Chantages
Cette mascarade de cérémonie officielle ayant fini, les chevaliers d'or étaient sortis de la salle avec un sourire contraint. Aucun d'entre eux n'avait apprécié le divin camouflet infligé par notre « chère » réincarnation. Mais ces sourires-là n'étaient rien en comparaison du visage dépité que devait arborer Shaina sous son masque. Elle se voyait déjà, escortant Athéna au sein du sanctuaire de Zeus. Puissante parmi les puissants, l'élite même de la chevalerie de la Déesse des Hommes. Or ce titre, c'est à moi que Saori l'avait décerné, congédiant ainsi son acolyte sans un regard, sans la moindre déférence et devant tous les chevaliers qu'elle venait alors de rabaisser. L'humiliation avait dû être difficile à avaler… Et je m'étais fait un plaisir personnel de la toiser hautainement et avec un grand sourire tandis qu'elle descendait – littéralement – du piédestal sur lequel elle avait cru trôner quelques minutes auparavant.
Je sais… c'était là une réaction plutôt puérile, mais que veux-tu mon Lecteur Inconnu, je suis restée certaines fois une grande enfant…
A la sortie du treizième temple, de petits groupes de chevaliers d'or s'étaient formés et les conversations, à voix basse, avaient toutes le même thème. Sous le couvert de conversation anodine, les chevaliers exprimaient leur indignation à avoir ainsi été traités par la Déesse en personne. Si Saori avait choisi l'un des chevaliers divins de sa garde personnelle, à savoir Seiya, Shun, Hyoga ou Shiryu, cela n'aurait choqué personne. Mais avoir délibérément cherché à faire passer un chevalier d'argent avant les ors était un manquement incompréhensible aux propres règles de la Déesse.
Pour ma part, je me contentais d'écouter les conversations sans prendre part. Je tâchais au mieux de me faufiler discrètement parmi la foule pour rejoindre au plus vite Mû et Sorrente dans le temple de Dohko. Mais je n'eus pas le loisir de ne serait-ce que poser un pied sur la première des marches.
- Seigneur de la Lune d'Argent, la Déesse Athéna souhaite s'entretenir avec vous.
Amusée, je me tournais vers le garde.
Je me divertissais toujours beaucoup de la confusion des gardes lorsqu'ils devaient s'adresser à moi. « Seigneur » est le titre donné aux chevaliers d'or, mais il est évident que c'est là un titre masculin. N'ayant jamais eu affaire à une femme chevalier d'or dans cette génération, les gardes s'étranglaient toujours sur mon nom au moment de me parler.
Mon Lecteur Inconnu, j'ai même eu droit, une fois, à un « Lady de la Lune d'Argent »… Mais je pense avoir fait une tête si étonnée que le pauvre garde ne s'y était plus jamais essayé.
Nous parcourions ensembles et en silence les longs et majestueux couloirs du treizième temple lorsque, sortant de derrière un pilier, elle me barra soudainement la route.
Je fis signe au garde de s'éloigner et de m'attendre un moment.
Je ne pouvais évidemment pas voir son visage, mais son cosmos me frappa. Une sensation de dépit, un sentiment d'avoir été trahie s'émanait de sa personne. C'était presque une rage mais qui, pour une fois, ne m'était pas destinée… enfin pas entièrement. Je la laissai parler en premier.
- Pense ce que tu veux Swann, me dit-elle à voix basse en se rapprochant de moi. Mais moi, je ne combats pas la Déesse que j'ai juré de protéger. Je ne lui manque pas de respect et jamais je ne la prendrai en filature lors de ses déplacements.
Je ne répondis pas, me contentant de hocher la tête pour lui montrer que je l'avais entendue. Je considérais que je n'avais pas à débattre et surtout pas avec elle. Je fis un pas pour continuer ma route, elle se mit en travers de mon chemin.
- Je n'ai fait qu'obéir aux ordres d'Athéna ! s'exclama-t-elle tout en gardant la voix baissée.
Un sourire narquois naquit sur mes lèvres. Mais bien sûr ! C'était Athéna en personne qui lui avait demandé de souffler à Saori l'idée de mettre de la drogue dans mon verre et dans celui de Camus… et c'était sans doute cette même Athéna qui lui avait intimé l'ordre de saouler Saori lors de la fête du Pope…
Je secouais la tête d'incrédulité sans dire un mot. En ce qui concernait Hécate, d'accord. J'étais prête à admettre qu'elle avait effectivement suivi les ordres « d'Athéna » mais pour le reste…
- Tu n'avais pas le droit, cracha-t-elle en posant sa main sur mon buste dans un geste menaçant, de me voler cette mission ! C'est moi et moi seule qui aurait dû l'accompagner au temple de Zeus car je suis son plus fidèle chevalier.
