5 – Unmei

Il y a une seule fois dans ma vie où je n'ai pas eu un mouvement de recul en voyant mon prénom écrit en entier ; c'est le jour où je l'ai lu dans la liste des admissions du lycée - pas loin de celui d'Ayumi.

On s'est regardées en souriant et on s'est spontanément jetées dans les bras l'une de l'autre, sans que l'une prenne spécialement l'initiative.

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Les autres nous ont rapidement rejoint, l'ai dépité. Elles avaient raté toutes les trois – pas vraiment une surprise ; Mika avait beau être une fille intelligente, elle était nulle en maths, et les deux autres étaient sympathiques, mais pas des lumières.

- Félicitations, vous deux, nous a dit Mika avec un sourire forcé.

Ayu m'a lâchée, et a essayé d'effacer le sourire euphorique de ses lèvres, sans vraiment y parvenir.

- Vous savez, c'est parce que mes parents ont insisté que j'ai tenté un lycée aussi prestigieux… J'aurais préféré rester avec vous toutes, les filles.

- Tu es trop brillante pour aller dans un lycée de seconde zone, a répondu Mika. Je suis contente pour toi, vraiment.

Ca sonnait terriblement faux. Elles avaient toutes travaillé dur pour le concours, beaucoup plus que moi. Je me suis sentie un peu coupable.

- Shopping, les filles ?

Elles ont accueilli ma proposition avec un peu trop d'enthousiasme.

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En se remplissant la tête de fringues et d'accessoires, les autres avaient regagné un peu de bonne humeur. Au bout d'un moment, elles ont pu reparler de l'événement majeur de la journée avec un peu de légèreté.

- Et toi Saya, tes parents vont être fiers, non ?

J'ai haussé les épaules d'un air fataliste.

- Mes parents s'en fichent.

Les trois ont explosé.

- J'ai jamais entendu parler de parents qui s'en fichent.

- Les miens veulent que j'entre à Tôdai(1) !

- Pourquoi tu as passé le concours alors ?

J'ai échangé un regard fatigué avec Ayu.

- C'est comme vous : c'est juste pour être encore un peu avec Ayumi.

J'ai baissé la tête, soudainement abattue.

- Je suis presque sûre de ne pas finir le lycée.

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Après ça, on s'est séparées rapidement.

Comme toujours, j'ai fait le trajet retour avec Ayu. Je voulais lui parler, mais je n'y arrivais pas, parce que si je le faisais je savais que j'allais pleurer devant tous les passagers du train.

Ayu m'a caressé les cheveux avec son éternel sourire compréhensif, et elle a fait la conversation toute seule. Elle parlait de choses banales, des faux ongles qu'elle s'était achetés ce soir, d'un film qu'elle avait vu récemment. Si ça n'avait pas été elle, je n'aurais pas prêté l'oreille à ce qu'elle disait. Mais la musique de sa voix familière, sa façon particulière de parler de futilitésça m'a un peu calmée.

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Je suis allée directement au temple voir Maman.

Elle était dans ses appartements avec Oncle Oyuki. Quand je suis entrée, ils ont tous les deux tourné la tête vers moi – Oyuki vivement, Maman beaucoup moins. J'ai eu un mouvement de recul.

- Entre donc, Sayako, a dit mon oncle. Nous parlions justement de toi.

Ca sonnait comme un ordre. Je me suis approchée lentement, sans le regarder.

- Comment allez-vous, mère ?

- Je vais bien, merci.

Mais malgré la pénombre, je pouvais voir à quel point elle était pâle, et ses yeux trop grand ouverts.

Je me suis assise à côté d'elle, pris une de ses mains dans la mienne. Une main glacée.

- Ne devriez-vous pas être alitée, mère ?

- Je vais bien, a-t-elle répété avec un sourire fatigué. Mon esprit est clair.

Je me suis tournée vers Oyuki. C'était toujours plus supportable de le regarder lui que de voir Maman dans cet état.

- De quoi vouliez-vous me parler, mon oncle?

Ma voix n'était pas aussi neutre que je l'aurais souhaité, et je pense que mes yeux disaient encore plus clairement ma détresse.

