4 – Tomodachi

Le lendemain matin, Saya est arrivée au collège avec un bleu sur la tempe. Ce n'était pas la première fois que ça arrivait, mais cette fois-ci je n'ai pas eu besoin de lui demander pourquoi son oncle l'avait frappée.

Elle est entrée dans la salle de classe, sa serviette sous le bras, et est allée s'asseoir à sa place habituelle, au fond de la classe.

Sans saluer personne.

Sans me dire bonjour en passant, pour la première fois depuis au moins deux mois, et j'ai eu comme un pincement au cœur.

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A midi, elle était toujours fermée comme une huître. J'ai déjeuné avec un groupe de filles de notre classe – mais fréquemment, je regardais de l'autre côté de la classe, où Saya était assise. Elle lisait comme si le reste du monde n'existait pas.

- Vous vous êtes disputées ? m'a brusquement demandé quelqu'un.

Je me suis retournée vers le groupe.

- Heu non, pas vraiment, j'ai répondu, un peu gênée.

- Pourquoi elle te fait la gueule, alors ?

J'ai soupiré.

- C'est compliqué.

Et surtout, je n'avais pas le droit d'en parler. Je me suis mordu la lèvre inférieure en baissant les yeux.

Puis j'ai à nouveau regardé vers Saya, et cherché sur son visage un indice de sa différence.

Non, ce n'était pas une affaire de visage, ou de quoi que ce soit d'extérieur. C'était quelque chose de plus profond, de plus fondamental ; c'était dans sa présence même, sans doute la raison pour laquelle les autres la fuyaient.

Pourquoi avais-je, moi, été attirée par sa différence ?

- Pourquoi tu traînes avec elle, Ayu ?

Ce n'était pas la première fois qu'elles me demandaient, mais jusqu'à aujourd'hui je n'avais pas été capable de répondre. Là, un début d'explication pointait, mais je savais qu'elles ne comprendraient pas, enfermées qu'elles étaient dans leur vision du monde. Alors j'ai encore répondu :

- C'est compliqué.

Mais j'aurais dû leur dire : nous sommes tous différents les uns des autres, mais en société la différence est un fardeau difficile à porter. La plupart choisissent de rentrer dans le moule qu'on leur impose, pour ne plus être seuls. Quelques-uns préfèrent rester eux-mêmes, quoi qu'il arrive – c'est un choix difficile, parce que cela veut dire être jugé par les autres, être méprisé. Pour moi, c'est une marque de force, de fierté. J'admire les gens qui, comme Saya, savent être eux-mêmes et porter tout le poids de leur différence sans fléchir.

J'aurais dû le leur dire, sans doute, mais je doute qu'elles auraient pu comprendre.

Je me suis levée de ma place, et je suis allée voir Saya.

- Est-ce qu'on peut se voir après les cours ? j'ai demandé.

Elle a relevé la tête de son livre avec un air un peu peiné.

- Pourquoi ça ?

- Pour parler.

Elle a eu un faible sourire.

- Si tu veux.

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Nous nous sommes retrouvées à la sortie du collège, comme tant d'autres soirs, et je l'ai raccompagnée chez elle. Sur le chemin, nous n'avons rien dit, ni l'une ni l'autre. Nous étions, comme souvent, d'humeur semblables – ici mélancoliques, parce que cherchant les mots à même d'exprimer ce que nous ressentions.

Ce n'est qu'une fois dans la chambre aux rideaux rouges, assises sur le lit, la musique trop forte pour que quiconque puisse nous entendre, que nous avons enfin réussi à parler.

Pas de nos sentiments, non – de la musique qui passait à la radio.

Au bout de quelques phrases insignifiantes, je me suis tournée vers elle en souriant. Elle me regardait déjà, m'a souri en retour. Elle a pris ma main dans la sienne.

Je me suis sentie légère, si légère, j'ai eu envie d'être encore plus près d'elle, la serrer contre moi, l'embrasser. Je me suis retenue en me disant : les filles n'embrassent pas les filles.

Nous avons fait nos devoirs ensemble comme la veille, dans la bibliothèque, puis je l'ai laissée devant le torii et je suis rentrée à la maison.

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Le soir, j'ai eu du mal à trouver le sommeil.

J'ai repensé à cette envie que j'avais eu de l'embrasser, et plus j'y pensais, plus ça m'a paru évident que j'étais amoureuse.

Dans ma tête, j'ai joué cinquante fois la scène du baiser, en me demandant quelle serait sa réaction.

Une des réactions possibles, c'était qu'elle me rejette totalement.

Ca, je n'aurais jamais pu le supporter.

Alors, j'ai décidé que son amitié me suffirait.