Quelque chose s'était cassée dans sa voix au moment de prononcer ces derniers mots. J'aurais presque pu croire à de la tristesse.
- T'ai-je fait du mal dans une ancienne vie, Shaina de l'Ophiuchus ?
Elle recula soudain d'un pas. Déstabilisée par ma question et le ton calme de ma voix.
- Dis-moi d'où te vient cette haine que depuis le début tu me témoignes ?
Elle se recula encore et baissa légèrement la tête.
- Tu n'étais pas là… répondit-elle dans un souffle.
Et voyant l'incompréhension se peindre sur mon visage, elle précisa.
- Avant… tu n'étais pas là. Tu ne sais pas ce qu'on a vécu durant les trois premières guerres. J'ai accompagné Seiya et les autres au temple de Poséidon. Je me suis battue contre les marinas et j'ai tenu face au Seigneur des océans… Et toi, pendant ce temps-là, où étais-tu ?
Elle commençait à relever fièrement la tête.
- Je me suis battue pendant la guerre sainte contre Hadès. J'ai protégé de mon corps la sœur de Pégase… où étais-tu pendant ce temps-là ? J'ai prouvé que je valais autant que n'importe quel autre chevalier, divin ou d'or.
Puis elle marqua une pause, laissa son regard errer autours de nous et finalement, constatant qu'il n'y avait personne et que le garde qui m'attendait ne pouvait pas la voir, elle se tourna vers moi et ôta son masque. Ses yeux flamboyaient de colère. Elle releva la tête.
- Vois-tu Swann, je ne suis pas née chevalier d'or. Je suis un chevalier d'argent. Mais je suis le meilleur d'entre tous ! Si quelqu'un méritait la place que tu penses avoir à présent en tant que chevalier d'or, c'était moi. Je me suis battue pour la reconnaissance que j'avais réussi à obtenir et j'en étais digne…
D'un geste de la main, j'arrêtais son pompeux discours d'autosuffisance. Ses excuses ne m'intéressaient pas.
- Raconte ton histoire à qui ça intéresse Shaina. Je n'ai pas le temps pour ça.
Je commençais à m'éloigner d'elle, mais je me retins soudain juste un instant.
- Et crois-le ou non mais si vraiment Athéna avait voulu t'avoir à ses côtés pour cette mission, elle n'aurait pas accepté mon offre.
« Et pour cette fois, tu devrais me remercier de t'avoir épargné ça ». Je le pensais très fort, mais ne le dis pas. Je tournai les talons et fis signe au garde de continuer notre chemin.
Quelques couloirs plus tard, il frappa au bureau du grand Pope. La porte s'ouvrit, j'y découvris Shion assis au bureau en compagnie de Saori. Je fis quelques pas à l'intérieur, posai un genou à terre, courbai le front et frappai mon torse de mon poing.
Mon Lecteur Inconnu… le rituel du parfait petit chevalier d'or…
Le visage de Saori s'éclaira en me voyant. Elle paraissait ravie. La Déesse bienveillante qui accueille sa dernière ouaille…
Elle se tourna vers le Pope et le pria aimablement de nous laisser un moment. Shion sortit de la pièce, me laissant seule à genou face à Saori.
Une fois la porte refermée, Saori se tourna vers moi et applaudit des deux mains.
- Quelle mise en scène ! s'exclama-t-elle. Quelle noblesse dans ce geste !
Irritée, je m'empressai de me relever pour lui faire face.
- Tu manies l'hypocrisie à la perfection, me fit-elle remarquer.
Je plaçai ma main sur le cœur et m'inclinai légèrement comme pour saluer mon public.
- Je te retourne le compliment.
Elle me fit un grand sourire.
- J'ai particulièrement aimé ta plaidoirie quand tu as dit… comment était-ce déjà ? Ah oui, « je me propose d'escorter notre Déesse bien-aimée »… quelque-chose comme ça.
J'avalai les couleuvres sans broncher. Je me doutais bien que j'allais me reprendre cette tournure en pleine figure.
- Maintenant dis-moi, me demanda-t-elle en se dirigeant vers le bureau pour s'y asseoir, qu'as-tu pensé de ma petite surprise ? Une visite auprès de Zeus… avoue que tu ne t'y attendais pas.