- Tu dois t'apprêter à prendre la succession de ta mère, Sayako.

Nouvelle bouffée de tristesse. Je me suis mordu la lèvre inférieure pour me retenir de pleurer.

- Ne dites pas de bêtises, maître Oyuki, a dit maman avec douceur. Sayako n'a pas encore seize ans, elle ne peut pas arrêter l'école. Ma sœur Kyoko peut me remplacer.

Je me suis à nouveau tournée vers maman, en serrant sa main froide dans la mienne.

- Non mère, je vous succèderai, j'ai dit aussi fermement que je pouvais.

Elle a posé sa main libre sur mon visage, m'a regardée dans les yeux avec un air triste.

Et brusquement, son expression peinée s'est figée, ses yeux sont devenus vides et sa main a cessé de me caresser la joue. J'ai crié :

- Mère !

Elle n'a pas réagi.

J'ai pris ses mains froides dans les miennes et j'ai crié à nouveau ; elle ne réagissait toujours pas, les yeux grands ouverts mais voilés, et j'ai senti les larmes qui commençaient à couler sans que je puisse rien y faire.

Et puis comme dans un rêve, j'ai senti la main d'Oyuki sur mon épaule, chaude et ferme, elle.

- Il faut la descendre, a-t-il dit de sa voix grave.

Pleurant toujours, je l'ai aidé à la soulever. Maman était toute molle, tout légère ; en la tenant je pouvais sentir sa respiration calme, et ça m'a un peu rassurée. On l'a portée jusqu'au sanctuaire, dans la pièce secrète où seuls les membres de la famille ont le droit de pénétrer.

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Le gros rocher noir autour duquel le temple avait été construit affleurait là, lisse et brillant comme de l'onyx. On a doucement lâché Maman devant, et j'ai pris sa main froide pour la poser sur la surface polie.

Un instant, j'ai effleuré la pierre du bout des doigts, et j'ai senti sa puissance se décharger en moi, m'envahir tout le corps – comme une poussée d'adrénaline, mais tellement plus intense, réveillant mes sens à un point presque douloureux. Et à l'instant où je retirais précipitamment la main, Maman a bougé en laissant échapper un petit glapissement – elle a bougé pour mieux coller sa paume contre le rocher.

J'ai reculé et je l'ai regardée s'agripper pendant de longues secondes à cette masse noire, haletante, les yeux mi-clos.

Je l'avais déjà vue dans ces moments-là, en train de nourrir sa magie avec la puissance du locus, mais je ne l'avais jamais vue avec les yeux que le locus donne. Le contact n'avait pas seulement aiguisé mes sens, il en avait éveillé un nouveau : je pouvais sentir l'énergie qui la baignait, presque la voir. C'était énorme, et si j'avais gardé la main aussi longtemps qu'elle sur la surface, j'aurais été certaine d'être foudroyée. Mais Maman absorbait cette puissance, la faisait sienne – elle semblait insatiable.

Quand elle a enfin reculé, elle était moins pâle, et je sentais son aura crépiter.

J'ai senti mon cœur se serrer, parce que je connaissais le cycle. Le locus lui avait donné la puissance magique et le don de prescience qui faisaient de la prêtresse des Izumi le plus grand atout du clan. Mais après vingt ans à boire chaque jour cette énergie, elle commençait à ressentir les effets de l'empoisonnementà perdre son lien avec le monde matériel. Son corps s'affaiblissait alors qu'elle se rapprochait de l'état de pur esprit des kami(2).

J'ai éclaté en sanglots ; mes jambes ne me portaient plus, je suis tombée. Maman s'est approchée de moi, et m'a pris dans ses bras comme quand j'étais petite. Je me suis blottie, mais sa peau était toujours aussi froide.

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(1) Tôkyo Daigaku, l'université de Tôkyo. La plus prestigieuse des universités nippones, et celle dont le concours d'entrée est réputé le plus difficile.

(2) Kami : dieux, esprits. Le shintô profère qu'après la mort, l'esprit reste sur terre sous forme de kami – dieu protecteur de la nature.