointaine que j'avais tout fait pour l'oublier.

Je passais un doigt sur cette cicatrice, retraçant son parcours depuis le début près du majeur jusqu'à sa fin près du poignet. Puis je serrais cette main dans la mienne, fort, très fort.

- Oui, soufflais-je.

Oui, apparemment les yeux pouvaient se tromper.

Je vis son regard changer dès qu'il entendit ma voix. C'était un regard presque effrayé. Effrayé de comprendre la même chose que moi. Et moi, je m'effrayais davantage. Je tournais les talons et partis. Je voulus partir en courant. Je voulais partir loin, oublier. Me dire que ce n'était qu'un mauvais rêve. Que j'allais me réveiller. Le cœur lourd mais me réveiller quand même.

Je ne réussis qu'à faire quelques pas. Son bras était revenu à la charge, emprisonnant le mien dans un étau de fer. Me forçant à me retourner et lui faire face.

Je venais de comprendre. Comprendre ce qu'impliquait cette conversation.

Je voulais fuir… mais Camus me maintenait devant lui. Je sentais son bras trembler sur le mien.

J'avais compris, il avait besoin de comprendre lui aussi.

Doucement, je sentis une de ses mains passer derrière ma tête et mon foulard vola dans les airs. Je restais un moment interdite. Il me prit à nouveau par le bras pour me rapprocher de lui, je bloquais son geste en lui saisissant les épaules. Je restais un instant immobile, les bras tendus au maximum pour lui imposer une distance, la tête baissée, le cœur douloureux. Puis je le repoussais de toutes mes forces. Je le repoussais au loin. Loin de moi. Il sembla blessé par mon geste. Son regard s'assombrit. Je fis quelque pas en arrière pour me donner une contenance et inspirais profondément. Il le fallait. Je devais le faire.

Alors, je lui pris les épaules à nouveau et d'un geste brusque, inversais nos positions. C'était moi à présent qui tournais le dos aux restes des chevaliers. Il semblait perplexe, ne comprenant pas pourquoi j'avais fait ça.

J'inspirais profondément. Je savais qu'il comprendrait. Tout comme moi, j'avais compris cette marque qui lui saillait la paume de la main gauche. J'avais dans la pupille droite, une petite tache bleue. Un point bleu juste à côté de l'iris qu'il n'avait pas pu oublier.

Lentement, je relevais la tête… et j'ouvris les yeux pour la première fois depuis longtemps. L'espace de quelques secondes, je plantais mon regard ouvert dans le sien. Je sentis son souffle se couper sous la stupeur. Je sentis son regard ancré dans le mien et je me maudis de ne pouvoir profiter de cet instant plus longtemps. Mais l'effort fourni pour me permettre de garder les yeux ouverts eut bientôt raison de moi. A contrecœur, je refermais les yeux. J'attendis son verdict.

Il semblait interdit, immobile, le corps secoué de tremblement. Puis soudain…

- Dis-le !

Supplication ! Exigence ! Sa voix n'était plus qu'un murmure.

Il me rapprocha de lui et posa son front contre le mien. Il ferma les yeux sous le contact.

Je me dégageais, et posais mes mains tremblantes sur son visage. J'approchais mes lèvres de son oreille.

- Trois mots. Juste trois mots.

- Alors dis-les !

Non, je ne pouvais pas. Les mots me restaient bloqués dans le fond du cœur. Trois mots que j'avais hurlés à la mort durant trois ans. Trois mots que j'avais hurlés en vain.

Je secouais la tête, impuissante. Et ce fut lui cette fois qui me prit le visage entre les mains, la voix et les yeux suppliants.

- Dis-le… Dis-le, je t'en prie…

Je me rapprochais alors de lui et dans un effort surhumain, murmurais à son oreille ces trois mots maudits que j'avais pourtant juré de ne plus jamais prononcer.

- Gabriel de Beaumont.

Trois mots maudits. Trois mots que j'avais bannis de mes lèvres.

Gabriel…

Ce nom que j'avais hurlé étant enfant en voyant les flammes d'un incendie dévorer la silhouette de mon frère.