- J'avoue, confessais-je. Tu m'as prise par surprise. Mais à ton tour, dis-moi ce que tu as pensé de ma propre surprise ? La disparition de tes chevaliers noirs… avoue que tu ne t'y attendais pas.
- J'avoue, confessa-t-elle à son tour dans un grand sourire. Ce fut un tour de force que de convaincre Hécate.
Saori me souriait de façon espiègle comme si tout cela l'amusait beaucoup. Comme si ce n'était rien d'autre qu'un jeu.
- Maintenant dis-moi vraiment, continuais-je, c'est pour cela, n'est-ce pas, que tu avais désigné Shaina pour t'accompagner ? Tu savais que j'allais forcément me proposer pour la remplacer.
Elle tordit son visage en une moue faussement boudeuse.
- Serais-je donc devenue si prévisible ? me taquina-t-elle.
Non, pensais-je en mon fort intérieur… et c'est bien ça qui m'inquiète.
Puis comme si elle cherchait à donner raison à mon tourment intérieur, elle reprit son sérieux et déclara :
- J'ai demandé à un garde d'aller préparer tes affaires. Nous partons immédiatement.
J'ai fait alors un effort surhumain pour garder la bouche close et pour ne pas relever la tête de stupeur.
J'avais pensé qu'elle attendrait le lendemain pour partir. Que j'aurais au moins la nuit pour discuter d'une stratégie avec mes compagnons. Que j'aurais pu au moins échanger quelques mots avec le Pope pour recevoir ses ordres.
D'un geste, elle me désigna des vêtements posés sur la chaise derrière moi.
- Change-toi, me dit-elle. Il n'est pas nécessaire de porter ton armure pour aller voir mon père chéri…
Sans un mot, je pris les vêtements et me dirigeai vers la petite pièce contiguë.
Le piège se refermait dangereusement. Saori me prenait de vitesse. Elle avait anticipé ma réaction lors de la réunion et elle ne me laissait pas le temps de réfléchir. De toute évidence, elle devait se douter que je n'étais pas la tête pensante mais le bras armé. En partant sur le champ, elle me coupait de mes complices, même si elle ne savait pas qui ils étaient exactement.
Un doute affreux m'assaillit : serait-elle allée jusqu'à sacrifier Shaina au temple de Zeus ? Je commençai à penser que pour contrecarrer ses plans, il m'aurait sans doute suffi de garder bouche-close à cette réunion…
Une fois changée, je retournai dans le bureau du Pope où m'attendait Saori. Elle m'avait fait endosser la tunique cérémoniale des chevaliers d'Athéna.
- Parfait ! s'exclama-t-elle avec un air approbateur en me voyant. Tu es superbe.
Puis le ton changea. Autoritaire. Glacial.
- Maintenant, quelques petites consignes pendant que nous ne sommes que toi et moi. Je vais jouer franc-jeu avec toi. Inutile de te mentir, tu connais déjà le but de notre visite au temple de Zeus.
- Tu vas me demander de dérober l'épée de l'armure sacrée, répondis-je tranquillement.
- Je savais que tu avais compris, me sourit-elle.
- Et tu penses vraiment, ironisais-je, que les Anges de Zeus, les guerriers les plus féroces parmi tous ses soldats, me laisseront faire sans aucune difficulté ?
Son sourire s'accentua dans un rictus cruel.
- Tu aurais dû y songer avant de détruire mes chevaliers noirs. Ton double aurait fait le travail à ta place.
Soudainement, tout devint clair dans ma tête. Je comprenais le plan initial de Saori.
- Puis, elle se serait laissé voir par les soldats de Zeus, murmurais-je, te permettant ainsi de te désolidariser des enfants sacrés avec la bénédiction du Dieu des Dieux.
Impassible, elle se contentait de m'écouter.
- Ensuite, continuais-je, tu aurais « découvert » les autres vols et ordonné une enquête pour retrouver « les parties volées », ce qui t'aurait permis de pénétrer le Paradis Blanc et exiger le retour du casque pour le protéger toi-même. En nous faisant passer pour les voleurs, tu aurais acquis la bénédiction de Zeus lui-même pour réunir toutes les parties manquantes de l'armure sacrée… en toute impunité.
Elle resta quelques instants silencieuse, puis partit soudain dans un grand éclat d'un rire presque dément.
- C'était brillant, n'est-ce pas ?
Oui, c'était brillant. Simple et efficace.
Manipuler le Dieu des Dieux… il fallait reconnaître que Saori ne manquait vraiment pas d'audace… ni de courage, même si c'était dur à avouer. Etant la réincarnation de la fille préférée de Zeus, il n'y avait aucune raison pour son père de douter de sa parole ou de ne pas lui faire confiance.
- Mais le plan ne marche plus, lui rappelai-je. Les chevaliers noirs sont détruits.
Elle haussa les épaules et chassa mon argument d'un revers de la main.
- Pourquoi me contenter d'une copie lorsque je peux avoir l'originale ?
- Parce que l'originale n'a pas l'intention d'obéir gentiment.
Saori se planta alors droit devant moi, menaçante.
- Il ne faut jamais dire jamais, Swann. Vois-tu j'ai une carte dans ma manche. J'aime avoir un coup d'avance sur mes adversaires, et je peux user contre toi d'un atout irréfutable…
Se rapprochant de moi, elle posa doucement sa main sur ma poitrine et me sourit tel un serpent.
- Ton maître… me souffla-t-elle.
Je pâlis brusquement à ces mots. Je serrai les poings.
- Que comptes-tu lui faire ? sifflais-je entre mes dents.
- Moi ? demanda-t-elle faussement surprise. Mais rien du tout. Mû est un loyal chevalier. Je ne veux que son bien…
Sournoise, elle marqua volontairement un temps de pause, sachant parfaitement que j'étais suspendue à ses lèvres.
- Toutefois… il se pourrait que le Dieu des Dieux soit moins clément envers celui qui a failli en tant que maître. Il exigera la tête de Mû et malgré toutes mes supplications, je serais impuissante à la lui refuser.
Puis elle secoua la tête, comme attristée.
- Pauvre Mû… soupira-t-elle. Jamais il n'aurait imaginé avoir une voleuse comme disciple… et comme amante, ajouta-t-elle dans un sourire.
A cette dernière phrase, je poussai intérieurement un soupir de soulagement. Visiblement, Saori ne se doutait pas que mon maître faisait partie de mes complices. Bien qu'elle soit parfaitement au courant de la nature de notre relation, elle n'imaginait pas que j'avais pu embarquer Mû dans cette aventure. Cependant, puisque le déshonneur nous toucherait tous deux, Sorrente et moi, tout ce qu'elle venait de dire… serait vrai pour Shaka.
…
Je me reculais brusquement. Je sentais mon cerveau tourner à toute vitesse dans ma tête. J'aurais pu lui argumenter que je pouvais aller voir Zeus et tout lui expliquer. Mais nous avons déjà parlé de cela, mon Lecteur Inconnu, tu sais quel serait le résultat. Contre « Athéna », ma parole n'a aucune valeur aux yeux des Dieux. J'aurais pu demander de l'aide auprès des autres Dieux. Après tout Aphrodite, Déméter, Hécate… toutes ces Déesses connaissaient déjà le plan de Saori, pourtant aucune d'entre elle n'avait pris part au combat, se contentant de rester dans l'ombre. Cette guerre, je m'en étais aperçue, était vouée à être en deux dimensions : l'une mortelle et l'autre divine. Les Dieux n'interfèrent plus dans les affaires des mortelles. Les Déesses ne m'aideraient pas, sinon elles l'auraient déjà fait.
Quant à refuser de voler l'épée… Athéna m'avait prévenue. Cela faisait partie du plan. Saori devait, d'une manière ou d'une autre, rentrer en possession des parties de l'armure sacrée. Mon rôle n'était pas d'empêcher les vols. Mon rôle était de protéger le casque. Laisser Saori croire qu'elle avait gagné… pour qu'elle baisse sa garde. Je n'avais toutefois jamais imaginé que j'allais devoir voler l'épée moi-même…
…..
Je relevais la tête, furieuse. Je n'avais pas le choix.
- Pour que Zeus exige la tête de mon maître, encore faudrait-il qu'il me voit voler l'épée.
- Alors tâche de ne pas te faire prendre, acquiesça-t-elle.
Saori se rapprocha de moi avec un grand sourire.
- Je te fais confiance, me dit-elle. N'es-tu pas l'élite de ma chevalerie ?
Elle posa sa main sur mon épaule et se rapprocha de mon visage. Elle joignit l'insulte à l'humiliation.
- Je savais, me murmura-t-elle, que tu finirais, un jour, par te joindre à moi.
